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- 52 - Racine

  • bleuts
  • 26 sept. 2024
  • 43 min de lecture

Dernière mise à jour : 24 déc. 2024

Partie 1 - La Racine du bois de l'orée


Un jour d'hiver, lorsque le monde n’était encore qu’à son orée, un lutin naquit.


La neige tapissait la terre après une longue tempête glaciale, mais la première chose que ressentit le nouveau-né ne fut pas le froid. Ce fut la douceur des rayons du soleil qui venaient de percer les nuages et qui se faufilaient au travers des arbres.


Le lutin s’allongea et sourit.


Depuis son lit de neige, froid et doux à la fois, il admira les bois qui s’étendaient tout autour de lui et n’y vit que beauté.

La forêt était magnifique.


« Bienvenue en ce monde, Racine. » fit un écho.


Le lutin frissonna de plaisir. Il ferma les yeux et s’abandonna quelques secondes à la quiétude des bois. Les racines des arbres serpentaient profondément sous la neige, invisibles, mais le lutin en ressentait la présence tout autour de lui.


« Nemus nous a encore devancés. Bienvenue dans ce monde, Racine. » fit une voix amusée, bien réelle cette fois.


Racine ouvrit les yeux. Autour de lui, plusieurs lutins s’étaient approchés pour rencontrer le nouveau-né. Celui qui avait parlé lui tendit la main pour l’aider à se relever.


« Et surtout, bienvenue dans le bois de l’orée. » fit-il. « Mon nom est Feuille. »



Racine fut accueilli dans la forêt par les autres lutins, ceux qui s’étaient éveillés avant lui à la beauté du monde. Tous étaient doux et rêveurs, s’offrant pleinement à la nature.


« Nous sommes des lutins. Les enfants de la matière. » répétait Feuille, avec fierté. « Et nous sommes les premiers. Un jour, tu verras, nous serons plus nombreux. Nos adelphes seront dans chaque forêt du monde.

– Comment sais-tu tout cela ?

– En tant que premier-né, mon lien au monde est unique, plus fort. » répondit Feuille, avant de chuchoter sur le ton de la confession : « Parfois, j’entends Matière me parler. »


Racine l’écoutait, captivé. Chaque parole de Feuille l’émerveillait. Il était tout. Leur doyen, leur guide, leur ami.


Il prenait soin d’eux. Racine aimait lorsqu’il lui apprenait des tours et attendait chaque jour avec impatience que Feuille lui partage de nouvelles connaissances. Mais il n’était pas souvent là.


Feuille voyageait, les laissant parfois seuls pendant des saisons entières.


« Moi aussi je veux voir le monde ! » le suppliait Racine lorsqu’il revenait au bois de l’orée. « Emmène-moi avec toi !

– Non. Moi je suis une feuille portée par le vent. Mais toi, tu es nos racines. Tu dois rester. Ta place est ici.

– Mais…

– Il y a des choses sombres qui se cachent au-delà de nos bois. Tu n’as pas besoin de les voir. Ton innocence est un don précieux que tu dois protéger. »


Mais Racine ne l’écoutait pas. Il rêvait de voir le monde qui s’étendait au-delà de la forêt, car bien que belle et généreuse, elle devenait trop étroite, trop petite pour réussir à contenir tous ses rêves.


Chaque racine enfoncée dans la terre l’ancrait à ce lieu qu’il aimait, et pourtant, il ressentait au fond de lui l’appel irrésistible de l’inconnu.


Il s’imaginait des prairies recouvertes de fleurs aux mille odeurs, un ciel pur sans aucun arbre, des montagnes aux couvertures froides qui lui rappelleraient sa naissance.... des terres lointaines où il pourrait découvrir des mystères dont même Feuille ignorait encore l’existence.


Et ce fut pour cela qu’un jour, après des siècles d’hésitation, il prit son courage à deux mains et se glissa hors du bois, poussé par son désir insatiable de découvrir le monde.



Racine voyagea jusqu’au bord de la forêt. Lorsqu'il arriva au bout de son monde, il attendait avec impatience le moment de découvrir mille merveilles.


Mais il s’arrêta au dernier arbre.

La peur le fit frissonner.

Était-il vraiment prêt ?


Le lutin se cacha sur la plus basse des branches, et admira le paysage qui s’offrait à lui. Un monde étrange, bien différent de ce qu’il imaginait, se construisait en contrebas.


D’étranges créatures géantes, qui lui ressemblaient sans réellement lui ressembler, vivaient là. Il les observa silencieusement.


Il ne savait pas quoi penser. Pourquoi coupaient-ils des arbres pour se fabriquer des tanières, lorsqu’il n’y avait rien de plus agréable que de dormir à la belle étoile ?


Il resta une éternité dans son arbre, tapi dans le feuillage. Il avait hâte de pouvoir comprendre ce mystère qui s’offrait à lui.


« Quand je vais raconter ça à Feuille, il sera si impressionné qu’il ne pourrait plus refuser de m’emmener en voyage avec lui ! »


Bientôt il vit une silhouette s'approcher. Il s’agissait de l’une de ces drôles de créatures géantes, qui s’assit en bas de son arbre et s’y adossa dans un soupir.


La créature ferma les yeux, posa la main sur son ventre et se mit à chanter une berceuse d’une voix douce.


Ce chant était différent de celui de la nature.


Racine l’écouta, sans mot dire.

Si fasciné qu'il ne vit pas le temps passer.


Lorsqu'elle reparti, le lutin souhaita que la créature revienne. Il pria la nature pour qu’elle puisse lui offrir de nouveau le plaisir de l’entendre.


Ce fut le cas. Elle revint.

Chaque soir.


Elle s’asseyait en bas de l’arbre et chantait, caressant son ventre qui s’arrondissait de jour en jour.


Racine aurait pu passer sa vie à l’écouter. Et un jour, sans s’en rendre compte, il se mit lui aussi à chanter. Leurs deux voix se mêlèrent et la créature s'arrêta de chanter, surprise.


Elle leva les yeux vers le lutin et leurs regards se croisèrent.



Chaque soir, une femme s’installait sous le grand arbre en haut de la colline qui surplombait son village. Elle aimait être là, enveloppée dans le silence apaisant de la forêt.


Chaque soir, adossée à cet arbre qu’elle avait elle-même planté autrefois, elle berçait son enfant à naître, lui chantant son amour et lui souhaitant que son destin soit aussi doux que le vent qui accueillait sa voix.


Mais ce soir-là fut différent. Lorsqu’elle commença son chant, une autre voix, claire et douce, s’éleva dans l’air, se mêlant à la sienne, comme une mélodie ancienne que la terre elle-même semblait fredonner.


Elle leva la tête et leurs regards se croisèrent.


Racine se figea, comme pris au dépourvu, avant de se cacher derrière une feuille. Elle sourit et lui murmura quelques mots avec la voix d’une mère qui rassurerait un enfant.


« Tu es si petit. » Fit-elle. « Quel genre d’esprit es-tu donc ? Tu chantes bien. Tu es une fée ?

– Hé ! Non ! » répondit la voix, un brin outrée.


Sa petite tête dépassait de la feuille qui le camouflait. Son regard pétillant, empli de malice, fut aussitôt suivi d’une moue boudeuse. La femme éclata de rire.


« Alors, un feu-follet ?

– Non ! Je suis un lutin ! Racine ! » s’écria l’esprit, tout fier.


Racine, tout en gonflant les joues, se débarrassa de la feuille et s’assit sur la branche, croisant les bras avec détermination.


« Et toi, drôle de créature parle-esprit, que peux-tu être ? Les animaux n’ont pas l’habitude de parler notre langue… Es-tu un esprit géant ?

– Moi ? Non. » répondit la femme en riant doucement. « Mon nom est Gaya. Je suis… non, peu importe. Mon peuple développe sa propre langue, mais ma langue d’origine est la même que la tienne. »


Les yeux de Racine s’illuminèrent.


« Ton peuple ? Celui qui vit dans les tanières au bas de la colline ?

– Oui. C’est un village. Nous sommes une grande famille, nous nous aidons les uns les autres. »


Racine pencha la tête, curieux.


« Une famille ? Qu’est-ce que c’est ? »


Gaya sourit tendrement en caressant son ventre. Elle laissa le silence flotter, réfléchissant, avant de répondre :


« Une famille, c’est un groupe de personnes qui s’aiment et choisissent de vivre ensemble. Elles se soutiennent, elles bâtissent quelque chose de plus grand, quelque chose qui traverse le temps, pour les générations à venir. »


Les yeux de Racine brillaient.


« Oh ! Alors… nous, les lutins, nous sommes une famille aussi ! » s’exclama-t-il joyeusement.


Gaya observa le petit esprit, son cœur se gonflant d’une tendresse infinie.


« Mais tu sais, petit esprit des racines, il y a quelque chose d’aussi important que la famille…

– Quoi ? » demanda Racine.

« Les amis. » répondit-elle. « Voudrais-tu être le mien ? »


Racine pencha la tête, songeur. Il avait déjà des amis. Les écureuils, les lapins, les oiseaux, et tous les animaux de la forêt. Mais il avait la place dans son cœur pour un ami supplémentaire. Il baissa les yeux vers la femme et murmura avec hésitation :


« Oui, mais seulement si tu acceptes de revenir chanter pour moi.

