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- 50 - Coenan

  • bleuts
  • 30 sept. 2024
  • 47 min de lecture

Dernière mise à jour : 14 mars

Partie 1 - La légende de Coenan


Rhaen et Nephos échangèrent un regard sombre. Ce dernier croisa les jambes et posa les mains sur ses cuisses, tout en soupirant :


└ Rhaen et moi, nous sommes nés là-bas. Mon père était au service de Coenan.

– Racontez-moi. ┐ fit David. └ Qui est Coenan ? Ce nom est sur toutes les lèvres, mais personne n’explique ce qu’il est vraiment. Quel est le rapport avec ton village d’origine ? Et Carnyx ? Votre histoire. Je veux tout savoir. ┐


Rhaen se tenait bien droit. Il ne cessait de lancer des regards à Nephos, cherchant son approbation.


Lorsque ce dernier hocha la tête, il humecta ses lèvres avant de commencer son récit.



La forêt de pierre était un vieux village dont le nom faisait écho aux immenses pierres dressées qui l’enlaçaient.


On disait que chacun de ces rochers symbolisait le serment d’un gardesprit à la protectrice de la région : La Dame fanée.


Cette Dame était autrefois l’une des plus puissantes du Creux. Elle veillait sur de nombreux villages, offrant son étreinte rassurante à tous ceux qui le souhaitaient.


Mais depuis quelques siècles, sa magie s’était affaiblie. Elle avait perdu sa puissance et de ce fait, elle n’était plus assez forte pour protéger tous les villages qui lui avaient prêté allégeance.


Ses gardesprits se firent de plus en plus rares, et les villages qui étaient trop loin pour bénéficier de sa protection s’éteignirent, engloutis par l’obscurité du Creux.


La forêt de pierre vivait dans la peur de disparaitre à son tour.


Elle entrainait et offrait en sacrifice de nombreux enfants à la Dame, espérant qu’elle choisisse l’un d’entre eux pour devenir son nouveau serviteur.


Ils savaient que si un gardesprit appartenait au village, ce dernier serait sauvé. Sa magie les protégerait de l’obscurité du Creux.


C’est pour cela qu’ils priaient chaque jour pour attirer son attention.


Mais lorsque vint le temps de choisir un nouveau serviteur, la Dame ignora leurs suppliques.


Elle offrit sa magie tant convoitée à une femme condamnée, une ancienne prétendante au rôle de gardesprit qui s’était enfuie après avoir décimé ses pairs.


Une bannie.

Impure.


Ce jour-là débuta la lente et tortueuse fin du lien qui unissait la Dame fleurie à la forêt de pierre.


Comment prier avec sincérité une déesse qui préférait bénir une meurtrière plutôt que son propre peuple ? Le respect et l’admiration furent remplacés par le doute et la rancœur.


Ce changement affaiblit encore plus la Dame. Sa puissance dépendait de la foi des hommes. Les prières alimentaient sa magie.


Mais plus personne ne croyait en elle dans la forêt de pierre.


Ils attendaient simplement leur fin, persuadés qu’elle arriverait rapidement. Persuadé qu’ils étaient destinés à finir comme les autres villages, dévorés par le Creux lorsque le dernier éclat de la lumière de la déesse disparaitrait.


Mais ils survécurent malgré tout.


Un étrange homme avait entendu leurs cris de détresse.

Un étrange homme qui vint au village pour apporter sa protection.


Son nom était Coenan.



« Mon nom est Coenan. Fils de la Dame et héritier de ses pouvoirs. Jurez-moi fidélité et ma magie vous protégera pour l’éternité. »


Ces mots étaient ceux que le peuple attendait. Ils étaient synonymes d’un nouvel espoir.


Personne ne remit en cause ses nobles origines. Les légendes sur les enfants des Dames correspondaient à sa description. Sa peau d’écorce et ses cheveux d’argent étaient le signe qu’il ne mentait pas.


D’où venait-il ?

Qui était-il ?

Personne ne le savait.


Les enfants des Dames étaient révérés et sa présence à elle seule était une bénédiction. Son passé n’importait que peu.


Coenan n’eut aucun mal à prendre le pouvoir. De plus en plus admiré, vénéré, respecté, au fil des années. Il était le sauveur du village. Un nouvel esprit protecteur, bien plus puissant que n’importe quel Gardesprit.


En quelques années le village et les terres de pierre étaient devenus siens. Entièrement dévoués.



Au fil des ans, insidieusement, le discours de Coenan changea.

Au fil des ans, il commença à critiquer de plus en plus les Dames.


Dans sa bouche, les déesses devinrent source de mépris. Leurs choix sources de critique. Leur magie agonisante source de moquerie.


Ses mots s’insinuaient dans le cœur et dans l’âme de son peuple, faisant écho à leur amertume passée.


« Elles vous font croire qu’elles vous protègent, mais elles ne vous écoutent pas. Les Dames cachent leur égoïsme sous de fausses promesses. Et lorsque vous avez besoin d’elles, vous l’avez vu, elles n’offrent pas l’honneur de les servir à ceux qui pourtant le mériteraient. » répétait-il. « Mais… peut-être est-ce parce que vous méritez mieux qu’elles. Le creux fut créé pour d’autres esprits, après tout. Des esprits que vos ancêtres servaient autrefois avant que les Dames ne volent leurs terres. Des esprits que vous auriez dû servir si les Dames n’avaient pas volé leur place. Des esprits plus puissants. L’incarnation la plus pure de la nature. »


Ceux qui autrefois régnaient ici le fascinaient. Il vantait leur puissance, la pureté de leur magie, la valeur de leur existence.


Ses yeux brillaient tant lorsqu’il évoquait les esprits du passé que le village fut charmé par sa foi. Ainsi, la forêt de pierre commença à admirer les Ogres et leur histoire.



Coenan admirait les Ogres plus que de raison et sa passion devint obsessionnelle. Il ne cessait de parler d’eux, jour et nuit un éclat de démence naissant dans ses yeux. Le nom de l’un d’entre eux revenait souvent au centre de ses longues diatribes.


Nemus.


« Nemus est le Gardien. Il protège les essences des esprits de matière. Celles qui font d’eux ce qu’ils sont. Celles qui font d’eux des incarnations pures et sincères de la nature.


Les essences sont pour les esprits ce que les âmes sont pour les hommes.


Mais aujourd’hui, de nombreuses essences sont perdues. Elles ont été dérobées, utilisées pour créer des êtres qui ne méritent pas de les posséder. Utilisées pour donner vie aux lutinaes, avant que ces derniers ne trahissent en s’alliant aux Dames.


Ces lutinaes qui ont trahi les ogres en participant à leur disparition ne méritent pas de vivre.


Ces essences qui leur ont donné naissance, nous devons les récupérer et les purifier. Je peux le faire. Je peux les protéger, pour les rendre à leur bois sacré le jour où Nemus sera libéré de ses chaines. »


Un sourire fou étira les lèvres de Coenan.


« Ou bien… si je prends ses essences en moi… Oui… Je pourrais devenir leur gardien. Je le dois… C’est mon devoir. »



La folie de Coenan était comme une brume qui obscurcissait l’esprit de tous ceux qui s’y perdaient. Elle entourait le village, enlaçant dans ses bras chaque villageois.


Désireux de plaire à leur protecteur, les habitants se mirent en chasse des lutinaes qu’il souhaitait tant purifier. Et lorsque le premier lui fut apporté, une grande fête eut lieu pour célébrer cette offrande.


La sève de l’enfant coula dans tout le village, tandis que son coeur était arraché, utilisé avec ses os dans une création macabre.


« Bienvenue en ce monde. Grâce à ce neved, nous t’accueillerons dans ce foyer. » fit Coenan en l’accrochant aux branches d’un arbre.


« Voici mon premier neved. » scanda-t-il ensuite, fier et rayonnant. « Nous sommes le bois sacré désormais. Accueillons cette essence purifiée avec honneur. »


Son regard se tourna vers la dépouille sans forme du lutinae. Ses lèvres s’étirèrent, tandis qu’il se baissait pour ramasser le minuscule corps.


« Mais maintenant que nous avons repris l’essence de ce traitre, nous devons aussi reprendre la magie qui lui a donné vie. La magie des Ogres.


Lorsque la vie lui a été donnée, chaque goutte de sa sève, chaque morceau de sa chair furent imprégnés de leur magie.


En la dévorant, je le sens, je peux purifier mon corps. Devenir bien plus que l’enfant d’une Dame. Je peux devenir un ogre moi aussi. »


Ses paroles qui n’avaient de sens que pour lui suffirent pourtant à convaincre son peuple. Il ne laissa pas un seul morceau de l’enfant, et lorsqu’il fut repu, il s’installa sur son trône en regardant son peuple avec fierté.


Ses ordres étaient clairs.

Ainsi débuta la chasse.


À chaque lutinae capturé, son coeur et ses ossements trouvaient sa place pendue à l’arbre tandis que sa chair et sa sève trouvaient leur place dans le ventre de Coenan.



De peur qu’un malheur arrive aux essences qu’il voulait protéger, Coenan commença à vivre auprès de l’arbre où les avaient accrochées.


Il ne s’en éloignait jamais, toujours assis à ses pieds, se blottissant la nuit entre ses racines.


Et progressivement, cette proximité avec l’arbre devint bien plus. À l’instar des lutinaes auxquels il avait volé la sève, il apprit à ne faire qu’un avec lui. Et à force de rester aussi près de lui, il commença à faire partie de lui.


Inséparables, jusque dans leur sève.


Sa bouche ne s’ouvrait plus que pour se nourrir. La brume qui enveloppait le village devint sa voix. Elle enlaçait chaque villageois, murmurant dans leurs oreilles pour entretenir leur dévouement et leur ferveur.


« Coenan est devenu un ogre ! Un enfant de matière ! N’est-ce pas lui qui disait que ces esprits étaient faits de bois et de feuilles ? C’est la preuve de son pouvoir ! » s’extasiaient-ils.


Coenan ne se nourrissait plus que des lutinaes, dont les morceaux de chair entamés pourrissaient tout autour de lui lorsqu’il ne parvenait pas à tout engloutir d’un coup.


De sa bouche devenue rigide, la sève coulait en se répandant sur son tronc pour tacher le bois de la couleur de la mort.


Il dormait et ne se réveillait qu’en sentant l’odeur de la chair fraîche. Cette odeur délicieuse qui annonçait le festin suivant.


