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- 49 - Le bois noir

  • bleuts
  • 30 sept. 2024
  • 29 min de lecture

Dernière mise à jour : 16 déc. 2024

Assis dans le chariot, se laissant bercer par le bruit réconfortant des sabots du Damhän, David ferma l’œil. Il avait tenu le plus longtemps possible, cachant sa fatigue et les maux de tête dont il était victime. Mais il avait besoin de repos, ne serait-ce que quelques petites minutes.


Personne ne lui reprocha de s’écarter. L’esprit vagabond, il ne s’endormit pas immédiatement. Il entendit Rhaen chuchoter à côté de lui :


└ T’en fais pas Nephos, il te rendra vite ta voix. Ne fais pas cette tête, tu n’as pas été très respectueux avec lui. Ça va aller Aylin ? Ce n’est pas gentil d’avoir utilisé cette punition devant toi. ┐


Il n’entendit personne lui répondre. Peu de temps après, David était endormi. Lorsqu’il se réveilla, le chariot s’était arrêté. Il faisait nuit et le groupe avait monté le camp.


Assemblés autour d’un feu, ils mangeaient en discutant. La bouche pâteuse, David se demanda s’il devait les rejoindre. Mais la fatigue prit le dessus, et il se recroquevilla dans le chariot. Alors qu’il retournait dans le pays des songes, il sentit quelqu’un mettre une couverture sur lui et il soupira d’aise.


└ Il s’est rendormi ? ┐ demanda Carnyx en voyant Rhaen revenir vers eux. └ Tout va bien ?

– Oui, je crois.

– Bien bien. Il mérite bien un peu de repos après tout ce qu’il a traversé ce matin. Je suis impressionné qu’il ait tenu aussi longtemps. Il a l’air bien solide.

– Il est endurant, en tout cas. ┐confirma Gaïtin. └ Lorsque nous nous sommes entraînés ensemble j’ai eu du mal à le fatiguer. C’était presque comme si, plus je le forçais à se dépenser, plus il avait d’énergie.

– Tu crois qu’il pourrait partager ? Je ne dirais pas non à ce qu’il m’en donne un peu. ┐ répondit Carnyx en bâillant.


Rhaen était toujours debout, fixant avec indécision le groupe qui était assis par terre. Carnyx ouvrit les bras et le jeune sylène s’y faufila aussitôt, s’asseyant entre ses jambes pour se blottir contre lui.


Carnyx lui caressa doucement la tête.


└ Demain, nous arriverons au bois noir. ┐ expliqua-t-il à tout le groupe. └ Nous devons y faire un arrêt, mais ce ne devrait pas être très long. ┐



David siffla, admiratif. Depuis quelques minutes, le groupe avançait au pas dans ce qui semblait être une forêt aux arbres noirs.


C’était un lieu étrange, presque inquiétant, mais d’une beauté sans égale. La quantité de plantes lumineuses qui y poussaient empêchait la noirceur des arbres d’être étouffante. Il n’y faisait pas sombre. Au contraire.


David, qui marchait à côté du chariot pour se détendre, ramassa une feuille au sol et l’examina. Elle n’était pas réellement noire. Les reflets rougeâtres trahissaient sa vraie nature. Elle était simplement très pigmentée.


Le groupe s’arrêta soudain. David contourna le Damhän et vit de l’autre côté de la route un petit sentier qui s’enfonçait dans les bois.


└ Je ne serais pas long. ┐ fit Carnyx en sautant du chariot. └ Attendez-moi ici. Gaïtin, surveille-les. ┐


Ce dernier hocha la tête. Il posa la main sur l’épaule de Neph lorsque ce dernier tentant de suivre Carnyx, le maintenant fermement pour l’empêcher de faire un pas de plus.


└ Non.

– Pourquoi ? Il y a quoi là-bas ? Il va faire quoi ? Pourquoi on ne peut pas y aller ? ┐


Le sort pour le faire taire s’était estompé quelques heures plus tôt. Contrairement à ce qu’avait imaginé David, Neph n’avait pas profité de sa voix retrouvée pour aussitôt chercher de nouveau des embrouilles avec leur chef.


Il était resté sage.

Du moins, en apparence.


Dès que Carnyx était assez loin ou avait le dos tourné, il murmurait des insultes. David avait beau savoir que c’était puéril, il ne pouvait s’empêcher d’être amusé en l’entendant.


Neph avait très vite remarqué les sourires en coin de David. Il s’était alors mis à lui chuchoter les insultes, se rapprochant de lui pour les lui souffler tel un ami l’impliquant dans ses bêtises. C’était très amusant.


Ils n’avaient encore jamais réellement parlé ensemble, et pourtant David avait déjà décidé qu’il l’appréciait.



└ Cette forêt appartient à des esprits. Ils ne nous autorisent qu’à suivre la route qu’ils nous ont offerte. Ce sentier ne nous est pas destiné.

– Quoi ? Ça veut dire que nous n’avons pas le droit d’aller dans les bois ? On doit rester sur la route ? ┐ demanda David.


Gaïtin hocha la tête.


└ Alors pourquoi Carnyx a le droit, lui ?

– Parce que c’est un Gardesprit, évidemment.

– Euh, d’accord ? Mais c’est quoi un Gardesprit ? ┐


David fronça les sourcils en posant cette question. Il était sûr d’avoir déjà entendu ce mot une fois, mais était incapable de dire où et quand.


└ Mais c’est quoi un Gardesprit ? ┐


Tout le groupe autour de lui sembla surpris par sa question. Ils échangèrent des regards d’incompréhension. Il leur semblait irréaliste que cette question soit posée. Gaïtin toussota pour se reprendre. Il ouvrait la bouche pour se lancer dans une explication, quand une voix le coupa :


└ Le Gardesprit est le serviteur d'une Dame. ┐


La voix venait des arbres et tout le groupe leva la tête. La tête d’un enfant portant un masque de bois dépassait des branches.


Aussitôt, sous le regard médusé de David, tout le groupe s’inclina. La tête baissée vers le sol, les yeux fermés. David, qui ne comprenait rien, lança un regard perdu à l’enfant.


Il était étrange. Semblable aux sylènes et pourtant, très différent. Quelque chose d’ancien et de sage se dégageait de lui.


└ Le serviteur d’une Dame ?

– Oui. Une personne ayant passé un pacte de sève avec l’une de nos Dames. ┐fit l’enfant.


La forêt s’était assombrie et un frisson parcourut le dos de David.


