- 33 - Soirée à la taverne
- bleuts
- 23 oct. 2024
- 28 min de lecture
Dernière mise à jour : 13 déc. 2024
Elliot caressait lentement la tête d’Öta, qui s’était endormi sur ses genoux, lorsque quelqu’un toqua à sa porte.
« Elliot, j’entre. » fit la voix d’Ëten.
L’homme ouvrit doucement la porte. Tous les matins, il venait chercher Estelle pour lui donner le repas. Habituellement, Elliot l’attendait avec la petite déjà prête, mais ce matin-là, ilne se leva pas pour le saluer. Il lui fit un sourire désolé, désignant Öta.
« Ah. Je vois. » fit le seigneur à voix basse « Vous avez discuté toute la nuit, n’est-ce pas ?
– Oui, monseigneur. » murmura Elliot « Je lui ai tout raconté. »
Ëten hocha la tête. Il se pencha vers la petite Estelle et la prit dans ses bras. Elle ouvrit paresseusement les yeux et se laissa faire sans résister.
« Elle ne vous a pas posé trop de problèmes cette nuit ?
– Non. Une marmotte, comme toujours. Les médicaments que vous lui donnez sont vraiment efficaces pour la faire dormir.
– Bien, bien. »
Ëten s’avança dans la chambre. Il contourna le lit et se pencha vers son fils pour lui faire un tendre baiser sur le front avant de se relever.
« Je vous laisse. » chuchota-t-il « Tu viens Estelle ? On va te préparer et ensuite on ira manger.
– Mamdnffblb. » répondit l’enfant.

Le soleil se couchait tandis qu’Öta flânait sans but dans les couloirs du domaine lorsqu’il vit Tyra par la fenêtre. Il se faufila à l’extérieur et se pencha sur une rambarde pour l’appeler.
« Tyra ! »
La jeune femme sursauta et regarda autour d’elle. Elle croisa alors son regard et son visage s’éclaira. Öta sourit et descendit les petits escaliers pour la rejoindre.
« Je ne t’ai pas vue aujourd’hui. Tu dessinais ? » demanda-t-il en apercevant le matériel de dessin sous son bras. « Tu as trouvé ce que tu voulais ?
– Oui. » répondit-elle joyeusement. « C’est parfait !
– Il faisait beau aujourd’hui, tu t’es installée dehors ? Avec le soleil ce devait être agréable.
– À vrai dire, je suis restée dans ton atelier. » souffla-t-elle, embarrassée. « J’avais pas l’énergie pour tenir une nouvelle journée en extérieur.
– Comment ça ? »
Öta pencha la tête, interloqué. Que voulait-elle dire par là ?
« Bah t’sais, j’suis née dans des souterrains et d’habitude je sors surtout la nuit. » expliqua-t-elle. « J’ai pas l’habitude de supporter la lumière aussi longtemps, être éblouie tout le temps c’est franchement crevant.
– Oh. Le voyage a dû t’épuiser alors. » comprit Öta.
Elle ne lui avait rien dit avant, sans doute pour ne pas l’inquiéter sur la route. Il tenta de s’imaginer à sa place, et frissonna. Pas étonnant qu’elle soit aussi sensible depuis leur arrivée.
Lui qui avait prévu de lui proposer une balade dans le village aux aurores le lendemain matin… et bien, ce n’était peut-être pas une bonne idée finalement. Peut-être un soir, dans ce cas ?
Elle haussa les épaules.
« J’ai vu pire. » répondit-elle. « J’ai prévu de me promener dans le village ce soir, tu veux venir ?
– Tu lis dans mes pensées. » sourit Öta. « Ça ne te dérange pas si je propose à Elliot de nous accompagner ?
– Au contraire ! Il est vraiment adorable. »

Lorsque Tyra avait insisté pour inviter Elliot par elle-même, Öta n’avait pas compris. Mais devant sa détermination, il n’avait pu refuser.
« Rendez-vous dans… hum… une heure ? Oui, une bonne heure me paraît bien. » avait-elle affirmé, avant de le laisser seul.
Öta l’avait regardée s’enfuir, perplexe. Mais il avait finalement haussé les épaules, et s’en était allé prévenir son père qu’ils ne se verraient pas ce soir. Lorsqu’une heure plus tard, il patienta au point de rendez-vous, il ne s’attendait pas à ça.
Tyra et Elliot arrivèrent peu de temps après lui, leurs deux visages peints de rouge. Öta écarquilla les yeux. C’était la première fois qu’il voyait Tyra ainsi. Il ne parvenait plus à détacher son regard d’elle.
Elle était belle.
Elle dégageait dans son aura quelque chose de différent, quelque chose de particulier qui le troubla. Il ne parvenait plus à penser correctement et balbutia quelques mots que Tyra n’entendit pas.
« Regarde ! On s’est faits beaux pour ce soir, ça te plaît ? » demanda la jeune femme, rayonnante. « Ce n’était pas facile de convaincre Elliot, mais le jeu en valait la chandelle.
– Je… oui… tu…
– Héhé. On va rendre folles les commères du village, ça va être incroyable. » ajouta-t-elle. Elle n’avait toujours pas oublié et digéré les remarques reçues à son arrivée.
Öta ne répondit pas, l’air hagard. Au bout de quelques secondes, il cligna des yeux et détourna la tête, avant de leur faire signe de le suivre.
« Oui, oui, très bien. Mais on devrait y aller. » marmonna-t-il. « Allez, s... suivez-moi. »
Et sans attendre, il commença à marcher. Tyra fronça les sourcils et se tourna vers Elliot.
« Il n’aime pas ? » demanda-t-elle, frustrée « Je pensais que ça lui plairait, mais il n’a même pas réagi en te voyant maquillé, je suis déçue.
– Tyra.
– Quoi ?
– Il t’a dévorée du regard. » sourit Elliot.