– Il me tarde de le faire. Nous pourrons même chanter ensemble, si tu le souhaites. »


À cette idée, un sourire de pur bonheur éclaira le visage du lutin.



Ni Racine, ni Gaya ne s’était attendu à ce que leur amitié perdure dans le temps. Et pourtant, ce fut le cas.


Le lutin et la femme se retrouvaient pour partager des moments ensemble. Une fois par lune, ils se donnaient rendez-vous sous l’arbre qui avait assisté à leur rencontre.


Gaya parlait alors de son village, de ses enfants, de sa culture et de ses espoirs. Tout comme Racine, elle avait toujours rêvé de voyager mais n’avait jamais pu le faire. Elle estimait avoir trop de devoirs et de responsabilités pour se permettre de tout abandonner. Elle était la mère d'enfants qui avaient besoin d’elle.


C’est pour cela que parler avec ce petit esprit lui offrait l’évasion dont elle avait besoin. Une bouffée d’air frais dans un monde qui l’étouffait.


Elle n’avait parlé de lui à personne dans son village.

Il était son secret.


Racine quant à lui parlait de la forêt, des plantes et des animaux qu’il rencontrait. Il partageait avec elle toute sa connaissance de la nature. Il racontait les bêtises des autres esprits, leur curiosité et leur imagination, mais surtout il ne pouvait s’empêcher d’évoquer les voyages de Feuille, sa hâte qu’il revienne de ses voyages et son envie de découvrir à ses côtés les mystères du monde.


Et lui aussi, gardait le secret de cette amitié. Il voulait la garder lui seul. Gaya était son voyage.


Mais ce qu’ils aimaient le plus faire ensemble, c’était évidemment de chanter. Ils pouvaient passer des heures entières, voix dans la voix, à offrir leurs rêves au vent.


Cependant, toute bonne chose avait une fin.


Un jour, Gaya cessa de venir à leurs rendez-vous.


Elle qui n’en avait jamais manqué aucun. Elle qui, même lorsqu’elle peinait à gravir la colline, accablée de fatigue, était toujours là.


Racine l’attendit, assis sur l’arbre.

Longtemps.

Très longtemps.


De nombreuses saisons passèrent, mais il n’y avait plus aucune trace de son amie.


Il mourrait d'envie de la chercher dans son village, mais elle lui avait fait promettre de ne jamais s'en approcher. Elle disait que s'était dangereux pour les esprits.


Et à quoi bon ? Peut-être avait-elle rejoint la terre, comme tous ses autres amis. Racine avait arrêté de compter. Les écureuils, les lapins, les oiseaux, et tous les animaux de la forêt. Ils finissaient toujours par l'abandonner.


La solitude serra le cœur du lutin.


Il serra ses genoux contre lui et sanglota, s’enfonçant dans l’écorce de l’arbre pour s’y réfugier et pleurer.


A quoi bon vivre aussi longtemps que le monde, si le bonheur était aussi éphémère ?


Son corps se fondit dans l'arbre et il ferma les yeux. Il s'y trouvait encore lorsque, bien des années plus tard, Feuille le retrouva.



Tout comme le jour de sa naissance, l'hiver s'était installé pour son réveil.


« Racine ? Racine, c’est toi ? Je sens ta présence dans l’arbre. Tu es là ? » fit la voix de Feuille.


Son écho était lointain. Mais Racine l’entendit. Lentement, il rouvrit les yeux.


« Feuille ? Tu es revenu ? Tu viens me raconter ton voyage ?

– Idiot. »


Lorsque l’écorce relâcha Racine, Feuille se précipita vers lui et serra son cadet contre son torse, lui caressant doucement la tête. Des larmes coulaient le long de ses joues. Elles piquèrent la peau de Racine, qui frissonna.


« Feuille ?

– J’ai cru que je t’avais perdu toi aussi. » sanglotait Feuille. « J’ai cru que j’étais le dernier.

– Le dernier ? Feuille, que se passe-t-il ? »


Feuille relâcha son étreinte et plongea son regard humide dans celui perdu de Racine.


« Tu as dormi longtemps. L’arbre t’a nourri, je pense que c’est ce qui t’a sauvé.

– Feuille. Tu me fais peur. »


Le doyen des lutins se releva. Le visage sombre, il désigna le paysage autour d’eux d’un geste de main.


Il neigeait tant que Racine ne l'avait pas immédiatement remarqué. Il n’y avait plus de forêt. Seuls quelques arbres avaient survécu, dont celui où ils se trouvaient.


Le village de Gaya s’était agrandi.


« Le… le bois de l’orée ?

– Le bois de l’orée n’existe plus. Notre famille n’existe plus. Il n’y a plus rien. Ils sont tous morts lorsque la nature a fui ces lieux, chassée par l’avidité des hommes. Il n'y avait plus rien à manger, plus d’arbres pour les protéger. La faim les a décimés. »



Les larmes coulaient le long des joues de Racine. Ils avaient tout perdu.


Tout.


Leur foyer, leur famille, leurs amis, leur futur, leur passé, leur histoire, leur vie. Il n’y avait plus rien. Comment les hommes avaient-ils pu faire ça ?


Pourquoi ?


« Je ne comprends pas… J’avais une amie dans ce troupeau. Elle était si gentille. Comment les siens auraient pu faire quelque chose de si horrible, quand l’une des leurs était si douce ? » murmura-t-il, dans un dernier élan de déni.


Feuille renifla, le pur dédain visible sur son visage marqué par la tristesse.


« Ton amie ? Toi, tu avais une personne de ce peuple pour amie ? Elle t’a dupé alors. Les hommes ne sont pas nos amis. Ils sont dangereux. Ils prennent à la nature sans rendre. Ce sont des voleurs. »


Racine secoua la tête, refusant d’y croire.


« Gaya n’était pas une voleuse. C’était une âme merveilleuse. Elle m’a appris à chanter comme les fées. Elle arrivait à faire de la musique avec des choses qu’elle avait fabriquée elle-même ! Les hommes ne peuvent pas être dangereux. Pas quand ils peuvent faire des choses aussi belles. »


Feuille le fixa intensément, un éclat de douleur dans ses yeux.


« Tu changeras vite d’avis. Je vais te montrer. J’ai quelque chose à faire avant de quitter ces lieux et tu vas m’accompagner.

– Vraiment ? Je peux rester avec toi ?

– Nous sommes les deux derniers de notre bois. Les deux derniers des premiers. Je ne t’abandonnerais pas ici. »


Il descendit de l’arbre et fit un signe à Racine de le suivre.


« Viens. »


Les jambes de Racine tremblèrent lorsqu’il se releva. Il n’avait plus marché depuis si longtemps qu’il en avait oublié comment faire.


Lorsqu’il descendit à son tour, il remarqua un vieux sac abandonné au bas de l’arbre, caché en partie par la mousse et l’herbe qui lui poussaient dessus. Un sac de vieille toile, qu’il reconnut.


« C’est le sac de Gaya ! Feuille ! Elle n’était pas morte ? Elle est revenue pour moi ? »


Aussitôt, il l’ouvrit et regarda à l’intérieur. Le sac était là depuis si longtemps que son contenu était perdu. Rongé par le temps. Un soupir de tristesse et déception franchit ses lèvres, tandis que Feuille posait la main sur son épaule.


« La nature a parlé. » murmura-t-il. « Elle ne veut pas que tu gardes un lien avec ce passé. Il est temps de tourner la page.

– Mais.

– Viens. »


Ils se glissèrent parmi les ombres du village, voyageant d’arbre en arbre, invisible aux yeux des habitants. Les rues étaient animées et vivantes, mais les esprits, eux, étaient silencieux comme la mort.


Racine n’était jamais venu ici. Mais plus il avançait, plus il se souvenait des mots de Gaya. Elle lui avait toujours dit de ne pas s’approcher du village. Que les siens étaient dangereux pour les esprits.


Il en comprenait enfin le sens.


Ils atteignirent un vieux hêtre aux racines profondément ancrées dans le sol. Feuille s’arrêta et pointa du doigt un passage à peine visible, dissimulé dans le tronc de l’arbre.

Il semblait mener sous terre, tel un sombre secret caché à l’abri des regards.


« C’est là. » murmura Feuille. « Tu les entends pleurer ? »


Racine hocha la tête.

Plus ils s’approchaient, plus il entendait des lamentations résonner dans son esprit. Des appels à l’aide.


Un esprit souffrait.


Ils descendirent dans l’obscurité, un pas après l’autre. L’air était lourd et oppressant. En arrivant en bas, la gorge de Racine se serra et l’horreur déforma ses traits.


Il recula d’un pas.


Il y avait des cages qui pendait au plafond. Partout. Elles étaient sales et empestaient la mort.


Les corps de fées ayant perdu la vie étaient enfermés entre les barreaux. Leurs ailes étaient brisées, leurs membres arrachés, et leurs visages creusés par la souffrance.