└ Tant que le Gardesprit existe, il guide les hommes. Il leur rappelle de prier la Dame. Elle se nourrit de leur foi. ┐ fit une seconde voix.


David cligna des yeux, surpris. Un autre enfant était apparu dans les arbres.


└ En échange de la bénédiction de la Dame, qui offre magie, pureté et abondance aux terres alentour, le Gardesprit s’engage à la servir. Il devient sa main et sa voix. Il protège la protectrice.

– Le Gardesprit n’est plus homme. Son sang devient sève, son âme devient esprit, sa magie est pure. Gardien de la nature. ┐ fit un troisième enfant. └ Et lorsque vient le temps de partir, le Gardesprit devient Ancien.

– Il revêt alors un masque fait de ses propres ossements et rejoins les esprits.

– Il devient plus que juste lui. Il devient la forêt. Il devient tout.

– Tout.

– Tout. ┐


David ouvrit la bouche, mais aucun mot n'en sortit. Sa respiration s'était coupée. Il entendit les enfants rire, un écho dans la forêt, avant de disparaître tour à tour comme avalés par les arbres.


À cet instant l’air lui revint.



Le temps s’était comme figé. Rhaen fut le premier à se relever, brisant le silence.


└ Des esprits sont venus nous parler. ┐ murmura-t-il en rejoignant David, les yeux brillants d’émotion. └ C’est la première fois que j’en vois. Je n’arrive pas à y croire qu’ils nous aient fait cet honneur. ┐


Cette fois, il ne bredouillait pas. Comme si la passion effaçait tous ses doutes. Mais ses mains tremblaient d’émotion. David murmura :


└ Je… je ne suis pas sûr d’avoir compris leurs explications ?

– Les Gardesprits sont des personnes ayant passé un pacte avec une Dame. Et actuellement, Carnyx est le Gardesprit de Hedera.

– Actuellement ?

– Il était autrefois au service d’une autre Dame. Mais elle s’est éteinte il y a fort longtemps. ┐ soupira Gaïtin.


Il se tenait droit et son visage ne montait aucune émotion, mais ses yeux ne mentaient pas. Même lui était troublé par la scène à laquelle il venait d’assister.


└ Elle s’est éteinte ?

– Il y a bien longtemps, les hommes ont arrêté de la prier et l’ont oubliée. On dit qu’une Dame dont personne ne se souvient n’existe plus.

– Oh.

– C’est pour ça qu’Hedera l’a recueilli et fait de lui son Gardesprit. Il est à son service depuis. ┐


David le remercia, et leva les yeux pour admirer la forêt autour de lui. Il cherchait du regard les enfants, les esprits, qui habitaient ces lieux. Étaient-ils toujours là ? Les écoutaient-ils ?


└ Hum. Cette magie dans l’air… je parie que les petits vous ont fait leur spectacle ? Ils sont assez doués. Toujours très théâtraux.┐


Carnyx était de retour, un panier de fleurs dans les bras. Il avait prononcé ces mots en souriant, mais son regard était empli d’une profonde tristesse. Il posa son panier sur le chariot et soupira.


└ Je vous ai entendu parler. Gaïtin, tu as oublié le plus important.

– Carnyx ?

– Je suis peut-être son Gardesprit, mais Hedera n’a pas besoin de moi, elle s’est liée à moi pour me surveiller. T’ont-ils dit que je ne peux plus mourir ? Que je ne peux plus aspirer à devenir un Ancien ?

– Quoi ?

– Plus exactement, je ne suis ni vraiment vivant, ni vraiment mort. Ni vraiment Homme, ni vraiment Ancien. Juste, une pitoyable chose coincée entre deux formes depuis la mort de celle que je servais autrefois. ┐


Carnyx passa la main sur son visage. Ses yeux brillaient. Retenait-il ses larmes ?


└ J’aurais aimé m’éteindre avec elle. M’endormir dans son étreinte pour ne jamais me réveiller. De toutes les femmes que j’ai eues, elle est celle que j’ai le plus aimée. ┐



Un silence accueillit ses paroles.


David ne ressentait que de la peine pour Carnyx. Il ne comprenait pas tout ce qu’il lui partageait, mais la douleur dans sa voix était glaçante. C’était celle de quelqu’un qui avait perdu tout ce qui lui était cher.


└ Carnyx… tu… toi et ta Dame ? ┐


Gaïtin venait de prononcer ces mots avec tant d’horreur que David tressaillit. Il tourna la tête vers lui, et découvrit les regards atterrés de leurs compagnons.


À cet instant, il comprit enfin. Carnyx avait eu une relation avec une Dame ? Avec une Abonde ? Comment était-ce même possible ? Cette idée en elle-même était inimaginable. Avait-il vraiment aimé une déesse ?


Carnyx leur fit un sourire peiné. Il tendit la main et une corneille vint se poser dessus. David l’avait déjà vue sur l’épaule de Carnyx à plusieurs reprises depuis leur départ. Elle semblait les suivre.


Carnyx la caressa doucement.


└ Tu sais, David, nous ne parlons habituellement pas de ma Dame dans le Creux. Elle n’était pas très appréciée. ┐ fit-il. └ Et ce n’est pas que parce qu’elle avait choisi d’épouser son gardesprit.

– Carnyx…

– Mais c’est de l’histoire ancienne. J’ai perdu mon âme sœur il y a bien longtemps et les paroles ne saurons reboucher le trou dans mon cœur.

– Si tu as.... ça signifie qu’elle n’était pas scellée ? Qui était ta Dame ? Tu ne nous l’as jamais dit. ┐ le coupa Gaïtin. └ Nous savions seulement qu’elle était éteinte. Laquelle était-ce ?

– Gaïtin. N’oublie jamais que le savoir sans sagesse n’apporte que malheur. ┐


Carnyx avait répondu froidement. Ses crocs n’avaient jamais semblé aussi pointus qu’à cet instant. À ces mots, les yeux de Gaïtin s’écarquillèrent de compréhension. Il hocha doucement la tête.


└ Nous devrions repartir. Nous avons encore beaucoup de route devant nous. ┐


Cette simple phrase sembla réveiller le groupe. Tous hochèrent la tête et se rapprochèrent du chariot pour se remettre en route.



Ils avançaient depuis peu, et David allait demander à Carnyx à quoi serviraient les fleurs qu’ils avaient ramassées, lorsqu’une voix s’éleva dans les bois autour d’eux. L’un des enfants qui étaient apparus plus tôt était de retour. Assis dans un arbre, il jouait avec un morceau de bois, tapant le tronc de l’arbre à rythme régulier.


