- 31 - Les secrets de Morthebois
- bleuts
- 27 oct. 2024
- 30 min de lecture
Dernière mise à jour : 13 déc. 2024
Partie 1 - Lutinae Fora
« On arrive bientôt en Morthebois ? » demanda Tyra, impatiente. Voilà une semaine qu’ils voyageaient et elle attendait avec impatience le moment de s’arrêter.
Elle allait enfin découvrir le lieu où David et Öta avaient grandi ! Était-ce grand ? Était-ce aussi beau que les demeures de la haute ville ? Combien y avait-il de serviteurs ? À quoi ressemblait la chambre d’Öta ? Et son père ?
Que de questions ! Elle ne savait plus où donner de la tête tant sa curiosité la rongeait.
Öta sourit et répondit :
« Nous y sommes déjà. Nous devons encore contourner le bois aux lutins, et ensuite nous serons au domaine de mon père.
– Le bois aux lutins ?
– Oui. Lutinaes Fora. » expliqua Öta. « C’est l’un des nombreux vestiges du vieux Nord que l’on peut trouver dans la région. Il appartient à ma famille depuis plusieurs générations, c’est un lieu sacré.
– Lutinaes. Lutinaes… »
Tyra marmonna en fronçant les sourcils. Öta la fixait avec curiosité, intrigué par sa réaction.
« Lutinaes. Gahan a déjà prononcé ce mot, j’en suis sûre.
– Ah bon ? » s’étonna Öta.
Il lui fit signe de s’expliquer.
« Oui. C’est quand j’ai tenté de comprendre ses croyances. T’sais les Sylènes ont très peur des vieilles carcasses d’ogres, alors je me demandais si c’était pas des dieux pour eux.
– Et que t’a-t-elle répondu ? » fit Öta. « Comment voient-ils les ogres ?
– J’suis pas sûre qu’elle ait réellement saisi ma question. Mais elle n’arrêtait pas de secouer la tête en répétant "Lutinaes". J’aurais aimé avoir plus de temps pour la comprendre.
– C’est étrange. » répliqua Öta. « Les lutins ne sont que de petits esprits.
– Je ne pensais pas que Lutinaes signifiait Lutins. » ajouta Tyra. « Tu sais que dans les légendes abariannes, nous en avons aussi ? Les histoires sur les lutins sont rares, mais présentes dans notre culture.
– Oui, je suis au courant. » répondit Öta. « Élan les évoque dans l’un de ses livres.
– Ah non alors ! Ça, c’est pas juste ! »
Tyra croisa les bras. Elle plissa le nez en reniflant, boudeuse.
« Quoi ?
– Il m’a volé l’occasion de raconter une histoire ! »

« Regarde là-bas. C’est le bois dont je te parlais. » fit Öta en désignant une forêt un peu plus loin. « Une fois que nous l’aurons contourné, nous arriverons. Le domaine est juste de l’autre côté.
– Pourquoi on ne le traverse pas dans ce cas ? Ce ne serait pas plus rapide ? » demanda Tyra.
Öta grimaça. Ce n’était pas faux, traverser la forêt pourrait leur faire économiser beaucoup de temps. Mais c’était un lieu sacré. Personne n’avait le droit d’y mettre les pieds sans autorisation. Il se sentit hésiter.
« Mmhhh. Tu as raison, mais je ne sais pas si ce serait une bonne idée. » répondit-il. « Nous n’avons pas le droit d’entrer dedans.
– Tu ne m’as pas dit que ce bois appartenait à ta famille ? Pourquoi t’aurais pas le droit d’y aller si c’est à toi ?
– Dit comme ça…
– Allez ? Personne ne le saura. » le supplia-t-elle. « Et puis, j’ai envie de voir ces bois moi. Je me demande ce qu’ils ont de si particulier. »
Tyra lui lança un regard implorant qui fit fondre le jeune homme. Il capitula, ne pouvant résister plus longtemps.
« D’accord. Mais ne nous attardons pas. »
Ils s’enfoncèrent alors dans la forêt. Au bout de plusieurs minutes, Tyra murmura d’une voix très sérieuse :
« C’est étrange.
– Quoi ?
– Cette forêt ressemble à… non rien.
– Tyra. » s’inquiéta Öta. « Tu as vu quelque chose ? Elle te fait penser à quoi ? »
Tyra tourna la tête vers lui. Les sourcils froncés, elle ouvrit la bouche avant de la refermer. Sur ses gardes, elle regarda autour d’elle comme pour vérifier que personne ne les entendait avant de souffler à voix basse :
« Cette forêt ressemble à… une forêt ! »
Öta leva les yeux au ciel, excédé, tandis que Tyra éclatait de rire.
« Désolé, mais elle ressemble à une forêt tout ce qu’il y a de plus ordinaire. J’vois pas en quoi c’qui la rend sacrée, y’a des arbres, des buissons, des cailloux… comme partout quoi.
– Tu veux jouer à ça ? » répondit Öta, piqué dans son orgueil. « Alors, suis-moi ! »
Tyra sourit.
Gagné.