Elles qui normalement brillaient comme le soleil n’était plus que des ombres sans vie.


Deux d’entre elles levèrent la tête en les entendant arriver. Leurs cages étaient posées sur une table, comme en attente de leur exécution prochaine.


« S’il vous plaît ! Libérez-nous ! Je vous en prie ! J’ai peur qu’il revienne !

– Bien sûr. » fit aussitôt Feuille.


Racine ne bougea pas. Il ne parvenait pas à détacher son regard des corps des fées.


« Non… non, ce n’est pas possible. Pourquoi… pourquoi ?

– Parce que les hommes sont des monstres. Ils corrompent tout ce qu’ils touchent. Tu me crois maintenant ? »


Feuille n’attendit pas sa réponse. Ses doigts agiles déverrouillèrent les mécanismes des cages, comme s’il avait déjà fait ça dans le passé. Il semblait trop à l’aise.


Qu’avait-il pu voir lors de ses nombreux voyages ?


Lorsqu’il ouvrit les portes de leurs cages, les fées s’élancèrent hors de leur prison.


« Vous êtes libres. » murmura Feuille. « Fuyez loin d’ici. Allez dans les montagnes, vous y serez à l’abri des hommes. »


Racine soupira de soulagement lorsqu’elles eurent disparu.


« Pourquoi étaient-elles enfermées comme ça ? Pourquoi sont-elles blessées ? » murmura-t-il. « Pourquoi ?

– Les hommes pensent qu’en les coupant en morceaux ils arriveront à comprendre comment leur magie fonctionne et comment la leur voler.

– Mais…

– Ne restons pas là. A moins que tu ne veuilles être toi aussi découpé ? Tu ne serais pas le premier lutin à être disséqué. »


Racine frissonna.


« Feuille. Je veux rentrer à la maison. Je veux retrouver tout le monde.

– Nous n’avons plus de maison.

– Pourquoi tu m’as réveillé alors ? » souffla Racine en secouant la tête. « J’aurais préféré ne jamais revenir. J’aurais préféré mourir avec les autres ! »


Feuille serra Racine dans ses bras et embrassa son front.


« Chut. Je suis désolé. C’est moi. J’ai besoin de toi. » murmura-t-il, sa voix se brisant tandis que les larmes coulant le long de ses joues.


Il tremblait.


« J’ai faim et j’ai peur. Oh, Racine… j’ai si faim. Je pense que... je pense que je vais mourir. Je sens qu'elle me ronge. Je suis désolé de t’infliger ça….la mort me terrifie... Je ne veux pas être seul quand ça arrivera. »



Racine avait toujours été plus sensible que ses pairs. Aussi léger et délicat qu’un flocon de neige.


Alors qu’il tentait de fuir le bois de l’orée avec Feuille, ce bois autrefois plein de vie, qui l’avait vu naître et qui était aujourd’hui qu’un champ de ruine, il se sentit défaillir.


« Feuille. Je crois que j’ai faim… » murmura-t-il. « C’est une sensation étrange... »


L’arbre dans lequel il s’était réfugié l’avait protégé pendant des siècles, mais cela l’avait aussi empêché de s’habituer aux changements de leur environnement.


C’était trop brutal.


« Quoi ? Déjà ? » paniqua Feuille. « Non, non, non, non. Ce ne devrait pas arriver aussi vite ! »


Ils trouvèrent refuge dans une grotte, dans une partie du bois qui n’était pas encore envahie par les hommes, et ils se cachèrent. Racine ferma les yeux et sourit.


« Si ça se trouve, je vais rejoindre Nemus en premier. » plaisanta-t-il faiblement. « Tu te souviens ? Tu me parlais toujours de lui au point que j’avais l’impression de le connaître. J’ai hâte de le rencontrer. Je lui dirais bonjour de ta part.

– Tais-toi. Je ne veux pas t’entendre dire ça. » répliqua Feuille, la voix tremblante.


Il cherchait désespérément une solution. S’il avait réveillé Racine, ce n’était pas pour le voir s’éteindre. Il refusait. Jamais plus il ne laisserait l’un des leurs disparaître.


Mais les lutins ne se nourrissaient pas de choses matérielles. Ils puisaient leur énergie de la nature, de son cycle et de son harmonie.


Ce cycle que les hommes avaient brisé, prenant le dessus sur tout ce que la nature avait instauré.


Racine le sentait au fond de lui. Il s’éteignait. Tout comme ses espoirs et ses rêves s’étaient éteints à son réveil.


« Pourquoi ai-je faim ? Je ne comprends pas. Je ne devrais pas. Ce n’est pas normal.

– Tiens, mange ça.

– Quoi ? Non. Pas… Non ! »


Feuille le força à se nourrir comme le ferait une bête. À utiliser sa bouche pour manger. Il n’y avait rien de plus dégradant pour eux, c’était contre nature.


Humiliant.


Mais ils n’avaient pas le choix.


C’était le seul moyen d’apaiser la faim. Mais un temps seulement. Un temps si bref que cela semblait futile.


Racine avalait, cela le soulageait quelques instants, mais il finissait toujours par vomir. Il pleurait de dégoût pour lui-même, mais il se laissait faire.


Il ne voulait pas mourir.


Les jours suivants, Feuille tenta de lui donner toute sorte de choses. Des baies. Des fruits. Des insectes. Des animaux. Chasser n’était pas difficile avec la magie. Mais ce n’était pas suffisant.


Racine avait besoin d’autres choses.

Feuille avait besoin d’autres choses.


« Matière… je t’en prie. » supplia Feuille, criant dans les vestiges de la forêt. « Si tu es là, guide-nous. Que devons-nous faire ? »


Et soudain, il comprit.

Un soir, il revint avec un sourire, le premier depuis longtemps.


« Tiens. Mange ça.

– Qu’est-ce que…

– J’ai enfin entendu la voix de Matière. Fais-moi confiance. »


Racine tenta de le repousser, apeuré par son regard, mais Feuille était plus fort. Il n’avait plus assez de force pour s’opposer.


« Feuille. Tu me fais peur. Qu’est ce que c’est ?

– De la chair. Celle d’un homme. Je l’ai tué pour toi. Pour nous. »


Racine se redressa. Dans le brouillard de ses yeux épuisés, il parvint à distinguer Feuille. Il était couvert de sève. Une sève si rouge qu’elle semblait tapisser toute la grotte.


« Pourquoi n’y ai-je pas pensé avant ? » murmura Feuille d’une voix erratique. « Matière m’a toujours dit que les hommes étaient une plaie pour le monde. C’est pour ça qu’il nous a créés. Nous sommes supérieurs aux hommes. Nous sommes destinés à être leurs prédateurs. Le sommet de la chaine alimentaire. C’est ce que souhaite la nature. Il nous a conçus avec cette faim pour que nous puissions corriger ses erreurs. »


La sève coulait de ses mains et de sa bouche. Les yeux écarquillés, il fixait le monde avec tant de vie que Racine se mit à pleurer.


« Feuille. » gémit Racine. « Je me fiche bien de ce que veut Matière. Je veux juste que ça s’arrête...

– Alors, mange. » fit feuille en perdant son sourire. « C’est la seule façon. »



Après cela, tout devint flou.

Un voile rouge tapissé de cris.


Il ne restait plus qu’une seule pensée, une seule obsession qui hantait les esprits : dévorer la chair.


Encore et encore.


Ils étaient devenus des créatures de soif et de faim, animées par un besoin irrépressible de se nourrir pour apaiser ce vide terrifiant qui les consumait.


Guidés par leur instinct, leur essence embrumée par un voile carmin, ils changèrent. Leur conscience n’était que celle d’être guidés par la faim.


Combien de temps passèrent-ils dans cet état ? Combien de vies engloutirent-ils ? Nul ne le sait.


Mais, un jour, tout changea.

Racine ouvrit les yeux et se retrouva face à une scène qui le pétrifia : une femme recroquevillée au fond d’une tanière, son regard figé dans une terreur éternelle.


Dans la mort, elle protégeait son ventre arrondi. Racine recula d’un pas. Elle attendait un petit.


« Gaya ? Gaya, c’est toi ? » souffla-t-il.


Mais quelque chose clochait. Pourquoi cette femme n’était-elle pas géante ? Pourquoi le monde autour de lui semblait-il si petit ? Que s’était-il passé ? Pourquoi cette étrange sensation comme si rien n’était normal ? Pourquoi ?


« Gaya… tu vas bien ? Pourquoi tu ne bouges plus ? »


Il réalisa soudain que ce n’était pas elle. Qui était-ce alors ? Pourquoi était-elle morte ? Qui l’avait tuée ?


À cet instant, il sentit quelque chose tomber de son visage. Il porta la main à celui-ci, et en détacha un fragment.


« Mon visage ? »


Aussitôt, son regard se porta sur ses mains. Elles étaient sombre, couvertes de rouges. Quel était ce goût métallique dans sa bouche ?


« Non, non, non… Feuille ? Feuille, où es-tu ? »


Perdu, il se précipita hors de la tanière.