└ Il est là, le Gardesprit de la Dame du Savoir.

Qui pense que plus heureux sont les ignorants.

Il est persuadé que le silence est son devoir.

Et ignore les questions bien trop souvent. ┐


Carnyx ne s’arrêta pas. Sans lui offrir le moindre regard, il grogna :


└ Ah non. Petites pestes. Je vais vous arracher les feuilles si vous recommencez à vous payer ma tête. Lutins ou pas, vous allez m’entendre. ┐


L’écho d’un rire lui répondit. Un deuxième enfant, assis quelques arbres plus loin, continua :


└ Il l’aimait fort bien, sa Dame du Savoir.

Celle qui atteignit autrefois son cœur de pierre noire. ┐


Un troisième enfant ajouta :


└ Il porte éternellement le nom qu’elle lui a offert.

Mieux que le noble nom dont il a jadis souffert. ┐


Carnyx ramassa une pomme de pin et la lança sur l’un des enfants, qui disparu derrière son arbre en riant. Il réapparut un peu plus loin en s’exclamant joyeusement :


└ Roi des hommes ayant abandonné les siens.

Au profit d’une sacrée belle paire de seins.

Poitrine de menhir, dure comme la pierre.

Aux tétons droits et fiers. ┐


Carnyx soupira :


└ J’admets volontiers qu’elle avait les plus beaux tétons du royaume. Mais ce n’est pas de votre âge, chenapans ! ┐


Les petits ricanèrent une dernière fois avant de fuir, laissant tomber derrière eux une pluie de feuilles. David murmura :


└ Wouah.

– Ne les écoutez pas, ils adorent m’embêter. ┐ répondit Carnyx en s’essuyant les yeux, un petit sourire attendri au bout des lèvres.



Après la visite des esprits, tous restèrent silencieux. Il y avait maintenant une drôle d’ambiance dans le groupe. Une ambiance un peu lourde. Personne ne semblait décidé à vouloir évoquer ce qu’il s’était passé.


Seuls Rhaen et Aylin ne paraissaient pas dérangés par tout cela. Rhaen scrutait les arbres, un sourire innocent sur le visage, tandis que Aylin le suivait de près les bras croisés dans le dos.


David n’avait pas encore eu l’occasion de réellement faire connaissance avec la femme. Il ne savait pas comment faire. Du peu qu’il avait compris, elle était muette. Elle se faisait aisément comprendre via sa gestuelle et ses expressions lorsque cela s’avérait nécessaire, mais elle ne paraissait pas vouloir particulièrement discuter en dehors de ça.


David avait déjà rencontré une personne muette. Il y en avait une dans le village de Söl. Mais cette dernière n’avait rien à voir avec Aylin. Elle était sans cesse en recherche de contact et de communication, Tyra la qualifiait même de bavarde, à l’inverse d’Aylin qui semblait plus se plaire dans la paisibilité du silence.


└ Là ! J’ai vu une feuille bouger. Tu l’as vu, Aylin ? ┐ fit Rhaen en montrant les arbres.

Aylin secoua la tête. Tout en marchant toujours, Rhaen renifla et tourna la tête pour continuant de chercher. Il semblait bien s’amuser à rechercher la présence des esprits autour d’eux.


Allaient-ils réapparaître ?

Les observaient-ils, cachés dans le feuillage ?


└ Roi des hommes, au cœur de pierre noire, hein ? ┐ chuchota David en détachant ses yeux de Rhaen pour les poser sur Carnyx. Les deux marchaient silencieusement côte à côte depuis plusieurs minutes déjà.


Carnyx écarquilla légèrement les yeux. Il porta un doigt à ses lèvres et murmura en Nordan actuel, comme pour se protéger :


« Chut. Tu n’as rien entendu. Tant qu’ils ne posent pas de questions et ne comprennent pas, c’est mieux que les autres n’en sachent rien.

– Mais ils étaient là ?

– Alors, tu n’as pas remarqué ? » répondit Carnyx. « Certains de leurs mots ne sont pas ceux que nous utilisons ici. Plusieurs ne sont pas connus de nos compagnons. Après tout, nous n’avons pas de roi et de noblesse par ici. Nous avons d’autres mots pour ceux qui nous dirigent. »


David ouvrit la bouche, puis la referma. Il fronça les sourcils. Sa maîtrise du vieux-nordan s’était améliorée à une vitesse fulgurante depuis qu’il vivait dans les souterrains. La langue lui venait de plus en plus naturellement.


« Oh. » fit David en comprenant. « Ce sont des mots issus du vieux-nordan que j’ai appris lorsque je vivais à la surface.

– Je vois.

– Mais peu importe. Je ne suis pas bête. Roi des hommes, cœur de pierre noire… tu as vécu à GemmeNoire autrefois ? Tu as été un de ses rois ? Tu es bien plus vieux que tu n’en à l’air. »


David avait murmuré ces mots avec appréhension, ne sachant pas comment Carnyx allait réagir. Mais ce dernier haussa les épaules.


« Ces petiots sont vraiment des pestes à révéler mes secrets n’importe comment. Si nous n’étions pas accompagnés d’adorables jeunes recrues encore innocentes qui ne méritent pas de voir ça, je les attraperais pour leur arracher les feuilles une par une.

– Donc, j’ai raison ? Tu étais…

– Je n’étais pas simplement un de ses rois. Je suis son fondateur. »



David s’étouffa. Il se mit à tousser et Carnyx lui tapota dans le dos. Au vu de son sourire, il semblait se délecter de la réaction du jeune homme.


« Quoi ? Son fondateur ?!

– Oui. Si c’est bien comme ça que l’on dit pour une personne ayant ordonné la construction d’une cité. » fit Carnyx en croisant les bras dans son dos, l’air pensif. « Enfin, ce n’était pas aussi grand au début.

– Mais… mais ?

– Mais ?

– Tu as quel âge ?! »


Carnyx gloussa.


« Ce n’est pas une question que l’on pose, ce n’est pas très poli.

– Mais… que ...? »


David avait totalement perdu ses mots. Lorsqu’il avait conclu que Carnyx était plus ancien que ce dont il avait l’air, il s’était imaginé que ce serait comme Gahan.


Tyra lui avait raconté que la sylène lui avait confié être née avant la construction du village sous la capitale, celui où Tyra et David avaient vécu. Ils en avaient conclu qu’elle devait bien avoir deux siècles.


