- 45 - Premier baiser
- bleuts
- 5 oct. 2024
- 29 min de lecture
Dernière mise à jour : 16 déc. 2024
Partie 1 - Le rendez-vous
David inspira profondément, profitant de l’air frais qui s’offrait à lui. Enfin ! Il était enfin libre ! Quel soulagement.
Cependant avant que Dynia ne daigne lui ouvrir la porte de sa cellule, il avait du supporter deux heures de remontrances et d’avertissements. Deux heures qui étaient sans aucun doute les plus longues de sa vie.
« Et je te préviens, si tu recommences ce ne sera pas des jours, mais plutôt des mois que tu passeras au trou. Il est temps que tu apprennes à contrôler tes émotions. » avait-elle grogné. « Je sais que c’est tentant de cogner tous ceux qui t’agacent. Parfois j’aimerais bien en faire autant, et ce en commençant par l’idiot en face de moi. Mais je me retiens, et tu devrais prendre exemple sur moi. »
Le jeune homme avait marmonné dans sa barbe tout en hochant la tête. Même s’il mourait d’envie de lui rétorquer qu’il était capable de se retenir, pour preuve il ne s’était pas encore battu avec elle, il s’était abstenu.
Il avait bien trop envie de sortir. S’il était resté une minute de plus dans cette cellule, il n’était pas sûr que son esprit en serait sorti indemne.
Ce fut donc agacé par tous ces reproches, mais soulagé d’être libre qu’il chercha ses amis. Il trouva Ayel jouant avec Max.
La vue de son compagnon réchauffa le cœur de David, qui se glissa derrière eux pour regarder la scène. Se trouvant dans son dos, Ayel ne le remarqua pas immédiatement.
Le rouquin se tenait bien droit, les sourcils froncés. Sa main serrait des dés en bois qu’il avait taillés récemment pour offrir une occupation aux membres du camp. Il pinça les lèvres avant de les lancer.
« Aha ! J’ai gagné ! » s’écria-t-il joyeusement en se redressant. « À moi les baies !
– Mince. Ça s’est joué à vraiment peu de points, c’est pas juste.
– Tu gagneras la prochaine fois, mon petit. Ne perds pas espoir. » fit Ayel en tirant vers lui un panier d’herbes tressées qu’il serra contre lui avec satisfaction.
David croisa les bras, une moue perplexe peinte sur le visage. Ils pariaient des baies ? Vraiment ?
Tandis que Max se levait et s’en allait en ronchonnant, emportant avec lui la bouteille d’alcool aux herbes que les deux hommes avaient bu durant leur partie, Ayel remarqua la présence de David. Son regard s’éclaira.
Il délaissa son panier pour se jeter dans les bras de David.
« David ! »
Ce dernier lui fit un sourire en lui caressant tendrement les cheveux. Il ferma les yeux et posa son visage sur sa tête, appréciant sa présence.
« J’avais hâte que tu sortes ! » murmura Ayel, une moue boudeuse sur le visage. « Le camp est triste sans toi. »
Et sans lui laisser le temps de répondre, Ayel se détacha de lui et s’exclama avec fermeté :
« Ce soir, on oublie les autres. Je veux une soirée en amoureux.
– Mais Dynia voulait que je…
– Je me fiche de Dynia. Tu es à moi, pas à elle. » grogna Ayel. « Si je veux profiter de la libération de mon compagnon, je le ferais. »
David haussa un sourcil en répondant :
« D’accord. Mais si elle décide de m’enfermer de nouveau, tu prends ma place.
– Si elle t’enferme pour une raison aussi bête qu’une soirée en amoureux, je te ferais évader et on s’enfuira ensemble. Je te protégerais d’elle. Je te sauverais de ta vilaine tortionnaire.
– Mais oui, bien sûr. » se moqua David en levant les yeux théâtralement. « J’y crois. »
Le regard outré qu’il reçut en réponse valait son pesant d’or.

« Là tout de suite, ma priorité, c’est de me laver les cheveux. J’en meurs d’envie depuis des jours, je suis incapable de faire quoi que ce soit tant qu’ils ne seront pas propres. » avait grogné David en désignant sa tignasse sale.
« Tu as raison, je te comprends. Ils sont vraiment infâmes.
– Toujours des mots aimables à ce que je vois. » ronchonna-t-il.
Une vingtaine de minutes plus tard, penché au-dessus d’une bassine d’eau, David essuya sa crinière humide en soupirant d’aise, appréciant la douce sensation de la propreté.
Il était seul, Ayel ayant profité de l’occasion pour aller se préparer également.
David se releva et s’assit ensuite sur un rocher. Tandis qu’il peignait ses cheveux, il regarda autour de lui.
Leur camp était calme à cette heure. Il n’y avait personne dans les environs à l’exception de Sofie qui découpait soigneusement de la viande, installée non loin.
Ses gestes étaient ceux d’une personne ayant déjà fait ça des centaines de fois.
Quelques minutes plus tôt, Adrepo avait déposé deux lièvres dans leur camp. Chaque fois qu’il revenait de la chasse, le sylène leur apportait toujours de quoi se nourrir. Il avait échangé un regard avec David et hoché la tête respectueusement.
David lui faisait souvent office de traducteur, mais la personne qui s’adressait à eux était bien plus souvent Nenia, la cheffe des villageois. Elle s’occupait de leur fournir tout ce qu’il fallait pour subvenir à leurs besoins. David la trouvait froide, mais pas pour autant désagréable. Elle lui rappelait Elliot, d’une certaine manière.
Toujours occupée, à travailler efficacement et sans relâche, à courir de jour et de nuit dans le village pour que tout se passe bien, tout en gardant une certaine noblesse dans son attitude.
Elle parlait peu, mais était attentive et écoutait. Chaque fois que Dynia demandait à David de réclamer quelque chose, Nenia s’arrangeait pour que ce soit fait rapidement. Ils ne manquaient de rien.
C’en était presque inquiétant. D’une certaine manière, même s’ils étaient tenus à l’écart, ce village prenait bien trop soin d’eux. Que cachaient-ils ? Pourquoi cet accueil ?
« Tu as fini ? » fit la voix de Ayel, faisant sursauter David. « Tu as besoin d’aide ? »
David remarqua alors que Sofie avait fini depuis longtemps de s’occuper des lièvres et avait disparu avec. Plongé dans ses pensées, il n’avait pas vu le temps passer. Ses cheveux étaient presque secs.
« Ça va aller. Je rêvassais.
– Tu veux que je te peigne ? Ça fait un moment que je ne l’avais pas fait.
– Pourquoi pas. »
Ayel attrapa le peigne en os. Toucher les cheveux de David était toujours un plaisir. Ils étaient épais et doux.
« C’est injuste. Peu importe à quel point tu les maltraites, ils sont toujours beaux. Et si simples à démêler.
– Tu plaisantes ? Ils sont catastrophiques. Ils font tout le temps de gros nœuds, ça me rend fou.
– Ah, ces jeunes. Toujours dans l’exagération. » pouffa Ayel en continuant de le peigner. « Quand j’avais les cheveux longs, là c’était vraiment catastrophique.
– Tes cheveux longs me manquent un peu. »
Ayel arrêta aussitôt son geste. David le sentit et tourna la tête vers lui, inquiet :
« Ayel ?
– Vraiment ? Ils te manquent ? Ils ne te plaisent plus comme ça ? Tu n’aimes plus ?
– Ayel, ne déforme pas mes mots. »
Ayel se mordit la lèvre, mais ne répondit pas. David leva les yeux au ciel et ajouta :
« Ils sont très bien tes cheveux, andouille.
– Mais tu les préférais quand ils étaient longs.
– J’aime surtout pouvoir passer mes mains dedans. »
David se leva et fit face à Ayel, qui fronça les sourcils. Que faisait-il ?
David tendit la main, frôlant son visage, et tira sur le cordon qui attachait les cheveux de Ayel. Ils se libérèrent alors, tombant sur ses épaules dans une cascade rousse.
« Voilà comment je les aime.
– Hé ! Rends-moi ça !
– Non. » répondit David.
Ayel tenta de se jeter sur lui pour reprendre le cordon, mais David l’esquiva.
« Arrête ça !
– Non.
– Oh, et puis zut ! » ronchonna Ayel en croisant les bras. « Tu m’énerves.
– C’est toujours un plaisir de t’embêter. » rétorqua David en agitant le cordon sous son nez pour se moquer de lui. « Allez, s’il te plait. Reste comme ça pour ce soir, j’aime te voir les cheveux détachés. Ils sont magnifiques, c’est dommage de les cacher.
– D’accord. » marmonna Ayel.
Il détourna les yeux, les joues rosies.
« Mais seulement si tu me laisses te maquiller.
– Tu sais bien que tu peux me maquiller quand tu veux.
– Et te coiffer ?
– Et me coiffer. Si ça te chante.
– Et il faudra que tu refasses pousser ta barbe.
– Hé. N’abuse pas des bonnes choses. »