Ce n'était pas le bois de l'orée et son village


C'était un lieu différents. Un village qu'il n'avait jamais vu. Un village qui n'était maintenant qu'un champ de ruines.


Hommes, femmes... Tous les habitants étaient morts, massacrés dans un carnage effrayant.


Et là, l’horreur se révéla.

Il se souvint. C’était lui.


C’était lui qui avait fait cela.


« Feuille ? »


Il chercha son ami, sentant l'écho de présence au loin, mais n’en trouva aucune trace. Il était seul. Perdu sur une terre qu’il ne connaissait pas.


Il ne sentait plus la présence du bois de l’orée, comme s'il s'en était tant éloigné que son existe n'était plus qu'un vague rêve.


Pourquoi ?


Il se dirigea vers un lac pour se laver les mains et vit son reflet dans l’eau.


Sa sève se glaça, tandis qu’il réalisait qu’il n’était plus le même.


« Qu’est-ce que… »


Soudain, la voix familière de Feuille s’éleva derrière lui.


« Tu t’es réveillé ? »


Racine releva la tête.

Feuille avait changé, lui aussi. Il faisait la taille d'un homme et le regardait avec amusement.


Il était différent. Physiquement, mais également dans la façon dont Racine percevait le lien qui unissait chaque lutin.


C’était une saveur différente.

Plus forte et lointaine à la fois.


Assis sur une branche, Feuille regardait avec tristesse. Il descendit et leva les yeux vers le ciel en murmurant :


« Moi, cela fait un moment que je me suis éveillé. Le cri d'une chouette a ouvert mes yeux. Depuis, je t’ai cherché. Et quand je t'ai trouvé, je t'ai suivi. Tu sais que tu es drôlement vorace pour ta taille ?

– Feuille ! »


Racine se précipita vers lui, plongeant dans ses bras, trouvant refuge dans son odeur qui lui rappelait celle du bois de l’orée. Ce parfum réconfortant apaisa son cœur et il se détendit sous les caresses de son ami.


« Où sommes-nous ? » murmura Racine. « Que faisons-nous là ? Pourquoi sommes-nous différents ? Je n’aime pas ça.

– Nous ne sommes plus des lutins, Racine. En mangeant la chair des hommes, nous avons… libéré quelque chose en nous. Nous avons atteint notre véritable forme. Celle que Matière souhaitait que nous trouvions par nous-même. »


Racine fronça les sourcils.


« Notre… véritable forme ? »


Feuille hocha la tête, un sourire étrange se dessinant sur son visage.


« Oui. Comme les papillons. Tu te souviens d’eux, n’est-ce pas ? Tu les as toujours admirés. »


Racine, tout en écoutant, hocha lentement la tête.


« Si nous ne sommes plus des lutins, que sommes-nous alors ? »


Feuille sourit alors, un sourire à la fois carnassier et satisfait.


« Des ogres, bien sûr. »



Tout avait changé.

Perdu, Racine ne savait plus que penser.


Un ogre ? C’était ça, son identité ? Se nourrir des hommes, c’était ça, sa nouvelle raison de vivre ? Matière les avait-il réellement créés pour ça ?


Était-ce vraiment ce qu’il souhaitait ?


« Que… que comptes-tu faire maintenant, Feuille ? » demanda-t-il, avant de frissonner.


Même sa voix avait changé.

Il ne se reconnaissait plus lui-même.


« Je vais guider les nôtres. » répondit Feuille. « Je vais trouver chaque esprit et leur montrer que la faim n’est pas la fin. Je vais leur enseigner à l’accepter plutôt qu’à la craindre. La famine ne décimera plus jamais ma famille. Je vais tout faire pour créer un hameau pour notre peuple. M’accompagneras-tu dans ce voyage ? »


Feuille tendit la main vers Racine.


Enfin.

Le jour qu’il avait tant attendu, tant espéré depuis sa naissance, était enfin venu.


Il lui suffisait d’accepter cette main tendue pour que son rêve se réalise.


Mais Racine n’était plus ce petit être plein de rêves et d’espoirs. Feuille n’était plus son modèle, il n’était plus cet esprit à la sagesse aussi douce que le vent.


Racine recula d’un pas.


« Non.

– Non ?

– Je ne t'accompagnerai pas. À force de suivre ton ombre, j’en suis devenue une. Regarde-moi. J’ai tout perdu. Ma famille. Mon foyer. Mon identité. » murmura Racine, la voix brisée. « Je n’ai plus de racines. Feuille ! Je n’ai plus de racines !! »


Et soudain, il craqua. Il s’écroula, tremblant et sanglotant. La tête contre le sol, il pleurait.


« Racine…

– Laisse-moi tranquille ! LAISSE-MOI ! Je ne veux plus te voir toi et ton égoïsme. Je te déteste. Je déteste Matière ! Je déteste les lutins ! Je déteste les ogres ! Les hommes ! Tout le monde ! Je vous hais tous autant que vous êtes ! Regardez ce que vous avez fait de moi ! »




Partie 2 - Le Rameau du Saule


Il y a longtemps, ans un petit village perdu, au nord du nord, là où les hivers pouvaient glacer jusqu’au cœur, un homme s’assit au coin du feu.


Plusieurs enfants se réchauffaient, leurs petites mains s’agitant devant les flammes tandis que leurs corps frissonnaient de plaisir au contact de la chaleur.


Les yeux d’une petite fille fixaient l’homme. Elle attendait avec impatience le moment où ce dernier se mettrait à parler. Elle attendait son histoire préférée. Celle de l’esprit des racines.


« Autrefois, dans les bois où nous nous trouvons, vivait un très ancien esprit. Un esprit aussi vieux que le monde. Un esprit aux racines si anciennes, qu’il avait vu les forêts naître. Son nom était Racine. On disait de lui qu’il errait dans la forêt, à la recherche de son visage perdu. Il tournait en rond, encore et encore, pensant que ce dernier était simplement tombé. Alors, en attendant de le retrouver, il s’était fabriqué un masque.

– Un masque qui ressemblait à son visage ! » fit la petite fille, qui connaissait l’histoire par cœur. « Et il le portait, pour ne plus avoir peur de son reflet dans les lacs ! »


L’homme sourit. Il caressa la tête de la petite fille et répondit :


« C’est exactement ça, ma petite Söl. Son masque était fait de bois blanchi, et… »




Racine avait élu domicile dans une vieille forêt sombre, dont les arbres immenses aux racines noueuses lui rappelaient son foyer. Il y tournait en rond, jour après jour.


Ses pas étaient lents, presque silencieux. Il ne faisait qu’un avec les murmures de la forêt. Il était les murmures de la forêt.


Se nourrissant de ceux qui osaient pénétrer trop profondément dans ces bois, les terres qu’il avait faites siennes, il était devenu une ombre. Celle que les hommes redoutaient.


Chaque vie qu’il arrachait, chaque âme qu’il dévorait, ne faisait qu’assombrir son cœur chaque jour. Il se sentait vide. Profondément vide.


Il tuait sans plaisir, sans joie, sans haine, dans une indifférence aussi froide que l’hiver qui l’avait vu naître.


Il ne se détestait plus de n’éprouver plus aucune émotion. Tout avait disparu, aussi rapidement qu’il avait perdu son peuple. Il n’était qu’un monstre, seul, dans une vieille forêt.


Son corps n’était plus qu’une enveloppe étrangère, qui lui échappait. Il ne se souvenait presque plus de son visage.


Seul un masque de bois qu’il s’était fabriqué l’aidait à garder une trace de son passé.


Ce masque était tout ce qui restait de Racine et de son histoire.


Il haïssait son nouveau visage, défiguré et corrompu par la nature. Alors, il se couvrait de son masque comme pour se rassurer. Se dire que Racine était encore là, quelque part dans ce corps étranger.


De dégoût, il se couvrait. Il prenait les vêtements des hommes qu’il dévorait, et s’enveloppait avec. Ils étaient la seule source de chaleur qui lui restait. Parfois, il imaginait que ces vieux tissus lourds et odorants étaient le châle de Feuille.


Ce châle doux et chaleureux que l’esprit avait tissé avec de la magie, et qu’autrefois il aimait poser sur les épaules de Racine lorsqu’il s’endormait.


Et ainsi protégé du monde extérieur, jour après jour, lune après lune, année après année, Racine s’endormait chaque nuit dans le creux d’un vieil arbre mort. Chaque nuit, il pleurait.


Ses sanglots résonnaient dans la forêt, un chant lugubre qui terrifiait tous ceux qui l’entendaient.



Plus les saisons passaient, et moins les hommes s’aventuraient dans le bois où Racine se terrait.


De nombreuses légendes avaient vu le jour, parlant de cet esprit aussi vieux que le monde, qui dévorait les voyageurs le jour et pleurait la nuit. Plus personne n’osait s’y aventurer.


Mais Racine a toujours faim. Même après tant d’années, il continuait de ressentir le besoin de se nourrir. De dévorer des hommes. Encore et encore.


Des pulsions qu’il ne pouvait combattre. Qu'il ne parvenait plus à ignorer. Alors, la faim le fit sortir de son bois.


Ou peut-être était-ce la solitude qui le rongeait ?