Öta guidait Tyra dans la forêt depuis une bonne dizaine de minutes lorsqu’il cessa soudain d’avancer. Il descendit de son cheval, attacha la bride à un arbre et fit signe à Tyra d’en faire de même. Elle l’imita et lui emboîta ensuite le pas.
« On va où ?
– Au cercle des lutins. » répondit Öta. « Tu vas voir, c’est l’un de mes lieux préférés.
– Oh. Si tu l’aimes tant, c’est qu’ce doit être un vrai trésor. J’ai hâte de découvrir ça. »
Öta s’arrêta. Il se tourna vers Tyra et plongea son regard dans le sien. Elle ne put s’empêcher de rougir, bredouillant :
« Q.. Quoi ? »
Öta lui remit délicatement une mèche de cheveux derrière l’oreille. Il approcha son visage et murmura :
« Oui. Mais aujourd’hui dans ces bois, il y a un plus beau trésor encore.
– Öta ? »
Le cœur de Tyra battait bien trop fort. Elle ne respirait plus, capturée par le vert de ses yeux.
Les lèvres d’Öta effleurèrent les siennes. Allait-il… ?
Mais soudain il s’éloigna.
« Bon. Tu dois me promettre de ne toucher à rien et d’être respectueuse. Je ne veux pas d’ennuis.
– Hein ? » répondit Tyra, en clignant bêtement des yeux. « De quoi ?
– Le cercle. Je compte sur toi. »
Öta se tourna et recommença à marcher, comme si de rien n’était. Tyra sentait encore son cœur tambouriner dans sa poitrine. Elle grimaça de frustration. Quel crétin !
Tyra renifla.
Elle aurait dû le prendre de court et l’embrasser. Elle l’aurait plaqué contre un arbre et… Pourquoi n’avait-elle pas réagit ? Ce n’était même pas la première fois qu’il lui faisait ce coup-là !
Quelle idiote !
Profitant qu’il ne puisse pas la voir, elle fit la seule chose qui lui passa par la tête : elle tira la langue en croisant les bras.

Après avoir un rejoint un petit chemin qu’ils suivirent quelques minutes, Öta et Tyra arrivèrent devant un modeste portail de fer. Öta le poussa délicatement. Le passage n’avait pas l’air d’être souvent emprunté, au vu de l’état désastreux des murets et des pavés. Le portail grinça.
« Je déteste ce bruit. » souffla Öta.
Tyra hocha la tête, mais ne répondit pas, l’esprit déjà bien ailleurs. Elle venait d’apercevoir ce qu’elle supposait être le fameux cercle de lutin. Les yeux écarquillés, elle s’avança et admira tout autour d’elle. Il s’agissait d’une immense clairière éclairée par le soleil couchant.
En son centre, des dizaines de rochers formaient un cercle. Tout au fond se trouvait un arbre plus grand et majestueux que les autres.
« Ce sont des moenia ? Certains sont si petits ! » demanda Tyra, qui avait remarqué que les pierres étaient peintes de figures.
« En quelque sorte. Ce ne sont pas des abondes représentées dessus, mais des lutins.
– Des lutins ? Oh. »
Tyra fit un pas pour s’approcher des rochers, mais Öta l’arrêta. Il secoua la tête.
« Tu peux regarder, mais seulement de loin. »
Elle hocha la tête pour signifier qu’elle avait compris. Ces rochers étaient des moenia de lutins ? Pourquoi ? Öta expliqua :
« C’est le lieu le plus pur de la forêt. Ici naissent les lutins de notre Abonde, c’est le refuge de ces esprits alors il ne faut pas les déranger.
– Pur ? » répéta Tyra, soucieuse. « C’est étrange.
– Quoi ? »
Öta fronça les sourcils en croisant les bras.
« Tu veux encore me faire une blague c’est ça ? » grinça-t-il. « Ce n’est pas drôle, tu sais ?
– Non, ce n’est pas ça. » répondit-elle en secouant la tête. « Tu te souviens que je ressens la magie ?
– Ah. Tu ressens quelque chose ?
– Du sang. La terre ici en est gorgée. » murmura t-elle.

« Des gens ont été enterrés là. Un vrai massacre. »
Öta resta silencieux quelques instants, avant de répondre d’une voix tremblante :
« C’est un lieu de paix, ce n’est pas possible. Nous l’aurions remarqué ou consigné quelque part ?
– C’est très ancien. » assura Tyra. « C’est difficile à dire avec certitude, mais je pense que les corps sont sous les moenias. Et au vu de la quantité qui a nourrit la terre, les corps ont dû être enterrés alors qu’ils se vidaient encore de leur sang. Je n’avais encore jamais vu ça.
– C’est incroyable tout ce que tu peux ressentir. » murmura Öta.
Tyra hocha la tête. Elle s’était longtemps entrainée à sentir la magie et le sang, son grand frère lui imposant des exercices réguliers depuis leur enfance. Elle avait appris à ses côtés à affuter sa perception et accroitre sa sensibilité.
Et il fallait bien avouer que dans les souterrains, leurs sens étaient brouillés par la magie qui emplissait l’air. C’était presque étouffant. Alors, lorsqu’elle sortait à l’air libre, tout devenait incroyablement plus facile à lire et comprendre.
« Je ne pense pas que ça t’étonnera si je te dis que la magie ici me fait penser à celle des souterrains. C’est très léger, mais il y a des similitudes. » ajouta t-elle.
Öta ne semblait pas l’avoir entendue. Il ne l’écoutait plus. Il contemplait depuis quelques minutes la clairière autour de lui avec désarroi. Qu’il ait foi aussi aisément en ses paroles touchait Tyra, mais le voir ainsi lui crevait le cœur.
Il paraissait si désappointé, perdu…
« Je venais souvent avec David ici quand j’étais petit. Et pendant tout ce temps, nous priions sans savoir que…
– Hé. » fit Tyra en lui posant une main sur l’épaule. « Je suis désolée.
– Ce n’est pas ta faute. »
Öta soupira.
« Moi qui pensais te faire découvrir un lieu magique pour t’éblouir et te montrer le charme de mes terres…
– Ça reste très beau. » répliqua Tyra. « Et cet arbre est vraiment impressionnant.
– … Merci. Je me demande tout de même qui fut enterré là.
– Malheureusement je n’ai pas de dons de voyance. » murmura Tyra. « Je ne peux que déduire. Je suis désolé.
– Je m’en doute. Nous ne saurons sans doute jamais la vérité. »

