- 37 - Rencontre avec la Dame
- bleuts
- 17 oct. 2024
- 28 min de lecture
Dernière mise à jour : 14 déc. 2024
Partie 1 - Le sommeil d'Öta
Peindre la dernière fresque dans l’antre de Gahan avait pris beaucoup de temps, si bien qu’une fois terminée, Öta et Tyra s’étaient endormis presque instantanément. Ils s’étaient écroulés de fatigue l’un contre l’autre, épuisés par leur voyage et toutes ces émotions.
Le lendemain matin, ce fut Tyra qui ouvrit les yeux en premier.
« Merde ! »
Elle se redressa aussitôt, se cognant la tête contre celle de Öta, qui se réveilla à son tour en sursaut.
« Aïe ! » s’écria-t-il en se frottant le visage. « Mon pauvre nez.
– Bordel. On s’est endormi ensemble, personne n’a monté la garde ! On aurait pu se faire tuer pendant notre sommeil.
– Ah ? » répondit Öta en souriant, peu troublé par les inquiétudes de Tyra.
Elle fronça les sourcils, suspicieuse.
« Qu’est-ce qui te fait sourire comme ça ?
– Tu as de la peinture sur le nez. Je ne savais pas que c’était un outil pour peindre.
– Et toi sur les cornes. » répliqua Tyra. « Tu les as confondus avec un pinceau ?
– Très drôle. »
Öta bâilla, sentant le sommeil encore bien présent en lui. Il n’aurait pas dit non à dormir quelques heures supplémentaires. Mais Tyra ne lui en laissa pas l’occasion. Elle se leva et s’épousseta, avant de lui tendre la main :
« Tu viens ? On ne devrait pas traîner plus longtemps. On à une journée chargée devant nous.
– Ah ? » répondit Öta en bâillant une seconde fois. « On fait quoi ?
– Hé oh, réveille-toi. Au cas où tu aurais oublié, on a un ours à retrouver.
– Ah oui. David. C’est vrai. » marmonna Öta. « Je ne sais pas si Noyer va vraiment nous aider. Il n’a pas l’air très motivé.
– On verra bien. En attendant, on va fouiller les ruines à la recherche d’une trace de son passage.
– Oui chef. » soupira Öta.

Après s’être rincés pour se débarrasser de la peinture dans un cours d’eau et avoir renouvelé leurs sceaux de protection, Tyra et Öta avaient définitivement laissé la tour de Gahan derrière eux.
Le jeune homme avait clos de nouveau l’entrée, laissant les racines qui protégeaient les lieux reprendre leurs droits.
« C’est bizarre. Je n’ai jamais eu de difficulté avec la magie, mais depuis qu’on est sous terre elle me paraît plus facile que jamais. Je n’ai même plus besoin de penser, ça vient tout seul sans fatigue.
– Ah bon ? » s’étonna Tyra. « C’est bizarre. Söl est… était une mage de la terre comme toi, et pourtant elle répétait que la magie élémentaire lui était terriblement difficile ici. Ça la dépassait totalement, alors elle ne l’utilisait jamais.
– Étrange. Je me demande pourquoi. »
Ils échangèrent un regard. Encore une des curiosités de ces lieux. Mais après tout, ce n’était qu’une énième question sans réponse.
Les deux compagnons traversaient les ruines en continuant de discuter lorsque soudain Öta s’arrêta. Il tendit le bras pour stopper Tyra et souffla :
« Attends.
– Quoi ?
– Chut. Moins fort. » chuchota-t-il. « Regarde. On à notre repas. »
Öta désignait un lièvre au loin. Doucement, sans un bruit, il retira son sac pour attraper son arc.
« Ça tombe bien, j’avais faim. » murmura-t-il en bandant son arc avec dextérité.
Les sourcils froncés, la bouche pincée, il était concentré sur l’animal. Tyra le regarda faire avec curiosité. Elle retenait son souffle, de peur de faire le moindre bruit pouvant alerter l’animal.
Elle admira la flèche se planter dans le lièvre. Un tir parfait, qui n’avait laissé aucune chance à l’animal. Öta se redressa aussitôt et alla récupérer sa proie. Il souleva le lièvre en l’examinant avec curiosité.
« Les champignons dessus sont comestibles ?
– Oui. » répondit Tyra en l’examinant à son tour. « Mais ceux-là sont assez fades. Ils ne donneront pas beaucoup de goût.
– Oh. Dommage. Mais je suis tout de même curieux.
– Moi, tout me va tant que je peux remplir mon ventre. Chercher David sera plus facile une fois le ventre plein. » sourit Tyra.
Et comme pour lui donner raison, son ventre gargouilla.

« QUOI ? VOUS AVEZ TUÉ LAPI ?! MONSTRES ! »
Öta, qui venait de croquer dans la cuisse fraîchement cuite du lièvre, s’arrêta en plein geste. La voix de Noyer venait de résonner, emplie de douleur. Tyra hoqueta. Elle fixa son propre morceau de viande avant de lever les yeux vers Noyer.
Il regardait les restes du lièvre avec peine. Sa lèvre du bas tremblotait et des larmes perlaient au coin de ses yeux.
« La… Lapi… pourquoi toi ? »
Tyra et Öta se sentirent soudains extrêmement mal. Ils n’avaient pas pensé à cette éventualité. Ils échangèrent un regard, touchés par les larmes du lutinae qui pleurait son ami. Öta se leva. Il se pencha vers lui en murmurant d’une voix peinée :
« Je suis désolé. Je ne savais pas…
– MONSTRE ! NE M’APPROCHE PAS. ASSASSIN DE LAPIN ! »
Öta recula d’un pas, surpris. Il fronça les sourcils avant de répondre :
« Mais… Ce n’est pas un lapin. C’est un lièvre.
– Ah ? »
Le visage de Noyer changea aussitôt d’expression. Il fit la moue en examinant plus attentivement la carcasse.
« Peut-être. Il faut dire qu’on distingue plus grand-chose. Mais bon, lapin ou lièvre, quelle différence ? Vous avez tué Loupi. Monstres !
– … Loupi ? Je croyais que c’était Lapi ?
– Zut. »
Noyer se redressa et croisa les bras.
« Même pas drôle. » bouda-t-il. « Mais vous m’avez cru hein ? Vous êtes si naïfs !
– Mais le lièvre ? » souffla Tyra. « Ce n’est pas ton ami ?
– Bah non. J’sais pas qui c’est. C’était juste drôle de voir vos visages coupables.
– Infâme petite saloper…
– Hihi merci. »
Noyer gloussa avant de tirer la langue. Öta tenta alors :
« Hé attends ! Tu ne nous as toujours rien dit pour notre ami ? Est-ce qu’on pourrait en par —. »
Mais Noyer avait déjà disparu.