« Des fleurs ? Sérieusement ?
– Tu m’as dit que je pouvais te coiffer comme je veux, alors arrête de rouspéter et laisse moi jardiner. »

« Comment se porte ton œil ? » demanda Ayel, tandis que son pinceau caressait les yeux de David. « Ta vision, ça s’arrange ?
– Pas du tout. Mais ça ne reviendra pas, tu sais. »
Ayel soupira. Ça ne coutait pourtant rien d’espérer !
« À vrai dire, des fois je me dis que j’aurais préféré perdre totalement mon œil plutôt que ça. » continua David d’une voix triste. « Je vois mal, ça me donne mal à la tête.
– Tu as toujours des ombres dans ton champ de vision ?
– Ouais. On s’y fait, mais c’est désagréable. Je vois mieux quand je ferme mon œil. Du coup je me dis que ce serait mieux si j’utilisais plus mon œil abimé. Tout est si flou de sa faute qu’il est plus un fardeau qu’autre chose. »
Ayel hocha la tête, comprenant ce qu’il voulait dire. Il n’aimait pas voir David ainsi. Depuis que Warin l’avait blessé, son œil était un sujet difficile. Entre la marque sur sa peau, la couleur sombre de son œil et ses soucis de vision, il y avait trop de sources d’inquiétudes.
Ils savaient que ça n’empirerait pas, Adrepo avait libéré David du poison et bloqué le maléfice, mais les séquelles étaient belles et bien présentes.
« Et si tu portais un cache-œil ?
– Je serais ridicule avec.
– Pas du tout. Ça à du charme, tu sais ? »
David pinça les lèvres en détournant les yeux. Il ne savait pas quoi penser de cette idée. Ayel lui attrapa le menton pour le forcer à lui faire de nouveau face.
« Arrête de bouger quand je te maquille.
– Oui oui, pardon. » sourit David.
On aurait pu penser qu’après autant de temps à se faire maquiller presque tous les matins, David aurait appris à rester en place. Mais ce n’était pas le cas. Il avait toujours autant la bougeotte.
« Tu me fais quoi comme symbole aujourd’hui ? Une lune, comme d’habitude ?
– Non. Un soleil. Je me suis dit qu’on pourrait inverser nos maquillages pour changer. Tu n’as pas remarqué ? J’ai effacé celui que je m’étais fait ce matin pour ça.
– Tu avais tout prévu. » sourit David. « J’aime bien l’idée, mais si tu te fais une lune sur le front, ça va fait un peu répétitif avec celles sur tes joues. Quoique le symbole que tu portais tout à l’heure y ressemblait. Hum.
– Ah, oui, mes lunes. J’ai tendance à les oublier. »
Ayel se redressa. Le pinceau dans la bouche, il fit mine de réfléchir.
« Alors dans ce cas, tu aimerais quoi ? Une idée ?
– Si c’est pour un rendez-vous amoureux, il faut un symbole en rapport avec l’amour. Tu n’as pas ça sous la main ?
– Ça dépend. Quel amour ? Le doux ? Le complice ? Le passionné ? L’intense ?
– Le vache ? »
Amusé, Ayel donna un petit coup à David.
« Va pour le symbole de la complicité. Je l’aime bien, il est joli. Sur les joues, ça te va ?
– Ce que tu veux, je te fais confiance. »
Ayel reprit son pinceau et s’attela à la tâche. Il s’arrêta de nouveau et murmura :
« On est pas très originaux. Les autres couples sont plus inventifs.
– Et c’est grave ?
– Pas vraiment. »