« Tu vois ce Moenia ? » fit Öta pour réorienter la discussion.
Il désignait un rocher qui était plus petit que les autres. Il s’en approcha, tout en donnant d’un signe de tête l’autorisation à Tyra de le suivre.
« Je peux ?
– Oui. »
Lorsqu’elle fut proche, il expliqua :
« C’est moi qui l’ai repeint quand j’étais enfant. Ma mère m’avait montré comment fabriquer la peinture et combler les endroits qui s’effaçaient. »
Tyra sourit, imaginant sans peine un minuscule petit Öta concentré à repeindre la pierre.
« Les lutins n’ont pas de nom, mais je lui en avais donné un. Il s’appelait Morthis.
- Morthis ? C’est mignon.
– C’était mon ami. Il me rendait visite et déposait des glands dans ma chambre la nuit. Personne ne me croyait quand je le racontais. Mais un jour il a arrêté de venir. »
Tyra fronça les sourcils.
« Attends. T’as rencontré un lutin ? Ou bien t’avais supposé que c’était lui parce que tu trouvais des « cadeaux » dans ta chambre au réveil ?
– Je ne saurais pas dire. J’étais petit et mes souvenirs sont assez vagues. »
Öta soupira. Il s’assit par terre et se mordit la lèvre avant de demander :
« Tu ne te sens pas trop mal à l’aise ici ? Si ça ne va pas…
– Non. T’veux rester un peu plus longtemps, c’est ça ? »
Il hocha la tête. Il n’avait pas hâte d’arriver au domaine, ne se sentant pas prêt à assumer tout ce que ça impliquait. Tyra s’assit à côté de lui.
« Restons là encore un peu alors.
– Merci. »

Assis l’un en face de l’autre, Tyra et Öta étaient silencieux depuis déjà plusieurs minutes. Ils appréciaient simplement la quiétude que leur offrait la forêt, tandis que le soleil commençait doucement à s’endormir.
C’était agréable d’être là, et malgré toutes les révélations de Tyra le lieu demeurait étrangement apaisant.
« Quand nous étions dans la forêt de GemmeNoire et que tu m’as dit que tu pouvais lire la magie en toute chose, je n’avais pas réalisé tout ce que ça impliquait. » fit Öta, brisant le silence.
Il touchait ses avant-bras machinalement, le regard fixé sur les moenias autour d’eux. Tyra répondit :
« Ça ne te fait pas peur ?
– Un peu. » avoua t-il en tournant la tête vers elle. « Mais je suis aussi envieux. Je me demande comment tu perçois et ressens le monde. »
Tyra hésita. Elle sentait l’instant propice à poser une question qui la tiraillait depuis longtemps, cependant elle ne voulait pas brusquer Öta. Était-ce vraiment le bon moment ? Et comment allait-il réagir ? Elle prit son courage à deux mains et se lança.
« À ce propos Öta, tu —
– Il est temps de repartir. » la coupa t-il soudain, comme s’il avait compris ce qu’elle allait dire.
Il se leva et s’épousseta avant de lui tendre la main. Elle soupira et accepta son aide pour se relever.
« Nous ferions mieux de sortir de la forêt avant la nuit, je n’ai pas envie de me perdre dans le noir. »
Tyra hocha la tête, frustrée d’avoir été ainsi coupée dans son élan.
Mais alors qu’elle suivait Öta et quittait le cercle de pierre, elle frissonna. Quelque chose l’épiait. Elle se retourna et crut apercevoir durant un fragment de seconde une ombre se cacher derrière un moenia.
Elle cligna les yeux, se demandant si elle avait rêvé.
« Je crois que j’ai vu quelque chose bouger là-bas. » fit-elle en attrapant le bras d’Öta. Il se tourna et haussa un sourcil.
« Quoi ?
– Derrière le moenia de Morthis. »
Öta fit demi-tour et explora pour elle les environs de la pierre dressée. Mais il ne trouva rien.
Il revint en haussant les épaules.
« C’était sans doute un petit animal qui passait par là.
– Sans doute.
– Allez, ne traînons pas. »

Partie 2 - Retour au domaine
La nuit était tombée lorsqu’ils sortirent de la forêt. Tyra frissonna. L’air de la région lui rappelait qu’elle n’était plus à GemmeNoire. Le froid ici était plus pinçant et elle n’était pas encore certaine de l’apprécier.
Elle regarda autour d’elle avec curiosité. Öta n’avait pas menti, le village de Morthebois se trouvait réellement juste derrière les bois.
« Tu vois les remparts et le château là-bas sur la colline ? » fit Öta avec un immense sourire. « C’est chez moi ! »
Tyra siffla. Il ne s’était pas moqué d’elle, le lieu avait l’air très grand et beau. Tandis qu’ils traversaient le village, Tyra ne put s’empêcher de remarquer les regards et les murmures des quelques personnes qu’ils croisèrent.
« C’est le fils du seigneur. Il est de retour !
– C’qui qui l’accompagne ? Il s’est enfin dégotté une donzelle ?
– Chut, pas si fort. »
Tous semblaient reconnaître Öta, mais ce dernier ne leur accordait aucun regard, accélérant le pas.
« J’espère que c’pas la nouvelle dame, elle est vraiment quelconque. »
Tyra tourna soudain la tête, cherchant qui avait osé dire ça. Elle croisa le regard de deux vieilles dames qui sursautèrent, prise sur le fait. Tyra ne put résister et leur tira la langue, avant de se redresser sur son cheval pour rejoindre Öta. Ce dernier l’attendait et leva les yeux au ciel.
« Quelle fille grossière ! » entendit-elle derrière elle. « C’est honteux ! »
Tyra gloussa, fière d’elle. Öta secoua la tête et souffla :
« Tu t’amuses ?
– Non, je soigne mon entrée. La première impression c’est très important. »