Tyra et Öta avaient arpenté les ruines toute la journée. Ils avaient trouvé plusieurs traces indiquant qu’un groupe était passé par là il y a un moment, mais rien qui ne désignait spécifiquement les membres de celui qu’ils cherchaient.
« Ils ont trop bien masqué leurs traces. » soupira Öta. « Ils devaient être aux aguets.
– Si c’est eux, je suis sûre que c’est l’œuvre de Dynia ! Elle doit les diriger. David il est plutôt du genre à mettre le bazar sur son passage, d’habitude on peut le suivre à la trace.
– À ce point ?
– C’est une catastrophe ambulante, surtout quand il s’agit de discrétion ! Je t’ai déjà raconté la fois où il a essayé de me suivre ? »
Ils discutèrent en avançant. Le bon côté des choses était que cette partie des souterrains était loin du territoire des Sylènes, il avait peu de chance d’en croiser. Ce n’était pas pour rien que les veilleurs venaient ici lors de leurs expéditions de cueillette et de chasse.
« Je me demande toujours pourquoi cette partie du territoire est abandonnée. » demanda Öta. « Gahan était vraiment la seule à y vivre ?
– Du peu que je sais, oui.
– C’est un peu triste, quand même. »
Tyra hocha la tête. Elle allait lui répondre lorsque ses yeux se posèrent sur une forme au loin. Un sourire éclaira son visage et elle s’exclama :
« On y arrive ! Le moenia est là, suis-moi ! »
Sans attendre, elle accéléra le pas pour rallier l’étrange pierre qui se dressait près des ruines.
Le champ de fleurs à sa gauche prospérait toujours autant depuis la dernière fois et ce constat réchauffa le cœur de Tyra. Il s’agissait après tout des mêmes fleurs que celles que Gahan lui avait offertes.
Tandis qu’Öta la rejoignait, subjugué par le moenia, Tyra remarqua quelque chose aux pieds du rocher.
« Des offrandes ? » murmura-t-elle en se baissant pour les regarder. « Öta ? Regarde, il y a des offrandes. Des fleurs… et je reconnais ça ! C’est un collier de la caste. Oh attends, il y en a à plusieurs… »
Elle se redressa avec un grand sourire, tenant les pendentifs du village fièrement.
« Ce sont eux ! Ils sont passés par là ! »
Mais son sourire se remplaça par une moue inquiète lorsqu’elle vit l’expression d’Öta. Les yeux grand ouverts, il regardait autour de lui avec un mélange de crainte et de joie.
« Oh. Oui, je vois.
– De quoi ?
– D’accord. » murmura-t-il.

« Öta ? À qui tu parlais ? » demanda Tyra en suivant son compagnon. « Tu vas où ? »
Öta avait contourné le moenia et semblait chercher quelque chose. Il regardait autour de lui avec attention, marmonnant des mots qu’elle ne comprenait pas.
Il rejoignit l’entrée des ruines et longea les murs qui bordaient les bois, sa main gauche posée sur la pierre. La zone était sauvage, il y avait des buissons et racines un peu partout. Tyra manqua de trébucher sur l’une d’entre elles.
« Öta ! » cria-t-elle, agacée de ne pas avoir de réponse.
Le jeune homme se retourna alors, surpris.
« Quoi ?
– Tu nous fais quoi là ? On va où ? »
Il sourit simplement avant de se détourner pour recommencer sa drôle de recherche. Tyra fronça les sourcils.
« Öta !
– J’ai trouvé. Regarde. »
Il désignait un buisson. Tyra était sur le point de maugréer une remarque acerbe lorsqu’elle vit ce que son ami lui montrait. Caché derrière le feuillage, un passage s’enfonçait dans le mur des ruines.
Un escalier de pierre avec en son bout une vieille porte scellée par les mêmes racines que celles qui protégeaient la tour de Gahan. Sans attendre, Öta s’engouffra dedans et libéra l’entrée tandis que Tyra lui emboîtait le pas avec inquiétude.
Ils découvrirent alors un long couloir de pierre, dont d’immenses gravures végétales recouvraient le plafond, qui se dirigeait vers le centre des ruines.
« Öta ? On est où ? C’est quoi ça ? » demanda Tyra.
Il s’avança en répondant d’une voix enjouée, comme envoûtée :
« Je l’entends. Elle m’appelle.
– Elle t’appelle ? Merde. »
Tyra lui attrapa le bras, le forçant à s’arrêter. Elle lui prit le visage entre les mains et l’examina sous toutes ses coutures.
« J’ai pourtant bien fait mon sceau, tu ne devrais pas ressentir la magie des souterrains. » s’inquiéta-t-elle. « Tu — »
Öta en profita pour la serrer contre lui. Tyra ne se dégagea pas, mais fit la moue. Ce n’était pas le moment ! Pourquoi réagissait-il ainsi ? Il était vraiment bizarre. Son état n’était pas normal.
« Non. Ce n’est pas l’attraction dont tu me parles. J’entends sa voix. Elle me parle. Elle veut me rencontrer.
– Elle te parle ? De qui ?
– La Dame de ces bois ! » répondit gaiement Öta.