Öta traversa le pont vers le village d’un pas rapide, suivi de Tyra et Elliot. Ces deux derniers discutaient ensemble, agaçant Öta qui était toujours trop embarrassé pour les rejoindre.
Il ne savait pas quoi dire pour rejoindre la conversation. Il se tourna, les regarda en plissant le nez, avant de se détourner de nouveau pour accélérer le pas. Elliot, qui avait remarqué son manège, souffla :
« Tyra. Je ne suis guère doué pour déchiffrer les comportements humains, mais…
– Mais ?
– Il m’apparaît clairement qu’à cet instant, sieur Öta est légèrement jaloux de notre complicité naissante.
– Quoi ? »
Tyra tourna la tête vers Öta. Il leur tournait le dos et avançait les bras croisés dans le dos, contemplant le paysage au loin.
« Tu es sûr de toi ?
– Certain. » affirma Elliot, catégorique. « Et selon certains ouvrages de romance que j’ai pu lire, tu as la possibilité de te servir de cela afin d’attiser sa jalousie et son désir pour toi.
– Hein ?
– Mais cela risque néanmoins de provoquer quelques quiproquos qui ne seront résolus que plus tard dans la soirée lorsque vous vous avouerez mutuellement votre amour. »
Tyra s’arrêta. Elle dévisagea Elliot avec stupeur. Elle ne l’avait encore jamais encore jamais vu comme ça. Et de quoi diable parlait-il ?
« Elliot.
– Oui, Tyra ?
– Tu lis des histoires d’amour ?
– Oui. Il se trouve que c’est très intéressant. On y apprend de nombreuses choses. » répondit fièrement le serviteur. « Je prends toujours des notes pour ne rien oublier, cela m’aide à agir correctement et à bien appréhender les situations qui me font face.
– Elliot.
– Oui, Tyra ?
– Tu sais que les livres, c’est pas vraiment la réalité ? Tu devrais pas t’baser dessus comme ça.
– Je.. »
Elliot n’eut pas le temps de répondre, coupé par Öta qui s’approchait.
« Pourquoi vous êtes-vous arrêtés ? Vous auriez pu me prévenir. Et de quoi vous parlez comme ça ?
– Monseigneur, nous évoquions le sujet des romans d’amour et de leur réalisme. Qu’en pensez-vous ? »
Öta cligna des yeux. Quoi ?
« C’est pas grave hein, on avait fini. Allez, viens. » fit Tyra rapidement, embarrassée.
Elle tenta de changer de sujet.
« C’est à qui la petite maison là-bas, à l’orée de la forêt ? Elle est charmante.
– C’est la maison du chasseur. » répondit machinalement Öta. « Des romans d’amour ? Je ne savais pas que tu aimais ça, Elliot.
– Votre père possède une très belle collection. Il me conseille régulièrement des ouvrages et nous avons notre petit rituel. Une fois par semaine, nous discutons de l’avancée de nos lectures autour d’une bonne tasse de thé.
– Ah. Euh, très bien.
– Et si nous avancions ? » supplia Tyra.

Durant une bonne heure, le groupe s’était promené dans le village. Tyra s’extasiait à chaque nouvelle découverte, posait de nombreuses questions et s’émerveillait de chaque minuscule détail qui faisait le charme de Morthebois.
« Comme l’autel de Mortherbe se trouve loin d’ici, on ne peut pas s’y rendre facilement pour honorer l’Abonde. Les petites statues comme celle-ci servent à lui faire des offrandes. » expliqua Öta.
Il désignait l’une des figures de pierre qu’ils avaient croisées plusieurs fois sur les routes du village.
« Il y en a trois dans le village, mais tu peux aussi en trouver dans d’autres hameaux de la région. » ajouta Elliot. « Et évidemment, il y en a une dans le domaine. Elle se trouve dans une crypte sous le clocher qui n’est accessible qu’au seigneur et ses proches. Les serviteurs quant à eux font leurs offrandes au village.
– C’est joli. Du coup, tu pries dans la crypte Öta ?
– Exactement. » répondit-il. « Je te montrerais si tu veux. Enfin, ça me fait penser que je ne t’ai toujours pas montré celle de GemmeNoire. »
Tyra hocha la tête. Elle en mourrait d’envie, elle aimait tant apprendre de nouvelles choses sur cette culture !
Malgré l’heure tardive, le village était toujours animé. Des lanternes éclairaient les plus grandes rues et quelques personnes discutaient ensemble sur la grande place. Sur le chemin, ils furent plusieurs fois alpagués par des personnes souhaitant saluer Elliot. L’homme semblait avoir beaucoup de succès et être très apprécié.
« Elliot, mon p’tit c’quoi ce maquillage sur votre face ? C’est un peu étrange, mais vous êtes drôlement joli comme ça.
– Merci Gertha. » répondit poliment Elliot. « Comment allez-vous ? »
Chaque fois qu’il se faisait arrêter, Öta restait en retrait. Il se contentait de croiser les bras et d’attendre, adossé à un mur. Cette fois-là, Tyra le rejoignit.
« Hé ! T’as vu ça ? Il a la côte notre p’tit Elliot. » s’exclama-t-elle « Faut dire qu’il est gentil comme tout.
– Oui, il est adorable.
– C’est drôle, mais j’pensais que ce serait toi que tout l’monde viendrait voir. T’es tellement doux et prévenant.
– Merci. » sourit tristement Öta. « Je n’ai jamais été très populaire. Les villageois me respectent et sont très polis lorsque je m’adresse à eux, mais ça ne va pas plus loin que ça. Honnêtement, je pense qu’ils sont même assez mal à l’aise en ma présence.
– C’est dommage quand même. »
Öta haussa les épaules.
« Il faut dire que je n’ai pas passé beaucoup de temps avec eux. »
Elliot revint alors. Il s’approcha d’eux et soupira.
« Monseigneur, je vous prie de m’excuser de vous avoir de nouveau fait attendre. Nous ferions mieux de partir avant que cela ne se reproduise. Bien que j’apprécie énormément Gertha, l’écouter radoter au sujet de son petit-fils est éreintant.
– C’est de ta faute. » rit Öta. « C’est toi qui lui as demandé comment elle va.
– Monseigneur, il est important de prendre des nouvelles. C’est ainsi qu’il faut agir afin de garder une bonne entente avec autrui. C’est épuisant, mais cela permet de nouer une relation amicale qui perdurera.
– Oui oui, bien sûr. » souffla Öta.
Il se redressa et regarda autour de lui à la recherche du prochain lieu à visiter. Son regard se posa alors sur un bâtiment et un sourire étira ses lèvres.
« Bon. Nous n’avons pas encore fait visiter la taverne à Tyra. Je pense qu’une petite escapade là-bas nous fera le plus grand bien.
– Je suis pour ! » s’enjoua Tyra.
Elliot quant à lui recula d’un pas.
« Hum, je pense qu’il est temps pour moi de rentrer, je —
– Quoi ? Tu nous laisses déjà ? » se lamenta Tyra. « Mais pourquoi ? J’aurais tellement aimé que tu viennes !
– C’est que…
– Allez, juste quelques minutes ?
– Je. » Elliot grimaça. « D’accord, je vous accompagne. Mais je ne resterais guère longtemps, est-ce bien clair ? »
Et tandis qu’ils avançaient, Öta se pencha sur Tyra et chuchota avec amusement :
« Bien joué. »