À peine furent-ils arrivés dans la cour du domaine qu’un jeune homme s’approcha d’un pas rapide.
« Monseigneur. »
Öta descendit de son cheval et sans lui laisser le temps de parler, le prit chaleureusement dans ses bras. Il lui tapota ensuite l’épaule en s’exclamant :
« Elliot. Tu m’avais manqué, vieux bougre ! »
Il se tourna et ajouta, tout en le tenant par l’épaule :
« Tyra, je te présente Elliot. C’est un serviteur de mon père et un ami de longue date. Il en a pas l’air comme ça, mais il est bien plus âgé que moi.
– Monseigneur, votre père vous attend dans le salon. » répondit l’homme à voix basse, peu affecté par cette effusion de joie.
Öta grimaça. Évidemment que son père l’attendait, son passage dans le village n’avait pas dû passer inaperçu.
« Bon. » soupira t-il. « Elliot, va préparer ma chambre.
– Et pour madame ?
– Donne-lui une chambre de l’aile des convives, celle qui donne sur les remparts. Oh ! Et sors-lui des habits propres.
– Bien. Suivez-moi, madame. »
Tyra fit la moue, mais ne bougea pas. Elle demanda à Öta d’une petite voix :
« Tu veux pas que je t’accompagne ?
– Non, va te reposer. On se retrouve pour le souper, d’accord ? Elliot va s’occuper de toi. »

« Suivez-moi, je vais vous accompagner à votre chambre.
– M’accompagner à ma chambre ? » répondit Tyra. « Oh. C’est que tu es entreprenant, dis-moi.
– Quoi ?
– Mais je suis désolée, on se connaît pas assez pour le moment. C’est un peu trop tôt pour proposer ce genre de chose à une femme, tu sais ? »
Elliot rougit légèrement et toussota pour se redonner contenance, tandis que Tyra gloussait fière de ses bêtises.

« Père. Tu m’as manqué.
– Toi aussi. »
Ëten et Öta se tenaient debout face à face dans le salon. Aucun des deux n’osait faire le premier pas, pas même un geste envers l’autre pour briser l’étrange malaise qui les séparait.
Ëten se gratta la nuque, embarrassé.
« Je suis heureux de te revoir. Mais pourquoi ce retour inopiné ?
– Je viens pour —
– Öta ? Tu es déjà là ? » fit soudain la voix d’Üter, le coupant dans sa réponse.
L’oncle du jeune homme venait d’entrer dans la pièce, un immense sourire sur le visage. Öta se détendit aussitôt et s’approcha de lui avec joie. Ils échangèrent une accolade chaleureuse. Üter était un soleil, radieux et réconfortant.
Revoir son visage après tant de temps fit réaliser à Öta à quel point il lui avait manqué. L’homme avait su prendre une place de choix dans son cœur.
« C’est moi ou ce p’tit gars a encore grandi ? » lui demanda Üter en posant les mains sur ses épaules. « Tu vas bientôt rattraper ton père à ce rythme-là !
– Et il a pris des épaules, tu ne trouves pas ? » ajouta Ëten en s’approchant, le regard satisfait. « Tu me parais être en bonne santé. Je suis soulagé. »
Le malaise semblait avoir disparu. Öta gonfla la poitrine, fier. Bien qu’il leur ait déjà tout dit dans ses lettres, il leur raconta alors à quel point travailler chaque jour pour aider son prochain lui avait fait du bien.
« As-tu eu l’occasion de vendre tes robes ? » demanda Ëten, curieux. « Est-ce que celles que je t’ai envoyées te convenaient ? J’ai tout de même gardé ici les habits que tu portais le plus.
– La plupart. Tu as fait un bon choix. » répondit Öta. « Ce sont des dizaines de personnes qui seront à l’abri du froid et de la faim grâce à cet argent.
– Je suis fier de toi. »
Öta sourit et baissa les yeux, touché. Un silence maladroit commençait à s’installer lorsqu’Üter demanda :
« Tiens. J’suis certain d’avoir entendu dire que t’étais accompagné d’une femme. Où est-elle ?
– Oh. Tyra. » se rappela Öta. « Elliot lui montre sa chambre, mais vous la rencontrerez au dîner.
– C’est ta fiancée ? Laisse-moi deviner, t’es r'venu pour avoir la bénédiction de ton père pour l’mariage ?
– Quoi ? Non ! »
Öta s’empourpra et agita les mains, les yeux écarquillés.
« C’est une amie, rien de plus !
– Zut. » pesta Üter en se tournant vers son frère. « J’ai encore perdu. La malchance me colle au cul en ce moment. J’te dois combien cette fois ?
– La prochaine tournée à la taverne.
– Père ?! » s’étonna Öta. « Vous aviez parié ?! »
Ëten haussa les épaules, secouant la tête sans une once de remords.
« Et bien, on s’occupe comme on peut.
– Tu noteras tout d’même que ton géniteur à parié qu’tu serais pas foutu d’nous ramener une p’tite fiancée.
– Père ! » s’offusqua Öta.

Les trois compères s’étaient installés confortablement dans le salon pour continuer leur discussion. Une servante avait apporté des tasses de thé sudan au plus grand plaisir d’Öta.
Après ce long voyage, rien n’était plus agréable qu’une boisson chaude au fond d’un fauteuil aussi confortable que familier.
Il soupira d’aise en prenant la tasse à pleine main et en but une gorgée en appréciant la chaleur qui se répandait dans son corps. Il la reposa ensuite et se redressa. Personne ne parlait, Ëten et Üter dévisageant Öta avec curiosité, mais surtout attente.
Allait-il enfin leur confier la raison de sa venue ?
« Père, oncle Üter… Je vais être direct. » souffla Öta. « Si je suis revenu, ce n’est pas pour faire une simple visite de courtoisie. Je suis heureux de vous revoir, mais…
– Mais ? » demanda Ëten, inquiet. « Que se passe-t-il ?
– Connaissez-vous un certain Valorïn ? »
Ëten pâlit tandis que le regard d’Üter s’éclaira. Il se tourna joyeusement vers son petit frère et s’exclama :
« Valorïn ? C’est le nom de ton joli conteur ça !
– Üter. » grogna Ëten, mal à l’aise.
Une légère rougeur s’étendait maintenant sur ses joues. Öta fronça les sourcils. Son joli conteur ? Qu’est-ce que… son père était-il… ? Quoique, non. Il ne voulait pas savoir.
« Bien. Il ne m’a donc pas menti, vous vous connaissez.
– Où veux-tu en venir ?
– Il se trouve qu’il est la raison de ma venue. Je l’ai rencontré à GemmeNoire, un homme charmant qui semble grandement t’apprécier. »
Un léger sourire étira les lèvres de Ëten à ces mots. Sourire qui disparut aussitôt en entendant la suite.
« … mais qu’elle ne fut pas ma surprise d’apprendre de sa bouche que tu avais une filleule ! Quand comptais-tu me l’annoncer ? »