Incapable de bouger, il ne fabriquait plus de neveds. Mais il n’en avait que faire. Il avait juste faim. Faim. Faim.


« Vus l’avez tous entendu. Sa voix dans la brume. Elle m’a parlé à moi aussi. » s’exclama le devin du village. « Je l’ai compris. Il n’a plus besoin de créer des vaisseaux pour les essences. Il lui suffit maintenant de les accueillir en lui pour qu’elles soient protégées par son écorce dure et vigoureuse. »


Ravis, les villageois lui apportaient offrande après offrande.


Avec le temps les lutinaes se firent rares et les repas s’espacèrent.


Mais Coenan est patient.

Le temps n’a pas d’emprise sur lui.

Il attend désormais au creux de son arbre, les yeux fermés, la venue de son prochain repas.


Faim.

Faim.

Faim.



Partie 2 - L'enfance


David sentit la nausée l’envahir. Il se pencha en avant en réprimant un haut-le-cœur. C’était donc ça, Coenan ? C’était ça, la chose qui leur avait arraché Landry ?


Il sentit les larmes couler le long de ses yeux. Il ne parvenait pas à repousser les images qui naissaient dans son esprit. Il ne parviendrait plus à dormir avant bien longtemps.


Il imaginait Landry face à cette chose, face à cette monstruosité. Il ne pouvait que ressentir sa terreur. Il voyait ses immenses yeux écarquillés de peur, son petit corps tentant de s’échapper. De fuir la poigne ferme de ses ravisseurs.


Il l’imaginait trainer de force devant cet arbre, et se faire dévorer vivant sous les yeux de tout un village.


└ David, tu es sûr que ça va ? ┐ murmura Rhaen avec inquiétude, un posant la main sur son épaule. └ Tu es pâle…

– Je… pardon. Nous avons perdu quelqu’un là-bas. Coenan nous l’a enlevé, mais jusque là je n’avais réalisé l’horreur qu’il a dû subir. ┐


Rhaen fronça les sourcils. Ils étaient accompagnés d’un Lutinae ? Hedera et Adrepo ne lui avaient rien dit. Cela expliquait mieux pourquoi l’un des membres de leur groupe avait mis le feu au village.


De ce que Rhaen en savait, le village avait essuyé de grosses pertes, mais se relevait déjà du drame. Personne ne savait encore comment ils comptaient s’en venger, mais l’homme qui avait crée l’incendie serait sans doute leur première cible.


└ Je suis désolé pour vous.

– Je n’ai absolument rien fait pour le protéger. Ce n’était qu’un enfant. Il ne méritait pas ça.

– Personne ne mérite ça. ┐ grogna Nephos. └ Mais tu n’es pas à blâmer. Ce sont ceux qui continuent de perpétuer cette tradition qui le sont. T’sais, j’ai assisté à plusieurs repas de Coenan dans mon enfance.

– Ce devait être horrible à voir. ┐


Le regard de Nephos s’assombrit, tandis qu’il répondait :


└ T’sais c’est quoi le pire ? J’aimais ça et j’ai participé. J’étais encore gamin quand mon père m’a donné des morceaux pour que je les fourre dans la bouche de l’arbre. C’était répugnant, j’étais couvert de sève, et moi j’étais juste fier d’avoir eu cet honneur.

– Nephos, tu n’étais qu’un enfant. ┐ murmura Rhaen. └ Tu n’es pas responsable de ton éducation.

– C’est facile à dire. Mais moi, j’me le pardonnerai jamais. ┐


David hocha la tête avec compréhension. Il savait qu’il s’en serait voulu toute sa vie s’il avait vécu cela. Il restèrent silencieux quelques secondes, un silence de deuil. Ce fut un petit soupir de Rhaen qui brisa le silence. David en profita pour demander :


└ Mais comment ça se fait que personne ne se rende compte de ce qui ne va pas ? La brume rend vraiment tout le village fou ?

– D’une certaine manière. Mais c’est surtout que le village ne raconte pas la même histoire que celle que je viens de te raconter.

– Comment ça ?

– Je t’ai partagé la légende que l’on apprend à Yphen. Mais à l’origine, Nephos et moi nous avons simplement appris à vénérer Coenan sans nous poser de questions. Le fanatisme est enseigné dès l’enfance. Ils nous apprennent la terreur, une peur de ce qui nous arriverait si Coenan disparaissait. Ils l’ancrent si profondément dans nos âmes qu’il devient presque impossible de se rebeller. ┐



Un frisson remonta le long du dos de David. Ce village avait besoin d’aide. Comment était-ce possible qu’une telle culture puisse perdurer aussi longtemps ? Ce n’était pas comme si le problème était méconnu !


└ Mais pourquoi personne ne fait rien ? ┐ grogna-t-il, indigné. └ Il faudrait détruire Coenan ! Il faut sauver tous ces gens ! Personne ne peut les aider ?

– Je comprends pourquoi Adrepo t’apprécie. ┐ sourit tristement Rhaen. └ Tu sais, il fait de son mieux. Il a déjà mené plusieurs attaques contre le village avec des volontaires. Il essaye d’atteindre Coenan depuis longtemps, mais c’est difficile avec le peu d’hommes qui l’accompagnent.

– Adrepo ? Des volontaires ? ┐ répéta David, perdu. └ Je ne comprends pas. C’est le chef des guerriers. Il a juste à envoyer votre armée et…

– Ce n’est pas si simple. ┐


Rhaen secoua la tête. Il se rassit sur sa fourrure en croisant les jambes et expliqua en pesant chacun de ces mots :


└ Tu dois savoir que le village est sous la protection de Hedera. Adrepo, Nenia et Cissus en sont les dirigeants, mais ils restent au service de notre Dame.

– Et alors ?

– Hedera est une déesse réputée sa neutralité. Elle ne prend pas part aux conflits. Tant que Coenan ne menacera pas le village et ne s’y opposera pas ouvertement, elle refusera de se lancer dans une guerre contre lui.

– Quoi ? Elle préfère le laisser tuer des gosses ? ┐


Rhaen grimaça.


└ Hedera est au-dessus de tout ça. Le bien et le mal n’ont pas d’importance pour elle. Elle préfère laisser les choses se faire et voir comment elles se dérouleront.

– Mais…

– Ce que Rhaen veut te dire, c’est qu’elle s’en contrefiche. ┐ siffla Nephos. └ Tant que ça lui apportera rien, elle ne bougera pas le petit doigt. C’est pour ça qu’Adrepo attaque tout seul avec des volontaires. Ses attaques sont pas faites au nom de Yphen, mais en son nom à lui. Il en prend toute la responsabilité.

– Wouah.

– Ouais. J’compte bien me porter volontaire pour les prochains raids. J’veux être celui qui foutra le feu à cet arbre de malheur, et si je peux tuer certaines personnes en chemin ce sera parfait.

– Nephos… ┐ murmura Rhaen. └ Tu n’es pas obligé.

– Ouais, j’sais. ┐


David se mordit la lèvre, tandis qu’il réalisait à quel point Nephos et Rhaen avaient dû se reconstruire en quittant leur village. Ils avaient dû laisser pas mal de choses derrière eux.


└ Mais pourquoi et comment avez-vous quitté le village ? Au final, vous ne m’avez toujours pas raconté votre histoire ni le rapport avec Carnyx.

– Ah ! Nous y voilà, hein ? Avant toute chose, tu te souviens quand je t’ai dit que mon père était un serviteur de Coenan ? ┐ demanda Nephos.└ Et bien, il n’était pas juste ça.

– Comment ça ?

– Mon père, Druïan, était persuadé d’être le gardesprit de Coenan. C’est lui qui communiquait avec l’arbre et nous transmettait ses décisions. Il était aussi fou que pieux.

– Oh. ┐ comprit David. └ C’était lui le chef du village. ┐


Nephos hocha sombrement la tête.



└ Carnyx mène les attaques aux côtés d’Adrepo depuis leurs débuts. Il a toujours participé activement. ┐ expliqua Rhaen en lançant un regard triste à Nephos.


Ce dernier replia ses jambes pour les serrer contre lui et posa le menton sur ses genoux. Il murmura :


└ Lors d’une des rares attaques ayant réussi à atteindre les portes du village, Carnyx est tombé sur ma mère. Je venais de naitre, et elle fuyait les combats en me tenant dans ses bras. Elle essayait de me mettre en lieu sûr, mais ce bâtard l’a reconnue immédiatement. Il savait qu’elle était la femme du chef. Alors il l’a empêché de s’enfuir.

– Qu’a-t-il fait ? Il l’a aidée et c’est comme ça que vous avez rejoint le village ?

– Non. Il a vu dans quel état misérable elle était. Une femme battue, mutilée, torturée par son époux, qui avait besoin d’être sauvée. Mon père était violent. Vraiment violent. ┐


Nephos baissa la tête, le dégout gravé sur son visage. David s’approcha pour lui poser une main sur l’épaule. Ils échangèrent un regard lourd et Nephos comprit que David ne comprenait que trop bien ses sentiments. Ils avaient vécu la même chose.


Nephos se redressa et continua d’une voix faible :


└ Elle a supplié Carnyx de me prendre et m’emmener loin du village. Ce connard aurait pu dire oui, il aurait pu m’emmener moi et ma mère pour nous sauver, mais il ne l’a pas fait. ┐


David fronça les sourcils. Il ne s’attendait pas à ça. Les mots moururent dans sa gorge, tandis qu’il fixait Nephos avec horreur.


└ Ouais hein ? Pas très glorieux. Mais c’est la guerre, on ne peut pas sauver tout le monde. Si ce n’était que ça, je lui aurais pardonné sans problème.

– Que s’est-il passé alors ?

– En entendant ses troupes battre en retraite, Carnyx a compris que leur attaque était encore un échec. C’est là qu’il a décidé de se servir de ma mère. Il lui a fait croire que si elle espionnait son mari pour lui, que si elle lui transmettait assez d’informations utiles sur le village et sur Coenan il reviendrait pour la sauver.

– Mais il ne l’a pas fait.

– Non. Il est bel et bien revenu, mais seulement pour attaquer le village de nouveau et sauver quelques lutinaes. Ils avaient visiblement plus de valeur que nous. Il s’est servi de ses informations à plusieurs reprises, mais il n’a jamais aidé ma mère en retour.

– Mais pourquoi ? Pourquoi n’a-t-il rien fait ?