Elliot suivit d’un pas hésitant ses deux compagnons. Il n’aimait pas particulièrement les tavernes. Ce n’était pas qu’il avait quelque chose contre ces établissement, non, il n’appréciait simplement pas d’y passer du temps le soir.
Un lieu bruyant, empli de monde et d’alcool ? Ce n’était pas ce qui l’intéressait le plus. Il n’avait plus la même tolérance qu’autrefois, préférant largement déguster une bonne soirée reposante au coin du feu, plutôt qu’une soirée animée dans une taverne bondée.
Mais au vu de leurs yeux brillants ni Öta ni Tyra, ne semblait partager son avis.
« C’est que je me fais vieux… » marmonna-t-il pour lui-même.
Öta tourna la tête.
« Tu as dit quelque chose, Elliot ?
– Non, monseigneur. » répondit-il. « Où souhaitez-vous que nous nous installions ? En intérieur ou en extérieur ?
– Je crois que Tyra a déjà choisi pour nous. » gloussa Öta en désignant la jeune femme.
Tyra s’était dirigée vers un groupe d’hommes qui jouaient aux dés sur les grandes tables devant l’entrée de la taverne. Öta et Elliot ne pouvaient pas entendre ce qu’elle leur disait, mais il ne faisait aucun doute qu’elle avait demandé à participer, car l’un d’entre eux se décala pour la laisser s’asseoir à sa place.
Ils se rapprochèrent et l’entendirent s’exclamer :
« Attention, hein. J’vais vous dérouiller !
– Tente toujours. Mais j’espère que t’as d’quoi parier ma belle, on joue pour d’l’argent ici.
– Oui, j’ai ce qu’il faut. »
Tyra agita alors fièrement une bourse. Öta écarquilla les yeux en la reconnaissant et porta les mains à sa ceinture. Rien.
« Hé ! Mais c’est ma bourse ?! » s’offusqua-t-il. « Quand est-ce que tu me l’as prise ?
– T’en fais pas p’tit seigneur, je te la rendrais après avoir récolté les intérêts. »
Soudain, les visages des hommes se tournèrent vers Öta. Ils n’avaient jusqu’alors pas encore remarqué sa présence.
En réalisant qui leur faisait face, ils se levèrent subitement en s’excusant pour leur impolitesse. Öta était certain de reconnaître quelques gardes du domaine dans le groupe.
Il secoua la tête, embarrassé. Alors qu’il allait leur répondre, Tyra le coupa :
« Öta, t’veux pas aller nous chercher à boire plutôt que de faire peur à ces pauvres gars. J’meurs d’envie d’une cervoise bien fraiche, pas toi ?
– Ah. Bien sûr, mais…
– Mais quoi ?
– Comment veux-tu que je nous paye à boire sans ma bourse ? »

« Et voilà, une cervoise pour madame. » fit Öta en déposant une chope à côté de Tyra.
La jeune femme le remercia d’un hochement de tête, concentrée sur son jeu. Elle lança ses dés et fit un petit cri de joie. Parfait ! Elle avait de la chance ce soir.
« Abandonne, tu as déjà perdu. » siffla-t-elle à son adversaire, qui plissa les yeux, frustré.
Öta se désintéressa aussitôt de la partie, n’y comprenant pas grand-chose. Contempler Tyra jouer n’était pas ce qui le passionnait le plus. Il trouva Elliot assis plus loin. L’homme avait choisi l’emplacement le plus tranquille et regardait Tyra d’un œil attentif.
« Tiens Elliot, je t’ai apporté une cervoise. » fit Öta en s’approchant. « Tu ne m’as pas dit ce que tu voulais boire, alors je t’ai pris la même chose que pour nous.
– Oh. Je vous remercie monseigneur, mais je ne consommerais guère d’alcool ce soir.
– Ah. » Öta grimaça. Il fixa la chope remplie avec déception. « Tu es sûr que tu n’en veux pas ? Ça t’aiderait à te détendre.
– Monseigneur, pour être tout à fait sincère je n’ai pas besoin de ça pour me détendre, je préfère profiter de la soirée telle qu’elle. » répondit Elliot.
Öta fit la moue et Elliot ajouta rapidement :
« Vous pouvez néanmoins offrir cette chope de cervoise à Tyra. Elle a certainement déjà terminé la sienne.
– Mais c’est que tu l’as bien cernée, toi. » rit Öta. « Je vais faire ça, je reviens. »
Elliot hocha la tête et regarda Öta apporter la boisson à Tyra. La jeune femme se leva soudain brusquement, heureuse d’avoir gagné sa partie. Öta lui tendit la cervoise, et dans l’euphorie, elle lui fit un rapide baiser sur la joue avant de se rasseoir.
« Alors ? On rigole moins, hein ? Qui d’autre veut tenter sa chance face à moi ? » s’exclama t-elle fièrement.
Öta revint les joues légèrement roses.
« Euh. » Il toussota. « C’est bon. Elle te remercie.
– J’ai vu cela. »
Il se faufila sur le banc face à Elliot, dans un silence gênant. Le serviteur soupira avant de souffler :
« Avez-vous l’intention de lui dire que vous l’aimez ? La soirée me semble propice à—
– Elliot. » grinça Öta. « Je ne veux pas parler de ça. Ça ne te regarde pas.
– Veuillez m’excuser monseigneur, j’aurais du rester à ma place.
– C’est bon. Tu n’as rien fait de mal. »
Öta lui fit un sourire désolé.
« Puis-je néanmoins vous poser une question ? Si elle est indiscrète, je m’en excuse. » tenta Elliot, hésitant.
Öta hocha la tête et il continua :
« Vous n’avez pas semblé en colère lorsque Tyra vous à dérobé votre bourse. Je ne comprends pas votre manque de réaction.
– Oh, ça. Non, je ne lui en veux pas. J’ai été surpris, j’avais pourtant fait très attention. » Öta sourit. « Mais tu sais quoi ? Elle m’apprend à faire de même.
– Quoi ? Monseigneur, vous voulez voler autrui ?
– Non, non. » rit Öta. « C’est pour que je lui rende la pareille, c’est drôlement amusant. Regarde. »
Öta ouvrit la main. Une boucle d’oreille était posée dans sa paume.
« Je lui ai volé lorsque je lui ai apporté la cervoise. Elle n’a pas encore remarqué, héhé.
– Mais monseigneur, ces boucles vous appartiennent.
– Oui, oui, parce que je lui ai prêté. Mais le fait est là ! » siffla Öta. « J’ai réussi à lui retirer discrètement et maintenant elle à l’air stupide à ne porter plus qu’une seule boucle. Bien fait. »
Elliot plissa les yeux, perplexe. Öta se pencha en avant et proposa d’un air taquin :
« Si tu veux Elliot, je peux te montrer comment faire.
– Non merci, monseigneur. Je passe mon tour. »