Mais, si Carnyx était aussi ancien que la capitale du royaume elle-même… ce n’était pas du tout comparable. David n’en revenait pas. Carnyx se moquait de lui, n’est-ce pas ? Son sourire ne semblait pas vouloir quitter ses lèvres.


« Comment est-ce possible ?

– Oh, c’est compliqué. » répondit Carnyx en haussant les épaules. « Mais ne sois pas aussi étonné. Je ne suis pas la seule relique du passé que tu peux trouver dans le Creux. Lierre aime nous collectionner.

– Lierre ?

– Hedera. Ça signifie Lierre.

– Oh. »


David fronça les sourcils.


« Mais comment ça, elle aime vous collectionner ?

– Gaïtin te l’a dit, Lierre m’a recueilli et sauvé pour faire de moi son Gardesprit. Mais tu ne pensais tout de même pas que ce serait par pure bonté ? Non. Lierre aime garder et accumuler les choses qui attisent sa curiosité. Mais j’ai de la chance, je suis l’une de ses pièces favorites. »



Après cela, David n’avait pas réussi à obtenir plus d’informations de la part de Carnyx. Mais ça n’empêchait pas tout ce qu’il venait d’apprendre de tourner dans sa tête sans relâche. Mille questions s’y bousculaient, dans un vacarme insoutenable.


Carnyx avait une telle aura de mystère, antique et magique, qu’il était difficile à cerner. Disait-il la vérité ?


Il n’arrivait pas à croire qu’il ait pu être le fondateur de GemmeNoire. Cela ne semblait si irréaliste ni étrange… ? Après tout, GemmeNoire était l’une des plus anciennes cités du Nord.


David ne connaissait pas bien les détails de son histoire. Il savait que la cité appartenait autrefois aux ogres, qui y gardaient leurs esclaves humains.


Lorsque ces derniers s’étaient rebellés après des siècles de servitude, une grande partie des lieux avait été détruite. La cité actuelle était construite au-dessus de ses ruines. Si Carnyx en était le fondateur, alors il avait dû vivre à l’époque des ogres.


Cette simple idée lui donnait le vertige.


Les avait-il côtoyés de son vivant ?

Comment étaient-ils ?

Était-il l’un de leurs esclaves, ou l’un de leurs alliés ?

Avait-il construit la cité pour eux ?


Après tout, Carnyx n’était clairement pas humain. Dans quel camp se plaçait-il ?


David avait sa petite idée. On lui avait toujours dit que la vieille croyance du nord, cette culture qui plaçait les Abondes au centre de la foi, était autrefois celle des ogres. Et Carnyx était lié à l’une d’entre elles… Il frissonna.


└ Davin ? ┐ fit timidement la voix de Rhaen, le sortant de ses pensées.


Le groupe avait monté le camp et se réchauffait au coin du feu. La nuit était tombée rapidement et l’obscurité ambiante du Bois noir rendait la route dangereuse.


David s’était assis un peu plus loin pour digérer seul ses pensées. Il était bien trop déstabilisé par tout ce qui venait de se passer pour agir comme si de rien n’était.


└ Je… Je dois m’occuper de ta plaie. Puis-je ? ┐


David opina, laissant Rhaen s’asseoir sur ses genoux. Le sylène ne pesait presque rien, son corps paraissait aussi léger et fragile qu’une feuille. Il n’avait rien d’un guerrier.


Rhaen tenait dans ses mains un mortier rempli d’une bouillie peu ragoutante, qu’il déposa en équilibre sur ses cuisses avant de tendre les bras vers le visage de David.


Le jeune homme retira la feuille qui protégeait son œil. Ses mains étaient douces et ses gestes d’une délicatesse qu’il n’avait que peu connus.


Rhaen regarda l’état de sa plaie sous la feuille. Il ouvrit la paupière de David pour retirer la pâte qu’avait mise Adrepo à cet endroit. David grimaça. Ce n’était pas agréable, mais la prudence de Rhaen rendait l’acte moins insupportable.


└ Qu’est-ce que c’est au juste ?

– Un mélange d’herbes médicinales. Elles favorisent la cicatrisation, réduisent la douleur. Et elles aident ta cavité à garder une forme correcte. C’est dans le cas où tu voudrais pouvoir mettre un faux œil. On va la renouveler régulièrement. ┐


David hocha la tête.


└ Je vois. Merci.

– Je… ce n’est pas moi, c’est Adrepo. Je me contente juste de suivre ses instructions. ┐ bredouilla Rhaen, les joues roses. └ Et les feuilles bleues sont très rares, tu as de la chance d’être soigné avec ! ┐


David se pencha en avant et fixa Rhaen avec curiosité, l’invitant à continuer. Le sylène frissonna et ajouta :


└ Ce sont des feuilles imprégnées de magie pure. Elles font une barrière parfaite pour protéger une plaie et ne se retirent qu’à l’aide de la magie. Elles ne sont pas originaires d’ici, donc elles sont assez rares.

– Je ne suis pas sûr de le mériter. Je me sens un peu trop privilégié, ça me met mal à l’aise. Quand nous reviendrons, tu crois que si je le dis à Adrepo, il m’écoutera ?

– Absolument pas. ┐répondit catégoriquement Rhaen. └ Le Protecteur des Terres n’écoute jamais personne. Il est très têtu. ┐


David voulut lever les yeux au ciel, oubliant son état. Le mouvement lui provoqua une petite douleur et il recula par réflexe.


└ Pardon !

– Ce n’est pas grave. ┐, répondit Rhaen. └ J’ai presque fini. Si ça peut te rassurer, j’ai aussi eu l’occasion d’être soigné avec une feuille bleue. C’est pour ça que je les connais bien. ┐


David le laissa finir. Cette séance de soin l’avait détendu, l’éloignant quelques minutes des questions qui le tourmentaient, et il se sentait bien mieux. Finalement, à quoi bon se tordre l’esprit pour des questions sans réponse ? Ce n’était pas en ruminant que la vérité lui parviendrait plus vite.


└ Merci. ┐ murmura-t-il.



└ Rhaen. Ton nom se termine par en. Tu es un artisan ? ┐ demanda David sur le ton de la conversation, tandis que Rhaen rangeait son matériel.


Il n’avait pas encore saisi toutes les subtilités et différences entre les terminaisons des noms des Sylènes, mais il avait pu noter que les noms se terminant en — en étaient toujours liés à des métiers d’artisanat.


Mais Rhaen secoua la tête.


└ Les -en ne sont pas seulement des artisans. Ce sont ceux qui ont un savoir-faire, une connaissance. Moi je suis un -aen.