Affamé, il erra, marchant aussi longtemps que ses jambes maigres le lui permettaient, jusqu’à tomber sur un village. Aussitôt, il le sentit.


Un esprit vivait là.


Ces terres appartenaient à un autre esprit, un enfant de la matière comme lui.

Le lien qui unissait chaque esprit lui permettait de ressentir sa présence dans chaque arbre, chaque brin d’herbe, chaque pierre, chaque rivière, chaque lac.


C'était une sensation douce et réconfortante.


L’esprit qui vivait là devait être jeune et verdoyant, au vu de la vie qui s’échappait de ses terres. Il était sans doute né à peine quelques siècles auparavant.


Racine hésita. Il refusait d’être vu par qui que ce soit dans cet état. Il n’était qu’un monstre hideux, un esprit fané. Comment pourrait-il se montrer à l’un des siens dans cet état ?


Mais il avait faim.


Si faim.

Et tant d’hommes vivaient ici.


L’esprit pouvait bien en partager un morceau, n’est-ce pas ?



Silencieusement, Racine s’approcha du village. C’était un minuscule hameau, d’à peine quelques habitations. Rien qui ne saurait suffisamment contenter sa faim.


Mais alors qu’il voyait les premières tanières, il entendit un chant. Une voix s’élevait à travers les arbres, douce et mélodieuse.


Ce son remua quelque chose en lui. Était-ce un souvenir enfoui ? Pourquoi avait-il l’impression d’avoir aimé chanter, autrefois ?


Il hésita avant de faire quelques pas de plus. Le chant était de plus en plus fort. Et plus il l’entendait, moins Racine ne pensait à la faim.


Lorsqu’il entra dans le village, il vit un esprit assis sur un rocher. C’était celui dont il avait senti la présence dans les bois, celui dont l’aura était encore jeune et verdoyante. Un ogre ?


Il chantait.


Sa voix était aussi douce que les premiers rayons du soleil au retour du printemps. Elle semblait issue d’un rêve. Mais elle était également emplie d’une profonde mélancolie.


De nombreux hommes étaient assis autour de lui. Les habitants du village et leurs enfants regardaient l’esprit avec admiration et respect.


Il n’y avait aucune trace de peur dans leurs yeux.


Racine s’avança vers lui.


Les hommes dans le village n’attiraient pas son attention. Il n’avait que faire d’eux. Il était obnubilé par cet étrange esprit, qui avait le sourire d’un lutin et la tristesse infinie d’un ogre.


Face à lui, la faim s’était évanouie.

En voyant Racine s’approcher, il s’arrêta de chanter. Il pencha la tête, et demanda :


« Oh. Un visiteur ? Qui es-tu ? »


Il n’avait pas peur. Son regard brillait de curiosité.


« Tu as l’air d’être un très vieil esprit perdu. » murmura-t-il. « Que fais-tu là ?

– Mon… » murmura Racine, avant de s’arrêter.


Il n’avait plus parlé depuis si longtemps que sa gorge en était douloureuse. Il ferma les yeux et se concentra. Quel était son nom, déjà ?

Il ne parvenait pas à le retrouver.


« Je… nom…

– Oh. Tu ne te souviens pas de ton essence ? »


Racine hocha la tête. Les larmes se mirent à couler, dévalant ses joues et glissant sous son masque, tandis qu’il réalisait qu’il avait définitivement perdu son identité.


« Hé, ce n’est pas grave. » fit l’esprit en se levant de son rocher pour s’approcher de lui.


La compassion brillait dans ses yeux. Une compassion si triste que Racine ne put que baisser la tête.


« Mon nom est Rameau, le maitre du hameau. Ces terres sont miennes, et tu es le bienvenu chez moi. »



À l’époque de la naissance de Rameau, le village était sous la protection d’une Abonde, une entité féminine protectrice de la nature que l'on nommait aussi la Dame des Cycles.


Cette dernière était très ancienne, et très vieille. Elle était fatiguée de protéger la forêt, et rêvait de s’endormir à tout jamais. C'était pour cette raison qu'elle avait prié les divins Matière et Magie de lui accorder le repos.


Cela lui fut accordé par Matière et ce fut ainsi que Rameau vit le jour. Elle l’accueillit aussitôt en ses terres avec bienveillance et amour.


Avec le temps, elle lui laissa petit à petit la place, jusqu’à disparaître, ne perdurant que sous la forme d’une douce mélodie que Rameau aimait parfois fredonner et de peintures que ce dernier aimait regarder.


Comme la Dame autrefois, Rameau devint le protecteur des hommes qui vivaient dans un petit hameau, niché au cœur des bois.


Comme la Dame autrefois, il passa des pactes avec eux.


« La forêt protège toujours les siens. » disait-il. « Si vous vous liez à moi, je promets que la forêt vous laissera en paix. Je ferais de vous une partie intégrante de ce grande cycle. »


Et il tint sa promesse.


Des siècles durant, le hameau vécut paisiblement, coupé du monde.


Rameau se nourrissait d’eux à travers le lien qu’ils avaient noué. Leur énergie et leur vie étaient siennes. Mais il n’en abusait jamais. Il n’en avait pas besoin.


Car chaque génération, l’un des membres du village s’offrait entièrement à lui. Ils étaient liés par un puissant pacte, tel un gardesprit avec son Abonde.


Cette personne devenait alors plus qu'un homme. Elle accueillait en elle quelque chose d'autre, qui ne se réveillerait que pour protéger la forêt. Un gardien enfoui au fond d'une âme.


« Comment fais-tu pour supporter la présence de tous ces hommes sur tes terres ? » soupira Racine, tandis que Rameau lui offrait le creux d'un arbre pour s’y reposer. « Je ne comprends pas. Pourquoi n’as-tu pas faim ?

– Ces quelques personnes ne font aucun mal à la nature. Elles vivent avec. Je les guide sur la bonne voie. Tel est mon rôle. Nous sommes tous liés, ici. »


Racine ne comprenait pas. Il ne parvenait pas à imaginer un monde où hommes et esprits puissent vivre ensemble. C’était impensable.


« Les seuls que je dévore sont ceux qui doutent et ceux qui me trahissent. » continua Rameau, le visage plus sombre. « Ceux qui fuient après avoir passé un pacte ne méritent aucune miséricorde. Lorsque nous nous lions, il n’y à pas de retour arrière.

– C’est déjà arrivé ?

– Oui. Il y a bien longtemps. C’est ce jour-là que je suis devenu un ogre, comme toi. Il m’a fallu beaucoup de temps après ça pour laisser ma colère derrière moi. »


L’incompréhension et la compréhension se mêlaient dans le regard de Racine, brillant à travers son masque, tandis qu’il écoutait Rameau. Une partie de lui refusait de le croire, tandis que l’autre ne souhaitait que ça.


« Tu ne te souviens toujours pas de ton nom ? » demanda Rameau.


Racine baissa les épaules.


« Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr. J'ai peur de me souvenir. »


Rameau lui prit les mains.


« Dans ce cas, laisse-moi te prêter un nom en attendant que tu puisses retrouver le tiens. Que dirais-tu de Saule ?

– Saule ?

– Oui. La Dame qui m’a vu naître se nommait ainsi. Elle était bonne et généreuse, je suis certain qu’elle serait heureuse de te voir le porter. Elle était la dame des cycles et du renouveau, tu sais ? Ce nom porte de nombreux symboles qui t’aideront, je l’espère, dans la quête de tes racines. »


Racine, ou Saule désormais, resta dans le hameau. Se cachant des hommes. Petit à petit, il s’habitua à ces bois étranges, ces bois guidés par un esprit bien différent des autres.


Rameau le fascinait.


Incapable de le comprendre, il ne pouvait cependant plus s’imaginer vivre loin de lui. Il était l’espoir et la joie qu’il attendait de retrouver depuis des années.


À ses côtés, il pouvait enfin combler les trous de ses souvenirs perdus, ceux qu’il avait laissés derrière lui, contaminés par sa folie, en les remplaçant par de nouveaux plus beaux et plus lumineux que jamais.


Et la faim ne le tiraillait plus.

Comme si sa simple présence l’effaçait.


« Tu es le seul esprit dans ces bois ?

– Oui. Pourquoi ? Ce n’est pas le cas habituellement ?

– Je ne sais pas. J’ai parfois l’impression d’avoir vécu autrefois entouré d’autres esprits.

– Ce devait être bien. » murmura Rameau, rêveur. « Je suis content que tu sois là, tu sais ? Je me sentais parfois seul. J’ai prié longtemps pour que l’on m’envoie quelqu’un. Je pense que mes prières ont été entendues, car tu es entré dans ma vie peu après. »


Saule ne comprenait pas pourquoi il se sentait si heureux lorsque Rameau disait ce genre de choses. Il ne comprenait pas pourquoi il sentait ses joues chauffer.


Pourquoi des papillons s’agitaient-ils dans son ventre ainsi ?


« Je crois que tu me rends malade.

– Quoi ?

– J’ai mal au ventre quand tu me parles, et j’ai envie de faire des choses insensées. »


Rameau éclata de rire.