Loin derrière le camp, là où personne ne se rendait jamais, David et Ayel étaient assis dans l’herbe, protégés par l’ombre d’un grand arbre. Paisiblement blottis l’un contre l’autre, ils se laissaient bercer par le chant des grenouilles qui résonnait autour d’eux.
« Tu as remarqué ? » sourit David. « Chaque fois que l’on s’offre une soirée ensemble, c’est au bord d’un lac.
– Ce n’est pas un lac, mais une mare. »
David haussa les épaules. Pour lui, c’était la même chose : un joli plan d’eau. Ayel sembla lire dans ses pensées et ajouta :
« Après, tu peux toujours essayer de t’y baigner. Je te regarde.
– Non merci, ça ira. » grimaça David.
Ayel pouffa et posa la tête contre l’épaule de David en refermant les yeux. Il se sentait bien ici. Tyra avait eu une bonne idée en lui recommandant le lieu et il se promit de la remercier.
« On devrait revenir ici de temps en temps. » murmura David en lui caressant la tête. « Ça fait du bien d’être loin des autres.
– Oui, je suis d’accord.
– Et je me demande si les grenouilles ici ont aussi des champignons qui leur poussent dessus. Tous les animaux des souterrains sont si bizarres. »
Ayel ne répondit pas. David pencha la tête vers lui et murmura :
« Toi, tu vas finir par t’endormir.
– Mais non. » répondit-il en bâillant. « Raconte-moi une histoire.
– Une histoire ?
– Une légende de chez toi. Ou une histoire de ton enfance. Peu importe. Raconte-moi quelque chose. »
David réfléchit quelques secondes. Son regard se laissa porter sur les arbres autour d’eux avant qu’un souvenir ne lui revienne. Il sourit :
« Une fois quand j’étais petit, j’ai passé toute la journée à coller des feuilles mortes sur des troncs d’arbres.
– Quoi ? »
David rit, amusé par l’air perdu de Ayel.
« Il y a une légende chez nous qui dit que les lutins aiment faire des œuvres d’art éphémères avec les feuilles. Ils les disposent sur le sol tout autour des arbres, ou sur les troncs. Ils jouent sur les couleurs pour faire de jolis motifs. Du coup, on sait qu’un lutin vit dans une forêt si on trouve des traces de ses œuvres.
– Ce doit être joli. » murmura Ayel, rêveur. « Mais ça n’explique pas pourquoi tu as fait ça. Tu n’es pas un lutin à ce que je sache.
– Je n’ai pas eu le choix. Mon… euh… avec un ami, on adorait les histoires de lutins. Et il voulait qu’on les imite, car il pensait que ça leur donnerait envie de venir jouer avec nous.
– Sérieusement ?
– Oui. » pouffa David. « J’avais mal aux mains. Les feuilles ne tenaient pas en place et franchement, le résultat était très laid. Et tout ça pour qu’aucun lutin ne vienne jouer avec nous.
– Quelle déception.
– Et le pire, c’est que mon ami s’est fait réprimander pour ça. On avait fait ça dans un bois sacré. Il a été privé de sortie pendant une demi-lune.
– Et toi ? Tu ne t’es pas fait punir ?
– Je sens encore la douleur des mains de Elliot sur mes fesses. » grimaça David.
Ayel gloussa. David avait déjà vaguement évoqué ce nom, toujours avec affection.
« Je crois que j’aurais préféré une privation de sortie plutôt que la fessée. » ajouta David. « Hum.
– Moi, je préfère la fessée. » répondit Ayel avec un sourire en coin.
David rougit légèrement. Sa réponse fut un gargouillis de mots incompréhensibles.

Il faisait nuit lorsque David et Ayel quittèrent la mare.
Ils longeaient maintenant les remparts, marchant main dans la main sans réel objectif. Passer du temps ensemble, loin du camp et sans aucun membre du groupe pour les interrompre était un luxe appréciable.
Ils n’avaient plus de moment semblable depuis longtemps.
À vrai dire, le village de Söl et toutes les petites habitudes qu’ils y avaient prises leur manquaient. Ce n’était pas une période facile, et David savait que son compagnon souffrait bien plus que lui de la situation.
Après tout, Ayel avait perdu deux fois sa maison à la suite avec pour seule cause sa relation avec David. Banni la première fois. Suivant David lors de sa fuite la seconde fois.
Et dans les deux cas, il n’avait rien fait de mal. Il avait juste fait l’erreur d’aimer la mauvaise personne. David ne pouvait s’empêcher de s’en vouloir. Il culpabilisait d’infliger tout ça à Ayel. Car s’il n’était pas entré dans sa vie, jamais son compagnon n’aurait eu à subir tout ça.
« Quand on aura quitté les souterrains, je me demande bien où on ira. » murmura Ayel en fixant les murs avec inquiétude. « L’avenir me fait un peu peur.
– On verra bien. Je suis sûr que l’on trouvera un coin sympa. Tu sais que Dynia aimerait demander asile à une nouvelle Caste ?
– Ah bon ? » s’étonna Ayel. « J’espérais un peu qu’elle irait défier Soren pour tenter de reprendre le village.
– Oui. J’en ai discuté avec elle. Elle aimerait beaucoup, mais elle doit d’abord penser à sa famille. Les mettre à l’abri est sa priorité.
– Oh. Je comprends. » répondit Ayel.
Sa main se resserra sur celle de David.
« Et Tyra ?
– Je ne sais pas trop. » souffla David. « Je n’ai pas vraiment eu le temps d’en discuter avec elle. Mais j’espère qu’elle restera avec nous. »
Ayel hocha la tête.
« Je l’espère aussi. Je me suis attaché à elle. Tu crois qu’elle nous suivrait dans une nouvelle caste ?
– Je ne sais pas. La connaissant, son premier objectif va surtout être de retourner au village pour empaler son frère sur sa lance. »
Il y a eu quelques secondes de silence, les deux hommes imaginant sans peine le chaos que provoquerait la tornade Tyra, avant que David ne le brise :
« Alors à ton avis, qui va nous venger Soren la première ? Dynia ou Tyra ? Moi, je mise sur Tyra. Elle va faire de la bouillie de son frère. »
Ayel éclata de rire.
« Alors dans ce cas je mise sur Dynia.
– On fait un pari ? Celui qui perd sera au service de l’autre pendant une journée.
– Aha, avec plaisir. »
Ils savaient qu’ils oublieraient leur pari d’ici là, mais penser au futur leur fit du bien.

David et Ayel avaient continué longtemps de longer les remparts. Ils étaient maintenant loin de leur camp, dans une partie du village qu’ils n’approchaient pas souvent.
Pas qu’ils n’aient pas le droit de s’y rendre, ils n’avaient simplement jamais eu de raison de s’en approcher. On y trouvait surtout des ruines, quelques rares habitations et des espaces qui accueillaient diverses récoltes. Ainsi que des terrains d’entrainement pour les guerriers.
Ayel montra du doigt un petit escalier qui permettait de monter sur les remparts et s’exclama :
« Oh. Et si on montait ? J’ai envie de voir les environs d’un peu plus haut. »
David hocha la tête et grimpa les marches à la suite de son compagnon. Un garde se trouvait en haut. Il leur lança un regard surpris, mais leur fit un signe de tête de poli.
Ils longèrent alors les remparts en hauteur durant de nombreuses minutes, appréciant la vue.
D’un côté, ils voyaient un mieux Yphen et les ruines qui se mêlaient au village, et de l’autre ils pouvaient apercevoir le chemin qu’ils avaient pris lorsqu’Adrepo les avait guidés jusqu’ici.
Et en parlant d’Adrepo…
« Oh merde. David. Regarde ça. »
David tourna la tête pour regarder dans la direction qu’Ayel lui montrait. Un peu plus loin, en partie caché par l’un des nombreux bâtiments antiques effondrés en contrebas, Adrepo venait de plaquer Mylen contre un mur.
Si Ayel ne l’avait pas signalé, David ne l’aurait jamais remarqué.
« Merde. Il s’est encore attiré des ennuis, ce con. » grogna David en plissant les yeux, espérant mieux voir. « J’espère qu’il n’a rien fait de grave.
– Euh. David. Je crois qu’ils s’embrassent. »
David cligna des yeux.