Öta dévisageait Ëten en attendant avidement sa réponse. Tendu, l’homme échangea un regard avec son frère, qui hocha la tête pour le soutenir.
« Oui. » soupira t-il alors. « Si tu as fait tout ce chemin pour ça, c’est que tu as deviné qui elle-est, n’est-ce pas ? »
Öta écarquilla les yeux.
« Bon Dieu. » souffla t-il. « C’est la fille de mère et… ? »
Ëten hocha la tête. Öta porta la main à sa bouche, sonné par le choc. Jusqu’au bout, il avait espéré s’être trompé. Si seulement il avait pu avoir tort, tout serait plus simple.
Il ferma les yeux quelques secondes. Comment son père avait-il pu lui cacher ça tout ce temps ? C’était incompréhensible.
« Elle se nomme Estelle. » fit Üter. « Elle est magnifique. »
Öta ne lui répondit pas. Il fixait maintenant son père, les sourcils froncés, la colère montant progressivement.
« Je veux tout savoir. Comment est-ce possible ? Pourquoi me l’avoir caché ? J’avais le droit de savoir. C’est ma sœur !
– Ta demi-sœur.
– Tu m’as fait croire qu’elle était morte dans le ventre de mère ! »
En se levant brusquement, Öta avait failli renverser la table. Il grinça des dents et se rassit, tandis qu’Ëten baissait la tête le visage déformé par la culpabilité.
Üter tenta d’apaiser la situation. Il posa une main sur l’épaule d’Öta et expliqua :
« Ton père voulait simplement la protéger. Si ça s’était su, ils auraient exigé sa mort. »
Ils ? Qui donc ? Sa famille maternelle ? La noblesse du nord ?
« Mais je ne l’aurais pas… je n’aurais rien dit. Tu le sais pourtant ! J’aurais pu garder le secret. J’aurais pu t’aider.
– Le secret est un fardeau que je devais assumer seul. Tu avais déjà bien assez souffert de la situation. » répondit Ëten. « David et toi…
– David ? Parlons-en ! » rétorqua Öta. « Sait-il seulement qu’il a une fille ?! »
Ëten fronça les sourcils. Sa voix était plus dure et assurée lorsqu’il répondit :
« Avant de partir, David m’a clairement exprimé son souhait de couper les ponts. Il voulait laisser derrière lui son passé, et ne voulait plus rien à voir à faire avec nous. J’ai respecté son choix.
– Et pourtant, nous sommes partis ensemble ! » rétorqua Öta. « Nous avons gardé le contact, nous avons continué de nous envoyer des lettres.
– Tu étais la seule exception. Il t’aimait plus que tout. »
Öta détourna les yeux. Il tapotait son genou du bout des doigts en serrant la mâchoire. Cette histoire le rendait fou. Ëten continua d’une voix plus douce :
« Je lui ai fait la promesse que jamais son passé ne le rattraperait. J’ai tout fait pour respecter ce choix. Il mérite de pouvoir se reconstruire loin de nous.
– Mais…
– Quand nous avons trouvé la petite, j’ai dû faire un choix. Il était hors de question de lui infliger la douleur de revivre son passé à travers elle.
– Mais moi à sa place —
– Tu n’es pas à sa place. » le coupa Ëten. « David est différent de toi. Il est temps que tu comprennes que vous n’êtes pas la même personne et qu’il a ses propres émotions.
– Mais je n’ai jamais dit le contraire… ?
– Öta. » insista Ëten. « David était empli d’une colère qui n’attendait que de sortir et s’exprimer. Si j’ai fait ça, c’est autant pour son bien que pour celui de cette enfant.
– Quoi ? Tu ne penses quand même pas qu’il lui aurait fait du mal ? C’est mal le connaître. »
L’homme secoua la tête.
« Pas volontairement. » répondit-il. « Mais rassure-toi, je ne compte pas cacher ses origines à Estelle. »
Öta grimaça. Il comprenait en partie les raisons qui avaient poussé son père à prendre ces décisions, mais il n’acceptait toujours pas l’idée d’avoir été mis de côté tout ce temps. Il aurait dû lui dire.
« Tu veux la rencontrer ? » demanda alors Ëten d’une voix plus douce. « Ça t’aidera peut-être.
– Elle est ici ?
– Oui. Elle dort dans son lit. »