Tyra suivit Öta d’un pas prudent, la main sur sa dague prête à se défendre si besoin. Öta n’était clairement pas dans son état normal. Il était comme ivre, et plus le temps passait, plus il semblait transporté… Ils auraient mieux fait de partir, mais il refusait catégoriquement de l’écouter.
Elle plissa les yeux en continuant d’avancer.
Tyra allait faire une remarque sur la longueur exagérée du couloir lorsqu’elle vit le bout du chemin. Ils avaient atteint une grotte sous les ruines. Tout au fond, au centre, se trouvait une immense statue de pierre. Une statue étrange. Tyra n’en avait encore jamais vu de pareille sorte.
Elle ressemblait aux dessins de Gahan.
La statue était entourée de champs de fleurs blanches, les mêmes que celles qui accompagnaient le moenia et que Gahan faisait pousser. Des fleurs qui diffusaient une douce lueur apaisante et dont l’odeur calmait son cœur.
Tyra était tant subjuguée par ces champs qu’elle faillit ne pas remarquer les personnages autour de la statue. Et pourtant, ils étaient plusieurs. Des formes brutes, aux visages rudimentaires, presque effacés, qui semblaient comme endormies auprès d’elle.
« Je n’en crois pas mes yeux. C’est la première fois que je rencontre une Dame ! » murmura Öta, la voix cassée par l’émotion. « Elle est si belle…
– Une Dame ? C’est une Abonde ?
– Oui. Elle s’appelle Florae. La Dame fleurie. Oh comme sa voix est douce. » gloussa-t-il. « Elle me chatouille. »
Tyra se mordit la lèvre. Elle ne partageait pas l’euphorie d’Öta. Tout ça était bien trop étrange. Ils ne devaient pas rester là.
« On devrait rebrousser chemin. On doit encore chercher David…
– Il est sûrement en vie, pourquoi s’en faire ? Moi je n’ai qu’une envie, c’est de m’allonger dans l’herbe. Elle a l’air si confortable. » fit Öta.
Et joignant le geste à la parole, il s’étendit dans les fleurs en riant. Tyra tenta de l’en empêcher, de le forcer à se relever, mais il retourna la situation en lui attrapant le bras pour la forcer à tomber à côté de lui.
« Öta ? Qu’est-ce que tu… »
Et sans lui laisser le temps, il l’embrassa avec passion. Il se sépara ensuite d’elle et se laissa choir dans l’herbe en tenant toujours sa main. Il ferma les yeux, un air profondément apaisé sur le visage.
« Je veux rester ici pour toujours. Étendu amoureusement dans les fleurs, la voix d’une dame me contant des histoires. Rien n’est plus beau.
– Öta. Tu n’es pas dans ton état normal. Réveille-toi, s’il te plaît ! » s’affola Tyra.
Elle ne comprenait plus rien et la peur commençait à prendre le dessus.
« Öta ? ÖTA ? »
Mais elle avait beau le secouer, Öta ne réagissait plus.
« Merde ! Je dois le sortir de là.
– Très bonne idée. » répondit Noyer.
Tyra leva les yeux et découvrit le lutinae, assis sur les genoux de la statue, qui les admirait avec amusement.

Sous les encouragements amusés, mais particulièrement inutiles de Noyer, Tyra traîna Öta endormi jusqu’atteindre la sortie des ruines. Elle était en sueur, épuisée, lorsqu’elle le déposa dans l’herbe à l’orée des bois.
« Ha… ha… plus jamais… on… y… retourne… » souffla-t-elle en se laissant tomber, dos à un arbre.
Elle prit Öta contre elle, posant sa tête sur ses genoux pour lui caresser tendrement le front.
« Réveille-toi, idiot. » murmura-t-elle, la voix brisée.
Noyer rit. Il s’accroupit à côté d’eux et tapota le visage d’Öta du bout des doigts. Voyant qu’il ne se réveillait pas, il commença à jouer avec son nez et ses oreilles.
« Lâche-le, sale bête.
– Ouh. » ricana Noyer. « Tu sais ce qu’on dit qui arrive aux sots qui insultent un esprit de la nature ?
– Qu’ils se font tirer les oreilles et tripoter leur nez ? » rétorqua Tyra, qui n’avait plus la force de jouer à quoi que ce soit. « Je préférerais que tu me dises pourquoi Öta est comme ça et s’il va se réveiller.
– Je t’aime bien, tu sais ? »
Noyer se redressa. Il croisa les bras et après quelques secondes de silence, il soupira.
« À vrai dire, c’est la première fois que je vois un Gardesprit réagir comme ça en se rendant au Repos de la Dame. Il doit être vraiment très sensible.
– Sensible ? À quoi ?
– À la pureté de l’aura de la Dame et celle des autres Gardesprits.
– Ah ?
– Je dois bien avouer que c’est particulièrement agréable. Tous les Esprits aiment les lieux purifiés, ça nous fait de l’effet. Mais jamais au point de se laisser submerger comme ça. Il nous a piqué un sacré roupillon. À mon avis, si on ne l’avait pas tiré de là, il se serait laissé dépérir d’allégresse.
– Mais j’ai vu autour de la statue, des… corps ? Ils semblaient dormir. Ils ont vécu la même chose qu’Öta, non ? »
Tyra frissonna. C’était beaucoup d’informations d’un coup. Elle n’était pas sûre de tout comprendre. Si seulement Öta était conscient… Noyer secoua la tête.
« Oh non. Les Gardesprit supportent très bien l’aura des Dames. Ça, c’est autre chose. Quand un Gardesprit sent sa fin arriver, il choisit un lieu de repos où il pourra continuer son travail même plongé dans son repos éternel. Certains aiment simplement l’idée de s’endormir près de leur dame, je crois que Gahan avait prévu ça aussi.
– Gahan ? Elle allait mourir… ?
– Ah ça oui. Il ne lui restait que quelques lunes avant de partir. » répondit Noyer en haussant les épaules avec indifférence. « Mais bon, elle n’est plus là maintenant.
– Tu la connaissais bien ? » murmura Tyra d’une petite voix. « Vous étiez ami ? »
Noyer éclata de rire.
« J’ai passé ces deux derniers siècles à la tourmenter. Je ne compte plus l’nombre de fois où elle a essayé de me croquer. C’était génial. Elle va me manquer cette idiote. C’est pour ça que je t’aime bien. T’es aussi bête qu’elle.
– Donc vous étiez ami ?
– Mouais. On peut dire ça.
– Et… – »
Tyra, qui comptait poser une nouvelle question, s’arrêta aussitôt. Öta venait d’ouvrir les yeux.
« Tyra ? »