Une expression d’horreur absolue traversa alors son visage.
« Oh bordel. Je ne veux pas voir ça. » souffla-t-il, appréciant alors que sa vision soit assez défectueuse pour lui avoir épargné les détails de la scène. « Je ne veux même pas l’imaginer. Bon sang. Non. C’est trop tard. Je crois que j’ai l’image en tête. »
Ayel soupira. Il posa ses mains dans son dos et le poussa doucement en avant pour lui faire avancer. David se laissa faire, sous le choc.
« Non, non non. Je ne vais plus jamais pouvoir parler à Adrepo sans penser à ça. Beurk. Mylen en plus ! Qui voudrait embrasser ce renard ? Il a perdu l’esprit ?
– Ça va aller, tu vas t’en remettre. » répondit Ayel en roulant exagérément les yeux.
Il fit mine d’être amusé, mais son ventre se tordit d’appréhension à l’idée que Mylen mette tout leur groupe en danger. Il espérait que ce n’était pas sérieux et que Mylen n’irait pas briser le cœur du Sylène. Les conséquences pourraient s’avérer désastreuses.
Tandis qu’il s’éloignait, Ayel tourna lança un dernier regard vers la scène. Mylen avait disparu, laissant Adrepo seul.
Il fronça les sourcils.

Partie 2 - Se confier
David et Ayel étaient rentrés aux aurores. Si Ayel vivait assez bien le manque de sommeil, ayant l’habitude de sauter des nuits lorsqu’il travaillait à son atelier, ce n’était pas le cas de David. Les yeux cernés, le visage fatigué, il n’était absolument capable de rien aujourd’hui.
Assis dans un coin, il somnolait sans prêter attention à son environnement. Même les railleries de Dynia ne parvenaient pas à le maintenir éveillé.
Ayel, aux petits soins, lui avait apporté une couverture chaude et un bol de potage. David était adorable quand il se trouvait dans cet état. Il ressemblait à un petit enfant malade, ayant besoin d’être bichonné. Ayel avait envie de prendre soin de lui.
Il retournait à la tente pour déposer le bol vide, lorsqu’il croisa Mylen.
« Je vois que vous vous êtes bien amusés hier soir. Vous devriez faire ça plus souvent. La tranquillité que sa fatigue nous procure est délectable. Quel plaisir de ne plus entendre ses grognements. » se moqua Mylen.
Ayel serra les dents. Il posa le bol sur la table et lui tourna le dos fièrement, tâchant tant bien que mal de l’ignorer.
« D’ailleurs, jolis suçons sur David. » insista Mylen. « Mais pas très discrets. »
Ayel se tendit. Agacé, il craqua. Il n’avait pas assez dormi pour être patient. Il se retourna lentement et répliqua froidement :
« Ah, la discrétion. Tu es bien placé pour parler, hein ?
– Quoi ?
– Hier soir, tu pensais vraiment que vous étiez discrets le cornu et toi ? »
Ayel savait que sa réponse était mesquine. Mais la réaction du blond ne fut pas celle à laquelle il s’attendait. Au lieu de se moquer, ou d’être embarrassé, Mylen blanchit.
Tout le sang quitta son visage et il recula d’un pas.
« Bah alors, tu ne fais plus le malin ? Tu n’as rien à dire ? Je vous ai vu vous embrasser. Tu pensais quoi au juste ? T’es totalement inconscient de fricoter avec l’un des chefs du village. » siffla Ayel.
Mylen ne répondit pas. Figé, il avait perdu toute sa verve. La colère d’Ayel éclata alors comme une bulle, comprenant que quelque chose n’allait pas. Il lui attrapa le bras.
« Merde. Mylen ? Ça va ? » s’enquit-il avec inquiétude.
Une idée atroce apparue alors dans son esprit.
« Il a abusé de toi ? » murmura-t-il. « Tu peux m’en parler. Je ne —
– Quoi ? Non ! »
Mylen grimaça. Le regard fuyant, il hésita. Il sembla peser le pour et le contre, avant de répondre dans un souffle.
« Ce… c’était mon premier baiser. »
Ayel ne s’attendait pas à cette réponse. Il écarquilla les yeux en lâchant le bras de Mylen, surpris.
« Quoi ?
– C’était mon premier baiser. » répéta lentement Mylen en se cachant le visage d’une main. « Je ne sais pas quoi faire. Je me suis enfui. »

Ayel laissa s’échapper un petit bruit de surprise.
« Attends, quoi ? Ton premier baiser ? Mais… ? »
Mylen se tendit aussitôt, réalisant qu’il en avait trop dit. Il n’allait quand même pas se confier à 𝑙𝑢𝑖. Il foudroya Ayel du regard.
« Et alors ? On commence tous quelque part. »
Ayel secoua la tête, les yeux écarquillés. Il répondit dans un souffle :
« Oh bon sang. Ça veut dire que tu n’as jamais eu de relation ? Tu n’as jamais été en couple ? Tu n’as jamais… ? »
Mylen se renfrogna. Il poussa Ayel et rétorqua :
« Ça ne te regarde pas. Je n’aurais jamais dû t’en dire autant. »
Ayel comprit le message derrière les mots. Je n'aurais pas dû t'en parler, pas après ce que tu m'as fait.
Il tourna le dos au roux et se dirigea dignement vers la sortie de la tente, mais Ayel lui attrapa aussitôt le bras pour l’arrêter.
« Mylen, attends. » s’exclama-t-il. « Je suis désolé. Pour tout. Je ne savais pas, j’ai agi comme une merde avec toi.
– Il était temps que tu t’en rendes compte. »
Sa voix était douloureuse. Il se dégagea de la poigne de Ayel et le dévisagea avec méfiance, semblant attendre la suite avec appréhension.
Ayel se sentit coupable. Il repensait à la nuit de sa rencontre avec Mylen. La façon dont il avait flirté avec lui pour satisfaire son égo sans prendre en compte les sentiments du blond.
Sans prendre en compte l’idée qu’il aurait pu lui faire espérer plus qu’un simple jeu de séduction. Sans prendre en compte les conséquences.
Il se souvenait des réactions timides de Mylen, de ses hésitations, de ses rougissements… oh misère. Il avait vraiment mal agi.
Son comportement plus récent, aux antipodes du jeune blond intimidé qu’il avait rencontré dans la taverne, avait fait croire à Ayel que Mylen avait juste joué un rôle ce soir-là.
Mais s’il s’était trompé ?
« Je peux t’aider. Tu as besoin de conseils ? » murmura Ayel « Lui et toi, c’est sérieux ?
– Je n’en sais rien. » répondit Mylen en se dégonflant. « Je ne comprends rien. Je n’ai jamais été très doué pour ces choses-là. »
Il fronça les sourcils avant d’ajouter, d’une voix tranchante :
« Mais je te préviens tout de suite. Si tu répètes tout ça à David… Toi et ton petit copain, vous ne ferez pas long feu. »
Ayel hocha la tête en grimaçant. Il n’avait aucune envie d’avoir la gorge tranchée durant la nuit. Il dévisagea le blond en songeant que, clairement, Mylen avait le don d’être à la foi touchant et terrifiant.
« Message reçu. » répondit Ayel. « Bon sang. Un sylène et toi. Je crois que je vais avoir besoin d’un verre pour encaisser tout ça. Un truc fort.
– Je sais où les sylènes stockent leur alcool aux herbes. Je leur en vole de temps en temps. » soupira Mylen. « Je te montre ? »