Caché dans les arbres, Saule regardait souvent le hameau. Il espionnait les hommes, curieux et intrigué par leur vie. Cela lui donnait parfois une étrange sensation de déjà-vu qu’il ne parvenait pas à expliquer.


Mais ce qu’il aimait le plus regarder, c’était leurs parades nuptiales.


Certains étaient très étranges. Différents des autres. Ils se tournaient autour, parfois longtemps, avant de décider de se reproduire ensemble. Et ils avaient cette façon, un peu bizarre, de ne pas chercher à s’unir immédiatement.


Comme si leur instinct de reproduction était défaillant, et qu’ils accordaient plus d’importance à être ensemble qu’à perpétuer la vie. Comme si s’embrasser était la chose la plus belle qui leur soit donnée.


Les hommes étaient des animaux bien étranges.


Mais secrètement, Saule les enviait.


Parfois, il s’imaginait faire de même avec Rameau. Poser ses lèvres sur les siennes et se blottir contre lui, protégé par son étreinte.


Mais cela provoquait encore plus de douleurs dans son ventre.


Était-il malade ? Était-ce les hommes qui l’avaient contaminé ? Peut-être était-ce une forme de faim. Peut-être allait-il mourir à cause d’eux.


Alors Saule arrêta de les espionner.

Mais ses rêves continuaient. La nuit, il ne pensait plus qu’à ça.

Encore et encore. Au point qu’il ne parvenait plus à regarder Rameau en face.


Ses joues se réchauffaient, comme si la maladie le consumait de l’intérieur, et il ne parvenait plus qu’à bredouiller en sa présence.


Rameau ne semblait pas dérangé par son comportement.

Au contraire, il en était très amusé.



Saule s’était recroquevillé dans le tronc d’un arbre. Il pleurait, la tête plongée dans ses genoux.


Ce masque qui cachait sa monstruosité. Ce masque qui imitait les souvenirs vagues de son visage. Ce masque qui était devenu son bouclier face au monde.


Il s’était brisé.


Alors qu’il s’était faufilé dans les arbres pour regarder Rameau chanter, le masque était tombé. En touchant le sol, il s’était cassé en deux.


Rameau avait alors levé les yeux vers lui. Et il l’avait vu.

Rameau avait vu son visage.


La honte avait fait fuir Saule, qui s’était réfugié dans sa tanière. Il pleurait. La simple pensée que Rameau ait pu apercevoir sa laideur le terrifiait.


Alors, lorsqu’il l’entendit s’approcher, il se recroquevilla encore plus. Il n’était plus qu’une boule de désespoir.


« Je suis désolé. Je suis désolé. » sanglotait-il. « Je ne voulais pas que tu me voies ainsi. Je suis désolé.

– Saule.

– Je vais me faire un autre masque ! Je te promets que je ferais attention à l’avenir ! »


Rameau lui prit la main, comme il le faisait chaque fois qu’il lui apportait un peu de réconfort. Il força ensuite Saule à relever la tête et plongea son regard dans le sien.


« Pourquoi tiens-tu autant à te cacher derrière ce bout de bois ?

– Ce n’est pas mon visage. C’est quelqu’un d’autre. Je ne suis pas ça. Je n’ai jamais demandé à être ça. Je suis désolé.

– C’est dommage. Tu es superbe, tu sais ? »


Saule renifla. Il n’en croyait pas un mot. Rameau était simplement trop bon, comme toujours.


« Saule. Dis-moi. Pourquoi penses-tu que ton visage est un problème ? Te souviens-tu seulement de ce à quoi tu ressembles sous ce masque ?

– Je… Je ne sais pas. »


Rameau sourit.


« Veux-tu te voir ?

– Quoi ? » s’écria Saule avec horreur. « Non !

– Dans ce cas, me laisserais-tu te dessiner avec mes mots ? Peut-être as-tu seulement besoin de te voir au travers d’autres yeux. »


Saule ne répondit pas, mais son regard était une acceptation silencieuse emplie d’espoir. Avec appréhension, il écouta Rameau dire :


« Je vois un bel esprit. Très ancien. Sa peau est aussi sombre que les rameaux de l’épine noire, mais sa voix est aussi claire que ses fleurs. Son nez est aussi petit et mignon qu’une prune, tandis que ses yeux sont aussi grands et brillants que la lune. Il a quelques petites taches sur le museau, qui me donne envie de les caresser du bout des doigts. Et le sourire qui se dessine sur son visage tandis que je prononce ces mots, étirant ses jolies lèvres trempées de larmes, me donne envie de l’enlacer à l’aide d’un doux baiser. M’autorises-tu à le faire ? »


Saule hocha doucement la tête et Rameau se pencha pour lui offrir le plus doux des baisers.



L’union des deux esprits baigna la forêt de joie. Elle se mit à chanter et à fleurir, le printemps remplaçant l’hiver dans une mélodie enchantée.


Rameau put voir pour la première fois de sa vie un véritable sourire étirer les lèvres de Saule. Un sourire de bonheur, si doux et pur que son cœur ne pouvait que l’aimer encore plus.


« Je l’ai su dès le premier jour. » murmura Rameau en serrant Saule contre lui, le faisant frissonner. « J’ai compris que toute ma vie, je l’avais passée à attendre ta venue. Pardonne-moi d’avoir pris tant de temps à oser te l’avouer. »


La tête posée sur son épaule, protégé par l’étreinte rassurante de Rameau, Saule savait qu’il avait enfin trouvé sa place dans le monde. Il n’existait que pour être là. Pour être avec lui.


Leurs respirations ne faisaient plus qu’une, et c’est ainsi qu’ils s’endormirent l’un contre l’autre, protégés par le creux d’un arbre.


Quelques heures plus tard, ce fut un éclat de rire de Rameau qui réveilla Saule.


Il ouvrit les yeux, et dans la lumière douce du matin, il aperçut la présence fragile et minuscule d’un être nouveau recroquevillé dans les mains de son aimé.


Un petit lutin, tout juste né.


« Le savais-tu ? » murmura Rameau, les yeux brillant d’émotion. « Lorsque l’on plante le rameau d’un saule dans la terre, il fait des racines. Et de ces dernières, un arbre naît. »


Le petit lutin ouvrit les yeux et offrit à Saule un sourire éclatant, d’une innocence infinie.


« Bienvenue dans ce monde, Aulne. » fit un écho.


Et à cet instant, Saule et Rameau surent que ce petit était leur petit, et qu'il serait tout pour eux. Un cadeau de la nature qu’ils protégeraient à jamais.


Note : Aulne se dit Uerna en vieux-nordan
Note : Aulne se dit Uerna en vieux-nordan

Aulne aimait Rameau et Saule.


Aulne aimait lorsqu’ils lui faisaient des calins, lorsqu’ils le serraient contre lui et quand ils lui embrassaient la tête le soir, quand la nuit était noire et qu’il avait peur.


Aulne aimait admirer la façon qu’avait la nature de répondre à Rameau. Toute la forêt lui appartenait, et l’écoutait. Chaque petite fleur avait son odeur. C’était réconfortant.


Aulne aimait aussi écouter Saule. Il était doué pour inventer des histoires. Il lui faisait parfois peur, quand il répétait qu’il ne devait pas s’approcher des hommes, mais ces frissons étaient toujours un peu amusants. Saule était le plus doux des vieux esprits effrayants.


Mais ce qu’Aulne aimait le plus, c’était quand Rameau et Saule chantaient ensemble. Leurs voix ne faisaient qu’un, dans une harmonie indescriptible.


Aulne aimait Rameau et Saule.


Ils l’appelaient « leur petit » et s’occupaient de lui avec tendresse. Ils étaient une famille. La plus belle des familles. Et plus les décennies passaient, plus ils s’aimaient.


« Tu n’auras jamais à souffrir. » lui répétait Saule « Tu n’auras jamais à changer. Grâce à Rameau cette forêt est sûre. Tu resteras un lutin, je t’en fais la promesse. »


Aulne ne comprenait pas ce que Saule voulait dire, mais il s’en fichait. Il était heureux et c’était tout ce qui lui importait.



Aulne s’ennuyait. La forêt était amusante, mais les hommes l’intéressaient bien plus.

C’est pour cela qu’il se mit à les espionner.


Chaque jour, il se faufilait sur les branches des arbres qui entouraient le village et regardaient les hommes. Ils étaient intrigants.


Saule le surveillait de près, comme une ombre protectrice qui ne le laissait que rarement seul, et ne voyait pas cela d’un bon œil. Il lui répétait de rester loin des hommes, à l’inverse de Rameau qui l’encourageait à développer sa curiosité.


Le seul point commun dans leurs avis était qu’il devait rester loin d’eux pour sa sécurité. Ils lui apprenaient à parfaitement se cacher d’eux, l’un pour qu’il puisse les fuir, l’autre pour qu’il puisse les espionner plus facilement.


Mais un jour, alors qu’il se promenait dans les bois seul, profitant d’un instant où Saule et Rameau étaient occupés à s’aimer, il entendit des pleurs. Ils étaient semblables à ceux de Saule, qui pleurait parfois la nuit, mais ce n’était pas sa voix. Et il ne faisait pas nuit.


