- 41 - Le cadeau des esprits
- bleuts
- 10 oct. 2024
- 49 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 mars
Partie 1 - La vérité
Tyra avait écouté le récit de Dynia sans mot dire. Les bras enroulés autour de ses jambes, elle sentait les larmes couler sur ses joues. Le chagrin noyait ses yeux.
Landry était mort. Le petit Landry. Ce garçon adorable, qui n’avait jamais fait de mal à personne ? Ce petit rayon de soleil, dont le sourire était plus chaud que l’été ?
Elle n’arrivait pas à le réaliser. C’était injuste. Pourquoi lui ?
Dynia n’était pas entrée dans les détails, lui arguant qu’elle était trop épuisée pour se lancer dans une explication aussi longue.
« Je ne suis même pas sûre de comprendre tout ça. » souffla Dynia, le visage creusé par la douleur. « Si tu veux les détails, tu demanderas à Mylen. Lui, il aura la force d’en parler.
– Alors c’est vrai. Mylen est ici et est ton fils… Bon sang, je comprends mieux pourquoi il vous a accompagné. » répondit Tyra en s’essuyant les yeux.
Elle se redressa, tentant de reprendre contenance.
« Et dire que tout ce temps, je n’en savais rien.
– Personne ne le savait.
– Mon père était vraiment un enfoiré. Pas que ce soit une nouveauté. » siffla-t-elle. « Je suis désolée que vous ayez dû endurer ça Sofie et toi. Tu m’étonnes que Mylen soit aussi tordu avec une histoire pareille.
– Tyra !
– Désolé ? »
Dynia leva les yeux au ciel, mais ne répondit pas. Elle regarda sa gourde vide avec lassitude, dépitée de ne plus rien avoir à boire. Tyra renifla.
« D’ailleurs en parlant de Mylen, je l’ai pas encore vu. Il est où ?
– J’sais pas. » répondit Dynia en haussant les épaules. « Comme d’habitude, sans doute en train de préparer un mauvais coup.
– Ah.
– On tourne un peu en rond par ici faut dire. Hedera est bien gentille de nous accueillir, mais elle ne nous laisse pas quitter le village sans escorte et on ne sait toujours pas s’il y a la moindre sortie dans l’coin.
– Elle ne vous a rien dit ?
– Pas vraiment. Elle nous répète d’attendre. » soupira Dynia.
Tyra hocha la tête. Elle ne comprenait pas encore tous les tenants et aboutissants de cette situation et espérait y voir plus clair bientôt.
C’était une situation assez difficile à réaliser. Ils se trouvaient dans un village de Sylènes ! Même si ce n’était pas ceux contre lesquels ils se battaient depuis des générations, il y avait quelque chose d’étrange dans cette situation.
« Et toi alors ? Tu m’expliques ce que tu fous avec un noble ?
– Ah, Öta. » grimaça Tyra. « C’est un très bon ami.
– Oui, mais encore ? D’où tu le connais ? Et d’où il connait David ? Pourquoi se battaient-ils ? Pourquoi est-il avec toi ? »
Tyra détourna les yeux pour fixer le sol avec une moue embarrassée. Elle n’était pas sûre d’avoir l’autorisation de révéler les secrets de ses amis. David aurait sans doute préféré l’annoncer lui-même.
« C’est compliqué.
– Tyra.
– Bon d’accord. Plus précisément… ILS sont compliqués.
– Ouais, des hommes quoi. » marmonna Dynia en roulant des yeux. « Et donc, ils se connaissent d’où ?
– En gros, Öta est un ami d’enfance de David. Ils se connaissaient avant que David ne rejoigne sa première caste et ils ne se sont pas vus depuis des années. Öta était avec moi parce qu’on se… fréquente… depuis quelque temps. Il vit à GemmeNoire, alors, euh, tu vois ? »
Dynia fronça les sourcils. Elle se pencha en avant, les mains sur les genoux, et demanda avec un air surpris :
« Bah alors ? Et ton p’tit guérisseur dans son boui-boui là ? Celui pour lequel tu t’languissais ? J’pensais que c’était du sérieux moi.
– Je… » rougit Tyra. « C’était Öta. Mais on n’est pas ensemble.
– Attends, c’est un seigneur ou un guérisseur ? Faudrait savoir. Et tu l’fréquentes, mais vous êtes pas ensemble ? J’pige rien à ce que tu m’baragouines gamine. »
Tyra gémit. Pourquoi c’était à elle de tout expliquer ?

Il avait beau avoir l’air sûr de lui lorsqu’il avait laissé Tyra partir, la réalité était toute autre : Öta n’en menait pas large. Il était maintenant seul avec Hedera et ses gardes et il n’était pas certain de la bonne conduite à tenir.
« Hedera ? » demanda-t-il. « Vous aviez parlé de nous emmener manger, mais maintenant que Tyra n’est plus avec nous, où allons-nous ? Je dois vous avouer que je n’ai pas très faim. »
Hedera ne lui répondit pas. Elle continua de marcher d’un pas lent et mesuré, son bâton frappant le sol à intervalle régulier et fur et à mesure qu’elle avançait. Ils venaient de traverser tout le village et montaient maintenant une pente qui menait vers un quartier surélevé et à l’écart des autres.
Öta réfléchit quelques secondes avant de retenter sa chance en vieux-nordan. Peut-être n’avait-elle pas compris ?
└ Excusez-moi. Où allons-nous ? ┐
Hedera s’arrêta. Elle tourna lentement la tête et baissa les yeux vers lui. Elle était si grande qu’il devait tordre son cou pour croiser son regard.
└ Ma sœur a mal éduqué son petit gardesprit. Il ne sait pas se taire. Il devrait pourtant savoir que l’on doit se faire petit lorsque l’on se conduit mal.
– Je vous présente mes excuses, je n’aurais pas dû me battre dans votre village. Mais qui est votre sœur ? La Dame de Mortherbe ? Êtes-vous une Dame, vous aussi ? ┐
Un petit bruit sortit de la gorge d’Hedera, à mi-chemin entre le grognement et le gloussement. Elle fixa le jeune homme quelques secondes avant de se détourner pour recommencer à marcher.
└ Hedera ?
– Je vais te montrer ta hutte.
– Ma hutte ? Je ne comprends pas, mes amis sont partis dans l’autre direction. Je ne reste pas avec eux ? ┐
La dirigeante du village renifla, mais resta silencieuse. Öta soupira, comprenant qu’il n’aurait aucune réponse à ses questions. Mieux valait la suivre.
La partie du village où elle l’avait mené était définitivement à l’écart de tout le reste, protégée par de nombreux arbres et de racines qui s’entremêlaient dans d’étranges, mais belles, arabesques.
Öta ne put s’empêcher de ralentir le pas pour admirer le paysage.
La voix d’Hedera le fit revenir à lui. Elle désignait un tertre au loin, en partie engloutie par la végétation. De nombreux paniers étaient déposés à l’entrée et des bougies brulaient paresseusement, déposées sur des rochers qui entouraient le lieu.
└ Ceci est ma demeure. Tu n’y entreras jamais sans y être invité.
– Compris.
– Bien. Ta hutte est là-bas. ┐
Elle désignait de grandes huttes de bois et de pierres non loin, qui étaient regroupées ensemble. Elles étaient bien plus grandes et solides que celles qu’Öta avait aperçues dans le village en contrebas. Elles semblaient également plus anciennes.
└ Tu dormiras dans celle-là. ┐ fit Hedera en ouvrant la plus petite.
Elle peina à y entrer tant elle était grande. La hutte était poussiéreuse, comme inhabitée depuis longtemps. Öta déposa son sac sur le sol et regarda autour de lui avec curiosité. C’était assez joli, mais vide. Seuls un banc en pierre et un grand tapis coloré y trônaient.
Il s’approcha du banc. Ou bien était-ce un lit ? La pierre était froide, et il n’y avait aucune couverture. Il voulut se tourner vers Hedera pour lui poser la question, mais la femme avait disparu. Il était seul.
└ Hedera ? ┐ fit-il en sortant de la hutte.
Elle n’était pas là non plus. Il resta quelques secondes debout devant la porte, le regard perdu. Cette situation n’avait aucun sens. Que devait-il faire maintenant ? L’avait-elle vraiment abandonné là, ou allait-elle revenir ?
└ C’est toi le Gardesprit ? ┐ fit une voix rauque à sa gauche.
Öta sursauta et se tourna vers la source du bruit. Un homme s’approchait d’un pas rapide. Très grand, sa peau était sombre et ses cheveux d’un blanc purs.
Il s’arrêta à son niveau et dévisagea le blond avec curiosité.
└ Bonjour ? Qui êtes-vous ? Où est Hedera ?
– Je m’appelle Cissus. Je ne sais pas ce que tu as fait pour l’énerver, mais à ta place j’éviterais Hedera un moment. Elle pestait contre toi.
– Oh.
– Elle est pourtant assez amicale avec les serviteurs des Dames d’habitude. Enfin, pas qu’il y en ait souvent par ici. Mais tu as vraiment du faire mauvaise impression pour qu’elle me refile ta garde. ┐
La grimace que fit Öta en réponse était parlante. Le Sylène éclata d’un rire franc et lui tapota l’épaule.
└ Ne t’en fais pas. Je vais te guider. Mais d’abord, il faut que tu te laves. Tu empestes. On va aller au lac et te trouver des vêtements plus convenables que ces… choses… sur toi. ┐
Öta hocha la tête. L’homme avait raison, il était crasseux et ne refuserait pas un bon bain. Il espérait juste que le lac ne serait pas trop froid.