Ce fut totalement dépassé par la tournure des événements que Ayel se fit trainer par Mylen jusqu’au bâtiment où les Sylènes entreposaient leurs vivres.
« Mais…
– Chut. Moins de bruit. Tu veux nous faire repérer ? »
Ayel grimaça. Les yeux exorbités, il suivit Mylen jusqu’à l’arrière de l’entrepôt, se faufilant par un petit passage étroit. Dans quelle situation s’était-il encore fourré ?
Comme de nombreux autres dans le village, le bâtiment n’était pas en parfait état. Mylen lui montra un trou dans le mur. Une crevasse assez large pour laisser passer une personne était bien cachée à cet endroit.
Au vu de la mousse et des champignons qui poussaient sur les pierres, elle ne devait pas dater d’hier.
Mylen entra. Ayel regarda une dernière fois autour de lui avant de soupirer et de le suivre.
Mylen n’avait pas attendu une seconde pour commencer à fouiller dans les réserves. Il en sortit une bouteille qu’il lança à Ayel.
« Ouah ! Fais attention ! » glapit Ayel en la rattrapant de justesse. « Et si je ne l’avais pas attrapée ? Elle se serait brisée !
– Quel dommage que tu l’aies rattrapé. Je me faisais une joie de te voir laper le sol. »
Ayel grimaça. Il déboucha la bouteille et la porta aux lèvres, appréciant la piqure de l’alcool. Il la tendit ensuite à Mylen, qui secoua la tête :
« Non merci. Je ne touche pas à ces merdes. »
Ayel agita la bouteille avec agacement et Mylen roula des yeux avant de la prendre. Il en but une gorgée, et grimaça aussitôt.
« Trop fort pour ton palais sensible ? » se moqua Ayel.
Mylen renifla. Il en but une gorgée de plus avant de lui rendre :
« Non. Je ne vois pas ce que vous lui trouvez. C’est juste mauvais. Je ne comprends pas pourquoi Dynia me demande d’aller lui en chercher si souvent.
– Moi, je ne lui demande pas d’être bon. » répondit Ayel en reprenant une gorgée.
Mylen haussa un sourcil. Il sembla peser le pour et le contre, et reprit finalement une gorgée à son tour. Ayel se laissa glisser contre le mur, s’asseyant entre deux caisses, et demanda :
« On ne risque rien ici ?
– Non. Cet entrepôt n’est pas leur principal, ils n’y viennent que rarement. Et s’ils décident de s’en approcher, on les entendra arriver. »
Ayel se détendit légèrement.
« Alors, raconte-moi. » fit-il en déposant entre ses jambes la bouteille que lui tendit de nouveau Mylen. « Comment tu en es arrivé à te faire voler ton premier baisé par Adrepo ? C’est quand même… wouah. Adrepo quoi. Il est… intimidant.
– Aucune idée. Hier, il m’a apporté un sanglier, je l’ai envoyé chier, et ensuite il m’a plaqué contre un mur pour m’embrasser. »
Ayel fronça les sourcils.
« Quoi ? Attends, reprend depuis le début. Comment ça, un sanglier ?
– Ouais. Un sanglier mort, avec une flèche plantée dans l’œil. Je crois qu’il était assez fier, mais je n’en voulais pas. Qu’est-ce qu’il voulait que je fasse de cette merde ? Encore, quand il m’a offert une boucle d’oreille, j’ai trouvé ça séduisant. » expliqua Mylen en touchant la boucle en forme de goutte noire qui pendait à son oreille. « Il était là quand j’ai laissé ma précédente boucle d’oreille sur la tombe du p’tit. C’était un geste… appréciable de sa part. »
Ayel hocha la tête. David lui avait raconté la scène. Mylen avait laissé sa boucle d’oreille en forme de lune dans le tombeau de Landry, comme cadeau d’adieu au petit.
« Mais après, c’est devenu bizarre. Il m’a offert des ossements. Ensuite, il s’est ramené avec un sac de plumes. Je me suis dit que ça ne pouvait pas être pire, mais un sanglier crevé ? Qui offre des sangliers crevés ? Du coup je lui ai dit d’aller se faire foutre, mais c’est à ce moment-là qu’il m’a embrassé. »