La première chose qu’Öta vit en se réveillant fut le visage inquiet de Tyra. Elle était en piteux état. Son sceau de protection était à moitié effacé par la sueur, ses cheveux collés sur son visage et ses yeux rouges. Öta ne bougea pas. Il la fixa bêtement avant de marmonner :
« Tu pues la sueur.
– C’est la seule chose que tu trouves à dire ? » rétorqua-t-elle, l’inquiétude étant immédiatement remplacée par de la colère.
Elle le poussa de ses genoux et Öta roula en couinant. Il se redressa aussitôt, l’air perdu.
« Mais…
– Je te signale que je ne serais pas dans cet état si je n’avais pas eu à transporter ton corps pour te sauver la vie ! Tu pourrais au moins dire merci.
– Merci ? »
Tyra souffla du nez. Elle mourrait d’envie de le lui donner une bonne claque pour le réveiller, mais se retint. Au lieu de ça, elle soupira en croisant les bras.
« C’est bon ? T’es calmé ? T’entends encore des voix ou pas ? On devrait peut-être vite s’éloigner avant que ça recommence.
– Des voix ? De quoi tu parles ?
– La Dame. Elle te parlait, non ? »
Öta fronça les sourcils avant de soudain écarquiller les yeux. Il se souvenait ! Il n’arrivait pas à y croire. Une Dame lui avait vraiment parlé.
« Oui ! Oui, c’est vrai ! Bon sang. » s’écria-t-il en se levant. « J’ai discuté avec la Dame ! Elle sait par où est parti David.
– Quoi ? Vraiment ?!
– Oui ! Elle m’a donné la direction où aller. Nous devons partir vers l’Est. »
Öta désigna une direction au sud des ruines, un immense sourire sur le visage.
« AH NON HEIN ! » fit soudain la voix de Noyer.
Il avait disparu au réveil d’Öta, se cachant dès qu’il avait ouvert les yeux. Mais maintenant, il était de retour et les fixait avec consternation.
Sous leurs regards perplexes, la créature donna des petits coups de poing au moenia en criant en Vieux-Nordan. Tyra lança un regard perdu à Öta. Elle ne comprenait pas un traitre mot des cris de Noyer.
Öta souriait devant la scène.
« Il dit quoi ?
– Qu’il est mécontent de s’être fait devancer. Et j’entends le rire de la dame. Elle se gausse de lui. » expliqua-t-il à Tyra. « C’est très drôle.
– Les esprits de la forêt, c’est vraiment plus ce que c’était. »

Un peu plus tard, Tyra s’était rincé le visage dans un ruisseau et avait pris le temps de refaire son sceau. Quant à Noyer, il avait disparu de nouveau. Mais ils ne se faisaient pas de souci pour lui, il était sans doute parti à la recherche de moineaux volontaires pour déféquer sur la statue de la dame.
« Selon la Dame, le groupe de David est parti vers l’est. Ils se sont arrêtés quelque temps dans les ruines, mais n’y sont pas restés longtemps. » expliqua Öta en marchant aux côtés de Tyra.
Elle hocha la tête, buvant les paroles d’Öta. Ils avaient enfin une piste concrète ! L’espoir renaissait, et avec lui, la motivation qui doucement s’était estompée. Elle avait jusqu’alors eu l’impression d’avancer à l’aveugle et cette sensation était décourageante.
« L’est, c’est vague. Mais si on traverse cette forêt, on sera dans le bon sens. Elle ne t’a rien dit de plus ?
– Non. Ils ont quitté son territoire, et elle ne peut pas les voir au-delà. Elle m’a juste indiqué à quel endroit de la frontière ils avaient traversé.
– Comment ça ? Elle te l’a décrit ?
– C’est difficile à expliquer. Tu sais, elle ne parle pas vraiment. » répondit Öta, un doux air rêveur sur le visage. « Sa voix est magnifique. Elle est semblable à un courant d’air frais, douce et délicate. Elle n’utilise pas de mots. Ce sont des idées. Je ne sais pas si tu comprends ?
– Pas vraiment. »
Tyra grimaça. Elle aurait aimé l’entendre, elle aussi, cette drôle de voix. Pourquoi cette Dame ne se s’était-elle pas adressée à elle également ?
« Tu as presque as l’air amoureux d’elle quand tu en parles.
– Ce n’est pas de l’amour que j’éprouve pour elle, c’est bien plus que ça. Je n’en reviens pas d’avoir eu cette chance. Ne serais-tu pas aussi exalté si tu rencontrais l’un de tes dieux ?
– Hum, ça dépend lequel. » rit Tyra. « Mais je crois que je vois ce que tu veux dire.
– Mais tu sais, ça me fait tout de même bizarre. Je crois que je n’arrive pas réellement à réaliser ce qu’il s’est passé. » frissonna Öta. « Est-ce que c’est le contrecoup de ce qu’il m’est arrivé près de la statue ?
– Peut-être. Tu m’as fait peur, j’ai cru que tu étais devenu fou.
– Je n’ai pas vraiment compris ce qu’il s’est passé. Tu ne m’as rien dit, excepté que tu m’as traîné hors des ruines. Mes souvenirs sont assez troubles à partir du moment où nous avons rejoint la statue. »
Tyra s’arrêta. Effectivement, ils n’avaient pas encore vraiment parlé de ça. Elle lui prit le bras et le força à la regarder.
« Öta. Tu avais l’air totalement ivre. » dit-elle d’une voix encore marquée par l’inquiétude. « Tu voulais rester dans l’herbe et t’y endormir pour l’éternité.
– Quoi ?
– Noyer m’a dit que si je ne t’avais pas fait sortir de là, tu te serais laissé mourir de bonheur là-bas. Tu avais l’air d’un fou.
– Je… je suis désolé.
– Tu sais, c’était hors de question que je t’abandonne. Mais s’il te plaît, si tu ressens de nouveau la moindre sensation étrange, éloigne-toi avant de te laisser emporter. On va peut-être croiser d’autres lieux semblables et je ne veux pas te perdre. »
Öta hocha doucement la tête. Tyra avait les larmes aux yeux. Cette vision lui serra le cœur. Il n’avait jamais voulu lui faire aussi peur.
« Je vais essayer. Mais pourquoi j’ai été le seul touché ? C’était quoi au juste ? Je ne comprends pas. » murmura-t-il. « La Dame ne me voulait pas de mal, j’en suis sûr.
– Noyer pense que tu es très sensible à la pureté qu’elle dégage. Je ne sais pas trop ce que ça signifie, mais c’est un truc qui fait de l’effet qu’aux esprits.
– Qu’aux esprits ? »
Öta fronça les sourcils. Il frotta doucement ses avant-bras.
« Je comprends mieux alors.
– De quoi ? Tu sais quelque chose ?
– À ce qu’il paraît, ma famille paternelle descend d’un esprit. »