Le lac où Cissus emmena Öta n’était pas très loin des huttes. Les deux hommes les avaient contournés pour prendre un passage qui se trouvait juste derrière elles, et après quelques minutes de marche en forêt ils avaient atteint leur destination.
C’était un petit lac protégé par les bois. Il était entouré de ces rochers qui peuplaient les souterrains, habillant le paysage en tous lieux.
Öta remarqua immédiatement la présence d’un homme dans l’eau. Adossé à un rocher, les yeux fermés, il paraissait endormi.
Il ressemblait à Cissus. Sa peau et ses cheveux étaient de la même couleur, mais l’inconnu était bien plus grand et massif que le guide d’Öta.
└ Qui est-ce ?
– Mon frère, Adrepo. ┐ expliqua Cissus en commençant à se déshabiller.
Ce qui n’était pas difficile, car il n’était pas très couvert. Öta détourna les yeux en sentant ses joues chauffer. Il ne voulait pas voir.
└ Mais il dort ? Tu n’as pas peur qu’on le réveille si on se lave ? ┐
Cissus haussa les épaules et cria :
└ Adrepo ! Tu dors ? ┐
L’homme dans l’eau ouvrit un œil et grogna. Il fit un geste vague de la main avant se refermer son œil.
└ Tu vois, petit Gardesprit ? Il ne dort pas.
– Ah. D’accord, merci. ┐

Embarrassé par la situation, Öta se déshabilla lentement. Mais lorsque vint le moment de retirer les manches de ses avant-bras, il hésita. Il cachait toujours ses feuilles dessous, protégé par des bandages.
Il ne les montrait à personne d’habitude. Même Tyra ne les avait jamais vues. Mais si ici, la magie n’était pas interdite, il ne risquait rien, non ?
Et Hedera avait des feuilles et de l’écorce sur ses cornes. Ce ne devait pas être interdit ou quoi que ce soit d’autre, si la dirigeante du village arborait quelque chose de semblable ?
Il s’était d’ailleurs dit qu’il pourrait lui poser des questions à ce sujet. Peut-être savait-elle des choses qu’il ignorait ? Elle avait l’aura d’une personne dont le savoir était immense.
Öta inspira et retira lentement ses bandages. C’était un soulagement d’enfin être libre et il sentit un petit frisson de plaisir lorsqu’il toucha ses feuilles du bout des doigts pour vérifier qu’elles allaient bien. Cissus, qui était entré dans l’eau entre temps, siffla d’appréciation.
└ Jolies feuilles.
– Merci ? ┐ répondit Öta, surpris de ne pas recevoir plus de questions que ça.
Une fois dévêtu, Öta plongea dans l’eau. Elle n’était pas froide. Elle était glaciale. Il couina, mais se força à avancer jusqu’à être suffisamment immergé.
Cissus plongea alors les mains dans l’eau pour en ressortir l’un des rochers qui peuplaient le fond du lac. Ces rochers poreux, Tyra lui en avait déjà montré. Ils étaient utiles pour se laver et se décrasser des impuretés.
└ Alors, petit Gardesprit. Quel est ton nom ?
– Öta de Morthebois. ┐
Le Sylène hocha la tête, satisfait de cette réponse. Il semblait être bien plus enclin à la discussion qu’Hedera, et Öta décida d’en profiter.
└ Dis-moi, Cissus. Vous accueillez souvent des "Gardesprits" par ici ? Je suis surpris de l’accueil que j’ai reçu. Je ne sais guère quoi en penser.
– C’est très rare. La dernière fois, c’était il y a bien trois ou quatre siècles je dirais. ┐
Öta écarquilla les yeux. Tant que ça ? Cissus lança un regard à son frère, qui continuait de somnoler, avant de continuer :
└ Il faut dire que vos Dames ne nous aiment pas vraiment. Celles qui nous apprécient sont rares. Laquelle sers-tu ? La Dame des Cendres ? Elle a mauvais caractère, mais elle s’entend bien avec Mère.
– Non…
– La Dame des Glaces alors ? Mais je n’ai plus entendu parler d’elle depuis longtemps.
– Non plus… Je sers la Dame de Mortherbe. ┐
Cissus cligna des yeux. Il sembla puiser dans ses souvenirs avant de grimacer.
└ La Dame de l’Herbe ?
– Pourquoi Mère laisserait-elle un serviteur de la Sournoise entrer dans notre village ? ┐ grogna soudain Adrepo, qui avait ouvert les yeux.
Il se redressa et lança un regard noir à Öta. Et soudain, il poussa Öta, qui perdit l’équilibre et tomba dans l’eau. Il se redressa en toussotant, de l’eau plein la bouche et le nez.
└ Qu’est-ce que tu es ? Un espion ? Un assassin ? Pourquoi t’a-t-elle envoyé ici ? Parle où —
– Hé ! Ne t’en prends pas à l’invité de Mère ! ┐
Cissus se mit aussitôt devant Öta, faisant barrage de ses bras. Il défia son frère en montrant les dents, le nez froncé de colère.
└ Cissus. Bouge.
– Non ! Mère m’a chargé de lui, je vais me faire gronder si tu le blesses ! Je n’ai pas envie de me faire punir.
– Ksht ! Ne me réponds pas. ┐
Adrepo bouscula son frère, qui réagit aussitôt en lui sautant dessus. Les deux hommes se battirent alors dans l’eau, des gouttes giclant tout autour d’eux.
Öta recula d’un air horrifié. Du peu qu’il parvint à distinguer de ce chaos, il vit Cissus mordre Adrepo et ce dernier répliquer en lui griffant le bras en retour.
Ils finirent par s’arrêter lorsqu’Adrepo plongea la tête de son frère dans l’eau, le maintenant de force sous celle-ci.
Ce dernier se débattait, des bulles revenant à la surface et se raréfiant au fur et à mesure qu’il perdait son souffle. Öta, ne supportant pas de voir ça, se précipita sur Adrepo et lui attrapa le bras en criant :
└ Arrêtez ! Vous allez le tuer ! ┐
Adrepo relâcha alors Cissus, qui remonta à la surface en toussant. Il fusilla Adrepo du regard en se massant la gorge.
└ Ne me défie plus.
– Tssht ! Tu penses vraiment que notre mère le laisserait entrer dans le village si elle n’avait pas confiance ? Tu penses vraiment qu’elle serait capable de se fourvoyer ? ┐
Adrepo cracha, mais les mots de son frère semblèrent faire effet, car il croisa les bras en reniflant de dédain. Il lança un regard noir à Öta.
└ Bien. Mais je t’ai à l’œil. ┐
Öta hocha la tête doucement, un frisson de peur parcourant son dos. Il ne voulait pas attirer les foudres de cet homme, oh ça, non !
Cissus lui posa alors la main sur l’épaule pour le rassurer. Il semblait déjà avoir oublié la bagarre, car il souriait de nouveau.
└ Je suis désolé, mon frère à la sève chaude. Et il est de mauvais poil depuis que Mère l’a réprimandé pour avoir lancé une attaque sans son autorisation. Tout ça pour se faire capturer bêtement.
– Je ne suis pas de mauvais poil. ┐ grogna Adrepo en montrant les dents, les bras croisés.
Il marmonna alors des mots de colère avant de faire volte-face pour sortir du lac.
└ Vous avez réussi à gâcher ma baignade.
– Tu l’as gâché tout seul !
– Fais attention à tes mots. Reste à ta place. Je te préviens, la prochaine fois le p’tit gardesprit ne sera sans doute pas là pour te protéger.
– Je pense que Mère serait ravie de le savoir. ┐
Adrepo plissa le nez.
└ Enfant impoli.
– Vieux ronchon. ┐
Ils échangèrent un regard avant d’éclater de rire de concert, le tout sous le regard définitivement perdu d’Öta.

Öta tremblait, frigorifié, lorsque Cissus décida que la baignade était terminée. C’est avec un soupir de soulagement qu’il sortit de l’eau. Il vit avec l’homme s’ébrouer comme un animal avant de se rhabiller rapidement.
Öta se dirigea vers ses vêtements sales et réalisa qu’il allait devoir les remettre le temps de rentrer, ce qui n’était pas franchement l’idée la plus lumineuse. Ha ! Devoir mettre du tissu crasseux sur sa peau propre encore humide, c’était un vrai plaisir.
Cissus sembla penser la même chose, car un air coupable traversa son visage. Il se bredouilla quelques mots à lui-même, embarrassé.
└ Et bien, où sont les vêtements propres que tu m’as promis ? ┐ demanda Öta après avoir enfilé seulement le strict nécessaire, tenant le reste de ses vêtements dans les bras. └ J’ai hâte de me changer. ┐
Cissus se redressa aussitôt et lui fit signe de le suivre. Sur le chemin, Öta s’arrêta plusieurs fois afin de finir d’essorer ses cheveux. Il avait beau chérir sa coiffure, il devait bien avouer qu’elle n’était pas dénuée d’inconvénients.
Surtout lorsqu’il s’agissait de se mouiller les cheveux. Ils étaient terriblement longs à sécher et gouttaient douloureusement dans son dos toute la journée.
C’est à des moments comme ceux-là qu’il regrettait que son élément magique ne soit pas le feu ou l’eau. Il aurait adoré pouvoir sécher sa crinière d’un seul geste de la main.
Mais non. Il était contraint d’attendre que ses cheveux daignent sécher, ce qui prenait parfois toute la journée.
Quand il eut fini son essorage, il les noua dans un chignon haut en espérant qu’ils ne mouilleraient pas trop ses vêtements.
Et lorsqu’ils eurent fini de traverser le bois en sens inverse, Cissus le fit entrer dans une hutte. Il se dirigea vers un coffre de pierre au fond de celle-ci et se baissa pour fouiller à l’intérieur.
└ Ah ! Voilà ! Tu peux mettre ça, ce devrait-être assez petit pour toi. Tu es si minuscule. ┐ fit Cissus en sortant quelques vêtements. └ Tu seras bien mieux là-dedans.
– Euh… merci. ┐
Öta prit ce qu’il lui donnait en grimaçant.
└ Tu n’as rien de plus… couvrant ?
– Pourquoi faire ? Il faut laisser ta peau respirer !
– Ne serait-il pas possible d’avoir au moins quelque chose pour couvrir mes bras ?
– Ah non ! Ce serait honteux de cacher de si belles feuilles. Il faut montrer avec fierté les cadeaux des esprits. ┐
Et pour illustrer ses paroles, Cissus confisqua les vêtements que tenait Öta et les fourra dans un panier.
└ Allez. Habille-toi maintenant, ensuite je te ferais faire le tour du village.
– Je peux au moins me changer seul ?
– Pourquoi ?
– Euh… pour mon intimité ? ┐ répondit Öta par principe, bien qu’il savait pertinemment que l’homme avait déjà vu tout ce qu’il y avait à voir. └ S’il te plait ?
– Pourquoi ? ┐
Öta soupira.