– Ah ? ┐ répondit David, intrigué. └ Ça signifie quoi ?

– Que je suis un -an mais avec un peu de -en. ┐


David cligna des yeux. Ça ne l’aidait pas particulièrement à comprendre. En voyant son air confus, Rhaen rajouta rapidement :


└ Les -an sont ceux qui ont été choisis par les esprits.

– Choisi par les esprits ?

– Oui. ┐ fit Rhaen en désignant les petits champignons qui poussaient sur sa corne droite. └ On dit que quand le Creux pousse sur nous, c’est que l’on a été choisi par les esprits et que l’on est apte à les servir.

– Oh.

– Mais ici à Yphen, les -an sont plutôt rares. La plupart demandent à être des -in, des guerriers, pour aider à défendre le village à l’aide de leur magie.

– Pourquoi ? ┐


Rhaen soupira.


└ Dans les autres villages, autrefois les mages s’entraînaient pour espérer passer un pacte avec leur Dame pour devenir des Gardesprit. Mais ici, ce n’est pas le cas. Hedera n’est pas qu’une Dame, elle ne se lie pas aux hommes.

– Mais Carnyx…

– Carnyx est une exception. C’était déjà un Gardesprit avant. ┐


David hocha la tête. Il comprenait les grandes lignes.


└ Donc, les -an utilisent leur magie au service des esprits. C’est un art instinctif. Ils n’ont rien à apprendre, juste à laisser la magie couler en eux. Leur corps est un chemin mais ils sont tels un fleuve, incapable de décider du sens dans lequel leur eau s’écoulera. Seuls les esprits peuvent influer dessus, comme les forces de la nature peuvent le faire sur l’eau d’un fleuve. Mais pour ma part, j’ai une compréhension différente de la magie. J’aime l’étudier, comprendre son fonctionnement, travailler avec elle pour créer de nouvelles choses. J’aime son histoire et son évolution ! Comment elle peut être différente selon les personnes, selon les intentions, selon les arts. Comment les différents types de magie sont nés, comment ils se transmettent, comment les rendre plus efficaces ou au contraire les— ┐


Rhaen devint soudainement rouge vif.


└ Désolé ! Je… Je m’emporte. Je parle trop. J’ai recommencé. Je suis désolé.

– Hé, c’est bon.

– Pardon. ┐


Rhaen se cacha le visage en marmonnant et David lui tapota le dos maladroitement en lui assurant qu’il n’avait rien fait de mal.


└ Et donc, c’est quoi exactement ton rôle dans le village ?

– À vrai dire, je ne sais pas trop. Il n’y avait pas de -aen avant moi. ┐ murmura Rhaen.


Rassuré par les encouragements de David, il reprit légèrement confiance.


└ Mais j’étudie. Beaucoup. J’adore ça. Hedera me donne plein de sujets à apprendre. Elle m’enseigne de nombreuses choses. Carnyx dit que c’est parce qu’elle m’aime bien et que je suis son passe-temps préféré. ┐ fit-il fièrement.



└ Donc. Si je résume bien, les -in sont des guerriers. ┐ fit David, qui tentait de mettre ses pensées aux clairs.


Rhaen hocha la tête.


└ Des protecteurs, plus exactement. Les principaux sont guerrier, garde et éclaireur, mais ça inclut toutes les classes liées à la protection du village.

– D’accord. Les -an sont des mages ?

– Ils sont toujours mages oui, mais les mages ne sont pas tous des -an. Disons que les -an sont ceux dont les fonctions sont liées à la foi. Ils sont là pour faire respecter l’autorité des esprits et pour les servir.

– Comme des prêtres ? ┐ demanda David, qui n’était pas certain d’avoir employé le bon mot.


Rhaen approuva cependant.


└ Oui !

– D’accord. Les -en sont des artisans ?

– Des personnes qui ont un savoir-faire. Un -en peut autant être un tisseur, qu’un tanneur, qu’un marchand. Ce sont les personnes les plus présentes dans le village. Ça inclut de nombreux rôles très différents les uns des autres.

– Un ébéniste serait un -en ?

– Oui.

– Hum. Ayen, donc ? ┐ murmura David pour lui-même. └ Ça fait bizarre avec cette terminaison, je préfère son vrai nom. ┐


Rhaen l’entendit et sourit poliment. Les mains posées sur ses genoux, il attendait impatiemment la suite des questions de David. Ce dernier reprit :


└ Et ensuite, il y a quoi d’autre ? Les -un, c’est quoi ? Chasseur, non ? ┐


David se souvenait du carnet qu’il avait traduit avec Senna et Tyra. Même si cette époque lui semblait lointaine, et cette traduction qu’un vieux rêve persistant, il avait gravé dans sa mémoire le nom du sylène qui avait eu une histoire d’amour avec la fondatrice du village. Il avait toujours l’espoir d’en apprendre plus sur lui, un jour.


└ Chasseur, nourricier, éleveur, agriculteur pour les principaux. Ce sont ceux qui ont un métier lié aux bêtes et qui travaillent pour nourrir le village. D’ailleurs, ça me fait penser, c’est déjà arrivé que des mages refusant d’être -an choisissent ce rôle plutôt que celui de guerrier. ┐


David ne répondit pas immédiatement, plongé dans ses pensées.


└ Et il y a d’autres titres ! ┐ continua Rhaen, se penchant en avant avec les yeux brillants d’enthousiasme. └ Et même des titres uniques pour les métiers plus spécifiques comme —

– Oula. Je vais déjà essayer de me souvenir des principaux, avant d’essayer d’apprendre les cas spéciaux, d’accord ? ┐


Rhaen se stoppa immédiatement et se mordit la lèvre en opinant.


└ Je crois que ma tête va exploser avec toutes ces informations. ┐ rit David. └ Mais merci. J’y vois plus clair. ┐


Rhaen rougit de plaisir.



└ Et vous ? Comment faites-vous à la surface ? ┐ demanda Rhaen avec curiosité. └ Comment vos rôles vous sont-ils confiés ? Comment ça se passe ?

– Oh. Euh. ┐ répondit David, un peu pris de court.


Depuis son arrivée, on ne lui posait que rarement des questions sur la surface. Et le sujet des métiers n’était pas celui qu’il maîtrisait le plus. Il réfléchit quelques secondes.


Les castes abariannes n’étant pas la norme dans le nord, il n’était pas certain que parler d’elles serait représentatif. Il repensa à Morthebois et répondit :


└ Dans le Nord, les enfants reprennent souvent le rôle de leurs parents. Ça se transmet de génération en génération.