– Elle était trop utile sur place, ses renseignements valaient de l’or. Et ça devait l’exciter, ce gros porc. À chaque raid, il n’hésitait pas à se faufiler dans notre maison pour baiser avec elle pendant que le reste de ses hommes risquaient leur vie.

– Carnyx couchait avec ta mère… pendant les combats ? ┐ souffla David, atterré.


Nephos renifla.


└ Ouais. Ma mère, elle était amoureuse. Tu comprends, Carnyx c’était l’homme qui lui avait promis de la sauver un jour. Elle s’était persuadée qu’il l’épouserait dès qu’elle serait libre et qu’il prendrait soin de nous. J’me demande encore comment mon père a fait pour ne rien voir, cet enfoiré.

– Nephos…

– Carnyx l’a baisé tant de fois qu’elle est tombée enceinte à plusieurs reprises. Mais elle était faible, et mon père la frappait si fort qu’elle perdait ses bébés à chaque fois. ┐ grogna Nephos.


Rhaen, qui était resté silencieux depuis un long moment, tourna la tête vers lui. Il murmura :


└ Pas à chaque fois, non.

– Ouais, tu as raison. Pas à chaque fois. Toi, tu as réussi à naitre. ┐



David dévisagea Rhaen, la bouche légèrement ouverte de surprise. Quoi ? Rhaen était le fils bâtard de Carnyx ?


En y repensant, il était vrai qu’il y avait un air de ressemblance. Et, ils semblaient proches. Carnyx était toujours très doux avec Rhaen et le laissait être tactile avec lui. Était-ce pour cela ? David ferma la bouche pour reprendre contenance, et demanda :


└ Et du coup, c’est après la naissance de Rhaen qu’il vous a sauvé ? Il a su pour son fils et il est venu pour chercher ?

– David. Carnyx ne nous a jamais sauvés. ┐


La voix de Nephos était froide comme la mort et ses derniers espoirs s’envolèrent. Il avait cru jusqu’au bout que Carnyx avait pu faire quelque chose de bien dans cette histoire. Mais il n’en était rien. C’était juste une personne ignoble ayant abusé d’une famille fragile et dépendante de lui.


└ Il faut lui pardonner. Il ne savait pas. ┐ murmura Rhaen, timidement. └ Il me l’a dit dit, tu sais ? Il regrette, s’il avait su pour moi il serait aussitôt venu me chercher. Carnyx ne m’aurait jamais laissé là-bas.

– Comment ça ? ┐ demanda David. └ Il ne connaissait pas ton existence ? ┐


La tête de Rhaen s’enfonça dans ses épaules, tandis qu’il opinait avec crainte. Il triturait ses vêtements, tirant sur son col en cuir pour se rassurer. Il lança un regard implorant à Nephos, qui répondit à sa place :


└ Personne ne connaissait son existence au village. Mère le cachait. ┐ siffla Nephos. └ Elle avait creusé un trou sous le lit. Il vivait dedans, caché par une planche de bois.

– … quoi ? ┐



David n’était pas sûr d’avoir compris. Comment ça, Rhaen avait grandi caché ? Mais pourquoi ? Nephos fit un petit bruit d’exaspération avec sa bouche avant d’expliquer :


└ Notre mère avait peur. C’était un mélange de plein de choses. Elle voulait nous protéger, mais elle avait peur que son époux comprenne que le bébé n’était pas le sien, qu’il reconnaisse la sève de Carnyx en lui et décide de tous nous tuer, peur qu’il le maltraite comme il nous a maltraités elle et moi, voire pire… Elle était terrorisée à l’idée que quelque chose de mal arrive à Rhaen.

– Elle avait peur qu’il m’arrive quelque chose de mal ? C’est ce qu’elle t’a dit ? ┐ demanda Rhaen en se tournant vers Nephos.


Ce dernier haussa un sourcil.


└ Ouais pourquoi ?

– Rien…

– Rhaen.

– Mère… ┐ marmonna Rhaen, la voix tremblante. └ Pourquoi n’a-t-elle rien dit à Carnyx à mon sujet ? S’il avait su, il m’aurait pourtant sorti de là ! Elle n’aurait plus eu à avoir « peur » pour moi ! ┐


Il y avait de la colère dans le regard de Rhaen. Une colère si profonde qu’elle déstabilisa Nephos.


└ Rhaen ?

– Mère était une horrible mégère !! Elle était méchante ! ┐


Rhaen se leva en prononçant ces mots. Sa voix résonna dans le camp tandis qu’il s’exclamait, laissant ses émotions jaillir :


└ Elle n’a jamais voulu me protéger ! Elle savait que Carnyx m’aurait pris avec lui s’il avait appris mon existence, mais elle m’interdisait de sortir quand il était là ! Tu ne t’es jamais demandé pourquoi ? ┐


Sous le choc, Nephos resta silencieux. Les mots ne parvenaient pas à sortir de sa bouche. David le remarqua et demanda avec douceur :


└ Pourquoi ? Pourquoi a-t-elle fait ça ? ┐


Rhaen renifla. Il s’essuya furieusement les yeux et grogna :


└ Pour pas que je lui vole son attention. Elle savait que s’il me voyait, il comprendrait mes origines. Ma magie est bien trop proche de la sienne pour pouvoir duper qui que ce soit. Alors elle me disait qu’elle était la seule à avoir le droit de passer du temps avec lui, que je ne méritais pas de le rencontrer. Elle a effacé mon existence parce qu’elle avait peur que Carnyx me préfère à elle.

– Tu… ┐ souffla Nephos, mais il fut aussitôt coupé par le regard triste de Rhaen :


└ Tu n’as jamais remarqué que tu étais le seul qui me nourrissait et qui vidait mon seau quand il était plein ? Réfléchis un peu ! En me cachant de Druïan elle se protégeait juste elle-même pour cacher son adultère ! Elle m’a mis dans un trou parce qu’elle n’avait juste pas le courage de me tuer elle-même. Elle espérait sincèrement me voir mourir dedans. Ce n’était pas un refuge, c’était une tombe. ┐


Nephos ouvrit la bouche, mais ne prononça aucun mot. Dans ses yeux, des dizaines de souvenirs semblaient prendre un autre gout. De pudeur, David détourna les yeux. Ce moment ne lui appartenait pas.


└ Tu ne m’as jamais dit tout ça…

– Tu passes ton temps à plaindre notre mère ! À dire à quel point elle a souffert ! Que voulais-tu que je fasse ? Je n’allais pas te dire que moi, je suis soulagé qu’elle soit morte ?! ┐


Rhaen avait crié, sa voix claire se brisant en un milier de morceaux. Il se cacha aussitôt la bouche. Il était allé trop loin. Il bredouilla quelques excuses, mais fut coupé par les bras de Nephos, qui s’était levé pour l’enlacer.


└ Nephos ?

– Je suis désolé. Je n’avais rien compris. ┐ souffla-t-il. └ Merde. Merde merde merde !┐


Des larmes coulaient ses joues. Elles étaient si nombreuses qu’en les sentant mouiller son cou, Rhaen laissa s’échapper les sanglots qu’il retenait depuis bien trop longtemps.


└ Pourquoi tu ne m’as rien dit avant ? ┐ murmura Nephos, caressant doucement le dos de son petit frère, qui sanglotait et tremblait dans ses bras. └ Pourquoi tu as gardé tout ça pour toi ?

– J’avais peur que tu me détestes… ┐


David n’entendit pas la suite de leur conversation. Estimant qu’ils avaient besoin d’un peu d’intimité, il s’éloigna le plus discrètement possible. Nephos le remarqua et lui lança un regard de remerciement.



Partie 3 - Carnyx


En traversant le camp, il vit Gaïtin et Aylin. Ils avaient fini de dépecer le gibier et préparaient le repas. Leurs visages inquiets ne laissaient aucun doute sur leurs pensées : ils avaient entendu les cris de désespoir de Rhaen.


└ Davin ? ┐, fit Gaïtin. └ Tout va bien ?

– Oui. Ils ont besoin de parler ensemble, seuls.

– Non, toi. Tu vas bien ?

– Oh. ┐


David ne sut pas quoi répondre. Comment allait-il ? Il n’était pas certain de la réponse. Il avait entendu trop d’horreurs d’un coup pour pleinement les réaliser. Il se sentait comme enseveli, écrasé par le poids de toutes ces atrocités, tout en se sentant presque distant de tout ça. C’était une sensation étrange, qu’il n’appréciait pas.


└ Je crois que j’ai besoin d’être un peu seul. Je vais aller marcher dans les bois, je pense.

– Ne t’éloigne pas trop. ┐ acquiesça Gaïtin. └ Mais prend ton temps, ne t’en fais pas on ne t’attend pas pour manger.

– Merci. ┐


Après tout ça, David était bien incapable d’avaler quoi que ce soit. Sa gorge était nouée, son ventre douloureux, et la nausée refusait de s’en aller.


Il fit un signe de tête au guerrier et s’éloigna. Combien de temps marcha-t-il dans les bois ? Il n’en avait aucune idée. Ses pensées se bousculaient, tandis qu’il ressassait tout ce que Rhaen et Nephos lui avaient révélé.


└ J’aimerais bien savoir comment ils ont réussi à quitter leur village. ┐ songea-t-il. └ lls n’ont pas répondu à cette question au final. Est-ce que je devrais leur redemander. Quoi que non… C’est peut-être déplacé. ┐


Ses pas le menèrent jusqu’au village. En voyant l’arche de pierre qui indiquait son entrée, il s’arrêta quelques secondes pour l’admirer de loin. Elle était vraiment belle. Le bruit des carillons qui pendaient tout autour était étrangement rassurant et il ferma les yeux quelques secondes pour en profiter.


Mais malgré toute la paix que cette marche lui avait apportée, un sentiment négatif persistait. La colère. Il avait beau essayer de ne pas y penser, il n’arrivait pas à s’en débarrasser.


Il était en colère contre Carnyx. Révolté par ses actes. Peut-être qu’il avait de très bonnes raisons pour avoir fait tout cela, mais rien ne pouvait excuser d’avoir laissé un enfant subir un tel calvaire. Qu’il ne sache pas pour Rhaen était une chose, mais il n’avait rien fait pour sauver Nephos.


Naturellement, ses pas l’approchèrent de l’arche. Les gardes lui barrèrent aussitôt le passage. David n’hésita qu’une seconde, avant de dire :


└ J’ai besoin de voir Carnyx. ┐


Ces mots n’étaient pas que destinés aux gardes. Il réalisait à cet instant qu’il ressentait le besoin d’entendre Carnyx s’expliquer. Il comprenait qu’il ne pourrait plus le regarder en face tant qu’il ne saurait pas ce que l’homme avait à dire à ce sujet.