└ Donc, cette partie-là du village est réservée aux esprits. ┐ expliqua Cissus en désignant l’endroit où ils se trouvaient. └ En tant que Gardesprit tu y as ta place, mais les villageois n’ont pas le droit de venir. C’est trop dangereux pour eux.
– Aux esprits ?
– Oui. Ma hutte est juste là. Quand je suis présent, tu as le droit de me rendre visite si tu as besoin de quoi que ce soit. ┐
Öta serra son châle contre lui. La grande pièce tissée était tout ce qu’il avait réussi à négocier pour se couvrir. Il dévisagea Cissus avec curiosité, se demandant ce qu’il voulait dire par "esprit".
Espred. Ce mot avait de nombreuses significations en vieux-nordan, qu’il n’était pas sûr de correctement interpréter. Tout comme il n’était toujours pas certain du véritable sens de gardesprit, gardespred.
Il avait depuis longtemps traduit qu’il s’agissait d’un mot pour représenter son pacte avec la Dame de Mortherbe, mais ce qu’il ne saisissait pas, c’était le sens obscur que les habitants du Creux semblaient lui donner.
└ Alors, si tu dors ici c’est que tu es un… esprit ?
– Oui et non. ┐ fit Cissus en désignant un tatouage qui s’étendait sur son avant-bras, comme s’il était censé être une réponse en lui-même. └ Tu as déjà dû entendre parler de Hedera non ?
– À vrai dire, je n’avais jamais entendu parler d’elle avant de venir ici. Tout comme ce village. De là d’où je viens, personne n’en connait l’existence.
– Quoi ? Mais ta Dame ne t’a pas parlé de nous ? ┐ fit Cissus en s’arrêtant, surpris.
Öta lui fit un petit sourire désolé.
└ Pour tout t’avouer, je n’ai jamais eu l’occasion de parler avec ma Dame.
– Quoi ? Comment c’est possible ?
– Je ne sais pas ? J’ai déjà ressenti sa présence cependant. Elle me guide depuis que je suis enfant.
– C’est étrange. ┐ murmura Cissus. └ Et alors ? Ce n’est pas elle qui t’a envoyé ici ? Mère va être déçue. Je crois qu’elle était heureuse de savoir que sa sœur était enfin décidée à lui reparler.
– Hedera est donc une Dame ?
– Non.
– Non ?
– Hedera est notre Mère. Autrefois, elle fut en partie la Dame du Lierre. Mais c’était autrefois. Elle n’est plus que ça. Elle est bien plus.
– Raconte-moi.
– Non. C’est une histoire qui est faite pour être contée autour d’un bon feu, et non lors de la visite d’un village. ┐
Cissus en reprit aussitôt la marche.
└ Viens, j’ai plein de choses à te montrer. Tu as faim ?
– Un peu. ┐
Cissus se dirigea alors vers l’arche de pierre qui indiquait l’entrée, ou la sortie, du domaine des esprits. Il se baissa devant un panier d’offrandes qui trônait à ses pieds et en tira deux petits pains. Il en lança un à Öta, qui l’attrapa de justesse.
└ Tiens ! Mange.
– Mais ce ne sont pas des offrandes ?
– Si. Des offrandes aux esprits. Et l’esprit en moi a faim. ┐ répondit-il en croquant joyeusement dans son petit pain.

└ Et c’est alors que je pensais avoir réussi à attraper cette saleté d’oiseau qu’Adrepo l’a fait fui — oh ! Regarde, on est près de leur camp.
– Leur camp ?
– Oui ! ┐ fit joyeusement Cissus. └ Viens, je vais te montrer un truc marrant ! ┐
Öta lui emboita le pas, d’un air peu rassuré. Voilà une bonne heure que l’homme lui faisait visiter le village, babillant gaiement avec un Öta perplexe à sa suite. Il l’avait écouté avec attention, tentant désespérément de comprendre quelque chose, avant de perdre définitivement le fil de la discussion.
Cissus était très doué pour parler seul. Et voilà que maintenant, ils se trouvaient dans un coin reculé du village, bien plus bas que tout ce qu’ils avaient visité. Öta frissonna. Il ne sentait pas cette histoire.
└ Cissus, tu es sûr que —
– Mais oui. Viens. J’espère qu’ils l’ont encore enfermé. Ramasse de la terre, veux-tu ?
– Quoi ?
– De la terre. Allez ! ┐
Öta regarda avec stupéfaction l’homme faire un tas de terre et l’enrouler dans son pagne pour le porter. Cissus se dirigea alors vers un bâtiment à moitié effondré, et le grimpa avec son étrange paquetage.
Öta le suivit, une petite motte de terre dans la main, ne sentant véritablement pas cette histoire. Lorsqu’ils furent sur le toit, ayant profité des décombres pour monter aisément, il remarqua un grand trou dans celui-ci.
Et avant qu’il n’ait compris ce qu’il se passait, Cissus vida le contenu de son pagne dans le trou. Il recula en gloussant, tandis qu’un cri de colère s’élevait :
« AAAAAH MAIS PUTAIN, ÇA RECOMMENCE ?! »
Cissus recula aussitôt en ricana, fier de sa « blague », en se cachant dans un angle où il n’était pas visible. Öta quant à lui ne bougea pas, tétanisé. Il tenait encore sa petite motte de terre à la main.
David leva la tête.
Leurs regards se croisèrent.
« … Öta ? »

Öta n’était clairement pas assez courageux pour affronter cette situation. Il lâcha sa motte de terre et fit volte-face, descendant du toit en courant. Il manqua plus d’une fois de tomber, avant d’être rattrapé par Cissus qui lui prit le bras.
└ Hé, petit Gardesprit. Pourquoi tu ne t’es pas caché ? Ce n’est pas drôle s’il nous voit. Tu as gâché la blague.
– Quoi ? Mais... ┐
Öta s’arrêta en pleine phrase. Il n’avait même pas les mots pour lui répondre, tant il était consterné et fâché. Il repoussa Cissus en criant :
└ MAIS ON NE JETTE PAS DE LA TERRE SUR LES GENS, C’EST PAS DRÔLE !
– Tu es bizarre.
– QUOI ? MAIS, MAIS, MAIS ? ┐
Öta passa une main sur son visage. Bordel. David allait encore plus le haïr. Comme si ce n’était pas assez compliqué comme ça.
« Bon sang. Mais qu’est-ce que j’ai fait au monde pour mériter ça ? » souffla-t-il sous le regard perdu de Cissus, qui pencha la tête en essayant de comprendre quelque chose des marmonnements d’Öta.
└ Le Gardesprit est fâché ?
– OUI ! Comment tu veux que je me réconcilie avec lui si tu me fais faire ce genre de bêtise ? Oh. Il va me haïr encore plus. Comme si notre bagarre n’avait pas suffi.
– Ah ! ┐ réalisa alors Cissus. └ C’est toi qui t’es battu avec lui sur place du village ? J’en ai entendu parler. J’aurais aimé voir ça.
– Oui ! Et maintenant, il me déteste encore plus ! ┐ gémit Öta.
Il se laissa glisser contre un arbre, dévasté. Cissus se mordit la lèvre, réalisant qu’il avait fait une bêtise. Il regarda autour de lui, à la recherche d’aide, avant de marmonner avec embarras :
└ Je suis désolé. Euh. On peut aller chercher des friandises et lui lancer ?
– Non. On ne lui lance plus rien.
– Mais c’est bon les friandises. J’ai des grillons dans ma hutte, je les gardais pour plus tard, mais je veux bien te les donner.
– Quoi ? Des… grillons ? Non ! Je ne lancerais pas de grillons sur David ! ┐
Cissus haussa les épaules. Tant mieux, il n’avait pas très envie de partager. Il avait passé beaucoup de temps à les chasser.
└ S’il te plait, Cissus, ne dit plus rien. ┐ gémit Öta.
Il plongea son visage dans ses genoux, désespéré. Il voulait disparaitre. Juste, ne plus être là. Pourquoi diable avait-il accepté ce foutu voyage ?

« Et bien ? Que se passe-t-il ici ? » fit soudain une voix masculine.
Öta se redressa aussitôt en essuyant ses larmes. Il tourna la tête et vit un homme se diriger vers lui. Les bras croisés, un sourcil relevé, un orian aux longs cheveux blonds regardait Öta, l’examinant de la tête au pied.
« Jolis vêtements.
– Que… mais… que.
– Oui ?
– Lazhen ?! Qu’est-ce que tu fais là ?
– Je pourrais te retourner la question, Öta. ».
S’il y avait bien un endroit où Öta ne s’attendait pas à croiser un visage connu, c’était bien ici. Ils étaient au plus profond de nulle part, à des lieues de la surface. Et pourtant, il était là.
Lazhen.
Öta avait rencontré cet homme quelques mois auparavant. Ce dernier était venu quérir l’aide du refuge pour sauver sa petite sœur mourante.
Leurs parents les battaient et la petite fille avait été gravement blessée. Les monstres refusaient de la laisser sortir et son état s’aggravait de jour en jour. Lazhen était venu demander des conseils au refuge pour panser en secret ses plaies.
Öta l’avait aidé, lui fournissant médicaments et conseils de soin. Après cela, ils avaient ensuite déjeuné et bu quelques fois ensemble, Öta l’invitant avec générosité.
Il avait beaucoup apprécié cet homme, et s’était souvent confié à lui. Peut-être un peu trop. Mais c’était agréable de parler avec lui.
Alors Öta avait été déçu et terriblement inquiet lorsque Lazhen avait disparu du jour au lendemain, ne donnant soudainement plus aucune nouvelle. C’est pour cela que, sans réfléchir, il enlaça Lazhen en soupirant de soulagement.
« Bon sang, ça fait plaisir de te voir ! On ne s’est pas vu depuis une éternité ! Comment tu vas ? Qu’est-ce que tu fais là ? »
Lazhen se tendit dans ses bras, n’étant pas préparé à une telle démonstration d’affection. Öta le relâcha, mais garda les mains sur les lui, comme pour s’assurer qu’il était bien là. Que ce n’était pas un songe.
« Et ta petite sœur ? Elle va mieux ? Tu as pu la soigner ? Elle est avec toi ? » fit-il en regardant autour de lui, à la recherche d’une petite fille.
Depuis le temps qu’il rêvait de la rencontrer !
Mais l’homme était seul. Lazhen retira délicatement les mains d’Öta de ses bras et dévisagea le jeune homme devant lui avec curiosité. Il ne s’attendait pas à le trouver ici, accompagné de l’un des piliers du village et habillé comme s’il était l’un de ses frères. Et que diable faisaient des feuilles sur ses bras ?
Il lança un regard en coin à Cissus, qui s’était mis en retrait et les regardait parler avec intérêt.
« Hum, hum. » répondit Lazhen en secouant la main, comme s’il ne s’agissait que de futilité. « Dis-moi plutôt ce que toi, tu fais ici. Tu es habillé comme si tu vivais ici depuis toujours, c’est assez… troublant.
– Oh ça. C’est une longue histoire. Je suis arrivé aujourd’hui, j’ai accompagné une amie, on était à la recherche de proches qui ont dû fuir leur village. Tu les as sans doute déjà croisés. » répondit bêtement Öta, avant de froncer les sourcils.
Lazhen fit un petit sourire narquois et croisa les bras, tandis que le visage de Öta affichait une multitude d’émotions. Il commençait à comprendre.
« Attends, ne me dis pas que tu étais avec eux ? Oh, mon dieu, tu fais partie du groupe de David ? Mais ça veut dire que tu es Abarian ? Tu es de leur village ?
– À ton avis ?
– C’est un oui ? Évidemment que c’est un oui. Oh merde. »
Öta recula d’un pas tandis que l’homme en face de lui souriait, tout en recollant lui aussi mentalement les morceaux.
« Je m’absente une simple journée et voilà le résultat. » soupira-t-il théâtralement. « Donc, Öta. Si j’ai bien deviné, tu viens d’arriver en compagnie de Tyra ? Et vous avez vraiment parcouru les souterrains pour ça ?
– Oui ?
– Surprenant. Vraiment surprenant. Tyra est donc là ? Où est-elle ? Je dois aller la saluer. Voilà une éternité que je ne l’ai pas vue. On discutera plus tard, veux-tu ? »
Öta grimaça.
« Je ne sais pas trop. Elle est partie il y a quelques heures avec une certaine Dynia dans son camp ? Je ne sais pas où c’est.
– Tu es juste à côté. Si tu contournes ce bâtiment, tu trouveras nos tentes.
– Ah. Merci. »
L’homme hocha la tête. Il fit un signe de main à Öta avant de partir. Mais après quelques pas, il s’arrêta. Il se tourna et ajouta avec un sourire goguenard :
« Oh. À propos, je t’ai menti. Ma sœur n’a jamais été malade. À vrai dire, je n’ai même pas de sœur. Et je ne m’appelle pas Lazhen.
– Quoi ? Mais pourquoi ?
– Tu demanderas à Tyra. » fit l’homme avant de partir.