Ayel avait écouté Mylen monologuer au sujet d’Adrepo pendant ce qui lui semblait être une éternité. Il ne s’était jamais imaginé que le blond pouvait parler autant. Il souffla :
« C’était sans doute sa façon à lui de te courtiser.
– Sérieusement ? Avec un sanglier ?
– Je ne sais pas. C’était peut-être pour te montrer qu’il est fort ? Il essayait peut-être de t’impressionner. Tu en connais beaucoup, toi, des hommes capables de tuer un sanglier ?
– Les veilleurs le faisaient. J’aurais été bien plus impressionné par un ours.
– Tu en demandes beaucoup là. » grimaça Ayel, avant de blanchir. « Il y a des ours dans les souterrains ? »
Mylen ricana, mais ne répondit pas. Ayel déglutit. Il baissa les yeux sur la bouteille d’alcool aux herbes posées entre ses jambes. Elle était vide.
Il renifla. Son regard alterna alors entre la bouteille vide dans sa main et les rangées de bouteilles un peu plus loin. Pouvait-il… ? Mylen roula des yeux.
« Non.
– Mais...
– Non. Dis-moi plutôt ce que je dois faire. Tu as dit que tu m’aiderais. »
Ayel sourit simplement. Il se pencha vers Mylen, son épaule reposant contre celle du blond. Ce dernier se dégagea aussitôt, une expression de dégout gravée sur le visage.
Sans s’en offusquer, Ayel répondit joyeusement :
« Ça dépend. Tu as aimé ce baiser ?
– Ça ne te regarde pas.
– Mylen.
– Peut-être.
– Peut-être comme " je ne sais pas, ce n’était pas ce que j’imaginais " ou peut-être comme " ça m’a fait des papillons dans le ventre, mais je n’ose pas le dire à Ayel parce que je suis trop intimidé pour ça " ? »
Mylen foudroya Ayel du regard, mais répondit :
« Peut-être que ça m’a fait quelque chose.
– Haha ! Tu as de la chance. Moi, mon tout premier baiser, il était vraiment mauvais.
– Ah ?
– Ouais. C’était maladroit et humide. J’étais assez jeune, mais je crois que je m’en souviendrais toujours. Je me disais que ce n’était pas normal que je n’aie pas aimé, alors j’ai essayé de faire semblant d’apprécier. C’était un peu ridicule, si tu veux mon avis. »
Mylen se pencha en avant, écoutant Ayel avec attention. Le roux sourit et continua :
« Mais bon, comme tu l’as dit, on commence tous quelque part.
– Et tu as eu beaucoup de relations ?
– Quand j’étais jeune, je n’étais pas très sage. » rit Ayel. « Mais après m’être fiancé, je me suis calmé.
– David et toi, vous êtes fiancés ? Je ne savais pas. »
Il y eut un petit silence gênant. Ayel se tendit légèrement, mais répondit :
« Non. J’étais fiancé avant d’être avec David. C’est une histoire pas très joyeuse.
– Allez, raconte. Des fiançailles, ça ne se brise pas pour rien. » insista Mylen en fronçant les sourcils. « Tu l’as trompé avec David ?
– Quoi ? Non. » s’offusqua Ayel. « Mon fiancé est mort bien avant qu’on se rencontre. Mais ce n’est pas une histoire que je veux raconter. Je n’aurais pas dû —
– Tu te rends compte que c’est trop tard maintenant ? »
Ayel grimaça.
« On devait parler de toi et d’Adrepo, pas de moi.
– Quel dommage. »
Mylen attrapa une nouvelle bouteille, qu’il lança à Ayel. Le roux cligna des yeux, une expression exprimant sa parfaite incompréhension sur le visage.
« Mais tu avais dit que… ?
– Le prix pour une histoire. Allez. Raconte. Garder les secrets, c’est mon métier. Je n’en parlerais à personne. » fit Mylen en haussant un sourcil. « Je sens que c’est une histoire croustillante, j’ai un bon flair pour ces choses là. »
Ayel soupira. Il savait qu’il était coincé. Il ouvrit la bouteille en songeant qu’elle était la bienvenue.

« Il s’appelait Mark. »
Ayel s’humecta les lèvres, le regard plongé dans ses souvenirs.
« C’est moi qui suis allé vers lui la première fois. Il était meunier, comme mes parents. Ils sont morts quand j’étais très jeune, alors je ne savais pas grand-chose de leur métier et j’étais curieux. Je me disais que ça m’aiderait à me faire une image d’eux. »
Mylen hocha la tête et se cala confortablement contre le mur, invitant Ayel à continuer. Le roux baissa les yeux vers sa bouteille encore pleine et la serra contre lui.
« On est tout de suite tombés amoureux l’un de l’autre. Mark était parfait. Beau, gentil, intelligent… il était merveilleux. C’était un amour fusionnel.
– Laisse-moi deviner la suite. Ça n’a pas duré. »
Ayel se rongea la lèvre. Très lentement, il hocha la tête.
« Au… au début, c’était juste des petites remarques. Des critiques qu’il faisait passer pour de l’humour. Mais ça a commencé à devenir récurrent. Il me dévalorisait tout le temps et m’humiliait parfois devant ses amis. Il me disait des choses horribles. » Murmura-t-il.
Évoquer cette partie-là de ses souvenirs était plus simple qu’il ne l’aurait cru.
« Sincèrement, j’étais aveuglé par l’amour. Je me disais que ce n’était pas très grave. Tout le monde dans le village l’appréciait, il était admiré et respecté. Je pense que je m’accrochais à cette image. J’étais sincèrement persuadé d’avoir de la chance qu’il m’aime. Je n’ai jamais été très populaire dans mon village, alors j’étais en manque d’affection et il en profitait.
– Je vois le genre. » répondit Mylen avec mépris. « J’ai déjà entendu des histoires comme ça. C’est plus courant qu’on ne le croit.
– Oui. » grinça Ayel. « Si un jour quelqu’un agit comme ça avec toi, surtout, ne reste pas avec cette personne. Moi, je ne l’ai compris que trop tard, j’étais bien trop aveuglé par mes sentiments. »
Mylen hocha la tête.
« Merci du conseil. Et après ? » répondit-il avec un regard perçant.

Malgré l’alcool dans ses veines, Ayel se sentait plus conscient que jamais. Il hésita, un frisson parcourant son corps. Le ventre noué, il murmura :
« Après nos fiançailles, il a commencé à être un peu violent… » murmura-t-il en détournant les yeux, n’en revenant pas d’aborder ce sujet avec Mylen. « Parfois, il… il me frappait.
– Et il t’a violé ? »
Surpris, Ayel s’étouffa. Il lâcha la bouteille qui tomba par terre et se renversa devant lui. Mylen se pencha pour la ramasser.
« Que…
– Ce n’est pas parce que je n’ai jamais eu de relation que je suis aveugle, Ayel. » fit-il en posant la bouteille à côté de lui. « T’étais avec un putain d’agresseur. J’espère qu’il est mort en souffrant.
– Je… »
Le teint blafard, Ayel déglutit.
« C’était un accident. » murmura-t-il en détournant les yeux. « Je tentais de le repousser et…
– Comment ?
– Quoi ?
– Comment ça s’est passé ? »
Ayel grimaça et tenta de se faire petit, attirant un regard sombre de Mylen.
« Je… c’était dans mon atelier. Je l’ai repoussé, mais il était trop fort. Alors, avec un de mes outils… ça s’est passé si vite…
– Wouah. Tu ne sais vraiment pas mentir. »
Ayel sursauta. Il répondit aussitôt en agitant fébrilement ses mains. Elles étaient moites.
« Quoi ? Non ! C’est vraiment ce qu’il s’est passé !
– Et ils ont gobé ça dans ton village ? Ça se voit à des lieues que t’as rien fait.
– Que…
– N’oublie pas mon métier. » siffla Mylen.
Il se pencha sur Ayel, plongeant son regard dans le sien. Acculé, Ayel bredouilla quelques mots supplémentaires, avant d’abandonner devant l’insistance du blond.