Tyra cligna des yeux, surprise. Elle ne s’attendait pas à cette réponse et dévisagea Öta avec intérêt.
« Attends, quoi ? Comment ça ?! Tu… tu ?
– C’est une légende. Tu sais, ce genre de mythes qui se transmettent au fil des générations. » répondit Öta en haussant les épaules, embarrassé. « Pas de quoi en faire un plat.
– Tu rigoles ? Un esprit ? Quel genre d’esprit ? Comment ça ? Je veux tout savoir. Tu ne peux pas me balancer ce genre de révélation pour ensuite me laisser dans l’ignorance. »
Öta détourna les yeux, les joues roses de gêne. Il avait parlé sans réfléchir et regrettait déjà de ne pas avoir su tenir sa langue.
« C’est compliqué. » murmura-t-il. « Disons que ma famille a hérité de certains… dons… et dans l’Est nombreux sont ceux à affirmer que c’est lié à notre sang.
– Des dons ?
– Mais certaines personnes pensent aussi que c’est une malédiction. Que nous n’avons pas du sang d’esprit, mais plutôt contrarié l’un de ceux ci qui nous aurait maudits. » ajouta rapidement Öta.
Il se touchait machinalement les avant-bras en parlant, le regard fuyant. Tyra l’avait évidemment remarqué.
Elle allait poser une question, lorsqu’elle fut stoppée en plein élan. Jaillie de la forêt, une flèche la manqua de peu. Si elle l’avait remarquée une demi-seconde plus tard, elle ne serait plus de ce monde.
Sa capuche était maintenant ornée d’une belle entaille.
« Merde ! On est attaqués ! »
Partie 2 - Le petit gardien
Öta n’avait pas eu le temps de comprendre ce qu’il se passait. Il marchait en discutant avec Tyra de ses origines lorsqu’une flèche avait soudain jailli de la forêt.
Après l’avoir attiré vers elle, la jeune femme avait alors dégainé sa dague et répandu son sang tout autour d’eux en quelques secondes. Il y en avait partout. Elle psalmodia quelques mots et le sang se mit à briller durant un fragment d’instant. Öta, totalement perdu, voulut reculer d’un pas.
Tyra lui attrapa aussitôt le bras.
« Reste dans le cercle, idiot. Tu veux mourir ?
– Je… Que se passe-t-il ?
– Un sylène. Il est seul. » murmura-t-elle. « Il nous a visés depuis le haut de cet arbre là-bas. J’aurais dû le remarquer, on discutait et j’ai baissé ma garde. »
Öta hocha la tête.
« Le cercle est une protection rudimentaire. Il ne durera pas longtemps. Pour le moment, je pense qu’il jauge la situatio — »
Une nouvelle flèche jaillit alors de nouveau des bois. Elle s’arrêta à la limite du cercle, comme stoppée par un mur invisible, puis tomba au sol. Tyra la ramassa aussitôt pour l’examiner.
« Pas de poison. C’est déjà ça. Mais ces couleurs, c’est bien un Sylène. » Elle sembla réfléchir, avant de demander. « Si je t’indique sa position exacte, tu peux l’avoir ?
– Quoi ?
– T’es pas forcé de le tuer. Regarde, on peut l’apercevoir dans les feuillages. Je n’arrive pas à croire que je ne l’avais pas remarqué. Il est aussi mauvais que David pour se dissimuler. »
Öta hocha la tête. Il attrapa son arc et ses flèches pour viser l’arbre. Tirer sur une personne ne l’emballait pas, mais il n’avait pas le choix. Il repéra son pied qui dépassait et visa à cet endroit.
Sa flèche se planta directement dedans. Il y eut un cri et leur assaillant tomba aussitôt de l’arbre. L’arc bandé vers lui, Öta quitta le cercle pour s’approcher.
« Fais attention ! » souffla Tyra.
Mais il ne l’écoutait plus. Devant lui, ce n’était pas un guerrier. C’était un gamin qui s’était recroquevillé et pleurait en se tenant le pied. En voyant Öta s’approcher, il tenta de fuir, mais trébucha. Il ferma les yeux, se préparant à la mort.
Mais Öta baissa son arc.
« Anbeil.thu dür ?! Cah thu.taklahë nhu ?! » cria alors Öta, en colère.
Le Sylène s’arrêta aussitôt de pleurer. Il dévisagea Öta, terrifié.

Il y eut un temps de flottement avant que le jeune sylène ne bredouille d’une voix apeurée, les larmes aux yeux. Öta secoua la tête et se pencha lentement vers lui, déposant son arc sur le sol pour lui montrer qu’il ne comptait lui faire aucun mal.
Le sylène ne bougea pas, ses immenses yeux fixant Öta avec inquiétude. Il eut un sursaut lorsque ce dernier ouvrit son escarcelle pour en sortir une fiole et un bandage.
« Thy.anbeil ar thu.aroël. » murmura Öta.
Tyra s’approcha et demanda :
« Qui est-ce ? Qu’est-ce que vous vous racontez ? Tu devrais faire attention, il est peut-être encore dangereux.
– Oui, je fais attention. Tu peux monter la garde pendant que je m’occupe de son pied ? Je ne vais pas laisser sa blessure dans cet état.
– T’es sûr de toi ?
– Pourquoi ? Tu veux qu’on le laisse comme ça ? C’est qu’un gamin. »
Tyra hocha la tête en grimaçant. Elle n’oubliait pas que ledit gamin avait manqué de peu de lui ôter la vie. Elle s’éloigna de quelques pas pour surveiller les environs. Cette fois, elle ne laisserait passer personne.
Elle entendit alors Öta parler au sylène. Elle lança un coup d’œil derrière elle pour les regarder. Il chuchotait en vieux-nordan tout en lui bandant le pied. Que lui disait-il ? Le sylène semblait boire ses paroles.
Il avait perdu son air effrayé et fixait Öta avec une étrange expression proche de l’admiration. Lorsque ce dernier se leva, ayant fini de lui administrer les premiers soins, le petit tenta aussitôt de le suivre.
Il ne paraissait ni inquiet, ni gêné par sa blessure, comme si avoir reçu une flèche dans le pied était le cadet de ses soucis. Öta secoua la tête et grogna :
« Ne. »
Mais le petit ne semblait plus le moins du monde vouloir partir. Il ne cessait de parler, bien qu’Öta ne lui réponde pas, abreuvant ce dernier d’un flot de paroles qui paraissaient-être des questions.
« Il nous fait quoi là le morveux ? » siffla Tyra en s’interposant lorsque le sylène tenta de toucher le bras d’Öta. « Dégage, toi. Estime-toi déjà heureux qu’on ne te tue pas.
– Nak.mënn anbeil danyez gardespred dë nevaz gardespred.
– C’est moi où il m’insulte ?! »
Öta éclata de rire.
« Non rassure-toi. Je ne crois pas qu’il soit méchant, c’est juste un gamin paumé qui voulait faire du zèle. Il pensait qu’en attaquant les intrus sur le territoire de la dame, il se ferait remarquer par celle-ci.
– Rien ne nous dit qu’il ne va pas recommencer quand il aura le dos tourné. » grogna Tyra, suspicieuse.
Öta secoua la tête.
« De loin, il n’avait pas senti que nous étions au service de la dame. Il ne nous attaquera plus maintenant qu’il le sait.
– Ah, parce qu’on est ses serviteurs maintenant ? Ravie de le savoir.
– Euh. » grimaça Öta, embarrassé. « En tout cas, nous sommes sous sa protection.
– Mouais. »
N’aimant pas être ignoré, le jeune sylène décida de se manifester de nouveau. Il lui attrapa la manche et répéta avec insistance :
« Nak.mënn anbeil danyez gardespred dë nevaz gardespred !!
– Ne.
- Bëtra ??! » cracha-t-il. « Nak.anbeïla vat danyez !
– Ne.
- Grah ! »
Tyra renifla.
« Il a dit quoi là ?
– Il veut être mon apprenti ou quelque chose comme ça. Il pense que j’ai pris la place de Gahan. J’ai beau lui dire que non, il insiste.
– Ah non hein ! Dis-lui de partir ! On à des choses à faire, hors de question qu’un gosse traîne dans nos pattes.
– Oui, je lui ai déjà dit. Mais il n’en démord pas.
– Il est bizarre. J’suis d’avis qu’on l’attache à un arbre et qu’on disparaisse au plus vite. Il va nous suivre sinon. »
Öta soupira. Sa première rencontre avec un Sylène était si étrange ! Le garçon l’intriguait. D’étranges champignons poussaient sur son corps, d’une façon bien semblable aux feuilles qui poussaient sur celui d’Öta.
Qui était-il ? Pourquoi cette étrange apparence ? Gahan ressemblait-elle également à cela avant de se figer ? Les autres sylènes lui ressemblaient-ils ? Comment était-il adulte ? Où était son village ? Ses parents ?
« On pourrait lui demander de nous indiquer le chemin ? Il pourra peut-être nous guider vers le lieu que la dame m’a montré. Cela nous éviterait des détours.
– T’es sérieux là ? Tu veux qu’on s’encombre de… ça ? »
Le jeune Sylène, posté derrière Öta, hochait la tête en souriant bêtement l’air de dire « je suis gentil, adoptez-moi ».
« Pourquoi pas ? Il connaît sans doute mieux le territoire que nous. Et ce n’est pas comme si Noyer était pressé de nous aider.
– Et il ne saurait pas où est David par hasard ?
– J’en doute. Je lui ai posé la question, mais il n’avait pas l’air de comprendre. »
Tyra grimaça. Elle fixa le sylène, puis Öta, puis de nouveau le sylène.
« Je préférerais l’attacher à un arbre. »