Après avoir gagné la majorité de ses parties de dés, dépouillant allégrement les quelques courageux qui avaient tenté leur chance, Tyra avait simplement décidé d’offrir sa tournée.
« Cadeau d’vot seigneur, hein Öta ?
– Tyra, tu m’embarrasses. » chuchota-t-il. « Et ça ne vient pas de moi, c’est toi qui à remporté cet argent.
– Mais c’est le tien que j’ai parié. Allez, profite un peu ! »
En deux heures, la taverne s’était bien remplie. La présence du fils du seigneur, ainsi que de l’agitation des jeux avait attiré plusieurs curieux du villages.
Les lieux qui paraissaient très calmes à leur arrivée étaient devenus bien bruyants et animés. Une belle soirée en perspective, tous étant d’humeur à se réunir.
Même les gardes de la ville, qui habituellement clôturaient la taverne et expulsaient le monde à cette heure-ci pour ne pas dépasser le couvre-feu, avaient décidé de fermer l’œil cette fois.
Tyra s’approcha de la table où était assis Öta et posa sa bourse devant lui.
« T’vois, je t’avais promis de te la rendre. Et il manque pas un sou dedans. » sourit-elle en s’asseyant. « Et regarde, tout l’monde s’amuse ! D’ailleurs je t’ai vu discuter avec des gens, ça se passe mieux non ?
– Oui, merci. » murmura-t-il en se frottant la nuque. « Je suis content, plusieurs personnes m’ont adressé la parole et remercié. »
Tyra sourit, heureuse. Öta méritait d’être apprécié des siens, ces villageois ne se rendaient clairement pas compte de la chance qu’ils avaient.
« Où est Elliot ?
– Il est parti nous commander du jus de pomme. » répondit Öta. « Il à insisté pour me l’offrir, c’est adorable.
– Du jus de pomme ? Oh, j’en ai envie maintenant moi aussi.
– Rejoins-le alors. » fit-il en lui glissant une pièce dans les mains.
Tyra hocha la tête en le remerciant et se faufila dans la taverne. Elliot était au comptoir et discutait avec un homme. Il avait l’air détendu, semblant passer un bon moment.
« Elliot ! Tout va bien ?
– Tyra ! Oui, la soirée est parfaite. J’en oublierais presque qu’il y a trop de monde à mon goût ici.
– Tant mieux alors. »
L’homme qui parlait avec Elliot juste avant se pencha vers Tyra. Il était très grand, vêtu comme les autres gardes du village.
« Ho ? Et bien, qu’avons-nous là ? Je suppose que vous êtes Tyra, la nouvelle coqueluche de cette taverne ?
– Coqueluche ?
– Malgré votre… originalité, vous avez fait bonne impression auprès de mes hommes. » expliqua-t-il. « Préparez-vous, vous risquez de recevoir plusieurs demandes en mariage prochainement.
– Oh. Euh. »
Elle bredouilla, ne sachant pas quoi répondre à ça. Elliot donna une petite tape sur le bras de l’homme en sifflant :
« Aubry, arrêtez, vous allez lui faire peur.
– Bien, pardon, pardon. »
L’homme leva les mains et riant.
« Veuillez m’excuser madame. Je vais retourner à mon poste. Ce fut un plaisir de vous rencontrer. »
Lorsqu’il fut loin, Tyra se pencha sur Elliot. Elle se mordit la lèvre en murmurant :
« C’était qui ? Il me plaît bien, je dois bien avouer que je ne dirais pas non à une demande en mariage de sa part.
– Aubry le Fort. C’est le commandant de la garde. » répondit Elliot. « Je te comprends, il est plutôt bel homme.
– Oh ? Il te plaît ? » chuchota Tyra, intriguée. « Tu sais s’il est marié ? Tu veux des conseils ? Il n’a pas l’air du genre à aimer les hommes, mais qui sait... Je suis douée pour collecter des informations, je peux faire mon enquête si tu veux. »
Tyra s’attendait à ce que Elliot rougisse et refuse, mais le serviteur haussa les épaules en secouant la tête, un doux sourire sur le bout des lèvres.
« Nul besoin d’enquêter, mais je te remercie.
– Oh ? Ohhh ? Toi et… ? Non ?
– Plus maintenant. » répondit-il. « Une relation qui n’existe qu’en secret ne peut perdurer. Mais ce fut de belles années, et nous sommes de très bons amis aujourd’hui.
– C’est fou ce que tu es doué pour dire des trucs jolis et tristes à la fois.
– Merci ? »