Öta resta sous le choc quelques secondes. Debout, il fixait l’endroit où l’homme avait disparu. Comment ça, il lui avait menti ? Qui était-il dans ce cas ? Que diable signifiait tout ça ?
Ce fut la voix de Cissus qui le fit revenir à lui. Le grand Sylène s’était approché et demanda avec hésitation :
└ Le Gardesprit va bien ?
– Oui oui. Je ne m’attendais pas à croiser un ami ici. Je suis un peu troublé.
– D’accord. Mais tu n’es plus en colère contre moi ? Je ne voulais pas te faire pleurer. ┐ murmura Cissus, les yeux brillants. └ Je fais toujours tout de travers, je suis désolé. ┐
Öta remarqua alors que Cissus retenait ses larmes. Les épaules basses, il se triturait les mains, une expression soucieuse sur le visage. Öta soupira.
└ C’est bon. Ce n’est pas grave.
– C’est vrai ?
– Oui. Mais ne refais jamais ça. Ce n’est pas drôle de jeter de la terre sur des gens. C’est juste méchant. ┐
Cissus hocha la tête avec une moue perplexe. Öta la remarqua et souffla. Il avait l’impression de faire face à un enfant.
└ Quoi encore ?
– Je ne comprends pas. Pourquoi ce n’est pas drôle ? Ton ami riait lui quand il le faisait. Est-ce que dans votre peuple, vous riez même quand quelque chose n’est pas drôle ? Mais dans ce cas, pourquoi toi tu ne riais pas ? Je ne comprend pas votre culture. C’est bizarre.
– Mon ami ?
– Celui aux jolis cheveux d’or qui vient de partir. ┐ marmonna Cissus en détournant le regard, une légère rougeur sur les joues. └ Lui, il riait délicatement quand il lançait des boules de terre sur le traducteur. ┐
Öta cligna des yeux. Quoi ?
└ Attends, tu veux dire que tu l’as vu faire ça et tu l’as imité ? ┐
Cissus hocha la tête en se mordant la lèvre. Il ressemblait définitivement à un enfant qui venait de se faire prendre en pleine bêtise. Un nfant plus grand que lui.
└ Comme il riait en le faisant, je me suis dit que tu rirais aussi et comme ça on serait amis. Je suis désolé. ┐ gémit Cissus.
Öta se frotta l’arête du nez. Bon sang. Il y avait trop de choses qui n’allaient pas dans cette situation.
└ D’accord. Bien. Euhm. Faisons comme si rien ne s’était passé, d’accord ? On oublie ça. Mais s’il te plait, n’essaye plus d’imiter personne. ┐
Cissus hocha vigoureusement la tête.

Ayel était assis dans l’herbe devant le bâtiment où était enfermé David. Il s’occupait les mains en fabriquant une petite statuette en forme d’oiseau à partir d’un morceau de bois.
Mais soudain, il entendit la voix de son compagnon crier. Il lâcha aussitôt son ouvrage et n’attendit pas une seconde pour se précipiter jusque l’entrée de sa cellule. Il descendit les petits escaliers qui menaient vers les cachots, l’inquiétude peinte sur ses traits.
« David ? Tout va bien ?! » s’exclama-t-il en posant les mains sur les barreaux.
David avait la tête levée vers le ciel, regardant le plafond en partie effondré de sa cellule. En entendant Ayel l’appeler, il se tourna. L’incompréhension se lisait sur ses traits.
« Ayel. Tu crois que je suis fou ?
– Quoi ? »
David cligna lentement des yeux d’un air perdu.
« J’ai vu une ombre qui ressemblait à Öta, mais habillé comme un sylène, me lancer de la terre depuis le plafond. Ou alors, c’était un sylène qui ressemblait beaucoup à Öta ? Je ne sais pas. C’était peut-être une vision. Je… je crois que je pense trop.
– Hein ?
– C’était une vraie avalanche cette fois. » marmonna-t-il. « Si ça se trouve, c’est ça la pluie dans les souterrains. Tu crois qu’ici, le ciel pleut de la terre ? »
Ayel lâcha les barreaux en secouant la tête.
« David. Va dormir, ça vaut mieux.
– Je ne peux pas. Mon lit est plein de terre. »

« Alors, c’était donc vrai ? » fit Mylen en entrant dans la tente qu’occupaient Dynia et Tyra. « Ma cousine adorée est venue nous sauver ?
- Mylen ! »
Tyra se leva aussitôt et rejoignit le blond. Elle se posta devant lui et attrapa la manche de sa tunique, les yeux brillants. Elle était si soulagée de le voir !
Mylen lui tapota gentiment l’épaule et se détourna aussitôt d’elle pour s’adresser à Dynia. Il ouvrit son sac et en sortit un parchemin qu’il déroula sur la table.
« J’ai bien avancé. J’ai fini de dessiner le plan et j’ai réussi à comprendre le schéma des rondes. Cette porte-là est la moins gardée de toutes et celle avec le plus d’angles morts. On passera par là si besoin.
– Bien joué. » répondit Dynia en admirant le travail effectué par Mylen. « Et pour nos armes ?
– Je n’ai pas encore réussi à atteindre l’endroit où ils les ont cachés, mais c’est en bonne voie. Je pense que je sais où elles se trouvent, ce n’est qu’une question de temps.
– Parfait. Parfait.
– Vous avez fait un plan de la ville ? » fit Tyra derrière eux.
Elle siffla d’admiration en fixant le plan. Mylen avait, semble-t-il, fait un travail très précis. Ce dernier hocha la tête en rangeant le parchemin avant de se relever.
« Mieux vaut ne pas leur faire confiance et avoir une sortie de secours en cas de problème.
– Oui, vous avez raison.
– Je te ferais visiter la ville demain si tu veux. » continua Mylen. « Et tu pourras m’aider.
– Avec plaisir ! »
Dynia croisa les bras en haussa un sourcil.
« Alors moi, je n’ai pas le droit de t’accompagner dans tes vadrouilles, mais la p’tite oui ?
– La p’tite est une souris plus discrète que toi. Elle m’a déjà fait ses preuves lors de nos missions à la surface. Toi tu viendras seulement si j’ai besoin de briser des crânes.
– La p’tite souris n’a pas fait grand-chose. » murmura Tyra. « Je faisais juste du repérage, et je montais la garde pour toi. Bon, et j’ai aussi glissé des somnifères et quelques autres trucs douteux dans les verres.
– Tu fais toujours un travail très propre et appréciable. » fit Mylen en lui tapotant la tête, la faisant grimacer. « Pas comme ton utilisation de la magie. Une vraie catastrophe pour tes vêtements. »
Elle tira la langue.
« Ne juge pas la magie d’autrui celui qui ne la pratique pas.
– Tu– »
Mylen fut coupé en pleine phrase par l’apparition de Ayel. Le roux venait de passer la tête dans l’ouverture de la tente et souffla :
« Dites, David ne va pas fort. Je sais que tu as toutes les raisons de lui en vouloir, mais Tyra tu voudrais pas venir lui parler ?
– Oui, j’arrive. » répondit-elle, surprise.
Elle lança un regard d’excuse à Dynia et Mylen. Ce dernier roula des yeux en s’éloignant pour s’asseoir, tandis que Dynia sortit la clef de la cellule. Elle ouvrit la main de Tyra et la fourra dedans.
« Tiens, si tu as envie d’entrer pour lui parler. Mais ne le laisse pas sortir, il est puni.
– Oui, merci. » fit-elle en rangeant la clef.

Lorsque Tyra entra dans les cachots, David lui tournait le dos. Il fixait le plafond en se tordant les mains, comme attendant quelque chose avec appréhension. Elle déverrouilla la porte de métal et entra doucement. Le bruit des clefs dans la serrure attira l’attention de David, qui se retourna vers elle.
« Tyra ?
– Hé. Ça va ? » chuchota-t-elle en posant les mains sur les hanches. « Je t’avais promis de venir. On n’a pas vraiment eu l’occasion de parler cet après-midi, avec tout l’bazar que t’as foutu. »
David baissa les yeux. La colère était retombée maintenant. Il se sentait profondément coupable pour les mots qu’il avait lancés à son amie. Ils n’étaient ni gentils ni vrais. Juste mesquins.
« Tyra… Je suis désolé. Je n’aurais jamais dû te parler comme ça. Je n’en pensais pas un traitre mot.
– Je sais. Mais c’est pas à moi qu’il faudra que tu présentes des excuses.
– Quoi ?
– Tu te rends compte de tout le chemin qu’Öta a fait pour venir te voir ? T’as vraiment merdé sur ce coup-là, je ne te félicite pas. »
Le visage de David se ferma. Il recula d’un pas.
« Tu ne sais rien. Il ne mérite pas ton attention.
– Ne recommence pas. Si tu t’énerves de nouveau, je pars et tu me reverras plus.
– Mais…
– David. Utilise ton cerveau deux secondes. Tu penses vraiment qu’il aurait traversé les souterrains à ta recherche si tu ne comptais pas à ses yeux ? Tu sais que venir te chercher, c’était son idée ? À peine il a su que tu étais en danger qu’il a voulu se précipiter à ton secours. Il était décidé à te sauver, qu’ce soit avec ou sans moi. »
David ouvrit la bouche, mais aucun mot n’en sortit. Öta était vraiment venu là pour lui alors ? Vraiment ? Il fit un pas un arrière et s’assit sur son lit de pierre, les sourcils froncés.
« C’est bien gentil de vouloir faire le sauveur lorsque l’occasion se présente, mais j’avais besoin de lui plus tôt. Il m’avait promis de revenir me voir, mais il a préféré rester avec sa mère. Ça en dit long.
– Sa mère ? Oh, merde. C’est vrai que tu ne sais pas. »
Tyra inspira profondément. David sentit une goutte de sueur couler dans son dos. Il n’avait que rarement vu Tyra ainsi. De quoi parlait-elle ? Que voulait-elle dire ?
« Tyra ? » murmura-t-il. « Je ne sais pas quoi ?
– Sa mère est morte. »