Les gardes échangèrent un regard. David s’était attendu à un refus, mais à sa plus grande surprise ils se mirent à marmonner entre eux. Il n’entendait pas leurs paroles, mais il perçut quelques mots tels que « enfant », « cheveux », « bizarre »…


Finalement, le plus grand des gardes hocha la tête et lui fit signe de le suivre.


└ Reste près de moi. Si tu t’éloignes, nos archers n’hésiteront pas à te tirer dessus. Ils te surveillent, enfant.

– D’accord. ┐


David ne lui emboita pas le pas, profitant de l’occasion pour admirer le village. Il savait qu’il n’en aurait sans doute plus jamais l’occasion. Le garde le guida vers une hutte qui était construite autour d’un arbre. David reconnut leur chariot près de l’entrée et le Damhän broutait un peu plus loin.


Le garde toqua à la porte pour s’annoncer puis dit à David :


└ Entre. Je t’attends ici. Fait vite.

– Merci. ┐


Ce fut avec un peu d’appréhension que David poussa la porte. Mais il n’y avait personne dans la pièce. Il tourna en rond quelques secondes avant de trouver un passage. Une échelle qui menait au sous-sol. Il descendit prudemment. Il entendait des rires et des éclats de voix, et une odeur très prononcée d’alcool lui prit le nez.


└ Les amis ! Regardez qui viens nous rendre visite ! ┐ s’exclama Carnyx. └ Davin ! ┐


Il était assis sur un tonneau et tenta de se relever, mais il perdit l’équilibre et fut rattrapé par l’une des personnes qui se trouvaient à ses côtés.


└ Oups. Effectivement, la liqueur est un peu forte. Wouah.

– Je te l’avais dit, vaurien.

– Pour la peine, je vais en reprendre. ┐ gloussa Carnyx en attrapant une bouteille. └ Dav ! Faut absolument qu’tu goutes cette p’tite liqueur-là ! Une pépite ! ┐



David se figea, son corps se glaçant tandis qu’il faisait face à Carnyx. Il ne s’était pas attendu à trouver l’homme ainsi, aussi insouciant et joyeux, ignorant totalement tout ce que Nephos et Rhaen avaient pu lui confier.


À cet instant, David se demanda ce qu’il faisait là. Pourquoi était-il venu ? Pour confronter Carnyx ? David frissonna.


Cette histoire n’était pourtant pas la sienne.


De quel droit aurait-il pu exiger quoi que ce soit ? Pourquoi s’était-il imaginé que ce serait une bonne idée de venir à l’improviste pour réclamer des réponses ? Tout cela lui semblait bien puéril maintenant.


Il était toujours en colère, mais non pas contre Carnyx. Il était en colère contre lui-même. Pourquoi agissait-il toujours ainsi, sans réfléchir ?


└ Davin ? ┐


Carnyx vit aussitôt que quelque chose n’allait pas. Il fronça les sourcils en regardant de plus près le jeune homme. Son sourire disparu aussitôt.


Son examen ne sembla ne pas lui plaire, car il déposa la bouteille et s’approcha de David pour poser la main sur son épaule.


└ Hé, ça va aller ?

– Je… je ne sais pas… ┐ murmura David d’une voix blanche. └ Je n’aurais pas dû venir. Je n’ai rien à faire là. Je suis désolé. ┐


David recula d’un pas, prêt à repartir, mais Carnyx ne le lâcha pas. Ce dernier se tourna vers les sylènes avec qui il buvait jusqu’alors et s’exclama :


└ Bon, j’crois que la dégustation s’achève là. On se reverra plus tard pour convenir du chargement.

– À votre convenance, monseigneur. ┐ répondit respectueusement l’un des hommes en baissant la tête. └ Nous restons à votre disposition. ┐


Carnyx hocha la tête. Il attrapa son châle et se dirigea vers le passage pour remonter dans la hutte. David lui emboita le pas, perdu. Allait-il se faire punir pour sa désobéissance ? Après tout, Carnyx leur avait ordonné de rester hors du village. Il n’avait pas respecté les ordres de son supérieur.


Mais dès qu’ils furent en haut, ce dernier lui tapota le dos doucement avant de se diriger vers l’extérieur. Le garde qui avait accompagné David recula en le voyant sortir et s’éloigna après que Carnyx lui ait fait un petit signe de main pour le rassurer.


S’il paraissait ivre lorsque David était arrivé, ce n’était plus le cas désormais. Il était sérieux et avançait avec son assurance habituelle. Seuls sa posture et sa marche le trahissaient.


Carnyx se dirigea vers le chariot et fouilla dans un sac quelques secondes avant d’en sortir une pipe. Après l’avoir bourrée, il l’alluma avec sa magie tout en s’adossant au chariot. Il inspira une bouffée, expira, puis demanda :


└ Alors ? Dis-moi, qu’est-ce qui te tracasse ? Tu as l’oeil rouge et gonflé. Tu as pleuré ? ┐


David porta aussitôt les doigts à son oeil. Il était humide. Avait-il pleuré sans s’en rendre compte ? Il frissonna de nouveau. Il se sentait étrangement distant de lui-même, comme s’il n’était pas réellement là.


└ Ce n’est pas important.

– On ne dirait pas pourtant. ┐ rétorqua Carnyx.


Il tendit sa pipe à David, l’invita à en prendre une bouffée. David l’accepta avec reconnaissance. Ayel fumait parfois, et il avait déjà eu l’occasion de le faire avec lui à plusieurs reprises. Il appréciait la sensation de détente que ça lui apportait.


Il aspira et savoura la fumée dans sa bouche. L’herbe était différente de celle d’Ayel. Elle était plus forte, avec un gout plus épais. Ce devait se voir sur son visage, car Carnyx éclata de rire.


└ Différent de ce que vous avez à la surface ?

– Oui. Je ne sais pas si j’aime ça.

– Il faut s’y habituer et ensuite tu verras, tu ne pourras plus t’en passer. Je ne me procure que des herbes de qualité. Tu ne trouveras pas mieux dans le creux. ┐


David hocha la tête. Peut-être. À défaut d’avoir bon gout, elle avait le mérite d’être efficace. Il se sentait déjà plus léger. Carnyx, qui ne semblait pas pressé de récupérer sa pipe, s’étira en bâillant et demanda de nouveau :


└ Alors ? Pourquoi es-tu venu me chercher ? J’vais pas te manger, tu peux me dire ce qui ne va pas.

– Je ne sais pas…

– C’est Nephos ? Il t’a dit quelque chose ? ┐ insista Carnyx.


David sursauta.


└ Quoi ? Comment ?

– Je ne suis pas dupe. J’ai vu le regard que tu m’as lancé quand tu es arrivé. C’était le même que le sien.

– Carnyx…

– Quand je suis avec ce gamin, j’ai toujours l’impression d’être la pire ordure du monde. C’est comme si ses yeux étaient un miroir qui ne me renvoyait que les pires aspects de moi. ┐ souffla Carnyx avec une profonde tristesse. └ Et je dois bien avouer que ça fait mal. ┐



David ne sut pas quoi répondre sur le coup. Carnyx n’avait pas tort. Son regard sur lui avait changé après les révélations de Nephos.


Mais désormais, il ne savait plus sur quel pied danser. Il appréciait Carnyx et face à lui, sa colère fondait comme neige au soleil. Il se détestait pour ça. Pourquoi était-il aussi inconstant ?


Pourquoi ne pouvait-il pas juste le haïr pour ce qu’il avait fait ? Pourquoi un simple sourire triste suffisait à lui donner envie de tout lui pardonner ? Il s’était bien plus attaché à Carnyx qu’il ne l’avait imaginé.


« Tu as vu juste. » avoua-t-il finalement en nordan, sur le ton du secret. « Nephos et Rhaen m’ont raconté une partie de leur enfance. »


Parler dans cette langue le rassurait à cet instant. Sans doute, car personne d’autre de Carnyx ne pouvait le comprendre.


« Ces petiots n’ont pas eu un début de vie facile. » soupira Carnyx en tendant la main pour reprendre sa pipe, peu dérangé par le changement de langue. Il tira tranquillement une bouffée avant de la rendre à David. « Mais ce sont de braves gaillards. Ils sont en bonne voie pour faire la fierté du village, il faut juste qu’ils arrivent à passer à autre chose.

– Difficile après avoir vécu tout ça.

– Je n’ai pas dit que ce serait facile. »


Carnyx se frotta la nuque. Son regard s’éloigna légèrement, parcourant les alentours, avant de revenir vers David. Il ajouta :


« Adrepo est un sacré enfoiré. Décider de nous envoyer en mission ensemble, c’était quand même bien sadique de sa part. Je suis désolé que tu doives assister à tout ça. Ce n’est pas bien glorieux.

– Il espère peut-être que ça vous aidera à régler vos différends.

– Sans doute. » répondit Carnyx avant de murmurer pour lui-même. « Hum. Ce doit être une idée de Nenia. Ce serait bien son genre. »


Cherchant ses mots, David s’humecta les lèvres. Il réfléchissait à la façon de formuler toutes les questions qui les brûlaient. Mais il fut coupé dans sa réflexion par Carnyx.


« Je vois bien que tu aimerais que je te rassure en te donnant ma version des faits pour me défendre, mais je n’en ferais rien. Ne compte pas sur moi pour me cacher derrière de fausses excuses. Même si ce n’est pas agréable d’être méprisé, je ne suis pas un menteur. Les gamins savent très bien ce qu’ils ont vécu, c’est suffisant. »


Étrangement, ces mots firent du bien à David. Même s’il n’approuvait pas ses actes, le simple fait que Carnyx ne nie rien, ne se cache pas derrière de faux semblants, était honorable.


« Merci.

– Non. Ne me remercie pas. Je ne suis pas une bonne personne et je ne l’ai jamais été. J’ai commis plus d’atrocités dans ma vie que tu ne peux l’imaginer.

– Si tu en es conscient… » demanda prudemment David, le ventre noué. « Pourquoi n’essayes-tu pas de changer ça ?

– Il faut un méchant dans toutes les histoires, sinon ce ne serait pas intéressant. Et les mauvais garçons, ça plait aux femmes. » sourit malicieusement Carnyx. « Mais si ça peut t’aider, sache que mes sentiments pour la mère des petiots, Yehen, étaient sincères. Je l’aimais.