Ëten prit la direction des chambres et Öta lui emboîta le pas. Il devait bien avouer qu’il avait grand-hâte de rencontrer Estelle. Malgré toutes les circonstances autour de sa naissance, il s’agissait tout de même de sa petite sœur. Une petite sœur, hein ? C’était difficile à réaliser.
« Père. Où était-elle durant tout ce temps ? » demanda soudain Öta, tandis qu’ils montaient les escaliers pour rejoindre l’étage.
« J’ai passé de nombreux mois ici sans voir l’ombre d’un bébé.
– Je l’avais confié à une prieuse de l’autel de Ronseaule. » répondit l’homme. « Elle était d’accord pour la prendre sous son aile. Elle devait l’élever et l’éduquer comme sa propre fille, pour lui offrir un bel avenir sous la protection éclaiste. J’ai tout payé pour elle et ai accepté d’être son parrain aux yeux du culte, même si cela devait demeurer secret.
– C’est étonnant. » souffla Öta, surpris. « Toi qui n’es guère pieu, je ne pensais pas que tu la confierais aux Éclaistes.
– Je n’aime peut-être pas la religion, ça ne m’empêche pas d’admettre qu’elle aurait été entre de bonnes mains. Même pour un orian, être élevé par un prieur c’est se garantir une éducation et une place de choix dans la société.
– Alors pourquoi est-elle ici ? »
Ëten s’arrêta. Il échangea un regard avec son frère, avant de soupirer.
« Estelle est de constitution fragile. Elle est faible. Très faible. Elle tombe malade au premier vent froid et s’essouffle au moindre effort.
– Quoi ?
– Je ne compte plus les dépenses que j’ai faites en décoctions, médicaments, soigneurs, guérisseur en tout genre pour elle. Tous m’ont répété que sa vie ne tient qu’a un fil. Le climat Nordan est trop rude pour elle. »
Öta écarquilla les yeux en portant la main à sa bouche.
« Non…
– C’est pour cela que je l’ai récupérée. » continua Ëten. « La maladie m’a déjà volé une fille, je refuse de lui laisser l’autre. Je vais me battre pour qu’elle puisse vivre. »
Öta hocha la tête. Il eut un pincement au cœur en repensant à son autre sœur, tuée par un hiver rude alors qu’elle n’était qu’un bébé. Öta ne se souvenait pas d’elle, il était trop jeune à l’époque, mais sa mère lui en avait souvent parlé. La femme n’avait jamais fait son deuil.
« Que comptes-tu faire alors ?
– Dans un peu plus d’une lune, nous avons rendez-vous au port de Varech avec des contrebandiers sudans. Ils vont la conduire dans le Sud. »

Öta écarquilla les yeux, fixant son père avec un regard de profonde consternation. Il s’exclama :
« Comment ça le Sud ? Mais comment ? Ce sont nos ennemis ! Nous sommes en guerre contre eux, tu ne peux pas —
– Je sais ce que je fais. » grogna Ëten. « Des amis qui vivent près des terres indomptées sont prêts à l’accueillir. C’est très loin de la frontière, loin de la guerre. Ils vont s’occuper d’elle et l’élever. C’est une famille aisée et c’est une terre où il fait bon vivre.
– Tu as des amis sudans ? » répondit Öta, sidéré.
Un seigneur nordan fricotant avec des sudans ? Ce n’était pas possible. Si ça se savait… il n’osait pas y penser.
« Mais les sudans sont des…
– Sont des quoi ? Des barbares ? Des gens sans cœur et sans âme qui tentent de nous dérober le royaume pour y instaurer un climat de chaos et de débauche ? Apprends à réfléchir par toi même plutôt que de répéter les inepties de ta mère. » rétorqua t-il en donnant une claque à l’arrière du crâne de son fils.
« Aïe ! »
Öta porta les mains à sa tête et plissa le nez, vexé. Il rétorqua :
« Humpf ! Tu penses vraiment que c’est une bonne idée ? Confier une enfant jeune et faible à des contrebandiers ? Qui sait ce qu’il pourrait lui arriver en chemin ?
– Ils ont toute ma confiance. Et elle n’ira pas seule.
– Attends. Comment ça, ils ont ta confiance ?
– Il y a de nombreuses choses que tu ne sais pas. Mais ne pose pas de question si tu n’es pas capable d’en assumer la réponse. »
Ëten passa la main sur son visage en soupirant.
« Bon. Si tu veux en savoir plus sur où elle va partir, tu demanderas à Elliot.
– À Elliot ? Pourquoi ?
– C’est lui qui à tout organisé et qui l’accompagnera jusque sa nouvelle famille. »
Öta allait poser une question lorsqu’Üter toussota pour attirer leur attention. Père et fils se tournèrent vers lui.
« Arrêtez d’geindre, vous allez faire peur à la petiote. » gronda t-il. « On est arrivé, hein. »
Cette phrase fit revenir Öta à la réalité. Il réalisa alors qu’ils se trouvaient devant la petite chambre d’Elliot. Il fronça les sourcils, songeur. Estelle n’avait-elle pas sa propre chambre ?
Üter toqua doucement à la porte avant d’entrer. Öta regarda attentivement autour de lui en pénétrant dans la pièce. Elliot ne l’avait jamais laissé venir auparavant, tenant à son intimité.
C’était un lieu très modeste, sans beaucoup de décoration. Mais ce qui attira son attention fut la présence d’Elliot dans la pièce, assis sur son lit. Il hocha la tête pour saluer son seigneur, mais ne se leva pas. Öta fut surpris par ce manque de politesse. Ce n’était pas dans les habitudes de l’homme.
« Elliot ? Tyra n’est plus avec toi ? » s’étonna Öta en regardant autour de lui à la recherche de son amie. « Non. Laisse-moi deviner, elle t’a faussé compagnie c’est ça ?
– Madame profite de la vue sur les remparts. »
Öta ne manqua pas de noter le léger rosissement d’Elliot à la mention de Tyra. Mais son attention fut détournée par un mouvement derrière lui. Une petite tête apparut dans son dos avant de disparaître de nouveau.
Estelle se cachait elle derrière Elliot ? Était-ce pour cette raison qu’il ne s’était pas levé ?
« Estelle ? » fit Ëten en s’approchant. La frimousse de la petite ressurgit. Un beau visage rond et deux immenses yeux caramel.
L’homme tendit les bras vers elle et elle s’y engouffra. Ëten se redressa. Elle avait enfoncé son visage dans son châle et ne remuait plus.
« Estelle, je te présente mon fils Öta. Dis bonjour. »
La petite ne bougea pas d’un poil.