Lorsque Tyra sortit de la taverne pour rejoindre Öta, son verre de jus de pomme était déjà presque vide. Elle l’avait siroté en discutant avec Elliot un long moment, ne voyant pas le temps passer.
Elle devait bien avouer que ce dernier avait eu une excellente idée : il n’y avait pas plus grand plaisir à ses yeux qu’une boisson aussi douce et sucrée qu’un jus de fruit frais.
« J’avais oublié à quel point c’est bon. » se dit-elle en déposant son verre vide sur une table. « Je devrais en boire plus souvent. »
Elle tenait également le verre d’Öta et dû se retenir de ne pas lui voler une gorgée. C’était terriblement tentant.
La jeune femme prit la direction de la table où elle avait laissé Öta, mais elle s’arrêta aussitôt. Le jeune homme lui tournait le dos, discutant avec le garde qu’elle avait croisé à l’intérieur. Elle songea à les rejoindre, hésitante. Elle n’avait aucune envie de les couper dans une discussion importante.
« Non et encore non, Tyra n’est pas ma fiancée et nous ne sommes pas en couple. » fit Öta, catégorique. « Est-ce mon père qui vous a payé pour me harceler ? Ma réponse n’a guère changé.
– Absolument pas, monseigneur. » assura Aubry. « Je vous prie d’accepter mes excuses. Puis-je donc apaiser les craintes de mes hommes ? Il se trouve que certains d’entre eux la trouvent fort à leur goût et aimeraient avoir l’autorisation de la courtiser. »
Öta se frotta le nez, mais ne répondit pas immédiatement, semblant réfléchir. Finalement, il grogna en détournant les yeux :
« Faites ce que vous voulez.
– Bien, je vous remercie monseigneur. »
En entendant son nom, Tyra était restée en retrait, cachée derrière un poteau. Elle baissa les yeux et fixa ses pieds, les yeux humides. Elle savait que leur relation n’était pas sérieuse, mais entendre Öta l’affirmer lui faisait toujours aussi mal.
Elliot avait tort en l’encourageant et en lui faisant miroiter l’idée qu’elle avait une chance de changer ça.
Aubry passa alors à côté d’elle. Il lui fit un signe poli de tête en continuant son chemin. S’il avait vu ses larmes, il ne le montra pas. Tyra essuya ses yeux et inspira profondément. Il était hors de question qu’elle montre son désarroi. Elle rejoignit Öta et déposa joyeusement son verre devant lui.
« Et voilà. Elliot est parti, il était fatigué. Il m’a dit de te remercier pour cette "superbe soirée, aussi plaisante qu’amusante".
– Ah, dommage… » soupira Öta en attrapant le verre. « Mais je suis content qu’il se soit amusé.
– Et sinon l’homme qui vient de partir, c’est le commandant de la garde c’est ça ?
– Aubry ? Oui, effectivement. » répondit Öta après avoir bu une gorgée. « C’est un homme très apprécié et respecté dans le village.
– Ça m’étonne pas. Si Elliot est ami avec lui, c’est que c’est forcément un bon gars.
– Elliot et lui sont amis ? Vraiment ? » s’étonna Öta. « Je comprends mieux alors. »
Toujours debout, Tyra se pencha en avant, curieuse.
« Tu comprends mieux quoi ?
– Aubry m’a questionné à son sujet. Je ne sais pas s’il te l’a dit, mais Elliot quitte le domaine prochainement. C’est le sujet principal des conversations par ici en ce moment. Tous sont curieux. »
Tyra secoua la tête. Non, elle n’en savait rien.
« Pour faire simple, sa destination doit rester secrète. Du coup, mon père a inventé une histoire comme quoi Elliot partirait faire des études à l’académie de RocheGlacée.
– Et Aubry t’a demandé quoi ?
– Il semblait très intéressé et voulait en savoir plus sur les raisons de son départ, la cité… C’était assez décousu, à vrai dire.
– Son départ le rend peut-être triste et il veut s’assurer que Elliot sera heureux ?
– Peut-être. » répondit Öta, qui ne savait pas quoi en penser.
Tyra du se retenir d’évoquer ce qu’Elliot lui avait confié. Elle ne voulait pas trahir ses secrets. Mais elle se sentit triste. Les deux hommes semblaient toujours s’aimer malgré tout.
Elle sortit de ses pensées en sentant la main d’Öta se promener sur ses hanches. Il haussa un sourcil lorsqu’elle se retourna, et murmura :
« Et sinon, maintenant que Elliot n’est plus là… que dirais-tu de continuer la soirée ailleurs ? Je connais quelques recoins très confortables.
– Non merci. »
Tyra le repoussa et s’éloigna. La discussion qu’elle avait entendue lui avait fait perdre toute son énergie. Elle n’avait plus envie ce soir.
« Je pense que je vais rentrer également, je suis fatiguée.
– Ah. » Öta fit une moue déçue. « Je vais te raccompagner alors.
– Non merci, je vais me débrouiller. Reste ici pour profiter de la soirée. »
Lorsqu’elle vit Öta reculer, elle comprit qu’elle avait prononcé ces mots un peu trop sèchement. Mais ce n’était pas plus mal, au moins elle était certaine qu’il n’insisterait pas.
« Je… d’accord. Bonne nuit alors ?
– À demain. »

Tyra se retrouva bien bête en quittant le village. La seule lanterne du groupe avait été prise par Elliot et il faisait nuit sombre.
Dans le village, elle avait pu circuler avec les quelques éclairages dans les rues, mais le chemin qui montait jusqu’au domaine était englouti dans l’obscurité la plus profonde. Elle n’avait pas peur du noir, certes, mais l’idée d’avancer sans voir où elle pouvait marcher ne l’enchantait guère.
Elle soupira. Peut-être valait-il mieux qu’elle revienne à la taverne, et demande à emprunter une lanterne ? Mais ça signifiait recroiser Öta, et refuser de nouveau qu’elle l’accompagne. Et ça, elle n’en avait pas particulièrement envie.
« Madame ? Avez-vous besoin d’aide ? »
Tyra sursauta et se retourna. Aubry se trouvait là et la dévisageait l’air soucieux. Il avait décidément le don pour être partout. C’était la troisième fois qu’elle le rencontrait ce soir !
« En fait… Je voudrais rentrer au domaine, mais je n’ai pas de lanterne pour m’éclairer.
– Je vais vous raccompagner dans ce cas.
– Oh, non ! Ce n’est pas la peine, vraiment. J’veux pas vous faire quitter votre poste pour ça.
– Pas d’problème madame, je m’y rendais justement.
– Ah, dans ce cas… »
Il lui fit un signe de tête pour l’inviter à le suivre, et Tyra lui emboîta le pas. Il marchait lentement, alerte. Elle frissonna. L’alcool retombait et il faisait particulièrement froid ce soir. Elle n’était pas couverte en conséquence.
L’homme le remarqua, car il se défit de la fourrure qui ornait ses épaules et lui déposa sur les siennes.
« Je… merci. »
Il hocha la tête et reprit sa route. La fourrure était chaude et réconfortante. C’était agréable. Durant le chemin, elle ne prononça pas un mot. Elle pensait à son village. Elle avait de plus en plus hâte de rentrer et de reprendre son poste. Et ses entraînements lui manquaient.
« Nous arrivons. » fit Aubry, la faisant sortir de ses pensées.
Ils venaient de traverser le pont qui menait au domaine et n’allaient pas tarder à passer sous l’arche de pierre. Elle opina du chef et répondit :
« Merci.
– Souhaitez-vous que je vous raccompagne jusque votre chambre ? »
Tyra secoua la tête, reconnaissante.
« C’est bon, merci.
– Dans ce cas, je vous souhaite une excellente soirée madame. »
Elle ne se rendit compte que trop tard qu’elle ne lui avait pas rendu sa fourrure.