« Ne le dis à personne ! Personne ne doit savoir que j’ai menti ! »
Ayel s’était exclamé, le visage déformé par l’angoisse. Son ventre se tordit lorsqu’un sourire triomphant illumina le visage de Mylen. Mais ce dernier s’éloigna de Ayel. Il croisa les bras et répondit simplement :
« Je serais muet comme une tombe. Raconte.
– Je… » hésita Ayel.
Était-ce l’alcool qui lui donnait envie de parler ? De se confier ? De se libérer de ce fardeau ? De ne plus être le seul à porter ce poids ? Ou en ressentait-il réellement le besoin ? Il n’en avait jamais parlé avant.
« Il y avait un garçon dans le village. » souffla-t-il, n’y croyant pas. Il prononçait enfin ces mots après tant d’années. « On était proches. Je crois qu’il était même amoureux de moi.
– Oh ?
– Il me disait tout le temps de quitter Mark. Il m’aidait à cacher les bleus. Il… il était le seul à savoir. »
Ayel resta silencieux quelques secondes, plongé dans ses souvenirs. La douleur tirait ses traits. Il passa la main sur son visage en fermant les yeux.
« Mark me… il me… il… » les mots de Ayel restèrent coincés dans sa gorge.
Il inspira, le visage pâle.
« J’ai bien essayé de le repousser, mais il était plus fort que moi. Il avait presque fini quand... » murmura-t-il. « Je l’ai senti me tomber dessus. Il y avait du… du sang partout. Son sang.
– C’est le garçon qui l’a tué. » répondit Mylen. « Classique. »
Ayel hocha la tête.
« Il venait me voir dans mon atelier quand il a vu la scène. Il a attrapé mes outils et il… il lui à planté dans la gorge. À peine ai-je réalisé ce qu’il se passait que Mark était mort. »

Ayel baissa les yeux, épuisé par l’évocation de ces souvenirs. Les larmes coulaient le long de ses joues lorsqu’il continua :
« Je m’en veux. Si j’avais eu le courage de partir avant. Si j’avais eu la force de le repousser moi-même… » sa voix tressauta, entrecoupée de sanglots. « Jamais Elen n’aurait eu à vivre ça. »
Mylen hocha la tête et croisa les bras. Il n’était pas surpris. Il avait vu et entendu de bien pires histoires. Mais cette histoire était encore plus intéressante qu’il ne l’avait imaginée.
Il demanda d’une voix plus douce :
« Pourquoi mentir ? Pourquoi t’accuser du meurtre ? Pour protéger le garçon ?
– Oui. » souffla Ayel, la voix brisée. « Je refuse qu’il endosse la responsabilité de mes erreurs. J’étais prêt à accepter n’importe quelle condamnation pour le protéger.
– C’est respectable. »
Ayel cligna des yeux, surpris.
« Quoi ?
– Prendre soin des plus jeunes, c’est notre travail. Tu as bien fait. » répondit Mylen. « Tuer, ça change une âme à jamais. Il a sacrifié son innocence pour te sauver. C’était un acte d’amour et de courage exemplaire. Un cadeau inestimable de sa part, à n’en point douter. »
Ayel ne sut pas quoi répondre.
« Et qu’est-il devenu après ça ? », continua Mylen. « Il est encore en vie ? Que fait-il aujourd’hui ?
– J’ai tout fait pour le protéger, mais ça n’a pas suffi. Tu as raison quand tu dis que tuer change une âme à jamais… je l’ai bien vu. Ça l’a changé. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Et il a fini par partir. » souffla Ayel. « Il en avait besoin, comment l’en blâmer ?
– Hum. Compréhensible. » répondit simplement Mylen. « Je lui souhaite d’avoir pu se reconstruire.
– Il l’a fait. Je n’en ai aucun doute, je ne m’en fais pas pour lui. Ce petit a toujours été très débrouillard. »

« Bien. Merci pour cette histoire. » fit Mylen en se calant contre le mur. « C’était… instructif. »
Il s’étira en bâillant avant d’ajouter :
« Si tu retrouves ce gamin un jour, envoie-le-moi. Il a l’air d’avoir du potentiel.
– Quoi ?
– Je n’ai pas encore d’apprenti, alors la place est libre. Étrangement, le meurtre, ça ne passionne pas grand monde. Je ne comprends vraiment pas pourquoi. Si c’est bien fait, ce n’est même pas salissant. »
Ayel cligna des yeux. Il resta muet quelques secondes, le temps que son esprit traite les mots de Mylen. Finalement, il répondit par un petit rire nerveux.
« Je ne suis pas sûr qu’il soit intéressé.
– Quel dommage. »
Mylen roula exagérément des yeux avant d’ajouter :
« Après, si tu veux, je peux te donner quelques leçons. Je doute que tu fasses un assassin convenable, mais au moins tu n’auras pas été jugé pour rien. Je suis sûre que l’on peut trouver aisément un connard à zigouiller pour te faire les dents.
– Non merci. » grimaça Ayel. « Sans façon.
– Tu ne sais pas ce que tu rates. » répondit Mylen en haussant les épaules. « Mais plus sérieusement, je peux au moins t’apprendre les bases pour te défendre. Ce ne sera pas du luxe par ici, et, s’il t’arrive de nouveau un problème, tu pourras agir le premier. »
Ayel ouvrit la bouche pour refuser, mais se ravisa en réalisant que ce n’était pas une mauvaise idée. Il fronça les sourcils.
« Pourquoi m’aider ?
– Pourquoi pas ? Si tu peux te défendre, ça me fait une personne de moins à protéger. Je donne aussi des leçons à mon petit frère. Si tu es maladroit et que tu as peur de te ridiculiser, dis-toi que tu ne seras jamais pire que lui.
– Oh. Je… dans ce cas… oui, pourquoi pas ?
– Parfait. »