« Sa.. sa mère ? Elle est morte ?
– Oui. »
Le souffle de David se coupa. Son cœur s’arrêta. Il se sentit soudain comme écrasé par ses émotions. Tout tournait autour de lui. Il ne parvenait plus à respirer. Tyra se précipita aussitôt à ses côtés et le prit dans ses bras.
« David ? David, ça va ? »
Il tremblait. Les larmes coulaient le long de ses joues. Alors que Tyra lui caressait le dos, il sentit sa respiration reprendre. Forte. Bruyante. Il ne voyait plus rien. Il sentait vaguement les mains de Tyra sur lui, mais ne les remarquait pas.
Elle était morte. Dame Élisabeth était morte. Elle n’était plus là. Quand ? Pourquoi ? Comment ?
« David, c’est bon. Elle ne te fera plus rien maintenant. Elle a été punie. »
David releva difficilement la tête. Les mots sortirent de sa bouche sans qu’il ne le réalise vraiment.
« Comment ça, punie ?
– Elle a été condamnée pour ce qu’elle t’a fait. »
David hoqueta. Il se frotta le visage à deux mains en essayant de calmer sa respiration. Ce qu’elle lui avait fait… Alors, Tyra savait tout ? Il tenta d’essuyer ses larmes, en vain. Tyra sembla comprendre ces mots qu’il n’avait pas prononcés, car elle ajouta :
« Je suis désolée. Je sais que tu aurais préféré m’en parler toi-même.
– Je.. non, c’est bien comme ça. »
Étrangement, il n’était pas en colère. Il avait qu’il n’aurait jamais eu la force de lui dire même. C’était soulageant de ne pas avoir à le faire. Les mains de Tyra continuent de caresser son dos, l’apaisant petit à petit. La gorge serrée, il murmura :
« Elle est vraiment morte ?
– Oui, David. Je te l’ai dit. Elle n’est plus là.
– Je n’arrive pas à y croire. C’est tellement irréaliste. Ce n’est pas possible. C’est… c’est bête, mais j’ai toujours pensé qu’elle serait là pour toujours.
– David…
– Je l’imaginais dans son domaine à rire de moi. Elle racontait à tous les autres serviteurs ce qu’elle m’avait fait. Tous les détails sordides. » souffla-t-il, la voix brisée. « Comment ? Comment est-elle… ?
– C’est une histoire compliquée. Je ne suis pas la mieux placée pour te donner les détails, mais tu sais Öta te diras tout si tu lui demandes. Il a toujours été de ton côté. »
David frissonna. Soudain, il ne savait plus quoi penser de son ancien ami. Toutes ces années, il s’était persuadé qu’Öta n’était pas revenu à cause de sa mère. Qu’il avait pris petit à petit ses distances, car David le répugnait, car il pensait les mensonges de la femme.
Est-ce que tout était faux ? Il ne parvenait pas à y croire.
« Pourquoi n’est-il pas revenu alors ? » murmura David. « Pourquoi il m’a abandonné ? C’est parce que je le dégoute, c’est ça ?
– Arrête de raconter n’importe quoi, idiot. » souffla Tyra. « Mais ce n’est pas à moi de te dire tout ça. Vous devez parler ensemble.
– Mais…
– David. » Tyra soupira. « Tu sais comment j’ai appris que vous vous connaissiez ? »
David secoua la tête, surpris.
« Comment ?
– Öta me parlait de son meilleur ami David, la personne la plus douce, gentille et prévenante qu’il n’ait jamais rencontrée. Tu aurais dû voir ses yeux. Je ne les avais jamais vus briller avec autant d’amour avant. »

Assise sur le lit de pierre froide qui meublait la cellule de David, Tyra caressait doucement les cheveux de ce dernier. Son ami somnolait, la tête posée ses genoux, se détendant doucement au contact des ses doigts. Il paraissait si fragile ainsi…
Un petit ronflement fit comprendre à Tyra qu’il s’était endormi. Elle sourit alors, attendrie.
Délaissant ses cheveux, elle toucha la peau de David du bout des doigts. Curieuse, elle effleura la marque noire autour de son œil avant de retirer aussitôt sa main, de peur de l’avoir réveillé.
Mais David ne bougea pas.
Alors qu’elle reposait ses doigts dessus, étonnée de sentir sa peau si froide à cet endroit, quelqu’un entra dans le bâtiment. Le bruit de ses pas dans les escaliers la fit se redresser.
« Tyra, David ? Vous vous en sortez ? Je sais que j’avais dis que je resterais dehors, mais je m’inquiétais.
– Chut. Il dort. » souffla Tyra en voyant une crinière rousse s’approcher des barreaux.
Ayel s’excusa aussitôt, confus. Il fixa quelques secondes David avant de demander en chuchotant :
« Vous avez pu parler ?
– Un peu. Il y a beaucoup de malentendus entre lui et Öta, j’ai un peu peur pour leur prochaine discussion. David a l’air de s’être persuadé tout seul de plein de choses qui n’ont aucun sens et ça le torture.
– Ah.
– David t’avait déjà parlé de son passé ou pas ? »
Ayel secoua la tête. Le regard toujours braqué sur son compagnon, il répondit tristement :
« C’est compliqué. Il y a des choses qu’il m’a fait comprendre à demi-mot et d’autres que j’ai compris de mon côté, mais nous n’avons jamais vraiment abordé le sujet. Il veut aller de l’avant et je respecte ça.
– Je pense que vous devriez en parler. » répondit Tyra. « Vraiment. C’est évident qu’il a besoin de se confier, mais qu’il n’ose pas. Ça pourrait vraiment l’aider, tu sais ?
– Comment ça, il n’ose pas ? Il sait très bien qu’il peut me parler quand il veut. » rétorqua Ayel en haussant légèrement le ton, vexé que Tyra lui fasse une remarque sur son couple.
Tyra lui lança un regard agacé.
« Mouais. Comme tu lui as parlé de ton passé ?
– Comment tu… –
– Peu importe. Juste, réfléchis-y. »
Tyra se pencha sur David et le secoua légèrement pour le réveiller. Il ouvrit légèrement les yeux, clignant lentement en la regardant avec incompréhension.
« Je vais y aller. » murmura-t-elle en se levant. « Tu devrais dormir. On continuera de discuter demain, d’accord ? »

David hocha la tête et referma les yeux en déposant la tête sur son écharpe roulée en boule. Tyra sortit de la cellule et la referma avant de se tourner vers Ayel.
« Ça ne peut pas continuer comme ça. » siffla-t-elle en lui faisant signe de la suivre à l’extérieur. « Enfermer David pour le punir, c’est absurde. Après tout ce qu’il lui ait arrivé, ça va ne faire qu’empirer les choses.
– Tu penses ?
– Ouais. C’est pas en se sentant exclu et incompris qu’il va s’apaiser. Et ça va ? Mylen ne le martyrise pas trop ? »
Ayel fronça les sourcils.
« Comment ça ?
– Il adore s’en prendre à plus faible que lui et David est exactement le genre de souffre-douleur dont il raffole. » répondit Tyra en croisant les bras. « Le connaissant, il doit provoquer David ou ce genre de chose ? T’sais, le provoquer et ensuite crier à l’agression, des conneries du genre. Il adore ça.
– Effectivement, David a agressé plusieurs fois Mylen pour des bêtises.
– Bordel, c’était sûr. » soupira Tyra. « Je comprends mieux pourquoi Dynia disait qu’elle l’avait déjà enfermé plusieurs fois. »
Ayel et Tyra venaient d’arriver au niveau de la tente de Dynia. La jeune femme entra et sans un regard pour ses compagnons, elle attrapa un coussin et une peau de bête.
« Tyra ? » fit Dynia en se levant, surprise. « Qu’est-ce que tu crois faire ?
– J’apporte le minimum de confort à mon ami. Il n’a même pas d’oreiller. Tu trouves ça normal de le faire dormir comme ça sur de la pierre froide ?
– Il est puni. C’est sa sanction. Il n’avait qu’à se tenir correctement.
– C’est pas comme ça que tu vas l’aider ! » rétorqua Tyra.
Sans attendre, elle sortit fièrement de la tente les bras chargés. Derrière elle, Dynia ordonna :
« Repose ça tout de suite, Tyra.
– C’est pas à toi, c’est aux Sylènes. S’ils veulent les reprendre, qu’ils viennent les chercher. »
Dynia se rassit en soupirant. Cette gamine allait la rendre folle. Elle entendit Mylen ricaner à côté d’elle, visiblement amusé par la situation. Elle grogna :
« Toi, pas un mot.
– Je n’ai encore rien dit. » répondit Mylen en levant les mains.
Ayel, qui avait regardé Tyra agir avec admiration, inspira profondément. Il entra dans la tente à son tour et attrapa la caisse de provisions, sous le regard consterné de Dynia.
« Ayel ?
– Je vais prendre de quoi nourrir mon compagnon et personne ne m’en empêchera.
– Ayel repose ça, c’est un ordre.
– Tu n’as pas d’ordre à me donner. Je ne suis pas un veilleur. » répliqua le roux en serrant la caisse fort contre lui, la voix tremblante.
Dynia se massa la tempe. Ils allaient la tuer avec leurs bêtises. Ayel, qui n’avait pas bougé en attendant sa réponse, sursauta quand elle siffla :
« Bah alors ? Qu’est-ce que tu fais encore là ? Qu’il meurt de faim ?
– Quoi ? Je peux le prendre alors ?
– Non. »
Le grognement de Dynia fit aussitôt fuir le roux. Mylen éclata de rire. Elle le fusilla aussitôt du regard.
« Toi, tais-toi. »