Aulne hésita à aller chercher ses deux aînés, avant de céder à la curiosité. Il s’approcha de la source du bruit et découvrit un petit homme, recroquevillé contre un arbre.

Qu’aurait fait Rameau dans ce cas ? Il l’aurait consolé, n’est-ce pas ? Décidant d’être digne de lui, il se pencha depuis sa branche et demanda :


« Pourquoi tu pleures ?

– J’pleure pas ! » cria le petit homme avant de remarquer Aulne. « Oh ! Qui es-tu ?

– Je suis Aulne, l’un des esprits de ces bois. Et toi petit homme, qui es-tu ?

– Petit homme ? Je suis une fille !!

– Une fille ?

– Bah oui ! »


Aulne s’assit sur sa branche et réfléchit. Sa réaction était si étrange qu’elle sécha les larmes de l’enfant, qui le regardait avec curiosité.


« Tu es une petite femelle ! Comme les animaux ! » réalisa-t-il. « Je ne savais pas que les hommes étaient comme les animaux. Vous vous ressemblez tant.

– Pourquoi ? Tu n’es pas un garçon ?

– C’est quoi un garçon ?

– Le contraire d’une fille ! »


Aulne éclata de rire.


« Un mâle ? Non. Nous les esprits sommes bien au-dessus de ces choses-là. Saule dit toujours que nous sommes le parfait équilibre.

– J’ai rien compris. T’es bizarre. Mais je t’aime bien. » renifla la petite fille en se levant, tendant le visage pour mieux le voir. « Dis, tu veux bien jouer avec moi ? Au village les autres enfants ne veulent pas parce que j’ai pas de parents. Ils m’embêtent tout le temps ! »


Aulne hocha la tête en souriant.

Jouer, il savait faire.





Lorsque la petite fille jouait avec Aulne, elle sautillait joyeusement, babillant si fort que toute la forêt pouvait l’entendre. Si bien que Saule remarqua très vite la présence.


Mais lorsqu’il voulut en parler à Rameau, afin qu’ils puissent convaincre Aulne d’arrêter cette étrange amitié, Rameau secoua la tête.


« Laissons-le jouer. Elle ne lui fera pas de mal, je le sens. Et je pense que c’est une excellente occasion pour lui d’apprendre à connaître les hommes.

– Il n’a pas besoin d’apprendre à les connaître. Seulement d’apprendre à s’en méfier.

– Mais s’il veut prendre ma place le jour où je serais plus là, il sera prêt. Il pourrait même passer son tout premier pacte avec elle ? Un lien de confiance est important. »


Saule n’aimait pas ces mots.


« Parce que tu as prévu de partir ? Tu as prévu de nous abandonner ?

– Non, bien sûr.

– Alors il n’a pas besoin d’être prêt à prendre ta place. Il a juste besoin d’être protégé.

– Tu ne peux pas faire tous les choix à sa place. Laisse-le se faire sa propre expérience et décider ensuite s’il veut bouder dans la forêt comme toi ou y danser comme moi. »


Saule gonfla les joues et croisa les bras.


« Je ne boude pas.

– Bien sûr. »



La petite fille fut la toute première amie d’Aulne. Elle se faufilait dans la forêt pour jouer avec lui et lui parlait de son village avec tant d’enthousiasme qu’il pouvait l’écouter des heures.


Et plus le temps passait, plus Aulne était curieux au sujet du village. Ce village que Rameau guidait, et dont il parlait toujours avec une profonde affection.


Il n’en voyait que les contours, Saule lui interdisant de s’y faufiler, mais il était rongé par son envie d’aventure.


Alors, à force de l’entendre lui poser des questions à ce sujet, la petite fille lui proposa de l’y emmener.


« Non. Saule va me gronder. Les hommes ne doivent pas connaître mon existence. Il est déjà mécontent que tu sois mon amie, j’ai eu du mal à le convaincre. Il aimerait bien te croquer. Heureusement, Rameau l’en empêche.

– Oh. Flûte. »


La petite fille fit mine de réfléchir.


« Et si on faisait croire que tu es une poupée ? Je peux te donner les vêtements de mon doudou pour te déguiser. Il y a un marchand qui vient des fois avec de jolis objets, il est gentil avec moi et il m’offre parfois des biscuits. Je dirais que c’est en réalité mon papa, et qu’il m’a offert une poupée, mais chut, secret ! Je suis sûre qu’en plus tous les autres enfants seront jaloux !

– Ils arrêteront de t’embêter si on fait ça ?

– Bah oui ! Forcément ! »


Ils avaient tort.


À peine furent-ils entrés dans le village que les autres enfants se moquèrent de la petite fille.


« Elle est bizarre cette poupée ! Elle est trop moche. Elle est toute verte, on dirait qu’elle est malade.

– C’est pas vrai ! Elle est trop jolie, vous êtes juste jaloux ! Hé — »


L’un des enfants attrapés Aulne. Il l’examina avant de la passer au plus grand, qui le secoua au-dessus de la fille avec un sourire moqueur.


Aulne était très concentré. Malgré les secousses, il prenait son rôle très à cœur. Il avait peur d’être dévoilé et que Saule ne le gronde pour sa bêtise.


Il ne réalisait pas vraiment ce qu’il se passait. Comment aurait-il pu ? Ce n’était que des enfants.


« Rends-moi ma poupée !

– Non. Je crois que je vais la garder. Moi j’avais pas encore de poupée, alors même si elle est moche je vais jouer avec.

– Non ! »


La petite fille se mit à sangloter, tandis que les enfants se moquaient d’elle en se faisant passer Aulne.


« C’est mon seul ami, rendez-le-moi. » pleura-t-elle. « Vous êtes méchants.

– Cette vilaine poupée aurait du mieux choisir ses amis alors. Elle est coupable de mauvais goût !

– C’est un crime ! » confirma l’un des enfants. « Il faut la punir !

– C’est vrai ça. Et comment on punit les criminels ici ? »


Le plus grand des enfants ricana.


« Par la pendaison ! Mais j’ai une meilleure idée. Venez ! »


Ils posèrent le petit esprit sur un troc d’arbre coupé.

Le tronc d’un aulne.


Aulne se sentit aussitôt apaisé. Il n’avait plus peur. Il était chez lui.


Il vit le plus grand enfant attraper un outil bien trop lourd pour lui. Un outil qu’Aulne reconnaissait, pour avoir vu les hommes couper des arbres pour fabriquer de jolies choses avec.


« Ils vont faire de moi une jolie chose. » songea-t-il.


À cet instant un sourire étira son visage. L’un des enfants le vit.


« Regardez, elle a bougé ! »


Mais il était trop tard.


La hache trancha son cou. Sa tête se sépara de son corps et de la sève coula sur le tronc d’arbre.


Les enfants hurlèrent.



Un cri de douleur transperça l’air.

Celui d’une mère à qui l’on a arraché le petit.


La lune vit alors une ombre immense, sombre et effrayante, s’abattre sur le village.

Le monde de Saule était devenu rouge, couleur de la sève.


Il était devenu sourd. Flou. Fou.


Vengeance

Haine.

Douleur.


Et lorsqu’il revint à lui, Rameau lui faisait face.

Une arc à la main.

Douleur dans l’épaule.


Rameau l’avait réveillé.

Rameau l'avait blessé.


« Rameau ? »


Une petite fille se blottissait contre l’esprit. Celle qui avait poussé Aulne à la mort. Celle qui était responsable de sa peine.

Elle tremblait, terrifiée.


Mais Rameau la protégeait. Il caressait sa tête du bout de sa queue, rassurant. Paternel.


« Assez. Ne t’approche plus de mon village. » fit Rameau.


Saule ne comprit pas. Il n’avait qu’une envie, celle d’arracher la tête à cette idiote pour lui infliger la même douleur qu’a son petit.


« Rameau, les hommes ne méritent pas ta pitié. Tu en as la preuve désormais. Décale-toi et laisse-moi finir ce que j’ai commencé.

– Assez. Tu as déjà pris plusieurs vies, tu as eu ta vengeance.

– Mais…

– Non. »


À cet instant, Saule sentit que quelque chose s’était brisé. Rameau le regardait avec autant d’amour que de peine.


Il fit un pas en avant et tendit la main vers son aimé, caressant son visage du bout des doigts. Il n’était plus aussi lisse et parfait qu’autrefois. Il se craquelait, comme son cœur à cet instant.


Et soudain, Saule fondit en larmes.


« Aulne… Aulne… ils ont… notre petit…

– Oui. Aulne se repose au bois sacré maintenant. » répondit Rameau en le serrant dans ses bras. « Mais nous le rejoindrons un jour, nous aussi. C’est ainsi que va le monde.

– Comment fais-tu pour rester aussi calme ? Indifférent ?

– Penses-tu vraiment que je suis indifférent ? »


Saule posa la tête contre celle de Rameau, front contre front.


« Non. Tu essayes juste de prendre le poids du monde sur tes épaules, comme toujours. » murmura-t-il, avec un petit rire nerveux. « Je suis désolé.