Après cela, elle se dirigea vers les cuisines. Elle comptait s’y faufiler discrètement pour y récupérer une miche de pain et du fromage. Mais elle ne s’attendait pas à y croiser Elliot. L’homme se retourna en l’entendant entrer et lui sourit.
« Déjà rentrée ? Oh, jolie fourrure.
– C’est celle d’Aubry. Tu pourras lui rendre ? » répondit-elle en la retirant. « Il m’a raccompagné jusqu’au domaine, tu étais parti avec notre seule lanterne.
– Ha ! » s’exclama Elliot. « J’en suis confus, c’est une erreur de ma part.
– Pas d’soucis, j’aurais du penser à en prendre une moi aussi. »
Elliot ne semblait pas de cet avis. Il était évident qu’il s’en voulait et Tyra regretta aussitôt de lui avoir dit.
« Bon. Tu as une petite faim toi aussi ? Je peux te servir un bol si tu le souhaites. » proposa t-il pour changer de sujet, en montrant un chaudron de ragoût encore tiède.
« Avec plaisir.
– Parfait. Assieds-toi alors, je t’apporte ça. »
Tyra tira une chaise. Mais soudain, elle remarqua un mouvement sous la table. Elle se pencha pour regarder dessous et croisa le regard ambré d’une petite fille.
« Bonjour toi. » fit-elle d’une voix douce et chantante. « Tu te caches ? »
La petite fille resta silencieuse, serrant une poupée contre elle. Elle la fixait de ses grands yeux brillants, une petite moue adorable sur le visage. Elliot regarda la scène, attendri. Il ne fit aucun geste, restant calme et attentif.
« Ooooh ! Elle est jolie ta poupée. » fit mine de s’extasier Tyra. « Tu me la présentes ? »
L’enfant hésita quelques secondes avant de montrer sa poupée.
« Bébé dada.
– Dada ? C’est son nom ?
- Ui. » répondit la petite avant de serrer de nouveau son amie contre elle. « Dada est bleu !
– Wouah. C’est un joli nom dis moi. Et toi, tu t’appelles comment ? »
Elle ne répondit pas, regardant autour d’elle avec hésitation.
« Estelle, comment tu t’appelles ? » fit Elliot. « Ton nom.
– Échelle !
– Estelle ? Trop joli. Moi c’est Tyra. »
La petite rampa alors pour sortir de son antre. Elle se faufila et rejoignit Elliot, derrière lequel elle se cacha. Son museau ressortait, tandis qu’elle fixait Tyra. Cette dernière rit, attendrie.
« Je crois qu’Estelle t’aime bien.
– Ah bon ?
– Oui, elle est juste timide. Hein Estelle ? »
Tyra se redressa et s’installa à table. Elle ne voulait pas importuner la petite fille trop longtemps, et fit mine de s’en désintéresser. Elliot en profita pour déposer un bol de ragoût tiède devant elle.
Il s’en servit un également et après avoir attrapé Estelle, il prit place à table avec la petite fille sur les genoux. L’enfant tenta d’attraper de la nourriture dans son bol, mais Elliot la repoussa :
« Non, tu as déjà mangé ma belle.
– Maimaijom !
– Proteste autant que tu le souhaites, ce n’est plus l’heure. C’est mon tour maintenant. »

Tyra se pencha en avant. Elle posa les coudes sur la table et plaça son menton sur ses mains jointes.
« Elle est vraiment adorable.
– Merci. C’est notre petite princesse. Tout le monde l’adore ici et cette canaille en profite bien.
– Ça m’étonne pas. » sourit Tyra. « Mais je savais pas que David avait encore de la famille ici.
– David ? »
Elliot sembla surpris. Il reposa sa cuillère et dévisagea Tyra avec un mélange de curiosité et de crainte.
« C’est pas le cas ? Je pensais que c’était peut-être une de ses cousines ou même une nièce, ils se ressemblent beaucoup je trouve. Comme Öta m’a dit qu’il avait vécu ici, j’ai pensé que… ?
– Oh. Pardon, j’ai simplement été surpris. Je ne savais que tu connaissais David. Depuis son départ, nous ne parlons plus vraiment de lui par ici. »
Tyra hocha la tête. Il semblait y avoir de nombreux non-dits et secrets à son sujet. Elle n’avait pas eu l’intention de mettre Elliot mal à l’aise.
« Je comprends. En fait, David est un ami très cher. » expliqua-t-elle fièrement. « Il vit dans mon village et j’aide à son apprentissage. J’ai appris que sur le chemin pour Morthebois qu’il venait d’ici. Avec Öta, on savait pas du tout qu’on avait un ami commun. Tu t’rends compte comme le monde est petit ?
– Effectivement, c’est une drôle de coïncidence. » répondit Elliot en fronçant les sourcils.
Il allait poser une question lorsque Estelle le coupa :
« Dada ! »
Elle avait fait tomber sa poupée. Elliot se pencha pour la ramasser et lui redonna.
« Que dit-on ?
– Mici Eli.
– De rien, Estelle. »
Elliot hocha la tête, satisfait.