– Carnyx…

– Depuis sa mort, je n’ai pas réussi à retourner à son village. Je ne participe plus aux attaques contre Coenan. C’est de ma faute si Adrepo s’est fait capturer récemment. » frémit le guerrier. « Si je l’avais accompagné plutôt que de me morfondre, j’aurais pu éviter ça. »


David ne s’attendait pas à ça. C’était donc pour cela qu’il n’était pas présent le jour de sa rencontre avec Adrepo et qu’il n’avait pas contribué à son sauvetage avec le reste de son groupe ? Il s’était souvent posé la question.


« Comment Yehen est-elle morte ? » demanda-t-il doucement. « Que s’est-il passé ?

– Elle est tombée dans un trou, alors qu’elle ramassait du bois en forêt. Son époux ne s’occupait plus d’elle, alors il n’a pas remarqué immédiatement sa disparition. Lorsqu’ils l’ont retrouvée, elle était morte depuis longtemps. Je n’ai aucune idée de combien de temps elle est restée coincée là, à crier au secours, mais j’ai de la peine pour elle. C’est une mort horrible.

– Oh. »


David avait imaginé qu’elle était morte lorsque Druïan avait découvert son adultère, ou qu’il avait trouvé Rhaen. Mais c’était bien pire.


« Et donc, Nephos et Rhaen ont rejoint Yphen après ça ?

– Trois ans après. Je ne sais pas très bien ce qu’ils ont vécu là-bas entre le décès de leur mère et leur venue ici, ils restent assez secrets à ce sujet.

– Oh.

– Mais tu sais, ce n’est pas la première fois que Yphen accueille des habitants du village de pierre. Ce n’est pas courant, mais ce n’est pas rare. Ils ont vite su trouver leur place. »


David pencha la tête.


« Yphen accueille souvent des étrangers ?

– Ça arrive de temps en temps oui. Gaïtin par exemple vient du même village qu’eux.

– Gaïtin vient de là-bas ? » s’exclama David. « Vraiment ?!

– Ouais. On s’est battu pas mal de fois lors des raids, lorsqu’il défendait son village. La balafre sur son visage est un petit souvenir de ma part. » sourit Carnyx. « Je suis content de ne pas avoir réussi à le tuer, je l’aime bien. »



David n’arrivait pas à croire que Gaïtin, cet homme si calme et doux, puisse être né dans un village aussi horrible que celui de Coenan. Ça ne correspondait pas du tout à l’idée qu’il s’était faite de lui.


« Vous… Vous avez souvent combattu l’un contre l’autre ? » demanda-t-il en s’asseyant sur le sol.


Il s’adossa à un rocher, les jambes croisées. Carnyx fit un sourire. Il attrapa une bouteille dans le chariot et le rejoignit par terre. Il but une gorgée avant de répondre.


« De nombreuses fois. Nos combats ont surtout eu lieu dans la forêt qui borde le village de pierre. Gaïtin faisait partie des guerriers qui traquaient les lutinaes. Je suppose que je n’ai pas à t’expliquer ce qu’ils font d’eux là-bas ? Ce n’est pas joli.

– Oui. » souffla David. « Malheureusement.

– Bien. Lors de notre première rencontre, ils en ramenaient un au village lorsque nous les avons interceptés.

– Vous faisiez ça souvent ?

– Ouais. La plupart de nos attaques consistaient à sauver ceux qui se font attraper. Ah ! C’était des petites embuscades comme on les aime. Le bon vieux temps. Depuis que les lutinaes ont compris le danger et ne s’approchent plus de ces terres, nous avons moins souvent l’occasion d’en sauver. J’en suis presque triste. »


David roula des yeux, tandis que Carnyx prit un air rêveur.


« Ah ! Je me souviendrais toujours du jour de notre rencontre. Gaïtin avait bien failli me briser le crâne. Je ressens encore la douleur de ses coups. »


David ne voyait pas ce qui était agréable dans cette situation et grimaça. Rien qu’imaginer l’idée d’un crâne brisé lui donnait des frissons. Carnyx éclata de rire en voyant son expression.


« Tu en veux ? » fit-il en tendant la bouteille à David, qui déclina poliment. « Comme tu veux. J’te laisse la pipe. Mais elle est parfois capricieuse, alors fait attention à ce qu’elle ne chauffe pas trop.

– Merci. »


David n’allait pas se gêner pour en profiter. Il commençait à s’habituer au gout de ces herbes, et devait bien avouer que Carnyx avait raison : elles étaient vraiment bonnes, au final.


« Bref. » fit le guerrier en agitant la main. « C’est moi qui ai gagné notre premier combat, mais je ne l’ai pas achevé. Je pensais sincèrement qu’avec tout le sang qu’il perdait il serait clamsé. Puis j’me disais que son sang serait une chouette offrande pour les esprits. Ils aiment bien quand il est frais.

– Mais il a survécu.

– Exactement ! J’te dis pas ma surprise quand bien longtemps après, je l’ai recroisé lors d’une autre embuscade ! Évidemment, j’ai réessayé de le tuer, mais j’ai encore échoué. C’est là que j’ai compris qu’il avait le cuir dur. Après ça, on s’est croisé pas mal de fois lors des attaques suivantes et il m’a même maitrisé à plusieurs reprises.

– Mais aucun de vous n’est mort.

– Non. Ce n’était pas faute d’essayer. Mais c’est pour ça que je l’aimais bien, c’était amusant de le recroiser. J’crois bien que si je n’avais pas autant aimé les femmes, j’me serais épris de lui. » gloussa Carnyx.


Sa bonne humeur était contagieuse, et David se prit à sourire à cette idée.


« C’est vrai que ça aurait pu faire une belle histoire. » répondit-il. « L’histoire d’amour dramatique entre deux guerriers issus de deux villages différents ! Tout les oppose, et pourtant ils s’aiment d’un amour pur et sincère. Au final, leurs combats ne sont-ils pas une lutte contre leurs propres sentiments ? Trouveront-ils le courage de s’avouer mutuellement leur amour avant que l’un ne succombe sous la lame de l’autre ?

– Wouah. Je veux lire ce roman. » ricana Carnyx. « Et tu as l’air de bien t’y connaitre, dis-moi.

– Moi non, mais ma meilleure amie oui. » rit David. « Je crois qu’à force, son imagination déteint sur moi. »




« Mais pourquoi Gaïtin vous a-t-il rejoint ? » demanda David. « C’est quand même un changement de camp assez radical.

– Aucune foutue idée. J’lui ai jamais demandé.

– Quoi ? »


Carnyx haussa les épaules avant de boire une gorgée d’alcool.


« C’est Adrepo qui s’occupe du recrutement. C’est avec lui qu’il a dû s’expliquer à l’époque. Quand notre Lune l’a jugé digne de rejoindre nos rangs, je n’ai pas eu besoin de plus pour lui faire confiance.

– Mais ...?

– Si ça t’intéresse tant que ça, demande-lui en personne. Tu verras bien s’il accepte de te répondre. »


Cette réponse était tout sauf satisfaisante et David grommela dans sa barbe. Il n’allait jamais oser lui demander, c’était trop personnel. Sans compte qu’à force de poser des questions, il avait l’impression de passer son temps à déterrer les mauvais souvenirs de tout le monde.


« Ne fais pas cette tête. Ta curiosité n’embête personne. » fit Carnyx, comme s’il avait lu dans ses pensées. « Au contraire, c’est une belle qualité. Personnellement, j’aime ça. Tu me donnes l’occasion de parler de moi et c’est mon passe-temps favori.

– J’avais cru comprendre.

– Ne suis-je pas une personne intéressante ? » continua théâtralement Carnyx. « D’ailleurs, n’as-tu rien d’autre à me demander ? Je te répondrais avec plaisir. J’adore ça. »


David réfléchit quelques secondes. Il avait tant de choses à demander ! Des questions sur son passé, sur l’histoire, sur le village… mais il n’arrivait pas à ordonner ses pensées, car il ne pouvait s’empêcher de songer à Rhaen et Nephos.


« Dis-moi Carnyx. » demanda David en posant la tête sur sa main, le coude enfoncé dans son genou. « Pourquoi tu n’as jamais sauvé Nephos ? »


Il avait besoin de savoir. L’idée qu’il ait abandonné un enfant à son sort le torturait bien trop. Le parallèle entre son histoire et celle de Nephos était trop important pour qu’il puisse passer outre.


« Comment ça, sauver Nephos ? » répondit Carnyx, surpris. « Pour quoi faire ?

– Bah, tu sais, le prendre avec toi quand il était enfant et le ramener à Yphen.

– Quoi ? Mais pourquoi j’aurais eu envie d’enlever un mioche ? »


Cette réponse n’était pas celle qu’attendait David. Carnyx le vit, mais seule l’incompréhension brillait dans ses yeux.


« J’comprends pas ta question. À choisir qui sauver, ce n’est pas à lui que j’aurais pensé en premier. Il était très bien où il était. C’était quand même le fils du chef, ce n’est pas rien. Son père n’était pas tendre, mais j’ai vu pire là-bas.

– Mais sa mère te l’avait demandé. »


Carnyx croisa les bras en secouant catégoriquement la tête.


« N’importe quoi. Elle ne m’a jamais rien demandé au sujet de son môme. Elle ne l’aimait pas beaucoup et elle n’a jamais été très maternelle, alors me demander de le sauver ? Ahaha. Non.

– Mais si, le jour de votre rencontre. » insista David. « Quand elle fuyait avec Nephos qui n’était encore qu’un bébé.

– Nephos n’était même pas né quand nous nous sommes rencontrés avec Yehen. Tu as dû mal comprendre. »


David fit la moue. Il était sûr de ce qu’il avait entendu. Mais Carnyx semblait si sincère, qu’il eut un doute. Peut-être avait-il raison, et il n’avait pas bien saisi l’histoire que Nephos lui avait racontée.


« Je ne sais pas…

– Moi j’te le dis. Et je suis assez bien placé pour le savoir ! » répondit Carnyx en se levant. « Bon, j’ai plus envie de répondre aux questions, c’est déprimant finalement »


Il jeta sa bouteille maintenant vide dans le chariot et tendit la main à David pour l’aider à se mettre debout.


« Carnyx ?

– J’pense que je vais retourner voir si mon producteur d’alcool favori est toujours là. On doit encore convenir de quelques détails, et avec un peu de chance la bouteille de liqueur qu’il avait ouverte pour moi ne sera pas encore vide.