Après ça, Ayel et Mylen discutèrent en ouvrant une nouvelle bouteille. Ils s’étaient déplacés dans la réserve, changeant de place pour s’éloigner de la grande flaque composée de alcool renversé par Ayel.
Ils discutèrent… ou plutôt, Mylen posa de nombreuses questions à Ayel. Il avait toujours été intrigué par le fonctionnement des autres castes et les différences avec la sienne.
Ayel avait évidemment sauté sur l’occasion pour râler.
« Et j’te dis même pas leur gestion des orphelins ! Catastrophique ! » siffla-t-il en posant un peu trop violemment la bouteille sur le sol.
Comme bon nombre d’orians, il avait une excellente résistance à l’alcool. Si jusque maintenant il était encore maitre de lui, la boisson avait eu raison de ses dernières barrières. Les joues rouges, il mâchait maintenant ses mots, parlait trop fort et trop rapidement.
Et surtout, il s’était désormais lancé avec ardeur dans la liste de tous les défauts de son village.
« Tout ça parce que j’avais plus de parents, impossible d’trouver un apprentissage ! Personne ne voulait du p’tit orphelin. Heureusement qu’un maitre a fini par me prendre en pitié, sinon j’serais encore en train de chercher.
– Du coup, tu es ton métier par dépit, pas par passion ? Tu fais quoi déjà ?
– J’suis ébéniste. C’est un beau métier, j’regrette pas. Il m’aide à me canaliser. J’étais un sale gosse, tu sais ? Vraiment. » sourit Ayel. « Tu m’aurais adoré à l’époque.
– C’est peut-être pour ça que tu ne trouvais pas d’apprentissage. »
Ayel perdit son sourire. Une moue boudeuse sur le visage, il renifla avant de boire une nouvelle gorgée. Mylen haussa un sourcil :
« Doucement sur la boisson.
– Nan. J’ai besoin d’oublier que j’ai raconté mes pires secrets à… à toi. Qu’est-ce qui m’est passé par l’esprit pour faire ça ? Bon sang. Dieu Rythm, aide-moi à oublier. J’ai besoin de ta magie, maintenant. »
Mylen roula des yeux.
« Comme tu veux. » fit-il en haussant les épaules. « Donc si je dois résumer, je dirais que les gens de ton village sont de sacrées pourritures.
– Ouais ! Une sacrée bande d’enfoirés. Ben j’suis pas mécontent de m’être barré. Qu’ils crèvent tous ! J’aurais dû foutre le feu en partant, tiens.
– Je retire ce que j’ai dit. Continue à boire. Je crois bien que je vais finir par t’apprécier. »
Ayel cligna des yeux. Il reposa doucement la bouteille et fixa Mylen avec horreur. Ce dernier l’attrapa et se leva pour la reposer sur une étagère.
« Hein ?
– Et tu sais, si tu économises longtemps, tu auras peut-être assez pour m’engager. Raser un village, c’est un peu rustre, mais c’est dans mes cordes. Ça fait longtemps que je n’ai rien brûlé. » sourit-il en se rasseyant. « Je peux même faire une offre pensée à tes besoins. Je connais plusieurs méthodes de tortures tout à fait adaptées à cette adorable cheffe que tu as tant l’air d’apprécier.
– Oh. Hum. »
Ayel fit mine de réfléchir. Mylen haussa un sourcil.
« Le fait que tu aies l’air de réfléchir sérieusement à mon offre est assez inattendu.
– C’est parce que j’ai bu. » gloussa Ayel. « Puis j’mentirais en disant que je n’ai jamais rêvé d’le faire moi-même. Pas de tuer des gens, mais de… lui faire du mal, tu sais ? Bon sang. J’aimerais vraiment bien la pousser d’une falaise et la voir s’écraser en bas dans un gros splotch.
– Techniquement, en faisant ça tu la tuerais.
– Oui. Mais c’est pas une personne, elle est trop méchante alors ça compte pas. » siffla Ayel avant de se mordre la lèvre, soudain pris de remords. « Je suis un monstre ?
– Voyons, je ne dirais jamais ça d’un de mes futurs clients, ce n’est pas bon pour les affaires. »
Ayel plissa les yeux quelques secondes, le temps de comprendre, avant de rire.

Le campement était presque vide à cette heure-ci. David s’y trouvait encore, somnolant sur sa paillasse en rêvant qu’il élevait avec Ayel une étrange chèvre à la robe verte.
« David ! »
David ouvrit difficilement les yeux, l’esprit encore embrumé par le sommeil, et vit soudain une tornade rousse lui tomber dessus.
« David ! » fit Ayel en l’enlaçant, une bouteille à la main. « Tu m’avais manqué.
– Quoi ?
– Devine quoi ! Mylen est pas si con que ça finalement. Je crois que je l’aime bien. Il est drôle. Enfin non. Mais un peu quand même. Je crois. »
David se réveilla aussitôt. Il dévisagea avec horreur Ayel.
« QUOI ?
– Hihi. Je suis allé boire avec lui. Mais chut. C’est un secret. » gloussa Ayel en posant un peu trop violemment le doigt sur la bouche de David, qui recula la tête. « Il m’a montré où trouver l’alcool aux herbes. Y’en avais pleiiin ! Mais il m’a laissé seul après. J’sais pas où il est.
– Ayel.
– Oui ?
– Qu’est-ce que tu foutais avec Mylen ? » fit David en le repoussant.

Ayel ouvrit la bouche, puis la referma. Il fronça les sourcils et marmonna :
« J’peux pas t’le dire. Secret ! Mais y va m’apprendre à m’défendre. J’serais plus un poids pour toi comme ça.
– Mais tu n’as jamais été un poids.
– Hihi t’es drôle. En tout cas, on a failli s’faire prendre par les sylènes. Mais Mylen il les a entendus arriver en premier avec ses sens d’assassin et du coup on s’est enfui avant qu’ils entrent. C’est marrant. Je crois.
– Je ne comprends plus rien.
– Mais si ! C’est parce qu’on était pas loin d’la fissure. » insista Ayel en hochant vigoureusement la tête, visiblement convaincu par son histoire.
David ferma les yeux.
« Je crois que je vais retourner dormir.
– Mais je t’ai ramené une bouteille ! » gémit Ayel. « Viens boire avec moi. »
David se leva, lui arracha la bouteille des mains et se dirigea vers l’entrée de la tente. Il vida son contenu sur le sol, défiant Ayel d’oser dire quoi que ce soit. À cet instant, Dynia qui passait par là, poussa un cri.
« Qu’est-ce que tu fais ? Ce n’est pas ce que je crois ?! Je reconnais cette bouteille… tu… tu… »
David soupira.
« Bon. Il va vraiment falloir que je vous apprenne à boire un truc génial. Ça s’appelle l’eau. Je vous jure, c’est super bon.
– Mais…
– Sur ce, je retourne DORMIR. Léchez le sol si ça vous chante, mais le prochain qui vient me faire chier avec une haleine qui empeste l’alcool, je le forcerais à boire toute l’eau du lac. C’EST COMPRIS ? »
Ayel et Dynia hochèrent la tête de concert.
Et soudain, Ayel vomit.
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