Tyra renifla, une moue boudeuse sur le visage, tandis qu’Öta et le petit sylène discutaient ensemble en avançant devant elle.
« Il s’appelle Nak. » lui avait expliqué Öta quelques minutes plus tôt, après l’avoir convaincue qu’attacher un enfant à un arbre n’était définitivement pas très gentil. « Il connaît le passage que la dame m’a montré. Il va nous guider. »
Tyra, expliquant qu’elle préférait monter la garde, s’était alors recluse seule à l’arrière du groupe. Depuis lors, elle maugréait.
Ils venaient de dépasser une vieille maison en ruine lorsqu’une voix s’éleva à côté d’elle. Noyer s’était faufilé à ses côtés.
« Vous l’avez pris comme guide ? » se moqua la créature. « Vous deviez vraiment être désespérés.
– J’avais pas envie, moi. Tu l’connais ?
– Ouais. Ça fait un moment qu’il traîne sur mon territoire. J’ai beau ordonner aux racines de le faire trébucher, aux fruits de tomber sur sa tête, à l’eau de prendre un mauvais goût quand il la boit, il refuse de partir. »
Tyra fronça les sourcils. C’était horrible !
« T’as pas d’autre moyen que de le torturer, le pauvre ?
– J’évite de me montrer aux Aytrüs, ils sont embarrassants. Je préfère rester discrète. Il finira peut-être par comprendre qu’on ne veut pas de lui ici.
– Mais si tu ne lui dis pas, comment tu veux qu’il comprenne qu’il doit partir ?
– Gahan lui a dit à ma place. Elle a aussi essayé de le croquer pour lui faire peur, mais je crois que ça n’a pas marché. Il est un peu bête. Depuis, elle le fuit elle aussi. Il s’est mis en tête de devenir son apprenti, tu vois ? Insupportable. »
Noyer avait prononcé ces mots avec nonchalance. Il bâilla tandis que Tyra demandait :
« Mais ses parents ? Son peuple ?
– Il n’en a pas. Et je crois qu’il a fugué de son clan.
– Il est orphelin ?
– À ton avis ? Un gamin qui traîne seul pendant des années sur un territoire délaissé par son peuple, ça ne laisse pas beaucoup de possibilités. J’suis étonné qu’il ait survécu. »
Tyra grimaça. Elle avait soudain de la peine pour le petit sylène. Elle fixa son dos avec embarras, se sentant coupable de l’avoir rabroué aussi durement. Sentant son regard sur lui, le petit se retourna. Il lui fit un immense sourire.
Tyra sentit ses joues rosir tandis qu’elle lui répondait timidement. À peine lui eut-elle sourit que les yeux de Nak s’agrandirent de joie. Elle se détourna avec gêne.
« Dis Noyer ? Tu — »
Elle s’arrêta en pleine phrase. Le lutinae avait de nouveau disparu.