« Bonjour Estelle. Moi c’est Öta. » se présenta joyeusement Öta avec un grand sourire.
La petite n’eut aucune réaction.
« Bon. On repassera pour la rencontre émouvante entre frère et sœur. » gloussa Üter, s’attirant un regard noir de son cadet.
Il fit une moue faussement désolée et ajouta en haussant les épaules :
« Désolé, j’dis plus rien. »
Öta garda son sourire et s’adressa de nouveau à Estelle d’une voix douce :
« Hé. Je te laisse tranquille, d’accord ? Mais j’ai besoin de parler avec mon papa, tu veux bien retourner avec Elliot ? »
La petite releva soudain la tête en entendant ce nom.
« Eli ! »
Les yeux brillants, elle se laissa faire lorsqu’Ëten la déposa sur le sol. Elle traversa la chambre d’un pas un peu maladroit.
« Eli ! Eli ! »
Elle agita les bras vers Elliot afin qu’il la fasse monter sur le lit.
« Ils ont l’air de bien s’entendre. » fit remarquer Öta, tout en regardant Elliot tendre une poupée de chiffon à l’enfant. « Ceci dit, ça ne m’étonne pas. Eli a toujours été doué avec les enfants.
– Tu ne disais pas ça quand tu étais petit. Je ne compte plus le nombre de fois où tu as fait tourner en bourrique ce pauvre garçon.
– Je n’aimais pas être surveillé. » rétorqua Öta. « Je l’admets. J’étais un sale gosse.
– Ah ça… Je ne te contredirais point, mon fils. »
Öta rit de bon cœur. Il chérissait certains de ses souvenirs d’enfance, et toutes les fois où il avait fait courir Elliot dans tout le domaine faisaient partie de ses préférés.
« Que penses-tu d’elle ? » demanda plus sérieusement Ëten. « Elle est adorable, n’est-ce pas ?
– Je suis un peu troublé. Elle a beau avoir hérité de la peau et des cheveux de David, son visage est celui de mère. Et son regard. Je la revois tellement en elle…
– Dis-toi plutôt qu’elle à la même frimousse que toi à son âge, vous vous ressemblez beaucoup.
– Je ne suis pas certain que ce soit mieux. » grimaça Öta. « Mais je comprends davantage pourquoi ce ne serait pas bon que David la rencontre. Elle ressemble trop à mère. »
Ils échangèrent un regard lourd. Ils n’avaient pas besoin d’en dire plus. Soudain Öta commença à fouiller dans une de ses escarcelles. Il en sortit un minuscule flacon qui contenait une étrange potion verte.
« Tiens. Mélange cette potion à ses médicaments, ça en augmentera les effets. Ça ne la soignera pas, mais ça l’aidera.
– Oh. C’est l’élixir que tu as mis au point avec Élan ? C’est sans danger, tu en es sûr ?
– Oui. J’en ai toujours sur moi au cas où. » répondit Öta. « Je t’en préparerais plus pour son voyage, ainsi que des remèdes et des fortifiants. Tu peux être certain que tout se passera bien. J’enseignerais même à Elliot quelques gestes de secours si tu le souhaites. J’ai pris l’habitude de soigner les blessures et petits rhumes des enfants au refuge. Malheureusement je ne peux rien faire de plus pour des maladies aussi insidieuses que la sienne, je n’ai pas été formé pour ça. Je suis plutôt habitué à recoudre ou amputer des gens, si tu vois ce que je veux dire.
– Berk. Mais ces apprentissages semblent t’avoir fait beaucoup de bien. » répondit Ëten, impressionné. « Je suis vraiment fier de toi.
– Héhé. Ne le dis pas trop souvent ou je vais finir par m’y habituer. »

« Je vais vous laisser. » fit soudain Öta en prenant la direction de la porte.
Ëten haussa un sourcil, perplexe.
« Comment ça ? Où vas-tu ?
– Il se trouve que mon invitée est seule sur les remparts depuis bien trop longtemps à mon goût. Je vais la chercher, nous vous rejoindrons plus tard. »
Ëten hocha la tête et Öta quitta la pièce. Il pouvait entendre les rires bruyants d’Üter qui jouait avec la petite et sourit. Malgré sa timidité, elle semblait heureuse et bien entourée.
Il traversa les couloirs d’un pas tranquille, profitant d’être seul pour enfin goûter la sensation d’être de retour chez lui. Il retrouvait avec plaisir ces lieux si familiers qui avaient bercé son enfance.
Le domaine lui avait manqué, il devait bien l’avouer. En montant sur les remparts, il croisa plusieurs gardes avec leurs arcs qui surveillaient le domaine. Leur présence rappela à Öta sa discussion avec son père.
Il était donc ami avec des sudans, hein ? C’était si étrange à réaliser.
En y repensant, la dernière attaque sudante sur leur domaine était très ancienne. Ils avaient toujours été assez épargnés.
Ils avaient bien vécu quelques escarmouches, des affrontements dans des petits villages, des fermes brûlées, mais rien qu’aussi conséquent que les combats qui avaient fait rage dans les régions voisines.
Ëten y était-il pour quelque chose ? Plus il y repensait, plus Öta se demandait si son père ne s’était pas lié d’une quelconque manière avec le Sud. Un lien plus fort qu’une amitié avec une lointaine famille.
Il se promit de se renseigner à ce sujet. Après tout, son père n’avait jamais montré grand attachement pour le Nord.
Soudain, Öta aperçut Tyra.
La bulle de ses pensées explosa alors qu’il l’admirait. La jeune femme lui tournait le dos, assise sur les remparts. Elle regardait l’horizon, éclairée par lumière de la lune naissante, vêtue de nouveaux habits. Öta sentit son cœur s’emballer. Elle était belle.