« Mais du coup, tu m’as pas répondu. » ronchonna Tyra. « Elle est d’sa famille ? Je pourrais lui donner des nouvelles en rentrant, ça lui ferait plaisir. J’ai hâte de lui raconter mon voyage et mes rencontres.
– Tyra. » répondit nerveusement Elliot. « Ne lui parle pas d’elle.
– Pourquoi ?
– S’il te plaît, il ne doit rien savoir. Et ne me pose plus de questions à son sujet. »
Il avait prononcé ces mots d’une voix suppliante. Tyra opina et resta silencieuse, embarrassée. Elle comprenait qu’elle n’aurait pas plus de réponses ce soir. Elliot se leva. Il déposa la petite au sol avant de récupérer les bols maintenant vides.
Tyra soupira. Il était peut-être temps de changer de sujet. Sans réfléchir, elle tenta :
« Et si on parlait d’autre chose ? À propos d’enfant, je n’ai toujours pas vu la filleule du seigneur Ëten. » fit-elle, boudeuse. « On est venu pour la voir, mais Öta ne me l’a toujours pas présentée, tu crois que je pourrais la renc— »
Tyra s’arrêta en pleine phrase et écarquilla les yeux.
« Je vous assure que mon père n’a pas de filleule. » affirma Öta.
« Mais si je vous dis que je l’ai vue. » insista Valorïn, légèrement agacé. « C’est une petite oriane d’environ deux ans à la peau sombre comme l’écorce, aux jolis cheveux corbeau et aux magnifiques yeux caramel. »
Öta se figea.
« Deux ans ? La peau sombre ?
– Oui. Et elle sera sublime en grandissant, croyez-moi. »
« Si c’est ce que je crois, la filleule de mon père est aussi ma petite sœur… » murmura Öta.
« Ta petite sœur ?
– Ma demi-sœur. » répondit-il dans un souffle. « Je pense que mon père m’a menti en m’affirmant qu’elle était morte. »
« Il y a des choses que seul David peut décider ou non de te dire. » répondit Öta. « Ce n’est pas à moi de t’en parler. Et je dois bien t’avouer que je n’en ai pas la force… »
Tyra fixa le vide, le souffle coupé.
« Bordel. » murmura t-elle en réalisant l’identité d’Estelle.
Il y avait encore de nombreuses zones de floues, mais toute cette histoire commençait à prendre une tournure qu’elle n’appréciait pas du tout.
David avait-il… ? Volontairement ou… ? Était-ce pour ça qu’ils ne parlaient plus de lui par ici ? Lui qui était pourtant si droit ? Ou bien était-ce l’inverse ? Avait-il été… ?
Bon sang, que s’était-il passé ? Tyra fronça les sourcils.
Quoi qu’il en soit, le résultat était sous ses yeux.
« Bordel, bordel, bordel. »
Elliot s’arrêta en plein geste. Il posa lentement les bols sur le plan de travail et se retourna. Son visage s’était décomposé. Tyra avait fait le lien.
« Badel ! » répéta soudain joyeusement Estelle, faisant sursauter les deux adultes.
Elliot fronça les sourcils et gronda :
« Et bien, félicitations. Tyra, je te prierais à l’avenir de parler correctement en présence de Estelle. Il est hors de question qu’elle assimile des mots de ce genre.
– Oh ! Pardon ! »
Tyra écarquilla les yeux, confuse. Elle porta les mains à la bouche, comme si ce geste allait faire revenir le mot qu’elle avait prononcé.
« Estelle, n’écoute pas ce que je dis. Ne me répète pas ! » gémit-elle.
La petite fille ne sembla pas l’écouter et répéta une nouvelle fois le mot. Tyra secoua la tête, embarrassée.
« Je suis désolée Elliot.
– Ce n’est pas grave, avec un peu de chance elle oubliera vite ce mot.
– Non, je voulais dire… » elle s’arrêta en pleine phrase. « Non rien. »
Tyra se leva. Elle aurait pu questionner Elliot, le forcer à lui répondre, à lui expliquer toute la situation. Mais elle n’avait aucune envie de lui infliger ça. À vrai dire, il valait peut-être mieux qu’elle ne sache rien.
Elle était triste pour David, mais pas bouleversée.
Avec son travail, elle avait déjà vu des histoires similaires par dizaines. Elle s’en était même servie pour faire chanter plus d’une fois des personnes au profit de la caste. La vérité n’apportait jamais rien de bon.
« Je vais me coucher. Merci pour ce repas, c’était très agréable.
– Merci à toi pour cette soirée. » répondit Elliot, crispé.
Tyra lui donna une petite tape sur l’épaule et lui fit un sourire taquin.
« Mais demain, il faudra qu’on parle. Ce n’est pas négociable.
– Que…
– Je veux tout savoir à propos du beau commandant et toi. » rit-elle pour alléger atmosphère, en lui faisant un clin d’œil. « Tu n’échapperas pas à l’interrogatoire ! »
Elliot fit un petit soupir de soulagement. Lorsqu’elle fut seule, Tyra s’arrêta dans le couloir et ferma yeux.
« Merde. J'dois faire quoi ? »

Tyra ne resta pas bien longtemps dans sa chambre. Incapable de dormir, elle tournait en rond tel un animal en cage. Trop de choses se bousculaient dans sa tête et elle décida de marcher pour se changer les idées.
Elle erra plusieurs minutes dans les couloirs, bien plus tourmentée par cette histoire qu’elle n’aurait voulu l’admettre. Elle avait beau réaliser qu’il était bien mieux pour elle de tout oublier, de faire mine de ne rien avoir compris, elle se savait incapable d’y parvenir.
Pas tant qu’elle avait encore des doutes. Les questions étaient bien trop nombreuses.
Que s’était-il réellement passé entre la mère d’Öta et David ? Étaient-ils amants ? Ou bien, l’un avait-il abusé de l’autre ? Elle misait plutôt sur la deuxième réponse.
Si au départ, le fait que Elliot affirme que David était un sujet tabou au domaine lui avait fait douter de l’identité de la personne ayant abusé l’autre, en y repensant elle savait que ça ne collait pas.
David avait parfois certaines réactions qui ne trompaient pas. Et après tout, n’était-ce pas ce qu’avait dit Öta ? Que David appartenait auparavant à sa mère ? Tyra renifla, agacée.
Elle n’aimait pas du tout ça.
Inconsciemment, ses pas la menèrent devant la chambre d’Öta. Elle hésita en remarquant de la lumière s’échapper sous la porte. Était-il encore debout ? Devait-elle l’interroger ?
Soudain la porte s’ouvrit. Elliot en sortit sans regarder où il marchait et sursauta en se cognant contre elle.
« Que… Tyra ?
– Elliot ? Qu’est-ce que tu faisais dans la chambre d’Öta ?
– Et toi ? Que fais-tu là ? »
Tyra allait répondre lorsque la porte s’ouvrit grand. Öta fronça les sourcils, son regard alternant entre Tyra et Elliot.
« Je vois. » soupira-t-il.
Il recula pour laisser la jeune femme entrer. Elliot s’enfuit aussitôt, profitant de l’occasion pour disparaître. Tyra s’avança et Öta ferma la porte derrière elle. Il s’adossa au mur et croisa les bras. Il ne semblait pas à l’aise, cachant son embarras sous un air faussement dur.
« Alors ? Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
– Tu me manquais. » fit Tyra en posant les mains sur les hanches, mimant un air enjoué. « Tu t’rends compte ? Ça fait quoi, quatre heures qu’on ne s’est pas vus ? C’est une éternité.
– Tyra. Va droit au but, s’il te plaît. »
La jeune femme se mordit la lèvre.
« D’accord. J’ai rencontré ta petite sœur. Mais je pense que Elliot t’a déjà tout raconté. » souffla t-elle. « Il est venu pour ça, c’est ça ? »
Öta se tendit et hocha la tête lentement. Il ne se sentait pas prêt, il ne voulait pas voir le dégout dans son regard. Mais avait-il le choix ? Il inspira profondément, tentant de calmer la panique qui montait. C’était si difficile.
« C’est… c’est vraiment la fille de David ?
– Oui. » répondit-il dans un souffle, les dents serrées.
Tyra regarda autour d’elle avec malaise, avant de continuer :
« Tu l’avais deviné immédiatement dès que Valorïn a évoqué sa couleur de peau. Il s’est forcément passé quelque chose de grave entre David et ta mère, ils n’étaient pas juste "amants" n’est-ce pas ?
– Tyra…
– J’veux pas savoir les détails. » expliqua rapidement Tyra. « Je veux juste être rassurée. J’pourrais plus le regarder en face si j’ai l’moindre doute… David est coupable de rien ? Il n’a jamais violé ta mère ou quoi que ce soit d’autre ?
– Quoi ? Non ! »
Öta ouvrit la bouche, avant de baisser la tête, les yeux brillants.
« David est la victime, comme il l’a toujours été ici. » murmura-t-il, la voix cassée par l’émotion. « Je n’ai pas su le protéger, je n’ai rien vu… »
Tyra se rapprocha d’Öta et lui posa une main sur l’épaule. Il pleurait ? Öta pleurait ?
« Hé. Tu veux en parler ? »
Öta releva les yeux. Il dévisagea Tyra avant de hocher lentement la tête.