« Am ! » cria le petit Sylène au moment où ils atteignirent la fin de la forêt. « Am ! Am ! »
Tyra siffla, impressionnée. Un profond ravin s’étendait devant eux, séparant le territoire en deux. Elle en avait déjà entendu parler, il s’agissait du lieu le plus distant présent sur les cartes des veilleurs. Ils ne s’étaient jamais rendus plus loin.
Le sylène pointait du doigt une arche et un pont. C’était visiblement le seul moyen de traverser le ravin. Öta souffla :
« C’est là. David est parti par là. C’est tel que la Dame me l’avait montré. Au-delà, nous serons hors de ses terres.
– Et ça veut dire quoi au juste ? Foncer dans l’inconnu ne m’attire pas particulièrement, j’aimerais savoir où je mets les pieds.
– Je ne sais pas trop. La Dame n’a plus de sœur là-bas. Elles sont toutes connectées entre elles, mais c’est un lieu hors de leur protection.
– D’autant plus rassurant. » grinça Tyra.
Alerté par leurs expressions inquiètes, Nak tira alors sur la manche d’Öta. Ses grands yeux brillants, il bredouilla quelques mots. Öta hocha la tête et lui répondit d’une voix apaisante avant de se tourner vers Tyra.
« Il dit quoi ?
– Il nous met en garde. Les serviteurs des dames ne sont pas les bienvenus là-bas.
– Ah. C’est drôlement rassurant ça. » renifla Tyra. « Qu’est-ce qu’il veut dire par là ?
– Il dit que c’est le territoire d’un certain Coenan ? »
En entendant ce nom, le sylène hocha la tête vigoureusement, une grimace déformant son petit visage.
« Coenan.anbeil enebür dë damae ! Coenan.anbeil tav. Thy.mënn rëmea unan.
– Cah ?
– Nak.gouzios ni. »
Tyra plissa les yeux, comme si cette simple action allait lui permettre de déchiffrer le vieux-nordan. Mais tout ça était définitivement incompréhensible.
« Il dit qu’il ne sait pas pourquoi, mais Coenan est mauvais et veut régner sans les dames. » souffla Öta. « Ça ne me dit rien qui vaille. On devrait peut-être demander l’avis de Noyer, non ?
– S’il veut bien nous répondre. J’attends toujours l’histoire de l’ogre que nous avons croisé.
– C’est pas faux… On peut toujours essayer cependant.
– Oui. Mais il ne se montrera pas devant le petit. »
Les deux compagnons fixèrent l’enfant, hésitant sur la marche à suivre. Finalement, Öta soupira.
« Je vais t’attendre avec Nak. On va monter le camp pour cette nuit, pendant ce temps tu vas tâcher de retourner dans la forêt pour discuter avec Noyer.
– Pourquoi moi ?
– Pourquoi pas ? Je crois bien qu’il en pince pour toi. » gloussa Öta. « En tout cas il a l’air de t’apprécier.
– Pfft ! »
Tyra leva les yeux au ciel en s’éloignant. Alors qu’elle entrait dans la forêt, elle se retourna pour lancer un dernier coup d’œil vers Öta. Il avait posé une main sur l’épaule de Nak et semblait le complimenter sur son petit arc. Le garçon lui montrait son arme avec fierté, les joues rosies de plaisir.
Elle soupira.
« Entre Noyer et lui, on va finir par ouvrir un orphelinat à force de ramasser tous les gamins du coin.
– C’est qui que tu traites de gamin là ? »

Assis sur une branche, Noyer agitait les pieds d’un air agacé. Il ne descendit pas lorsque Tyra s’approcha.
« Noyer ! Est-ce que tu…
– J’ai entendu votre discussion. Vous êtes déjà las de votre insupportable petit guide alors vous vous souvenez enfin de votre vieil ami ? Avoue, vous m’aviez déjà oublié. »
Tyra s’arrêta aussitôt, surprise. Noyer semblait énervé. Pourquoi ?
« Noyer. Qu’est-ce que tu me chantes ? Il s’est à peine passé deux heures depuis notre dernière discussion ?
– Humpf. Au début c’est deux heures, puis deux jours, deux semaines, deux mois, deux ans, deux siècles… »
Noyer avait prononcé ces paroles en grognant. Tyra ne sut pas immédiatement quoi répondre. Elle hésita avant de murmurer :
« T’es jaloux du petit ?
– C’est pas vrai ! »
Noyer se redressa aussitôt. Outré, il fusilla Tyra du regard en croisant les bras.
« Je ne suis pas jalouse. Allez jouer et vivre plein d’aventures avec votre nouvel ami, je ne vous retiens pas. Tu peux même lui faire plein de câlins, je m’en moque.
– Quoi, tu veux un câlin ? »
Noyer s’empourpra aussitôt. Tyra sut alors qu’elle avait touché une corde sensible.
« Non ! » s’offusqua-t-il « C’est pas vrai !
– D’accord. C’est dommage, moi j’en aurais bien voulu un. » souffla Tyra en posant la main sur sa poitrine, l’air attristé. « Et un câlin venant d’un lutinae, c’est un immense honneur. Öta serait vert de jalousie.
– Vraiment ?
– Ouais. Mais bon. Je trouverais bien un autre lutinae pour m’en faire un. Je suis sûre qu’on en croisera d’autres sur le chemi —
– D’accord ! » grogna alors Noyer.
Il se laissa glisser de l’arbre et s’approcha timidement de Tyra, les bras croisés. Il donna un coup de pied dans une pierre en marmonnant :
« Je veux bien te laisser cet infime honneur, mais il faudra l’ajouter dans la liste des faveurs que vous me devez.
– Rien que ça ?
– Normalement la chance de pouvoir toucher un lutinae ça vaux aux moins cinq faveurs, mais je te fais un prix d’ami. À prendre ou à laisser.
– Tu es généreux. Marché conclu. »
Tyra ouvrit les bras pour inviter le lutin à la rejoindre. Il fit quelques pas en avant, hésitant sur la marche à suivre, avant de plonger dans son étreinte. Elle le serra alors avec douceur, caressant sa tête avec délicatesse. Il était si froid ! Sa crinière de feuilles était douce et sentait bon. Elle sourit.
Noyer ferma les yeux, apaisé.

Assis sur les genoux de Tyra, Noyer jouait avec sa tresse. La jeune femme lui caressait la tête d’un air attendri, attendant patiemment que la petite créature parle.
« Le gosse à raison. » finit-il par souffler. « Vous devriez contourner le territoire de Coenan, c’est dangereux.
– À ce point ?
– Il est mauvais. Il prend un malin plaisir à détruire tout ce nous avons restauré. Mais si vous évitez son antre, il ne vous attaquera pas.
– Son antre ? Où est-elle ?
– Dans les falaises près d’un village d’Aytrüs. » soupira Noyer. « À partir du pont, c’est toujours tout droit. Si vous voyez une forêt de pierres, faites demi-tour. C’est ce que vous n’en êtes pas loin. Coenan ne vous attaquera pas, mais ses fidèles oui. »
Tyra hocha la tête. Des fidèles, rien que ça ? Visiblement, les prochains jours ne seraient pas de tout repos. Noyer se serra un peu plus contre elle, une moue boudeuse sur le visage.
« Dans ce cas, qu’est-ce que tu nous conseilles de faire ?
– Traversez le pont, et ensuite longez la forêt sur votre gauche. Vous atteindrez le territoire de mon ami Lierre. Il y a un village d’Aytrüs en contrebas qui pourra vous accueillir et vous aider.
– S’ils ne nous criblent pas de flèches avant.
– C’est pas faux. Attends. »
Noyer se défit alors de son étreinte pour retirer le bracelet à son pied. Tyra avait déjà remarqué ce bijou, dont le léger tintement était étrangement agréable.
« Tiens. Si tu le portes, ils ne t’attaqueront pas.
– Tu me le donnes ? Vraiment ?
– Non. T’es bête ou quoi ? J’te le confie juste. » siffla Noyer en détournant les yeux, avant de lui accrocher le bracelet au poignet. « Tu me le ramèneras en revenant. T’as pas le choix. Et t’as intérêt à revenir rapidement.
– Pourquoi ? Tu ne vas plus nous suivre ?
– Non. Je ne veux pas me faire croquer. »
Sur ces étranges paroles, il se leva. Il se dirigeait vers un arbre pour disparaître lorsque Tyra l’appela.
« Noyer ?
– Quoi ?
– Pour quelqu’un qui n’aime pas répondre aux questions, tu étais bien bavard ce soir. » se moqua-t-elle, amusée.
Le lutinae s’empourpra et rétorqua d’une voix aiguë.
« Oui ben t’y habitues pas ! C’est uniquement parce que j’étais de bonne humeur.
– D’accord, d’accord. Et je peux te refaire un câlin avant de partir ?
– Humpf, peut-être. Mais seulement si tu me grattouilles derrière les oreilles. Pas que j’aime ça hein ! » ajouta-t-il aussitôt. « C’est juste que ça me démange. J’dois avoir des pucerons.
– Des pucerons ? Ah oui, évidemment. »