– Oh, d’accord.

– Rentre au camp, d’accord ? » fit Carnyx en le raccompagnant vers l’entrée du village. « Oh, et couche-toi tôt. Tu auras besoin d’être en forme. Et j’espère que tes bottes sont de bonne qualité, parce que tu vas bien les user.

– Quoi ? Pourquoi ?

– Tu marcheras à côté du chariot. Punition pour avoir désobéi. » sourit Carnyx en lui tapotant l’épaule. « Je t’avais dit de ne pas entrer dans le village.

– Mais…

– Allez, ouste ! À demain. »



Partie 4 - Nuit au campement


Lorsque David rejoignit le campement, la première chose qu’il remarqua fut le silence. La nuit était tombée depuis un moment et seul l’écho de la forêt résonnait autour de lui.


Il croisa Aylin, assise sur un rocher en hauteur. Elle surveillait les alentours, comme souvent le soir. David lui fit un signe de main en souriant, auquel elle répondit par un hochement de tête poli.


David songea qu’elle ressemblait beaucoup à Nenia dans son attitude. Les deux femmes avaient un aspect très droit et sérieux, froides sans pourtant être désagréable.


Il continua son chemin, se dirigeant vers l’endroit où il avait laissé Rhaen et Nephos. Tout était calme. Il s’attendait à les trouver en train de discuter ensemble, mais ce ne fut pas le cas. Les deux garçons s’étaient endormis.


Enlacés, ils étaient blottis l’un contre l’autre. Le visage de Rhaen était collé au torse de Nephos, à la recherche du réconfort et de la chaleur.


David s’éloigna discrètement pour ne pas les réveiller. Cette scène était adorable, mais elle lui faisait bien trop penser à Ayel. Son compagnon lui manquait déjà terriblement. Ils avaient pris l’habitude d’être toujours ensemble le soir et à cet instant, il aurait fait n’importe quoi pour pouvoir dormir avec lui cette nuit également.


David se sentit soudain très seul.


Comment allait Ayel ? Est-ce que tout se passait bien pour lui ? Il espérait que Dynia s’était calmée et qu’elle ne lui faisait pas trop de misères.


Plongé dans ses pensées, il traversa le camp sans s’en rendre compte. Ce fut une douce musique qui le fit sortir de ses pensées. Gaïtin était toujours assis au coin du feu et jouait d’un petit instrument en bois au son très doux.


En voyant David arriver, il s’arrêta.


└ Tu te sens mieux ?

– Oui. J’ai vu Carnyx, on a pu discuter. Son herbe pour la pipe est excellente !

– Oh, je vois. ┐


Il tapotait son instrument de musique du bout des doigts, ce qui attira l’attention de David. Il se pencha et demanda :


└ C’est quoi ?

– Un ocarina.

– Comme la femme de Carnyx. ┐ fit remarquer David.


Ce mot ressemblait au nom de la guerrière qu’il avait pu rencontrer avant leur départ. Ocarin.


└ Oui. C’est Carnyx qui a trouvé amusant de le nommer comme ça, car selon lui, cet instrument est l’opposé parfait d’Ocarin.

– Ah bon ? Pourquoi ?

– C’est le son est doux et apaisant, alors qu’Ocarin est brutale et stressante.

– Ah. ┐


Carnyx aimait vivre dangereusement. Ocarin n’avait pas dû apprécier et lui avait certainement fait payer cet affront.


└ Pourquoi avez-vous dû le nommer ? C’est toi qui as inventé cet instrument ?

– Non. Je l’ai trouvé dans des ruines lors d’un voyage. J’étais curieux et j’ai appris tout seul à m’en servir. C’est Carnyx qui a voulu le nommer, bien des années après.

– Oh. Vous trouvez souvent des choses dans les ruines ? ┐


Le Creux était constellé de ruines d’anciennes cités et d’anciens villages aujourd’hui abandonnés. Mais tout semblait si détérioré, dévoré par la nature lorsqu’elle avait repris ses droits, qu’il n’avait pas imaginé que des objets aient pu survivre tout ce temps.


└ Il faut savoir où chercher. ┐ répondit Gaïtin en tendant l’ocarina à David pour qu’il puisse le regarder.


Il avait des rainures qui évoquaient celles d’une feuille. Gaïtin semblait en prendre soin, car le bois semblait avoir été nourri et lustré récemment.


└ Peu de personnes s’intéressent à ça, mais moi j’aime bien ramasser des trésors.

– C’est une chouette passion.

– Merci. ┐



David se laissa transporter par le doux son de l’ocarina. Gaïtin avait accepté d’en rejouer pour lui. Les mélodies qu’il lui partageait à cet instant avaient un gout curieusement mélancolique.


└ Tu veux essayer ? ┐ fit le guerrier en s’arrêtant de jouer. └ Je peux te montrer comment faire. ┐


David secoua la tête poliment.


└ Non merci. Je crois que j’aime ne pas savoir comment ça fonctionne. Comme ça, ça reste un peu magique.

– Je vois ce que tu veux dire.

– Je préfère écouter la musique qu’en faire. ┐ continua-t-il. └ Mon amie la plus proche joue de la… ┐


David s’arrêta en pleine phrase et fronça les sourcils. Il n’avait pas le mot en Vieux-Nordan pour la lyre. Il plissa le nez de frustration et abandonna l’idée de parler de Tyra.


└ Non, rien. Ce n’est pas grave. ┐


Gaïtin pencha la tête avec curiosité, son regard clair tentant de déchiffrer les émotions de David. Il demanda :


└ Il te manque un mot ?

– Oui. Ça ne m’était pas arrivé depuis un moment. C’est agaçant. Mais je suis trop fatigué pour chercher avec toi la traduction.

– Je comprends. Mais tu sais, je suis impressionné.

– Ah bon ? Pourquoi ?

– Je me souviens de notre rencontre. Nous ne nous sommes pas parlé, mais je t’ai entendu plus d’une fois communiquer avec Adrepo. ┐ expliqua doucement Gaïtin. └ Tu conversais comme un enfant et tu cherchais tes mots. Aujourd’hui, on oublierait presque que tu n’es pas d’ici. Et tu as presque perdu ton accent. ┐


David rosit légèrement de plaisir. En tant que seule personne de son groupe à vraiment avoir des bases de Vieux-nordan, il avait pris très à cœur son rôle d’interprète pour eux. La survie des siens en dépendait.


Il pensait que ce serait difficile, il se souvenait toujours des problèmes qu’il avait eus pour comprendre Gahan lors de leur rencontre, mais finalement cela s’était avéré d’une simplicité déconcertante.


En y repensant, il s’était rendu compte que Gahan avait une façon de parler très différente des sylènes de Yphen. Était-ce lié à sa longue vie de solitude ? Ou bien était-ce lié à l’endroit d’où elle venait ? Après tout ce temps, il y avait encore beaucoup de mystères autour d’elle.


└ C’est un peu étrange. ┐ répondit-il. └ J’ai l’impression d’avoir toujours connu cette langue, et qu’elle me revient petit à petit. J’ai appris les bases là d’où je viens, mais je ne l’avais jamais vraiment maitrisée. ┐


Il n’était pas Öta. Il n’avait pas grandi avec une mère qui ne lui parlait presque que cette langue pour le forcer à bien la connaitre. Ce qu’il savait, il le tenait d’Öta et des quelques rares serviteurs qui ne parlaient pas nordan.


Gaïtin réfléchit quelques secondes avant de répondre sagement :


└ La légende dit que notre langue appartient à l’origine aux esprits du Creux. Alors vu que leur magie baigne abondamment nos terres, peut-être que ça t’aide.

– Tu penses que ça m’influencerait ?

– Pourquoi pas ? Nous sommes tous sous l’influence des esprits ici. Le Creux est leur domaine. ┐


David aimait cette idée. La magie était vraiment quelque chose qu’il appréciait, qu’il avait du mal à percevoir négativement. Même après ce que lui avait infligé Warin.


└ En parlant d’esprits… ┐ demanda David, hésitant. └ Je peux te poser une question ?

– Oui ?

– Carnyx m’a dit d’où tu viens. Est-ce vrai que tu as chassé des lutinaes autrefois ? ┐


David avait besoin de connaitre la réponse. Ce qui était arrivé à Landry était horrible, et il n’arrivait pas à croire qu’un homme aussi doux et sympathique de Gaïtin ait pu infliger ça à des enfants de son plein gré. C’était trop dur et barbare, ça n’avait pas de sens.


└ Oh. Carnyx te l’a dit ? ┐ répondit avec surprise le guerrier. └ Je ne pensais pas qu’il te parlerait de ça.

– Donc, c’est vrai ?

– Oui.

– Je vois. J’avais espéré…

– Tu avais espéré que je nie ? Non. Je ne dirais pas que je regrette ce que j’ai fait, mais si je devais le refaire aujourd’hui, je n’en ferais rien. ┐ expliqua Gaïtin en croisant les bras pensivement. └ J’ai toujours agi par fidélité, mais maintenant je n’ai plus la même allégeance. ┐


David repensa aussitôt à sa discussion avec Carnyx. Il demanda prudemment :


└ Pourquoi as-tu rejoint Yphen ? Pourquoi avoir changé de camp ? Qu’est-ce qui t’a poussé à tout abandonner ?

– J’ai trouvé une meilleure personne à suivre.

– Qui ça, Adrepo ?

– Non. Je respecte Adrepo mais je ne lui appartient pas. ┐ répondit-t-il. └ Ce n’est pas un secret, Adrepo le sait très bien. J’ai été clair quand j’ai rallié ce village. Si j’ai trahi Coenan et rejoint Yphen, c’est pour être sous les ordres de Carnyx. ┐



Il y avait de nombreuses choses que David ne comprenait pas dans la façon de penser et de vivre des membres du groupe. C’était une culture extrêmement différent de celle avec laquelle il avait grandi. Il avait beau essayer de se mettre à leur place, il n’arrivait pas à entièrement les cerner.


Mais qu’importe. Ils avaient beau être plus étranges les uns que les autres, il les appréciait. Leur unicité avait un petit je-ne-sais-quoi en plus.


David traversa le camp, s’aidant d’une petite lanterne en peau pour retrouver son chemin.


Il venait de laisser Gaïtin après une heure de discussions passionnantes. Ils avaient entre autres débattu sur la différence entre se battre par allégeance et se battre pour une cause.