Partie 2 - Le repos des esprits
Sans se douter une seule seconde de tout ce que traversait David, Öta s’éloigna en compagnie de Cissus. Il n’avait aucune envie de s’approcher du camp et de croiser des visages familiers. Pas ainsi.
Et surtout pas dans cette tenue. Il n’était pas prêt pour une confrontation, loin de là. Il se frotta doucement les bras en demandant à Cissus :
└ Alors ? Où allons-nous maintenant ? ┐
Cissus lui répondit par un grand sourire. Il montra du doigt un chemin de terre qui descendait, longeant la cité en contrebas pour rejoindre les murailles de pierre et de végétation qui enlaçaient le village.
└ Qu’y a-t-il là-bas ?
– Le repos des esprits ! C’est le lieu préféré des Gardesprits qui sont venus avant toi, tu vas adorer. Hedera doit déjà y être. Viens ! ┐
Cissus emprunta aussitôt la petite route. Elle était si pentue qu’Öta manqua de tomber en le suivant. Son guide le rattrapa de justesse. Petit à petit le décor devint plus broussailleux, plus sauvage. Les herbes étaient plus hautes, les plantes plus nombreuses.
Ils passèrent sous les murailles de la cité, empruntant un passage sous une arche qui était gardée par deux sylènes qui inclinèrent respectueusement la tête en voyant Cissus. Mais ce dernier ne leur accorda aucun regard, comme s’il ne les voyait pas.
└ Vos gardes ont l’air forts. ┐ fit remarquer Öta. └ Mais ils sont bien différents de ceux de chez moi.
– Ah bon ?
– Oui. Chez nous, ils portent de grosses armures de cuir et de métal pour les protéger, même lorsqu’ils patrouillent. On les entend arriver. Et parfois, ils portent un casque alors on ne voit même pas leur visage.
– Vraiment ? ┐
Cissus se mordit la lèvre. Curieux, il tenta d’imaginer des hommes couverts de métal. Ils devaient être drôlement robustes, sans doute même intouchables. Cependant, l’image qu’il s’en fit était assez jolie. Ils devaient être très beaux lors des cérémonies ! Comme des statues vivantes.
└ Ce ne doit pas être très confortable.
– Je ne pense pas. ┐ rit Öta. └ Et c’est lourd.
– Je ne sais pas si mon frère adorerait ou détesterait l’idée.
– Adrepo, c’est ça ? Ça se voit qu’il est très fort.
– Fort oui, mais surtout rapide et agile. Il combat comme un feu-follet dansant sous la lumière de la lune. Il est très beau. ┐
Öta hocha la tête. Il aurait aimé voir ça. Ce devait être impressionnant.
└ Mais je suis sûr que si on lui raconte ton histoire, il serait capable de s’enrouler de métal pour foncer sur ses ennemis. Ou rouler dessus. Comme une grosse boule. ┐ ajouta pensivement Cissus.└ Hum. On ne va peut-être pas lui dire alors. Je n’ai pas envie de voir ça.
– Oui, ça vaudrait mieux. ┐
Ils échangèrent un regard amusé.
└ Donc, Adrepo est un guerrier ?
– Oui ! C’est le Gardien de nos terres. Mais il est un peu sur les nerfs ces dernières décennies, à cause de nos voisins. Ça fait un siècle qu’il se dispute avec Mère à ce sujet.
– Vos voisins ?
– Oui. Ils sont dangereux. Je te conseille d’éviter leur territoire, sinon tu ne feras pas long feu. ┐
Öta hocha la tête.
└ Noyer nous a avertis. Le territoire de Coenan c’est ça ?
– Oui ! Tu as vu Noyer alors ? Comment va-t-il ? ┐ s’exclama aussitôt Cissus. └ Il ne vient plus nous voir depuis un bon siècle à cause de Coenan, il me manque. J’avais peur qu’il se soit fait croquer.
– Oui, il va bien. C’est lui qui nous a dit de venir ici pour demander asile à Hedera.
– Oh ! ┐
Ils continuèrent ensuite de discuter tranquillement, Öta lui racontant les petites farces que Noyer leur avait faites durant leur voyage. Cissus l’écoutait avec attention, les yeux brillants.
Ils marchaient dans la forêt depuis plusieurs minutes, s’enfonçant toujours plus profondément, lorsqu’Öta s’arrêta. Un frisson parcourut son dos.
└ Cissus. Je n’irais pas plus loin.
– Quoi ? Pourquoi ? On est presque arrivé. ┐
Öta posa la main sur un arbre en fermant les yeux, comme pour tenter de se retrouver ses esprits.
└ L’endroit où tu m’emmènes ? C’est un lieu "pur", c’est ça ? Comme celui autour de la statue de la dame fleurie ?
– Oui ?
– Alors je ne peux pas m’y rendre. Je suis sensible à ça. La dernière fois, j’ai failli me laisser mourir l’allégresse. Je n’irais pas plus loin. ┐
Un éclair de compréhension traversa le regard de Cissus, qui ouvrit légèrement la bouche. Il répondit :
└ D’accord. C’est, euh… inhabituel. ┐

Assis sur un tronc d’arbre, Öta raconta tout à Cissus. Comment il avait découvert l’autel de la Dame fleurie et comment il en est était devenu fou d’euphorie. Comment Tyra l’avait sauvé, et tout ce que Noyer leur avait ensuite expliqué.
└ À vrai dire, lorsque je me suis réveillé, ma mémoire était trouble. Je ne me souvenais que de la voix de la Dame et de la discussion que nous avions eux.
– C’est vraiment étrange. Les Gardesprits ne sont pas des esprits. Ils ne sont pas censés réagir ainsi.
– Il y a une légende dans ma famille paternelle qui dit que nous descendons d’un esprit. C’est pour ça, les feuilles sur moi. C’est héréditaire. ┐
En prononçant ces mots, Öta réalisa qu’il n’avait jamais fini sa discussion avec Tyra. Ils avaient abordé le sujet au moment où le petit Nak les avait attaqués, et tout s’était si vite enchainé qu’ils avaient oublié de finir d’en parler.
└ Hum. Peut-être. ┐ fit Cissus.
Il attrapa alors le bras d’Öta pour regarder ses feuilles. Sans un mot, Öta en ceuillit une qu’il lui tendit. Cissus la prit et la fixa ensuite avec attention. Le souffle court, Öta attendit avec curiosité qu’il ait fini son examen.
└ Je vois. Ce n’est pas un cadeau des esprits.
– Un cadeau des esprits ? Tu as déjà utilisé cette expression tout à l’heure.
– Quand un Aytrüs reçoit un cadeau des esprits, on dit qu’il est apte à nous servir. Les feuilles sont l’une des sortes de cadeaux. Mais pas les tiennes. Je le vois maintenant, elles sont différentes.
– Comment ça ?
– Les cadeaux sont faits de la magie du Gouffre. Ils sont liés à ces terres et habituellement je peux lire en eux ce lien. Mais tes feuilles sont faites d’une magie différente. Elles ne sont liées qu’à toi. Comme celles des lutins par exemple. J’aurais dû le sentir avant. ┐
Öta se mordit la lèvre. Il ne saisissait pas tout ce que disait Cissus.
└ Qu’est-ce que ça signifie ? Je descendrais d’un lutin ?
– Je ne sais pas. Je dois me renseigner. Tu es un enfant de Matière, c’est la seule chose certaine. Mais si tu es comme un esprit, alors tu es un esprit. Un drôle d’esprit un peu plus sensible que ses pairs. ┐
Öta soupira. Tout semblait si simple et compliqué à la fois. Et Cissus, qui ne semblait pas plus étonné que ça de leur discussion…
Il ne s’était jamais imaginé qu’un jour il débattrait de ses origines avec une étrange créature mystique vivant au fin fond du Creux, comme si tout était parfaitement normal.
C’était juste, étrange. Trop étrange.
└ Fantastique. Comme si je n’étais pas assez bizarre comme ça.
– Tu n’es pas bizarre. Tu es intrigant.
– Si tu le dis. Mais je ne peux toujours pas t’accompagner.
– Je pense que tu es aussi sensible parce que tu n’as pas l’habitude. Les esprits vivent dans les lieux purs habituellement, mais pas toi. Tu dois t’y habituer.
– Mais…
– Je t’aiderais à partir si tu es saturé. Mais tu dois t’y habituer. ┐
Öta inspira profondément. Il n’avait pas vraiment foi en cette solution, mais avait-il vraiment le choix ? Il se leva en faisant un signe de tête à Cissus, pour lui dire qu’il acceptait. Cissus lui fit un sourire.
└ Alors viens, petit gardesprit-esprit-sensible. ┐

Öta inspira et expira doucement. Il ferma les yeux quelques secondes pour se concentrer. Il commençait déjà à se sentir bien. Trop bien.
Il s’arrêta.
Cissus le poussa en avant doucement, comme pour lui dire « allez, ne traine pas. »
└ Quand tu disais tout à l’heure que je suis un enfant de Matière, qu’est-ce que tu voulais dire ? ┐demanda Öta en avançant.
Peut-être qu’en discutant, il parviendrait à mieux garder un contrôle de lui-même et de ses émotions. Et cette question le taraudait.
└ Les esprits sont liés aux Grands Divins. Ce sont leurs enfants. C’est pour ça que ce sont des esprits.
– Les Grands Divins ?
– Matière, Magie et Âme. ┐
Öta cligna des yeux. Ces noms lui étaient plus que familiers.
Dans la culture moderne du Nord, celle qui dirigeait actuellement le royaume et qui avait pris le pas sur les coutumes des vieux-nordans, on priait trois Entités qui avaient créé le monde.
Matière, Magie et Esprit.
Öta savait que ces entités étaient également présentes dans la culture de Tyra.
Mais il ne s’attendait pas à en entendre parler ici. Il était surpris, car elles n’avaient jamais été mentionnées d’une quelque façon que ce soit dans les anciennes traditions nordantes.
└ Chez nous, nous les appelons Matière, Magie et Esprit.
– Quelle drôle d’idée de nommer Âme ainsi.
– C’est vrai que ça prête à confusion. ┐ gloussa Öta.
Il sentait ses joues rougir de joie sans grande raison, mais il s’en fichait bien. Il se sentait bien.
└ Et donc, les esprits sont tous liés aux Grands Divins ? Comment ça ? Explique-moi.
– Et bien, les lutins par exemple sont tous nés de Matière. Et comme tous les esprits nés de Matière, leur rôle est lié à la nature. Ils sont liés à la Terre, aux plantes, aux animaux, à la chair et à la sè... ┐
Cissus s’arrêta. Öta avait cessé de l’écouter. Les joues rouges, un sourire flottant sur ses lèvres, le regard du jeune homme était maintenant celui d’une personne qui n’était plus apte à converser.
Il s’avançait maintenant en ignorant son compagnon de voyage.
Cissus n’attendit pas une seconde et lui attrapa l’épaule pour le tirer contre lui. Il le serra dans ses bras, tandis qu’Öta gloussait et profitait de la situation pour passer les mains sur lui, sans aucune pudeur :
└ Tu veux un calin ? Oh, tu as la peau toute douce.
– Chut. Reprends-toi. ┐ souffla Cissus.
Le Sylène ferma les yeux en se concentrant, marmonnant quelques mots dans l’oreille d’Öta. Il se passa quelques secondes avant que ce dernier ne sursaute soudainement, de nouveau conscient de lui.
└ Quoi ? Que s’est-il passé ? Qu’est-ce que… ?
– Tu t’es laissé submerger. ┐ fit Cissus en le relâchant. └ C’était plus rapide que je ne pensais. Je pensais attendre plus longtemps avant de devoir agir. ┐
Cissus lui tapota la tête et Öta grimaça d’embarras.
└ Pardon.
– Ce n’est pas grave. Mais ne me touche plus comme ça, je n’aime pas. ┐
Öta hocha la tête en rougissant de honte. Bon sang, quel embarras ! Cissus lui répéta comment se concentrer et Öta répondit peu de temps après :
└ Je crois que je réussis. Je me sens heureux, mais moins ivre.
– C’est parce que je t’ai aidé. Mais ça ne durera pas éternellement.
– Ah. ┐ souffla Öta, déçu.
Il allait poser une nouvelle question lorsqu’il s’arrêta. Ils avaient atteint leur destination.
Devant eux se dressait une grande source à l’eau si limpide qu’elle semblait irréelle. Au centre de cette source, sur un rocher, se trouvait une forme féminine. Hedera.
Assise, les yeux fermés, elle tenait dans sa main un orbe de lumière aussi pur que le soleil. Ses rayons étaient doux et chauds comme une étreinte maternelle.
En les entendant arriver, elle relâcha l’orbe qui éclata en répandant sa lumière.
Cissus n’attendit pas une seconde pour aussitôt mettre les mains sur les épaules d’Öta en murmurant ce qui semblait être un sort pour le protéger. Mais ce dernier n’y fit pas attention.
Il était subjugué par la beauté de ce qu’il avait vu.
└ C’est magnifique. ┐