– Ah bon ? Et quand l’enfant n’est pas apte au rôle ? Comment faites-vous ? Et quand ils n’ont pas de parents ?

– On est obligé de s’en accommoder si on veut survivre. On travaille pour rapporter de l’argent pour nourrir notre famille, pas pour être heureux. ┐ expliqua-t-il prudemment. └ Soit on prend ce qui est disponible, soit… disons que tout le monde ne trouve pas sa place et nombreux sont ceux qui n’y survivent pas. ┐


Rhaen ouvrit la bouche, surpris.


└ Qui n’y survivent pas ? Mais personne ne les aide ? Vous n’avez pas un chef pour attribuer des rôles de substitution à ceux qui ne trouvent pas leur voie ?

– Non.

– C’est horrible. ┐ frissonna Rhaen. └ Je trouvais que notre fonctionnement avait de nombreuses lacunes, mais le vôtre est encore pire. Vivre sans rôle dans son village, il n’y à rien de pire. C’est comme ne pas exister, c’est n’être rien, c’est se sentir comme si le monde n’avait pas besoin de toi.

– Tu n’as pas tort. ┐


Si David n’avait pas été recueilli par la caste d’Ayel et Léo, il savait que sa vie n’aurait été qu’une accumulation de petits boulots, des tentatives désespérées pour trouver de quoi s’acheter un peu de pain et une chambre quelque part.


Surtout qu’en tant qu’Orian, la vie était encore plus difficile que pour les humains. Rares étaient ceux qui acceptaient d’engager les personnes de sa race. Pourquoi engager des orians, quand on pouvait simplement les acheter sous forme d’esclaves ?


Sa vie n’avait aucune valeur aux yeux de la plupart des nordans.


└ Et toi ? Tu es un guerrier, non ? ┐ continua Rhaen. └ Tu as hérité ce travail de tes parents ? Ils étaient des guerriers de la surface ? Comment était-ce ?

– Je ne suis pas un guerrier. ┐ l’arrêta immédiatement David, amusé par le flot de questions. └ Pas tout à fait. J’apprends des choses, mais je n’ai pas encore trouvé ma place.

– Mais que faisaient tes parents dans ce cas ?

– J’ai grandi sans parents. J’étais un… serviteur ? Oui, c’est ça. Un serviteur pour une famille riche. Ils m’ont acheté quand j’étais enfant. Je faisais tout ce qu’ils voulaient, et eux me logeaient et me nourrissaient. ┐


Rhaen fronça les sourcils.


└ Oh. Je vois. ┐ fit-il en se mordillant la lèvre. └ Hum. Comme- ┐


Il ne put finir sa phrase. Neph s’approchait. Il s’adossa à la charrette en sifflant :


└ Vous avez l’air de bien vous entendre vous deux.

– Nephos ! ┐


Rhaen se décala légèrement pour lui faire de la place, tapotant le sol du bout de la main. Neph se laissa tomber à côté de lui et grogna :


└ Gaïtin et Aylin font le guet. Tu m’as abandonné avec Carnyx. J’ai réussi à m’enfuir, mais c’était horrible.

– Désolé ?

– J’ai du écouter ce vieux pervers me donner des conseils sur comment séduire les femelles. Je crois qu’il pense que je veux faire la cour à Aylin. Brrr, je t’en supplie, ne me laisse plus jamais seul avec lui. ┐


Il avait prononcé ces mots avec tant de désespoir que David ne put empêcher un petit rire de quitter sa gorge. Neph le fusilla alors du regard.


└ Ksh ! Ça te fait rire ?!

– Un peu, oui. ┐ gloussa David avant de temporiser. └ Mais je n’aurais pas aimé être à ta place, je crois que j’aurais fui aussi.

– Hmpf. ┐


Neph plissa les yeux. Il fixa David quelques secondes avant de se détendre. Il croisa les bras et marmonna en direction de Rhaen :


└ Mais décidément, je n’arrive pas à comprendre que tu trouves à ce vieil homme lubrique. Moi, il m’insupporte.

– Carnyx est gentil et doux. Je l’aime bien. ┐ répondit-il en posant la tête sur l’épaule de Neph.


└ C’est encore à vérifier. ┐

– Nephos…

– Et toi ? ┐ l’ignora-t-il en se tournant vers David. └ T’en penses quoi de l’ancêtre ? On est d’accord qu’il est clairement louche ?

– Il est un peu bizarre, mais sans vouloir vous vexer, pour moi vous l’êtes tous. Il n’y a que Gaïtin qui à l’air à peu près normal dans ce groupe.

– Ah bah merci ! ┐



└ Dis-moi, Neph… euh, Nephos ?

– Mh ?

– Pourquoi tu ne veux pas être appelé Nephin ? ┐


En entendant la question de David, Neph renifla dédaigneusement. Rhaen, qui avait toujours la tête posée sur son épaule, lui caressa la cuisse doucement pour l’apaiser en lui chuchotant quelques mots dans le creux de l’oreille.


└ Mon nom, c’est une part de moi. C’est l’expression de mon âme sous la forme d’un mot. Et j’aime pas l’idée que ce soit défini par mon métier. ┐ expliqua-t-il en serrant le poing. └ Je suis bien plus qu’un rôle dans un village. Je suis un être avec une histoire, des passions, des sentiments. Pas juste un rôle.

– Je comprends. Je m’appelle David, mais ici tout le monde semble avoir décidé de m’appeler Davin. ┐


David se gratta la nuque. Il n’avait encore parlé de ça à personne. Il continua :


└ Je n’ai pas envie de me battre, je fais avec, mais j’ai un peu l’impression de me faire voler une partie de moi. Pourquoi les autres auraient-ils le droit de changer mon nom pour décider de qui je suis ?

– Ksh ! Exactement. Ils en ont pas le droit !

– Je m’y habitue, mais je n’ai pour autant jamais demandé à être catégorisé ainsi. ┐ continua David └ Je ne sais même pas encore moi-même qui je suis, alors comment des inconnus pourraient-ils le savoir à ma place ? ┐


Neph se redressa, faisant sursauter Rhaen. Il semblait ravi des paroles de David. Il s’exclama :


└ C’est ça ! D’ailleurs, nos chefs n’ont pas à subir cette tradition, eux. Adrepo, Nenia, Hedera, Carnyx… Comme s’ils étaient si spéciaux et uniques qu’ils ne pouvaient pas entrer dans une case, eux. Mais on est TOUS uniques.