« … mais je crois que le pire, c’est que je ne me suis jamais posé la moindre question. J’ai voyagé plusieurs mois avec David après sa libération, j’aurais pu m’en rendre compte. J’aurais dû m’en rendre compte.
– Öta, ce n’est pas ta faute.
– Mais je n’arrêtais pas de lui répéter que ma mère me manquait, à quel point elle était formidable… et il ne disait rien ! » répondit Öta.
Sa voix était brisée par la peine. La gorge nouée, il baissa les yeux.
« Je suis sûr qu’il a tout encaissé en silence pour me protéger. Tu imagines, toi ? Comment tu te sentirais si tes proches ne cessaient te parler encore et encore de ton bourreau, pour affirmer avec AMOUR à quel point il s’agit d’une personne FORMIDABLE ?!
– Tu ne pouvais pas le savoir.
– Mais j’aurais dû… »
Tyra l’enlaça tendrement, caressant son dos avec douceur.
Öta venait de tout lui raconter. Les abus, la libération, la vérité sur le passé de David, la séparation, la promesse brisée, et maintenant la découverte de l’existence de la petite Estelle.
Il avait tout lâché. Tyra ne s’était pas attendue à ça. Tant de culpabilité, de regrets, de honte.
Elle réalisait maintenant à quel point David avait souffert. Elle avait de la peine pour lui. Il méritait plus que quiconque de trouver le bonheur. Et Öta qui se blâmait pour cette histoire, alors même qu’il n’était coupable de rien.
Quel idiot. Elle avait beau l’adorer, il lui donnait également très envie de le frapper. Elle souhaitait de tout cœur le consoler, tout en mourant d’envie de le secouer en lui criant dessus.
« David est bien mieux sans moi. » murmura Öta, la tête posée sur l’épaule de Tyra. « C’est pour ça que je ne veux pas le revoir. Il mérite que je le laisse en paix après tout ce qu’on lui a infligé.
– T’es profondément con, tu sais ? »
Tyra le repoussa. Elle le tint fermement pour le forcer à la regarder et gronda :
« Tu te rends compte que tu réussiras pas à avancer tant que tu lui auras pas dit tout ça. T’as vu comment ça te ronge ? Si tu es si désolé que ça, alors dis-le-lui en face.
– Mais…
– Pas d’mais. Quand on rentrera à GemmeNoire, tu iras le voir et tu lui demanderas pardon. Si après ça, il te demande de quitter sa vie, fais-le. Mais prends pas cette décision à sa place. »
Öta baissa la tête.
« Je ne sais pas… je dois y réfléchir…
– Parce que tu crois que j’te laisse le choix ? » rétorqua Tyra.
Elle voyait bien que simplement consoler Öta ne l’aiderait pas. Il avait besoin qu’on le pousse à agir. Il avait besoin d’être guidé.
Tyra savait que ce ne serait pas une mince affaire, mais avait-elle seulement le choix ? Elle ne pouvait pas le laisser comme ça. Elle tenait maintenant trop à lui pour l’abandonner à son sort.
Tyra inspira et gronda :
« Je comprends pourquoi ton père préfère garder secrète la naissance de la petite, je partage son avis. Je ne dirais rien à ce sujet. Par contre, tu peux être sûr que j’lui cacherais pas notre rencontre. Tu vas venir avec moi, tu vas lui dire "pardon David d’avoir fait le con" et puis vous allez redevenir ami, la vie sera belle, et les oiseaux chanteront votre amitié. D’ACCORD ?
– Moui.. » renifla Öta.
« Moui ? Je veux un OUI fort et motivé.
– Oui ?
– Recommence.
– OUI.
– Allez, avec plus d’entrain.
– OUI !
– C’est une promesse ?
– Oui ?
– Parfait. Garde bien ça en tête parce celle-là, j’te laisserais pas la briser. »

Lorsque Tyra quitta la chambre de Öta, bien décidée à enfin à dormir et profiter du peu d’heures de sommeil qu’il leur restait, Öta lui attrapa la main.
« Attends. »
Öta repensait à toutes ces personnes qu’il appréciait. Toutes ces personnes qu’il aimait, mais dont il s’était éloigné par peur. C’était toujours la chose. Dès que s’enfuir devenait plus facile, il disparaissait en brisant leur confiance. David, Ëten, Élan…
Et lorsqu’il se rendait enfin compte de ses erreurs, il était toujours trop tard. Quelque chose était cassé entre eux.
« Tyra… j’ai un service à te demander.
– Oui ?
– Si un jour j’essaye de m’éloigner, rattrape moi. »
Öta lui lâcha le bras. Il murmura :
« Promets moi que tu ne me laisseras jamais partir. Que quoi que je dise, quoi que je fasse, tu resteras auprès de moi… tu sais je… je t’apprécie énormément.
– Oh. C’est promis. » répondit Tyra en hochant la tête avec un petit sourire, les joues roses. « Moi aussi je t’apprécie.
– Merci, Tyra. »
Öta recula pour la laisser partir et Tyra lui fit un petit signe de main avant de disparaître dans le couloir.

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