└ C’est magnifique.
– C’est de la magie pure. ┐ répondit Cissus avec fierté. └ Hedera nourrit et purifie nos terres ! C’est grâce à elle que nous ne sommes pas souillées par la magie du Gouffre.
– Les Dames baignent leurs terres de magie et de vie afin d’apporter l’Abondance. ┐ murmura Öta en réponse. └ C’est ce que nous enseignons à nos enfants là d’où je viens. Je suis honoré d’avoir vu le privilège de voir ça de mes propres yeux. J’aurais aimé pouvoir partager ça avec la mienne… Lorsque je vois ça, son silence me pèse. ┐
Öta sentit une larme couler sur sa joue. Tout le bien être apporté par ces lieux ne suffisait pas à effacer la tristesse de son regard. Quelle sensation étrange que de se sentir bien et mal à la fois. De se sentir léger et lourd, telle une plume écrasée par une enclume.
Mais soudain, il sursauta en entendant Hedera derrière lui. La présence était imposante. Oppressante. Elle se pencha sur Öta en murmurant :
└ C’est donc pour cela que tu es si… imparfait. Étrange. Un petit être incomplet qui n’a de Gardesprit que le nom. Comment peux-tu servir une Dame que tu n’entends pas ?
– Je…
– C’est donc ça. Le pacte que tu as passé avec elle ne vaut rien, il n’est que le fruit d’une tentative désespérée de sa part. ┐ siffla-t-elle avant d’ajouter un ton douloureux : └ Je suis triste. J’avais prévenu mes soeurs, mais elles ne m’ont jamais écouté. Maintenant, de nombreuses Dames se meurent en silence dans l’indifférence et la solitude. Je ne savais pas que c’était aussi son cas, elle qui était pourtant si puissante. Quant à toi… Jamais tu ne t’élèveras au rang d’Ancien et jamais tu ne deviendras une part de la forêt. Tu n’as pas ta place ici. ┐
Öta recula d’un pas et Cissus s’interposa entre Hedera et lui.
└ Hedera, non. Ne le repousse pas aussi vite.
– Cissus ?
– Il n’est peut-être pas un Gardesprit mûr, mais il descend d’un esprit de Matière.
– Quoi ?
– Ses bras. ┐
Les yeux de Hedera s’écarquillèrent légèrement. Aussitôt elle contourna Cissus et s’agenouilla devant Öta en tendant la main. Le jeune homme hésita avant de lui présenter son bras, pour lui montrer ses feuilles.
Le souffle d’Öta se coupa à l’instant où elle toucha sa peau. Il frisson parcourût son corps, intense, mais fugace. Hedera avait déjà retiré ses mains. Elle fixait maintenant la feuille qu’elle lui avait volée avec attention.
À cet instant, le tableau qui se peignait sous les yeux d’Öta était familier. Hedera était sans nul doute la copie conforme de son fils. Son regard curieux était identique. Il n’y avait plus la moindre trace de colère en elle, seulement une soif de savoir.
└ C’est… intéressant. De quel esprit s’agit-il ? De qui descends-tu ?
– Je ne sais pas. Mais ces feuilles sont un héritage familial. Elles ne se manifestent que lorsque nous utilisons la magie et se nourrissent d’elle. ┐ expliqua Öta. └ Et elles ont des pouvoirs. Les légendes disent que ma famille descend d’un esprit, et d’autres que nous avons été maudits par celui-ci. Je ne sais pas ce qui est vrai, mais j’aimerais le savoir.
– Ce n’est pas une malédiction. C’est fascinant. ┐
Hedera le lâcha et se releva. Elle ferma la main qui tenait la feuille et cette dernière disparue, comme avalée par sa paume.
└ Je garde cette feuille. Nous en parlerons au calme lorsque j’aurai fini mon travail. Tu peux rester.
– Merci ┐ souffla Öta, soulagé.
Sans attendre, Cissus lui prit la main et le tira derrière lui tandis que Hedera s’éloignait.
└ S’il y a bien quelqu’un qui pourra t’aider, c’est elle. Tu as de la chance. Mais peu importe. Tu es au repos des esprits ! Ne veux-tu pas savoir pourquoi je t’ai mené ici ?
– Si, bien sûr ? ┐répondit Öta.
Cissus sourit et le força à s’asseoir sur un rocher.
└ Alors, ferme les yeux et ne dis plus rien. Je dois les convaincre de sortir, la colère de Mère les a effrayées.
– Effrayé quoi ?
– Shhht. Tu vas bien voir. ┐

Les yeux fermés, assis sagement sur un rocher, Öta attendait. Il se sentait bien ainsi, la tension quittant progressivement ses muscles tandis que les minutes passaient.
La protection de Cissus semblait faire son effet, car bien qu’un sourire radieux éclairait son visage, Öta n’avait cette fois toujours pas reperdu l’esprit. Il avait conscience de lui-même.
Il était juste… plus heureux ? Et il avait un peu chaud. Son châle de laine tissé était maintenant posé à côté de lui.
Il entendait au loin Cissus murmurer dans une langue qu’il ne reconnaissait pas, des murmures rassurants semblables à ceux que l’on faisait pour appeler vers soi un enfant effrayé.
De longues minutes passèrent avant qu’il ne sente un petit souffle de vent caresser son visage. Surpris, Öta recula légèrement la tête. Des petits rires résonnèrent alors dans ses oreilles.
└ Ouvre les yeux. ┐ gloussa Cissus.
Öta ne se fit pas prier, mais ne s’attendant pas à voir un visage collé au sien, il sursauta.
Une minuscule créature le regardait avec curiosité, voletant dans les airs au niveau de son visage. D’apparence féminine, elle avait de jolies ailes et sa peau était couleur du soleil.
Elle s’éloigna légèrement en riant.
└ Bonjour toi. ┐ fit Öta en se levant. Il tendit les mains devant lui. └ Tu es magnifique. ┐
La créature sembla rougir. Elle s’assit dans ses mains et agita les pieds devant elle en parlant. Mais ces mots n’avaient aucun sens pour Öta. Les sonorités étaient étrangement familières, sifflantes et chantantes à la fois, mais cela s’arrêtait là. Il lui était impossible d’en distinguer le moindre sens.
└ Elle se nomme Franchise. ┐ fit Cissus. └ Et celle qui se cache derrière ton épaule, c’est Ritournelle. Les autres esprits ne sont pas encore assez confiants pour te rencontrer. ┐
Öta tourna aussitôt la tête. Une autre petite créature le regardait de ses grands yeux brillants. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau. C’était donc ça, un esprit ? Il n’arrivait pas y croire.

└ Qui sont-elles ?
– Des Fatas. Ce sont des filles de Magie. Mais elles ne sont pas originaires de ce pays, nous les avons accueillies lorsqu’elles en avaient besoin. Elles sont sociables et très gentilles, mais un peu malicieuses.
– Fatas ? Elles me font penser à des créatures qu’un ami a déjà dessinées. Comment les appelait-il déjà ? ┐
Öta avait murmuré ces mots. Il repensait à l’un des carnets qu’Élan avait écrits, et qui abordaient des créatures très semblables. Il plissa les yeux en essayant de se remémorer ce qu’il y avait lu.
└ Il les nommait… euh… « Fées » je crois ?
– Oui, c’est comme ça aussi que notre ami de la surface les nomme. ┐ répondit joyeusement Cissus.
Alors il ne se trompait pas ? Il s’agissait vraiment de Fées ? Bon sang, ce qu’il avait hâte de raconter ça à Élan !
Il songea à quel point l’herboriste serait fou de jalousie lorsqu’il l’apprendrait, en oubliant un peu trop facilement qu’absolument toutes ses autres rencontres dans les souterrains étaient toutes aussi extraordinaires.
Bon sang, ce qu’il avait hâte de raconter ça à Élan ! Il songea à quel point l’herboriste serait fou de jalousie lorsqu’il l’apprendrait, en oubliant un peu trop facilement qu’absolument toutes ses autres rencontres dans les souterrains étaient tou…
Öta n’en revenait pas. Il ne pouvait détacher son regard des deux fées, fasciné par cette rencontre qui semblait si irréelle.
Il murmura :
└ Parle-moi d’elles. D’où viennent-elles ?
– Hum. ┐
Cissus posa les mains sur les hanches et fit mine de réfléchir.
└ Les Fatas sont originaires d’Abar. C’est un grand territoire très loin d’ici et à la surface, où les esprits sont nombreux. Malheureusement, comme elles sont faites de magie blanche très pure, de méchantes personnes leur font du mal.
– Oh. ┐
Öta lança un regard aux fées, qui s’étaient envolées pour se poser sur les épaules de Cissus. Elle lui faisait des bisous sur les joues, le faisant glousser.
└ Arrêtez ! Je parle au Gardesprit, ksssh ! ┐
Il lui fallut un certain temps avant de réussir à les repousser. Les joues rosies, il continua :
└ Franchise et Ritournelles ont été volées il y à quelques centaines d’années dans leur propre bois sacré et transportées dans des cages jusqu’au jour où un ami du village les a sauvés.
– Elles ont dû être terrifiées…
– Tout va bien maintenant. Notre ami nous les apporté pour qu’elles soient accueillies avec les autres esprits du village. Depuis, je m’occupe d’elles.
– Oh ? C’est toi qui t’occupes d’elles ?
– Oui. Prendre soin des esprits fait partie de mon rôle dans le village. Bien que mes adelphes parlent aussi leur langue. Ils aiment venir voir les esprits. Qui ne les aime pas ?
– Et cette langue, c’est la langue de leur pays ? Abar ?
– Non. C’est celle de la Sève. La langue des esprits, celle que l’on grave de son sang.
– Que l’on grave de… oh. ┐
Öta réalisa alors pourquoi cette langue lui avait paru familière. C’était celle que Tyra utilisait lorsqu’elle faisait de la magie. Il l’avait entendue plus d’une fois.
Sifflante, envoutante, magique.