– Je suis d’accord avec toi. C’est pour ça que tu as choisi Nephos comme nom ?

– Oui. Tu peux m’appeler Neph aussi, mais je préfère Nephos. ┐


David hocha la tête. Il n’avait pas l’intention de contrarier Nephos. Ce dernier avait l’air d’avoir un caractère explosif, et ce n’était pas pour lui déplaire.


└ Moi j’aime bien cette tradition. ┐ fit doucement Rhaen. └ Ça m’aide à me sentir à ma place. J’ai besoin de savoir qui je suis pour le village, pour me sentir utile et accepté.

– Personne t’en voudra pour ça, peluche. Pas après tout ce que tu as vécu. ┐


David comprenait et partageait les deux points de vue, et n’était pas certain d’être capable de se positionner catégoriquement. Nephos caressa doucement la tête de Rhaen.


└ David ? ┐ ajouta-t-il. └ T’as l’air d’être une personne intelligente. Je t’aime bien. ┐



Lorsque le groupe reprit la route, David resta près de Nephos. Il aimait bien l’écouter parler. Le guerrier avait un avis sur tout et n’hésitait pas à le partager. C’était passionnant.


└... et je pense que ça ne fait que créer des divisions au sein du peuple. Chacun de son côté dans le village, géré par un chef différent, ça n’aide pas à la cohésion. Ils ont de gros progrès à faire à ce niveau-là. Je pense qu’ils devraient plutôt… ┐


De temps en temps, il voyait Carnyx leur lancer un regard amusé. Tant qu’il n’était pas irrespectueux, il ne semblait pas s’offusquer des paroles de Nephos.


Gaïtin quant à lui était trop concentré sur la surveillance et la protection du groupe pour prendre le temps d’écouter les « élucubrations » de l’autre guerrier.


Finalement, ils arrivèrent au bout du Bois noir. Aucun esprit n’était réapparu et Rhaen soupira de déception. David posa alors la question qui lui brûlait les lèvres depuis un long moment :


└ Dis-moi Carnyx, pourquoi tu as ramassé toutes ces fleurs ? ┐


Le panier de fleurs trônait fièrement sur le chariot. Elles étaient toujours aussi belles. D’un noir profond aux reflets bleutés, elles avaient presque l’air irréelles. Elles ne semblaient pas souffrir de leur cueillette et paraissaient toujours aussi fraîches.


└ Oh, ça ? Nous n’allons pas tarder à arriver à Lety, un des petits villages qui est sous notre protection. Il y a là-bas un homme qui sait faire de délicieux alcools. Mais il n’accepte de nous en fournir que si nous apportons assez d’ingrédients pour qu’il puisse en reproduire la même quantité après.

– Quoi ? De l’alcool ? Mais pourquoi des fleurs ?

– L’alcool aromatisé aux fleurs est un délice. Mais les fleurs du Bois noir sont difficiles à obtenir, car elles ne poussent qu’ici et les esprits les gardent précieusement. Je suis actuellement l’une des rares personnes à pouvoir m’en procurer.

– Mais…

– Le dirigeant du peuple des pins aime les bonnes choses. Et cet alcool ne quitte jamais notre territoire. Ce sera une très belle offrande pour ce grand chef, une offrande de grande valeur qu’il saura sans aucun doute apprécier.

– Une offrande ?

– Évidemment. Ce serait fort malpoli de nous imposer chez lui sans un cadeau. Si nous souhaitons pouvoir lui parler, mieux vaut soigner notre arrivée et le mettre dans de bonnes dispositions. ┐


Nephos leva les yeux au ciel.


└ Et je te parie qu’il va vouloir goutter pour « vérifier la marchandise ». ┐ marmonna-t-il dans l’oreille de David.


Carnyx l’entendit et sourit.


└ Évidemment. Mieux vaut être sûr. Ce serait dommage d’offrir de la piquette au futur sauveur du peuple de notre très cher compagnon, n’est-ce pas ? ┐



Le village de Lety était enfoncé au fond d’un petit bois, caché par les arbres et formations rocheuses. Seule une arche faite de quelques pierres indiquait le chemin pour s’y rendre. Accrochés aux arbres, de petits carillons tintaient, enveloppant les bois d’une douce mélodie.


David avait arrêté de se demander comment se genre de chose était possible ici. Il lui arrivait de sentir de douces brises dans le Creux, et c’était l’une des rares choses qu’il ne comprenait guère tout en parvenant à l’apprécier.


À peine le groupe eut-il passé l’arche que deux gardes apparurent, leurs lances pointées sur eux. Mais en reconnaissant Carnyx, ils baissèrent aussitôt leurs armes et se décalèrent respectueusement tout en gardant un œil suspicieux vers le reste du groupe.


Durant tout ce laps de temps, aucun mot ne fut échangé. Carnyx leur fit un signe de main et continua son chemin, suivi par ses compagnons.


En découvrant le village, David ne put s’empêcher de trouver une ressemblance avec Mortherbe. Il avait beau être très différent visuellement, il y avait une ambiance à la fois sombre et paisible qui faisait écho à ses souvenirs d’enfance.


Gaïtin fit signe au groupe de s’arrêter à l’entrée.


└ Restez sages en mon absence. ┐ fit Carnyx en prenant le panier de fleurs sous le regard surpris de David. └ Et n’entrez pas dans le village.

– Quoi ? Comment ça ?

– Lety est sous notre protection, mais ce n’est pas pour autant qu’ils acceptent la présence des habitants de Yphen dans leur foyer, et encore moins leurs guerriers. Je ne sais pas dans combien de temps j’aurais fini, alors vous pouvez monter le camp dans les bois. ┐


L’un des gardes s’approcha et dit :


└ Nous allons vous montrer où vous installer. Venez. Mais laissez votre chariot ici. Rassurez-vous, nous prendrons soin du Damhän.

– Merci. ┐ fit Gaïtin.


Le garde les mena vers une clairière isolée, assez loin du village. Il y avait des traces qui montraient que ce lieu avait déjà accueilli d’autres camps par le passé. Carnyx avait raison, les visiteurs n’avaient visiblement pas le droit d’entrer dans le village.


└ Nephos. ┐ fit Gaïtin tandis qu’ils montaient le camp. Il avait discuté quelques minutes avec le garde avant que ce dernier ne reparte. └ Tu es un bon chasseur, pas vrai ?

– Oui.

– Ils nous autorisent à chasser les lièvres de la forêt. Occupe-t’en. Mais uniquement des lièvres. Le reste du gibier leur appartient.