– Saule. Tu dois partir. »


Saule tressaillit.


« Quoi ?

– Tu n’as plus ta place ici. Tu as tué des hommes qui étaient sous ma protection. Je ne peux pas le tolérer.

– Quoi ? Tu choisirais ces monstres plutôt que moi ? »


Rameau resta silencieux quelques secondes avant de répondre :


« Oui. » Tandis que ses yeux criaient « Non. »


Saule recula. La douleur de la flèche dans son bras ne lui paraît qu’une chatouille en comparaison à celle dans son cœur.


« Soit. Adieu, Rameau.

– Adieu, Saule. »


Ce dernier secoua la tête.


« Sans toi, je ne suis plus Saule. Je te rend ce nom.

– Saule…

– Non, mon nom est Racine. »



Désemparé, le cœur brisé par la perte de son enfant, Racine erra sans but. Il n’était plus qu’une ombre glissant de forêt en forêt, de nuit en nuit, lune après lune, perdue et solitaire.


Une mère endeuillée, attendant sa propre mort pour retrouver son enfant.


« Racine ? »


Feuille l’avait retrouvé. Ou plutôt, il ne l’avait jamais vraiment perdu. Durant tout ce temps, il avait gardé un œil discret sur son protégé.


Jamais il n’avait éprouvé une joie aussi profonde que lorsqu’il l’avait vue fonder un foyer et trouver sa moitié.


Et jamais il n’avait ressenti une tristesse aussi poignante que lorsqu’il l’avait sentit perdre en quelques instants tout ce qu’il chérissait.


« Feuille ? »


Racine se souvenait maintenant. Tout lui revenait. Leur passé. Leur histoire. Mais il n'avait plus de colère envers son ami.


La tristesse prenait toute la place dans son cœur, laissant oubliée la rancœur.


«J’ai appris ce que ces hommes t’ont fait. Je suis là maintenant. Tu n’es plus seul. » murmura Feuille en l’enlaçant tendrement. « Je ne te laisserai plus.

– Feuille… mon petit… mon bébé…

– Chut, calme-toi. Et si je te disais que tu pouvais te venger ? »


Les sanglots de Racine se noyèrent dans sa gorge, et il leva les yeux vers son ami. Feuille avait tellement changé avec le temps qu’il en devenait presque méconnaissable.


« Feuille ? Que… Comment ?

– Nemus et moi avons un grand projet. Tu pourrais y participer, si tu le désires.

– Un projet ?

– Oui. Nous allons reprendre les terres qui nous reviennent de droit, asservir les hommes et créer un monde à notre image. J’ai commencé à ramener notre peuple. Je leur redonne vie, sous une forme que les hommes n’oseront jamais souiller.

– Quelle forme ?

– Celle de leurs propres enfants. »


Racine écarquilla les yeux.


« Que…

– Nemus et moi avons travaillé, expérimenté des siècles sur des hommes pour trouver le moyen de le faire. Et nous avons réussi. Nous avons trouvé le moyen de ramener les lutins en scellant des neveds dans les corps de leurs enfants.

– Alors… ça veut dire que… ça veut dire que mon petit…

– Oui. Je peux le faire revenir. »


Feuille se pencha et sortit un paquet soigneusement enveloppé. À l’intérieur, un neved, celui de Aulne, se trouvait.


Racine sentit les larmes lui monter aux yeux. Il prit le neved avec délicatesse, le pressa contre lui, sentant l’essence d’Aulne vibrer dans ses bras. Il était là. Son bébé était là. Un sourire illumina son visage.


« Alors ? Acceptes-tu de nous rejoindre ? » fit Feuille. « Nous pourrions faire revenir Aulne immédiatement. »


Racine s’arrêta de sourire, son regard se fit plus grave. Il hésita.


« Je… non.

– Non ?

– Non. Aulne ne doit pas revenir maintenant. Il ne mérite pas de renaître dans ce monde dévasté. » murmura Racine, serrant le neved contre son cœur.


Cette décision était la plus difficile qu'il ait eu a prendre de toute son existence.


« Mais je veux bien t’aider, Feuille. Si tu me jures que je pourrai le faire revenir quand le moment sera venu, alors je t’aiderai à conquérir ces terres, peu importe combien de temps cela prendra. Et lorsque le monde sera enfin à nous, je ferai renaître mon petit, en dernier, pour qu’il soit à jamais à l’abri de la guerre et de la faim.

– Je te fais la promesse que tu pourras le faire revenir. Tout comme tu vas pouvoir m’aider à faire revenir tous nos autres compagnons. Tu es l’un des premiers esprits de matière, ta magie est puissante. C'est peut-être ça, la signification de ton nom. Tu es peut-être destiné à devenir les racines de ce nouveau peuple.

– Je ferais tout ce que tu veux. » souffla doucement Racine, tandis que Feuille déposa un baiser sur son front. « Je suis à ton service. »




Racine était assis sur la table, les jambes croisées et les bras tendus derrière lui, tandis qu’il discutait avec Mylen. Son regard se perdait souvent dans le vide, tandis qu’il racontait son histoire.


Mylen l’écoutait, les coudes sur les genoux et le menton posé sur les mains.


Entre chaque mot de Racine, le silence était lourd, presque oppressant. Comment en était-il venu à lui raconter son passé ainsi ? Il n’en avait aucune idée. C’était venu tout seul.


Après tout, Racine connaissait Mylen depuis dix ans. Même s’il affirmait qu’il n’était plus Landry, l’enfant faisait toujours partie de lui. Tout ce temps Landry n’avait été qu’un Racine sans ses souvenirs et ses liens avec les esprits. Et leur lien durant ces dix années avait été particulièrement fort.


Les yeux de Mylen, plongés dans l’obscurité, cherchaient à comprendre tout ce qu’il venait d’apprendre.


« Mais tu n’as jamais réussi à faire revenir ton enfant. T’es mort avant, c’est ça ? » finit-il par lâcher. « C’est ça que tu as troqué avec Adrepo ? Le truc qui te permettrait de mettre son âme dans le corps d’un gosse pour en faire un lutinae ? »


Racine tourna la tête vers lui. Son regard sombre se posa sur son visage avec une intensité qui fit presque frémir Mylen.


« Oui. Nucis m’a assassiné le jour où je devais le faire. Nous avions enfin conquis le nord, les hommes étaient nos esclaves, notre civilisation était parfaite… mais nous n’avions pas prévu que tout un groupe de lutinaes avait fait alliance avec les Dames pour nous renverser en secret. Des siècles de travail partis en fumée à cause de quelques enfants rebelles.

– Oh. Merde. » murmura Mylen, réalisant l’ampleur de la trahison dont parlait Racine.


La chute du règne des ogres, la fin de l’esclavage des hommes… cela faisait un bon millénaire. Il n’osait même pas imaginer l’âge que pouvait avoir Racine. C'était une créature aussi ancienne que la terre elle-même.


« Ouais, merde, comme tu dis. » Racine soupira, un rictus amer se dessinant sur ses lèvres. « Ils nous ont trahis à l’instant même où, après des siècles de travail, je pouvais enfin goûter au bonheur. Une mort pathétique, pas loin d’ici. »


Il fit une pause, et Mylen sentit la tension dans son corps.


« Faudra que t’aille voir mon cadavre à l'occasion. J’ai senti sa présence quand on fuyait le village. Il est encore là. »


Il y avait une colère palpable dans sa voix, une rage sourde qu’il peinait à contenir.


Mais au fond, Mylen devinait que cette trahison l’affectait bien plus qu’il ne voulait l’admettre. Il s’efforçait de cacher sa vulnérabilité derrière des mots durs, mais quelque chose dans ses yeux trahissait la douleur.


Mylen hocha la tête.


« Alors, tu comptes faire revenir ton enfant et quoi ? Les ogres ne dirigent plus vraiment le monde aujourd’hui. Pour le royaume paisible quand lequel il ne craindra plus jamais rien, c’est foutu. », dit-il.


Sa voix était teintée de scepticisme, mais aussi d’une pointe de curiosité. Racine était hanté par la perte. Perdre son rêve, perdre son enfant, perdre tout ce qu’il avait travaillé à bâtir… comment faisait-il pour garder espoir après tout ça ?


« J’vais retrouver Ramus, puis ensuite j’aviserais avec lui de la meilleure façon de faire revenir notre petit. Si j’dois raser quelques villages pour m’assurer qu’on sera à l’abri, je le ferais. Au moins, ça joindra l’utile à l’agréable. »


Mylen haussa un sourcil, presque amusée par la simplicité de la réponse.


« Beau programme.

– Ouais je sais.

– Et tu ne peux pas utiliser un adulte plutôt qu’un enfant pour faire ton truc ? J’veux dire, j’ai un cousin que j’aimerais bien voir clamser, si tu vois de quoi je parle. »


Racine éclata de rire. Un rire clair et franc. Il décroisa ses jambes et se pencha en avant, répondant en gloussant :


« Non, je n’utiliserais pas la p’tite pute brune qui nous a fait fuir. Mais si ça peut te faire plaisir, j’le boufferais si je croise sa route.

– Ça me paraît bien. »




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