Cissus pencha la tête avec curiosité. Le petit faux-gardesprit-esprit-sensible était plongé dans ses pensées.
Les petites Fatas s’étaient endormies sur ses genoux et il peignait maintenant leurs cheveux d’or du bout des doigts.
À quoi songeait-il ?
C’était la première fois que Cissus rencontrait un être si ignorant du monde et pourtant si désireux d’apprendre. C’était agréable de discuter avec lui.
Même s’il devait bien avouer que l’accent et les mots que Öta utilisait étaient parfois légèrement incompréhensibles.
Mais mieux valait un hôte qui parlait bizarrement qu’un hôte ne parlant pas du tout. Au moins, il n’était pas comme les rares Gardesprits qui étaient venus au village autrefois.
Eux, ils étaient trop peu amusants. Ils n’aimaient pas discuter et se fichaient bien de ce que pouvait leur raconter Cissus.
Seule la parole de leur Dame leur importait, ils n’appréciaient pas découvrir qu’une vision du monde différente de la sienne existait.
Cissus était bien content que Öta ne soit pas comme ça. Ce petit être si curieux et si étrange.
└ Comment te sens-tu ? ┐ demanda Cissus, brisant le silence qui s’était instauré depuis de longues minutes. └ Ma protection te préserve toujours bien ?
– Oui. Je ne sais pas ce que tu as fait, mais c’est efficace.
– J’ai fait en sorte que ma protection s’estompe petit à petit pour te laisser t’habituer à la pureté à un rythme plus doux. Je pense que c’est le fait d’y avoir été plongé d’un coup qui t’avait fait perdre la tête.
– Je vois. Merci, c’est parfait. ┐
Le petit sourire reconnaissant de Öta fit rougir de plaisir Cissus, satisfait d’avoir bien agi. Ce dernier se leva alors du rocher où il s’était assis et se dirigea vers Öta.
└ Il est temps de partir. Réveillons nos petites soeurs. ┐
Il se pencha sur les petites Fatas et leur souffla doucement dessus. Elles s’étirèrent en bâillant avant de grommeler, appréciant peu d’être tirées de leur sommeil.
Ritournelle murmura alors quelques mots dans les oreilles de sa compagne. Franchise lui répondit en hochant la tête. Les deux Fatas s’envolèrent et se glissèrent alors dans le petit trou d’un arbre. Öta fit la moue.
└ Elles sont parties.
– Soit patient. ┐ répondit Cissus, qui avait compris ce que ces protégées faisaient.
Les feux Fatas réapparurent quelques secondes après. Elles tenaient dans leurs bras deux gemmes qu’elles vinrent déposer dans les mains d’Öta avant de s’enfuir de nouveau en rougissant.
De retour dans leur petit trou, seul le bout de leur tête en dépassait tandis qu’elles guettaient la réaction de Öta.
└ C’est un cadeau. ┐ traduisit Cissus. └ Pour te remercier. Elles disent que tes mains sont douces et que tu peux revenir les voir quand tu veux.
– Oh. Merci.
– C’est un honneur lorsqu’une Fata t’offre l’une de ses pierres. Garde-les précieusement, ce sont des petits trésors. ┐
Öta hocha la tête, ému. Les deux gemmes étaient superbes. Elles avaient de jolis reflets et au centre de chacune d’entre elles se trouvait un petit symbole.
└ C’est leur nom ? ┐ demanda Öta. └ Les Fatas aimaient graver leur nom sous forme de symbole, n’est-ce pas ? Je suis certain d’avoir lu quelque chose comme ça dans les notes de mon ami. Celui dont je te parlais, qui dessine des Fées. ┐
Cissus hocha joyeusement la tête.
└ Oui ! Ton ami à raison.
– Je le savais. Et dis-moi… elles t’ont déjà offert des cadeaux ? Je suis sûr que tu en as plein.
– Oh oui ! Elles sont dans ma hutte. Les cadeaux des autres esprits sont mes trésors. Moi je dessine sur de l’écorce et je leur offre parfois en échange.
– Oh. Je pourrais leur faire un cadeau moi aussi ? Tu me montreras comment faire ? ┐
Les yeux de Cissus s’agrandirent légèrement de plaisir.
└ Oui bien sûr ! ┐

Öta se mordit la lèvre. Il ne comprenait pas comment il était parvenu à se retrouver dans la hutte de Cissus, de nombreux outils, pots et peintures autour de lui, à apprendre comment décorer de l’écorce.
La nuit avait fini par tomber. Le village s’endormait. Et eux, ils décoraient des morceaux de bois.
Öta devait bien avouer qu’il aimait cette idée. Mais c’était si… étrange. N’avaient-ils rien de mieux à faire ? Comme finir la visite du village, manger, dormir ou quoi que ce soit d’autre ? Retrouver Tyra, lui donner des nouvelles, discuter de la suite ? Comment partir d’ici, par exemple ?
Mais étant donné le sourire réjoui de Cissus, la réponse était sans aucun doute non. Rien n’était mieux qu’un atelier créatif.
└ Voilà ! ┐ fit Cissus qui avait fini sa démonstration. └ C’est comme ça qu’il faut faire. Maintenant, à ton tour.
– Je veux bien, mais je dessine quoi ?
– Tu peux offrir le symbole de ton nom. Ou quelque chose que tu aimes.
– Je n’ai pas de symbole pour mon nom. Je peux l’écrire dans ma langue, mais ce sera avec des lettres.
– Des lettres ? Berk non. Soit on te trouve un symbole, soit tu dessines autre chose.
– Et comment me trouve-t-on un symbole ? ┐ demanda Öta avec curiosité.

Allongé par terre sur le ventre, Cissus agita en l’air ses jambes derrière lui en réfléchissant.
└ Hum. Dis-moi un mot que tu aimes bien et qui correspond à l’image que tu as de toi-même.
– N’importe lequel ?
– Oui.
– Hum. ┐ fit Öta en plongeant dans ses pensées.
C’était un exercice difficile. Il y avait tant de mots pour lesquels il avait de l’affection ! Tant de mots qui avaient une symbolique particulière à ses yeux. Mais l’un d’entre eux se démarquait de tous les autres. Il murmura :
└ Terre.
– Oh. Un mot fort.
– Je serais un piètre esprit de Matière si je ne le choisissais pas, non ? ┐ sourit Öta. └ Entre mes feuilles, ma magie, et mon métier… tout me relie à la terre. Et j’aime ma terre. Ma terre natale, celle dont je suis le protecteur aujourd’hui. Je suis loin d’elle en ce moment, mais elle est toujours aussi présente dans mon cœur.
– C’est un beau choix. ┐
Cissus dessina un symbole dans la terre qui recouvrait le sol de sa hutte. Le symbole de la terre ?
└ Que vas-tu faire ?
– Tous les symboles sont liés. Les esprits se les partagent depuis tout temps. ┐ répondit simplement Cissus.
Öta fit la moue. Ce n’était pas une réponse. Il se pencha pour regarder ce que faisait Cissus. Le Sylène commença par rajouter deux traits sur le symbole qu’il avait dessiné.
└ Tiens. Pour tes cornes, tu en penses quoi ?
– Oh oui. Bonne idée. ┐ fit timidement Öta, qui avait enfin compris le but du « jeu ». └ Et ce qu’on peut mettre des feuilles sur les symboles ?
– Oui bien sûr. Ça se fait souvent pour les esprits de Matière.
– Alors dans ce cas, une de chaque côté du symbole. Pour symboliser celles sur mes bras. ┐
Cissus les dessina puis hocha la tête. Oui, c’était une bonne idée.
└ Et si on mettait un cercle ici plutôt qu’un trait ? ┐ demanda ensuite Öta. └ Comme sur le symbole de ma Dame.
– Oui. Ça te va comme ça ? Et si je fais ça comme ça ?
– C’est parfait.
– Alors c’est décidé. C’est ton symbole maintenant. ┐
Öta sentit une douce chaleur se répandre dans son corps. Du bonheur. Il fixa le symbole avec attention, mémorisant chaque trait, chaque détail. Il était sien désormais.
└ Allez. Maintenant tu peux le dessiner sur l’écorce ! Ou peut-être sur une feuille si tu préfères ? On peut aller en chercher des jolies.
– Oh ? Pourquoi pas ?
– L’arbre derrière ma hutte m’offre les plus belles du village pour me remercier de prendre soin de lui. Viens, je vais te montrer ! ┐

Öta avait fini de peindre sa feuille et l’admirait maintenant avec fierté.
Il avait dû s’y reprendre à plusieurs fois avant d’obtenir un résultat correct. Les outils que Cissus lui avaient prêtés transperçaient les feuilles s’il ne faisait pas attention. Öta en avait troué plusieurs par mégarde.
Pourtant, lorsqu’il regardait Cissus faire, tout semblait si simple. Le Sylène maitrisait ses techniques à la perfection. Il faut dire qu’il avait fait ça des centaines de fois.
Sans compter qu’il fabriquait lui-même mon matériel. Ses pigments, ses outils… tout était fait de sa main, pour sa main.
└ Cissus ? ┐ fit soudain une voix masculine à l’extérieur de la hutte. └ Tu es dans ta hutte ? Tu dessines encore ? Il est tard. ┐
Cissus reposa son pinceau en grimaçant et cria en réponse :
└ Pardon ! J’arrive tout de suite, je range.
– Merci. ┐ fit l’homme à l’extérieur en bâillant. └ Rejoins-moi quand tu as fini. ┐
Öta regarda alors Cissus refermer tous les pots et ranger son matériel à toute vitesse. Sans avoir eu le temps de comprendre quoi que ce soit, tout était rangé et trié proprement.
└ Je n’avais pas vu l’heure passer. ┐ s’excusa-t-il en tendant la main à Öta pour l’aider à se relever. └ Il est l’heure de dormir. On ira donner ton cadeau demain matin.
– Je… oui d’accord ? Mais qui était-ce dehors ?
– Oh. Ça, c’est Adrepo, tu l’as rencontré tout à l’heure. ┐ répondit Cissus en haussant les épaules. └ On dort souvent ensemble alors il est venu me chercher.
– Vous dormez ensemble ?
– Oui. Je fais de vilains cauchemars en ce moment. Et en plus, il me tient chaud. ┐
Öta n’insista pas. Il ne comprenait décidément pas la relation entre les deux frères. Adrepo avait tenté de le tuer, et maintenant il venait le chercher pour dormir avec lui, comme si de rien n’était ? C’était si… bizarre.
Il sentit alors la fatigue poindre et bâilla en frissonnant. Cissus se dirigea vers un coffre et en sortit une grosse fourrure qu’il tendit à Öta.
└ Tiens. Elle te tiendra chaud, elle est toute douce. Tu peux rester ici ou rejoindre ta hutte, c’est pareil. Mais je te conseille d’utiliser mon lit, il est aussi confortable que le nid d’un oiseau. C’est moi qui l’ai fabriqué !
– Je vais faire ça alors. ┐ répondit Öta.
Le lit lui importait peu, mais il se souvenait exactement du panier dans lequel Cissus avait fourré ses vêtements plusieurs heures plus tôt.
Dès que son hôte aurait le dos tourné, Öta avait bien l’intention de reprendre au moins de quoi se couvrir un peu plus en prévision du lendemain.
└ À demain matin alors. J’ai hâte d’apporter ton cadeau aux Fatas !
– Merci, à demain. ┐ sourit Öta.

BONUS

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