– D’accord. Mais David vient avec moi, ça lui fera de l’expérience. ┐


Gaïtin hocha la tête. Nephos attrapa un arc sur leur pile d’armes et fit signe à David, qui lui emboîta le pas avec curiosité.


Il écouta les explications de Nephos distraitement, tout en songeant à Öta. Il avait beau tout faire pour l’ignorer, son esprit ne cessait de penser à lui. Chaque chose dans les souterrains était source d’une pensée pour son ami d’enfance.


Il ne l’avouerait jamais, mais il se disait parfois qu’il aurait bien aimé faire ce voyage avec lui.


Et là, cet arc que tendait Nephos en visant un lièvre ne pouvait que lui rappeler Öta. Tirait-il toujours à l’arc ?


David se souvenait à quel point Öta aimait chasser.


Ses yeux brillants lorsqu’il revenait de la chasse, ses joues rougies par l’effort, les bleus sur ses bras lorsqu’il oubliait de se protéger…


Ah ! Il se souvenait particulièrement de la façon dont Öta avait de se plaindre de la laideur des accessoires. Si le garçon avait eu l’autorisation de chasser en robe, couvert d’accessoires et de breloques clinquantes, il l’aurait fait sans hésitation.


Quand Nephos lui demanda de rester en retrait, David s’adossa à un arbre et laissa ses souvenirs vagabonder. Il ne sut pas combien de temps s’était passé lorsque le sylène revint avec deux lièvres.


└ Tu as vu ça ? J’ai une prise rare ! ┐ s’exclama-t-il joyeusement.


David ne comprit pas, et fronça les sourcils.


└ Regarde, les champignons sur le dos de celui-là sont noirs ! S’il vient du bois noir, il s’est drôlement éloigné de chez lui. Mais à ce qu’il paraît, les champignons des bêtes qui en viennent donnent des visions. C’est la magie des esprits qui y vivent qui est en cause.

– Quel genre de vision ? ┐ demanda David avec suspicion.


Après les champignons qui rendaient heureux de Tyra, voilà qu’il avait le droit à des champignons visionnaires ?


└ Impossible à dire, ça dépend des gens. C’est rare, alors je n’en ai jamais goûté. Celui-là, il sera pour nous, héhé ! C’est moi qui l’ai chassé alors Carnyx peut bien aller se faire voir, il n’en gouttera pas une miette. ┐


David ne put s’empêcher de rire devant la détermination de Nephos. Il ne pouvait qu’approuver. C’était assez puéril, mais ça faisait du bien d’être un peu égoïste de temps en temps. Il pencha la tête et demanda avec curiosité.


└ Mais qu’est-ce qu’a fait Carnyx pour que tu lui en veuilles à ce point ?

– Personne ne t’a rien dit ? Cet enfoiré a baisé ma mère ! ┐



David s’étouffa de surprise avec sa propre salive, et toussa quelques secondes pour retrouver son souffle. Il ne s’était pas attendu à ça !


Après avoir bu un peu d’eau à sa gourde pour se rincer la gorge, il se redressa et toussota une dernière fois avant de demander :


└ Comment ça ?!

– Comment ça quoi ?

– Carnyx. ┐ souffla-t-il, la peur au ventre. └ Carnyx a… il a fait du mal à ta mère ? Il l’a… ? ┐


Nephos secoua la tête négativement, la lèvre légèrement retroussée de dégoût, et David sentit le soulagement l’envahir.


└ Attends. J’peux pas te raconter ça seul. ┐


Il fourra l’un des lièvres dans les bras de David en lui faisant signe de le suivre. Tandis qu’ils rentraient au camp, il y eut un long silence.


David s’était attendu à voir Nephos s’énerver et tout déballer, mais le guerrier resta très silencieux. Ils posèrent les lièvres devant Gaïtin, qui les accepta en hochant la tête. Il remarqua la présence des champignons noirs et les tapota du bout du doigt avec curiosité.


└ Hum. Je m’en occupe. ┐


David se sentit soulagé en réalisant qu’il ne serait pas forcé d’assister au dépouillement du gibier. Ce n’était vraiment pas quelque chose qu’il appréciait. Si Gaïtin et Aylin souhaitaient le faire, alors il leur laissait ce travail avec grand plaisir !


Nephos traversa leur petit camp et se laissa tomber sur une peau devant une tente à côté de Rhaen, qui gravait des symboles sur un morceau de bois. David s’assit en face d’eux, les sourcils froncés d’incompréhension. Son regard s’alternait entre Rhaen et Nephos.


Ce dernier s’étendit sur le sol en étirant ses bras et bâilla bruyamment. Rhaen, tout aussi perdu que David, souffla :


└ Nephos ?

– Rhaen. David ne connaît pas notre histoire. Tu veux lui raconter ? Si c’est moi qui le fais, ce ne sera pas très… juste… envers Carnyx. ┐


Rhaen fit un petit bruit de surprise, avant de se reprendre. Il hocha la tête solennellement tout en déposant son morceau de bois à côté de lui. Il croisa les jambes et fit :


└ Selon mes estimations, nous devrions avoir le temps pour ça, alors je… je veux bien. Mais je raconte très mal les histoires ? Et tu es sûr que David veut entendre ça ?

– Tu racontes très bien, peluche. Allez.

– D’accord, d’accord. David, as-tu déjà entendu parler de la Forêt de Pierre ? ┐


└ David, as-tu déjà entendu parler de la Forêt de Pierre ? ┐



Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, ce nom parla immédiatement à David. Son visage se peignit de confusion.


└ C’est le territoire de Coenan, non ? ┐ demanda-t-il dans un souffle. └ J’y ai rencontré Adrepo. Nous y étions prisonniers.

– Oui.

– Je ne comprends pas le rapport. ┐


David n’avait pas de bons souvenirs de ce lieu appartenant aux ennemis au village d’Yphen. Il n’avait pas vu grand-chose, hormis des pierres géantes, une brume angoissante et des geôles terrifiantes. La mort de Landry lui pesait encore sur le cœur, bien qu’il s’évertuait à ne pas y penser.


Et il avait beau ne pas apprécier Mylen, il remerciait ce dernier d’yavoir provoqué un incendie lors de leur fuite.


Rhaen et Nephos échangèrent un regard sombre. Ce dernier croisa les jambes et posa les mains sur ses cuisses, tout en soupirant :


└ Rhaen et moi, nous sommes nés là-bas. Mon père était au service de Coenan. ┐



 






 



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