David pensait que la cause était plus importante que tout. Que pour se battre, il fallait avoir un motif important derrière, ou quelque chose à défendre et à protéger. Ce n’était pas le cas de Gaïtin, pour qui la fidélité suffisait.


C’était une longue discussion qui avait permis à David de mieux comprendre à quel point Carnyx et Gaïtin étaient semblables. Et pourquoi, bien que David ne les cautionnait pas, ils avaient pu faire certaines choses horribles dans leur vie.


└ C’est exactement pour ça que je ne serais jamais un guerrier. ┐ avait soupiré David. └ Je suis incapable de suivre quelqu’un aveuglément dans la bataille.

– Tu n’es pas fait pour suivre, mais ça ne veut pas dire que tu ferais un mauvais guerrier. Tu sais, tu ressembles un peu à Adrepo. ┐


David avait souri à la comparaison. Au vu des nombreuses qualités de l’homme, c’était un beau compliment.


└ Adrepo, hein ? ┐ songea-t-il en y repensant. └ A choisir, c’est vrai que je ne dirais pas non à lui ressembler un peu plus. ┐


David tenta d’être discret lorsqu’il s’approcha du coin où dormait Rhaen. Il avait croisé Nephos sur le chemin et savait qu’il n’était plus là, car il avait rejoint Aylin pour surveiller le camp. Rhaen fixait le plafond de la grotte pensivement. En entendant David, il tourna la tête vers lui et chuchota :


└ Tu vas dormir ?

– Oui. Je suis fatigué.

– Moi j’ai très froid. ┐ murmura-t-il timidement. └ Tu… tu veux bien dormir à côté de moi ? ┐


David haussa les épaules.


└ Comme tu veux. ┐


Il était trop épuisé pour refuser quoi que ce soit. Il attrapa une fourure et la posa à côté de Rhaen avant de s’allonger dessus. Il bailla et ferma les yeux. Il se fichait bien d’où il dormait, tant qu’il pouvait se reposer.


Il sentit Rhaen se blottir contre son bras, cherchant sa chaleur, et il se tourna pour le laisser prendre la même position qu’avec Nephos. Rhaen profita aussitôt de l’ouverture pour s’y faufiler.


David avait servi de bouillotte à Ayel et Öta suffisamment de fois dans sa vie pour savoir qu’il était confortable. Rhaen fit un petit soupir heureux et David ne put s’empêcher d’être attendri. Quelques secondes plus tard, il dormait profondément.



Lorsque David se réveilla dans la nuit, sa première pensée fut qu’il ne pouvait pas bouger. Il était bloqué par un poids et il lui fallut quelques secondes pour se rappeler qu’il avait laissé Rhaen dormir avec lui.


Son regard se posa aussitôt sur sa bouille adorable et il voulut lui caresser la tête. Mais il n’y parvint pas. Son bras était bloqué par autre chose.


Il tourna les yeux et vit alors Nephos, qui s’était blotti contre lui et dormait comme un bienheureux. Le bras de David lui servait visiblement d’oreiller.


└ Hein ? ┐ souffla David, perdu.


Que faisait Nephos là ? Pourquoi ? David le secoua légèrement pour le réveiller et le guerrier ouvrit un œil.


└ Quoi.

– Qu’est-ce que tu fais là ?

– Mmmmh. Je dors. T’es chaud. ┐ marmonna Nephos en refermant les yeux. └ T’es plus confortable que le sol. ┐


David ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit, la referma, avant de froncer les sourcils. Son regard alterna entre Rhaen et Nephos, cherchant une logique à tout ça, avant d’abandonner. Il referma les yeux.


Peu importe. S’il était bloqué, autant retourner dormir.



Le lendemain, le réveil fut difficile. Alors qu’il était assis sur la fourrure qui l’avait accueilli toute la nuit, David peinait à trouver un semblant d’énergie au fond de lui. À ses côtés, Nephos n’était pas dans un meilleur état.


Rhaen s’approcha d’eux en chantonnant joyeusement. Il tenait dans ses mains deux tasses remplies d’un liquide fumant. Il en tendit une à David, qui l’accepta poliment, tandis que Nephos refusait l’autre d’un geste de main.


└ Qu’est-ce que c’est ? ┐ demanda David en reniflant la boisson.


Sa chaleur se répandait dans la tasse, réchauffant ses mains d’une manière réconfortante. L’odeur était agréable, assez douce et terreuse.


└ Une infusion de Sïnazen. ┐ répondit fièrement Rhaen. └ J’en ai cueilli ce matin avec Aylin. C’est bon pour la santé, ça donne de l’énergie.

– Tu vas voir, Rhaen est un adepte des infusions dégueulasses dont le gout reste dans la bouche toute la journée. ┐ ajouta Nephos. └ Tu peux essayer de le boire, mais ne me dis pas que je ne t’ai pas prévenu. ┐


Rhaen fit un petit soupir vexé. Il marmonnant que Carnyx trouvait ses infusions charmantes, lui. Nephos l’entendit et renifla de dédain.


David décida de laisser sa chance à cette drôle d’infusion. Il ne savait pas ce qu’était du Sïnazen, mais il avait suffisamment confiance en Rhaen pour gouter. Et peu importe que ce soit mauvais, tant que ça lui redonnait un peu d’énergie, il était satisfait.


Il en but une gorgée et ferma les yeux de plaisir. Nephos avait tort, c’était délicieux. Son gout un peu brut était exactement comme celui des boissons traditionnelles de Morthebois.


└ Merci, c’est très bon. C’est exactement ce dont j’avais besoin.

– Vraiment ? ┐ s’exclama Rhaen, son visage s’illuminant de joie. └ Tu aimes ? Je peux t’en refaire quand tu veux !

– J’apprécierai. ┐


Nephos roula des yeux en croisant les bras.


└ Mais comment tu as fait pour la faire chauffer ? Je croyais que le feu de camp était éteint. ┐ ajouta David, qui avait eu la mauvaise surprise de découvrir ce fait peu de temps avant, lorsqu’il l’avait cherché pour s’y réchauffer.


└ Magie. C’est une technique assez basique. Je peux te montrer si tu veux.

– Attends, tu es capable de faire chauffer de l’eau, mais pas de te réchauffer toi-même ?

– Quoi ?

– Pourquoi tu n’as pas utilisé ça pour te réchauffer cette nuit ? ┐ insista David. └ D’ailleurs, si vous avez froid, vous savez que vous pouvez vous couvrir ? Ça marche aussi. ┐


Rhaen fit une grimace, son nez se plissant d’embarras tandis que son visage devenait rouge vif. Nephos se détourna et fit mine d’être occupé à admirer un bout de bois.


└ Bon. ┐ souffla David. └ Vous savez, ce n’est pas grave. C’est juste surprenant de se réveiller en pleine nuit avec deux hommes collés à soi.

– Qu’entends-je ? Deux hommes collés à toi ? Tu ne te refuses rien. ┐ fit la voix moqueuse de Carnyx non loin de lui.


David sursauta. Le guerrier avait posé les mains sur ses hanches et levait un sourcil. Il continua avec amusement, se délectant de la situation :


└ Néanmoins en tant que père responsable, je te prierai de ne pas trop faire trop de cochonneries avec mon fils. Il est trop jeune pour ça.

– On a le même âge.

– Oui, mais toi tu ressembles à un vieux bouc alors que lui à une bouille de bébé. Il faudra attendre encore un peu avant d’avoir le droit de le tripoter. ┐


Rhaen fit un petit gémissement et se cacha le visage, ses oreilles rouges dépassant légèrement de sa chevelure.


└ Tu vois ? Il est trop pur pour ça. ┐



Fier de ses bêtises, Carnyx était reparti en sifflotant. Rhaen quant à lui ne parvint pas à reprendre contenance. Il bredouilla :


└ Je… euh… je vais… Gaïtin a besoin de moi pour… euh… compter les cailloux ? C’est ça, compter les cailloux sur la route. J’y vais ! ┐


Et sans laisser le temps à personne de comprendre quoi que ce soit, il s’enfuit. David fixa le vide pendant quelques secondes, se demandant ce qu’il avait fait pour mériter d’assister à ça de bon matin, avant de secouer la tête.


Il regretta aussitôt son geste. Il oubliait à chaque fois que ce mouvement réveillait la douleur dans son orbite. Heureusement qu’elle passait vite.


└ Je n’arrive pas à croire que Rhaen réagisse encore comme ça aux taquineries de Carnyx. ┐ fit Nephos en bâillant. └ Dès que quelqu’un lui parle de ce genre de sujets, il rougit tellement qu’on ne distingue plus son visage de ses cheveux.

– C’est mignon comme réaction.

– Oui, mais je n’arrive pas à trouver ça crédible, vu tout ce qu’il me confie en privé. ┐ soupira Nephos. └ Il a trop d’imagination. ┐


Nephos avait dit ça sur le ton de la plaisanterie, mais son regard était clairement sérieux. Il avait piqué la curiosité de David, qui ne put s’empêcher de hausser un sourcil. À cet instant, il se sentait comme Ayel lorsqu’il cherchait des potins. Il se pencha et demanda :


└ Ah bon ?

– Il pense qu’à ça. Et cet imbécile tombe amoureux d’une nouvelle personne toutes les deux semaines. ┐ fit Nephos en haussant les épaules.


David se redressa, stupéfait.


└ Toutes les deux semaines ? Wouah.

– Bon j’exagère peut-être un peu. Mais je crois qu’à peu près chaque personne du village va y passer à un moment ou à un autre. Le mois dernier, il avait même une obsession pour Gaïtin. Je ne sais pas si elle est complètement terminée cependant. Il profite bien du voyage pour se rincer l’œil.

– Gaïtin ?! Mais il est… âgé ?

– Il est vieux ouais. Il a le double de notre âge. Mais Rhaen trouvait ça séduisant. Toute la soirée, c’est « Gaïtin est si fort, tu as vu ses muscles ? », « Gaïtin est si sage », « Tu as vu le sourire de Gaïtin ? Il me fait fondre. », « Cette cicatrice sur son visage lui donne tellement de charme », « Oh, si seulement Gaïtin pouvait me prendre dans ses si larges et réconfortants bras pour m’emmener dans sa hutte et me dépuceler avec ardeur tout en me plaquant passionnément contre le mur. ». ┐


Nephos avait pris une voix aiguë pour imiter son frère, attirant un petit rire de David. Ce n’était pas très gentil de leur part, mais la façon qu’avait Nephos de raconter ça rendait la scène beaucoup trop amusante.