Lorsque Tyra retrouva Öta, ce dernier avait fini de préparer leur campement. Avec le petit sylène, il était assis par terre occupé à couper des fruits qu’ils avaient récoltés. En voyant Tyra revenir, il se redressa aussitôt. Il se dirigea vers elle en demandant :
« Tu as eu une réponse ?
– Oui. Noyer était de bonne humeur. » expliqua Tyra.
Elle lui détailla alors l’itinéraire qu’il lui avait confié ainsi que ses conseils. Öta hocha la tête, reconnaissant. C’était rassurant d’avoir une direction précise à suivre.
« … et il m’a prêté ce bracelet. » termina-t-elle en agitant le bijou à son poignet. « Selon lui, les sylènes ne nous attaqueront pas si je le porte.
– Oh. C’est celui qui était à son pied, non ?
– Oui. Il est drôlement joli. »
Öta lui prit la main pour regarder de plus près le bracelet. Ses mains étaient chaudes. Tyra songea alors que cette chaleur n’était pas désagréable. C’était simplement une sensation étrange juste après avoir étreint un être au corps froid.
Sans la lâcher, Öta leva ensuite les yeux vers elle. Ils échangèrent un regard en silence, un doux sourire étirant leurs lèvres.
Mais soudain, Nak poussa un petit cri. Les deux compagnons sursautèrent et se lâchèrent aussitôt, avant de se tourner vers lui.
« Thy. anbeil an tilsach dëun lutinae ! » s’écria-t-il, les yeux brillant d’admiration. « Tha.këjanhë ur espred ?
– Quoi ?
– Il dit que tu portes le talisman d’un esprit et te demande si tu en as rencontré un. » traduisit Öta. « On dirait bien que Noyer ne t’a pas menti à son sujet.
– Enfin une bonne nouvelle ! »
Tyra tenta alors de retirer le bracelet afin de le montrer à Nak. Puisqu’il paraissait intrigué, elle comptait lui proposer de le toucher et de le voir de plus près. Mais elle n’y parvint pas. Le bracelet n’avait aucune attache. Il s’était parfaitement adapté à son poignet.
Elle réalisa alors qu’elle ne pouvait pas s’en défaire.
« Merde ! J’peux pas l’enlever.
– Quoi ? Vraiment ?
– Oui. Il est bloqué regarde. » gémit-t-elle en agitant le bras. « Il m’a bien eu ce con ! »
Öta murmura alors quelques mots à Nak, lui demandant s’il savait pourquoi Tyra ne pouvait pas retirer le bracelet. Le petit sylène secoua timidement la tête.
« Cherche pas de raison derrière ça. À tous les coups, il a fait ça juste pour m’emmerder. » râla Tyra. « Pas vrai Noyer ?! »
Elle sut aussitôt qu’elle avait raison lorsque le bruissement des feuilles lui transmit un petit rire moqueur. Un rire reconnaissable entre mille.
En l’entendant, Nak écarquilla les yeux, émerveillé. Il regarda frénétiquement autour de lui dans l’espoir d’apercevoir l’esprit. Mais comprenant qu’il ne se montrerait pas, son excitation retomba aussi vite.
Öta le remarqua et lui posa une main sur l’épaule pour lui proposer de retourner couper les fruits.

Le lendemain, Tyra et Öta avaient suivi à la lettre les instructions de Noyer. Après avoir traversé le pont, ils avaient longé les falaises toute la journée, parcourant la forêt tout en restant aux aguets.
Nak avait hésité entre les suivre et retourner sur le territoire de Noyer. La peur et l’appréhension se lisaient dans ses traits. Mais lorsqu’Öta lui avait expliqué qu’ils comptaient rejoindre un village, le petit était soudain devenu pâle. Enfin sûr de sa décision… il s’était enfui sans demander son reste.
« Il a dit qu’il préférait rester auprès de la Dame pour continuer de la protéger. » avait expliqué Öta à Tyra. « Mais entre nous, je crois surtout qu’il veut éviter le village.
– Il a fui comme un voleur. Ça ne m’étonnerait pas qu’il en ait fugué.
– S’ils nous accueillent comme l’a annoncé Noyer, il faudra qu’on se renseigne. Peut-être que des gens le cherchent.
– Ça me rend triste de le laisser tout seul. Il est si jeune… »
Öta avait hoché la tête avec un petit rictus narquois.
« Dis celle qui voulait l’attacher à un arbre.
– Chut ! »
Et ce fut donc à deux qu’ils firent le trajet. Et ils devaient bien l’avouer, être simplement ensemble était assez reposant après toutes les visites de ces derniers jours. Entre Noyer, la Dame et Nak ils n’avaient pas goûté au plaisir d’être seul à seul depuis un long moment.
Mais ils n’en profitèrent pas autant qu’ils l’auraient souhaité. Ce fut une journée longue. Très longue. Le chemin qu’ils avaient emprunté était loin d’être le plus aisé et devoir contourner tout un territoire n’était pas une mince affaire.
Ainsi ils n’atteignirent leur destination qu'au bout d'un jour supplémentaire.
« Regarde ! » souffla Öta, en désignant un grand village au loin, en contrebas, alors qu’ils longeaient un long muret. « Je crois que c’est là.
– Oh. Ils l’ont construit au milieu de ruines ? Tu as vu ces murs ? C’est impressionnant. »
Le village était entouré des vestiges d’antiques remparts de pierre du haut desquels des sylènes montaient la garde. La végétation y était abondante et des racines recouvraient les pierres de motifs tourbillonnants.
« On y va ? »

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