└ Wouah, je ne pensais pas Rhaen comme ça. Il a vraiment dit ça ?

– Et tu n’as rien entendu encore. Mais t’en fais pas, je doute que tu sois le sujet de ses fantasmes, t’es pas trop son type.

– Tant mieux. Mais ce n’est pas un peu inquiétant tout ça ?

– C’est Rhaen. ┐ répondit Nephos en haussant de nouveau les épaules.



└ C’est fou, mais j’ai l’impression que ce sont toujours les petits machins mignons qui sont les plus pervers. ┐ fit David en se penchant pour attraper une brosse dans son sac.


Il repensait à Tyra, Öta et Elliot qui n’étaient pas en reste eux aussi. Y avait-il une loi inscrite dans l’univers à ce sujet ? Plus le temps passait, plus il se posait la question.


└ Tu as l’air de parler d’expérience. ┐ répondit Nephos. └ Tu as des amis comme Rhaen ?

– Pire que lui.

– Je ne pensais pas ça possible. Garde-les loin de moi, d’accord ? J’ai assez à faire avec lui. ┐


David lui répondit par un petit rire. Nephos le regarda quelques secondes brosser ses longs cheveux, admirant leur douceur et leur brillance.


└ Et toi ? Tu es amoureux de quelqu’un ?

– Tu es bien curieux. Je t’intéresse ? ┐ rétorqua Néphos.


David reposa sa brosse et s’accrocha les cheveux avec un cordon. Une fois qu’il fut certain que sa coiffure ne bougerait plus, il se pencha et ajouta :


└ Je suis déjà pris. Je suis désolé, mais tu ne fais pas le poids face à lui.

– Raconte.

– Il s’appelle Ayel, c’est un bel homme roux. Il travaille le bois.

– Oh. ┐ fit Nephos. └ Je l’ai vu, c’est celui qu’Adrepo a failli tuer non ?

– Quoi ?

– Avant notre départ, un des membres de votre groupe a crié quelque chose dans votre langue sur Adrepo. Je ne sais pas ce qu’il disait, mais ça n’avait pas l’air d’être des compliments. Si Carnyx n’était pas intervenu, il serait mort. ┐



David fronça les sourcils. Ayel ne lui avait pas parlé de ça. Quand était-ce arrivé ? Après l’opération, quand il était trop épuisé et mal en point pour suivre ce qu’il se passait ?


Pour oser hausser la voix devant à Adrepo, Ayel avait vraiment dû être en colère. Que s’était-il passé ? Ne pas pouvoir l’interroger était frustrant. Il avait hâte de rentrer avant qu’Ayel ne provoque la destruction du village.


└ Je n’étais pas au courant.

– Peut-être qu’ils se battaient pour ton cœur, qui sait ? À ce qu’il parait, Adrepo t’a à la bonne.

– Oui, c’est sûr que c’est très romantique de m’arracher mon œil, ça crée des liens. Il l’a conservé pour m’avoir près de lui pour l’éternité. ┐ rétorqua David.


Nephos éclata de rire.


└ D’ailleurs, j’ai cru comprendre qu’il avait fait une demande de cour à une des femmes de votre groupe.

– Ce n’est pas une femme.

– Oh. Vraiment ? ┐


David opina, laissant Nephos pantois. Il se frotta le menton, assimilant cette idée avec amusement. Le village avait beau ne pas interdire les relations entre hommes, ce n’était pas pour autant pleinement accepté. Que le chef du village décide de se choisir un compagnon mâle, alors que toutes les femmes rêvaient de l’avoir depuis des siècles, allait faire jaser.


└ Tu n’as toujours pas répondu à ma question. ┐ insista David sur le ton de la plaisanterie. └ Alors ? Tu as quelqu’un dans ta vie, ou un petit béguin ?

– Non.

– Non ? Rien du tout ?

– Franchement, ça ne m’intéresse pas. Je n’ai pas vraiment d’attrait pour les histoires d’amour quand elles me concernent directement et encore moins quand ça implique du sexe. ┐ expliqua Nephos en haussant les épaules. └ Je suis très bien tout seul. Les histoires des autres suffisent amplement à me divertir, j’ai largement de quoi faire ahaha. ┐


David écarquilla très légèrement les yeux, surprit par la réponse de Nephos. Il ne s’attendait pas à ça.


└ Pourquoi tu tires cette tronche ? ┐ fit Nephos en plissant les yeux. └ J’te préviens, si t’es du genre à vouloir me faire la morale et me persuader que je manque quelque chose chose, tu peux aller te faire foutre.

– Quoi ? Non ! ┐ s’exclama David, en agitant les mains devant lui. └ Je ne voulais pas paraitre bizarre. J’étais juste étonné. Je suis désolé, c’est juste que…

– Que quoi ? ┐ siffla Nephos.


Il n’avait pas l’air convaincu par la réponse de David, et ce dernier soupira. Il passa une main sur son visage et répondit :


└ C’est jusque que je n’avais jamais rencontré quelqu’un qui ne cherchait pas tout ça. Mais je n’ai aucun souci avec ça, au contraire ! ┐


Nephos se détendit légèrement. Tout en tripotant le bout de son oreille coupée, il expliqua :


└ Je t’avoue que j’essaye d’assumer pour faire comprendre à tout le monde que c’est normal, mais en vérité j’me chie dessus à chaque fois que j’en parle. Désolé de t’avoir rabroué, j’suis un peu sensible à ce sujet.

– Je comprends. On te fait souvent des réflexions ?

– Ouais. Dans mon village, ce n’était pas du tout accepté. En plus, mon père m’a toujours pressé pour que je fasse la cour à des femmes, il voulait que je me marie et engendre au plus vite. C’était une énorme source de discorde. À chaque fois que je me comportais différemment de ce qu’il attendait de moi, mon père me punissait. C’est de là que me viennent mes cicatrices. ┐ fit Nephos en désignant les marques sur son corps.


David les avait remarquées depuis longtemps. Une oreille coupée, une dent manquante, une cicatrice sur le cou, et diverses autres petites marques. Nephos n’avait pas eu une vie facile.


└ Ton père avait vraiment l’air d’être une horrible personne.

– Ouais. J’ai essayé, j’ai eu quelques relations, mais je n’étais jamais amoureux. Et avec le temps, j’ai réalisé que ça ne m’intéressait juste pas.

– Et ici ? A Yphen, ça se passe bien ?

– Ici, ça m’arrive de me faire juger et de recevoir des réflexions, mais jusque là je me défendais en disant qu’Adrepo était pareil. Maintenant, ça va être plus compliqué.

– Ah oui. ┐ réalisa David. └ Merde.

– Ouais. J’suis content pour lui, mais mon bouclier a volé en éclat. Difficile de faire comprendre aux autres quand on est le seul exemple. Mais bon, je préfère me faire juger par quelques idiots que me faire mutiler.

– Moi je ne te juge pas.

– T’es un gars sympa. ┐ sourit Nephos.


David se mordit la lèvre.


└ Non, vraiment. Tu sais je… moi non plus, je ne suis pas… ┐ murmura-t-il. └ Le…le sexe ça ne m’intéresse pas. On est pas exactement pareil parce que je suis amoureux de Ayel et que j’aime être en couple, mais le peu que l’on fait ensemble c’est parce que je veux lui faire plaisir, pas pour moi. Je ne ressens aucun attrait pour ces choses là… Et on ne… on ne… ┐


Il se perdit dans ses mots. Il se mordilla la joue, embarrassé. Nephos lui fit un signe de tête montrant qu’il avait compris et qu’il n’avait pas besoin d’en dire plus. Un petit éclat de joie brillait dans ses yeux à l’idée que David lui ressemble.


└ Et ça ne le dérange pas ? ┐ demanda Nephos avec curiosité └ Ton compagnon est respectueux envers toi ?

– Oui. Il est très compréhensif et rassurant. Il m’a toujours dit qu’il ne me forcerait jamais à rien et qu’être avec moi lui suffisait à être heureux.

– Tu es tombé sur un bon gars alors. C’est rare. Prends-en soin. ┐


David hocha la tête, une petite chaleur dans le creux du ventre. Ayel était un soleil ayant illuminé sa vie et éclairé son chemin.


-


Un peu plus tard, alors que Rhaen était revenu et s'occupait de ses soins, David murmura :


└ Au sujet de mon œil…

– Hum ? ┐ fit Rhaen sans s'arrêter dans son geste. Il souleva la paupière de David pour regarder à l'intérieur, les sourcils froncés par la concentration. └ Tu as une question ?

– Oui. À ton avis, il est devenu quoi ? Adrepo l'a détruit ? Gardé ? Jeté ? ┐


David repensait à la discussion qu'il avait eue avec Nephos. Il avait lancé l'idée qu'Adrepo ait pu garder son œil pour faire de l'humour, mais depuis il se posait réellement la question sur ce qu'était devenu ce morceau de lui.


Rhaen fit mine de réfléchir avant de répondre :


└ Je pense qu'il l'a gardé.

– Vraiment ?

– Oui. Il l'a sans doute donné à Hedera. ┐


Rhaen lâcha le visage de David et attrapa son mortier pour récupérer la pâte qu'il avait fabriquée. Une fois qu'il eut rempli consciencieusement la cavité oculaire de David, ce dernier relâcha son souffle et demanda :


└ Pourquoi l'aurait-il donné à Hedera ?

– Dans son atelier, elle a plein de bouts de gens dans ses tiroirs. Si ton œil a été tué par la magie noire, il est suffisamment intéressant pour qu'elle veuille le garder. Elle va sans doute le mettre sur une étagère pour décorer quelque temps. ┐


David frissonna.


└ Berk. Qui décore un atelier avec un œil ?

– Hedera. Mais on s'y fait. ┐ répliqua Rhaen. └ Pour ma part, je lui ai donné une mèche de cheveux. Elle est fascinée par leur couleur.

– Tout ça n'a aucun sens. ┐ souffla David.


Il réflechit quelques secondes avant d'ajouter :


└ Hum. Je m'en fiche, elle peut le garder. Tant que j'ai pas à le voir, ça me va.

– Imagine si tu vas dans son atelier et que tu croises le bocal, avec ton oeil qui "regarde" dans ta direction. Est ce que ce serait pas comme si tu croisais ton propre regard ?

– Brrrr. ┐


David se fit le serment de ne jamais se rendre là bas.






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