Il s’approcha, presque déçu, de devoir briser ce doux tableau.
« Tyra ?
– Hein ? Quoi ? »
Elle tourna la tête soudainement, surprise. Les éclats de lumières fugaces de ses yeux et la rougeur de ses joues ne laissaient place à aucun doute : elle venait de pleurer. Elle essuya ses yeux rapidement, s’efforçant de cacher ses larmes sous un sourire faussement joyeux.
« Öta. Tu as vu ton père ? Vous avez pu discuter ?
– Tyra. » réagit Öta, inquiet. « Quelque chose ne va pas ?
– Ah. Si, je vais très bien ! Ne t’inquiète pas ! »
Öta fronça les sourcils. Il s’approcha et répondit :
« Tu pleurais, évidement que je m’inquiète. »
Tyra ne répondit pas.
Elle n’était même pas sûre de pouvoir trouver les mots. Après tout, que pouvait-elle dire ? Que la visite lui avait fait réaliser la différence entre Öta et elle ?
Que voir ces belles chambres, ces riches décorations, l’immensité du domaine, les serviteurs et toutes ces choses qu’elle n’avait pas réellement imaginés avant lui avait fait l’effet d’une douche froide ?
Et que cette vérité lui avait fait mal ? Qu’elle avait brisé les quelques espoirs qu’elle nourrissait en secret, ces sentiments qui lui paraissaient bien idiots maintenant ?
Ils n’étaient pas du même monde, elle n’était rien.
Ou alors pouvait-elle parler du fait qu’elle se sentait perdue ici, sans aucun repère, et que ça la terrorisait plus qu’elle ne l’aurait imaginé ? Qu’elle ne s’était jamais sentie aussi anxieuse ?
Ou bien, devait-elle parler du vide qu’elle ressentait depuis la disparition de Gahan ? De la peine d’avoir réalisé que trop tard à quel point elle s’était attachée à elle et de ne jamais avoir pu lui dire ?
Qu’elle aurait aimé que la femme soit là avec elle, pour la rassurer ? Elle inspira.
« Ça va, j’ai juste eu un coup de mou. » répondit-elle simplement. « Mon village me manque. »

« Ça va, j’ai juste eu un coup de mou. » répondit Tyra. « Mon village me manque.
– Oh.
– Mais ce n’est pas grav — »
Öta ne lui laissa pas le temps de continuer. Il s’approcha et l’attira contre lui dans une étreinte réconfortante.
« Öta ?
– Hé. Ça va aller. » chuchota t-il en lui caressant le dos. « Ça va aller… »
Tyra hocha la tête et ferma les yeux. Chaque fois qu’Öta la prenait dans ses bras, elle se sentait à sa place. En sécurité et rassurée.
Elle aurait pu rester des heures ainsi, mais une fois qu’elle se sentit mieux elle se redressa. Ils échangèrent un sourire. Öta lui caressa la joue du bout des doigts avant de lui faire un bisou sur le nez.
Elle tressaillit, ne s’y attendant pas.
« Mais ? Mais mais mais ? »

Il fit un petit rire et lui attrapa ensuite la main.
« Suis-moi ! Je sais exactement ce dont tu as besoin pour te changer les idées.
– Ah bon ? C’est quoi ?
– Tu vas voir. »
Il la guida hors des remparts. Ils traversèrent la cour du domaine avant de rallier une modeste bâtisse entourée d’un jardin fleuri. Tyra s’arrêta quelques secondes pour contempler les fleurs, puis rejoint Öta.
Il avait ouvert la lourde porte et laissa Tyra entrer avant de la refermer dans un bruit sourd. Öta alluma une lanterne pour éclairer la pièce et Tyra admira tout autour d’elle. À quoi servait cette pièce ?
Il y avait un bric-à-brac incroyable ici, des étagères remplies de livres et de pots, ainsi que plusieurs tables recouvertes de matériel qui n’avait visiblement pas servi depuis un moment.
« Voici mon atelier. Enfin, avant c’était là que j’avais cours avec mon précepteur. Mais je me suis approprié les lieux l’an dernier. Avec Élan, c’est là que nous bricolions nos petites affaires.
– Élan est venu ici ?
– Oui. Je te raconterai. »
Öta se dirigea vers une étagère et prit plusieurs livres qu’il déposa sur la table. Un nuage de poussière s’éleva, faisant éternuer Tyra.
« Atchiii !
– Pardon. Le ménage n’a pas souvent été fait ici. » grimaça Öta.
Il se pencha ensuite vers un meuble et en ouvrit les tiroirs à la recherche de quelque chose. Il en sortit finalement des feuilles, des plumes et diverses choses liées à l’écriture.
« Et voilà ! » s’exclama-t-il, fier de lui. « Il y a tout ce qu’il faut pour qu’on puisse dessiner ! Dans ces livres, il y a des images comme tu aimes. Et si tu veux des pigments pour les couleurs, je crois qu’il y en a dans ce tiroir. »
Öta s’était retourné pour continuer de fouiller dans les meubles.
« Tu pourras sortir le matériel de la pièce si tu veux te trouver un arbre pour dessiner sous sa protection. » ajouta-t-il.
Tyra resta sans voix. Il s’en était souvenu ?
Un sourire se dessina sur son visage, tandis qu’elle le remerciait.
Ils quittèrent l’atelier après qu’un serviteur les ait notifiés qu’ils étaient conviés à rejoindre le salon pour le repas.
« J’ai hâte de dessiner demain ! » s’exclama Tyra en inspirant avec plaisir l’air frais et dépourvu de poussière de l’extérieur. « Tout ce matériel… Je n’ai jamais eu accès à autant de teintes !
– Tiens, tant que j’y pense. Quelle est ta couleur préférée ? » demanda Öta, curieux.
Tyra s’arrêta et fit la moue. Sa couleur préférée ? Mais, c’était impossible à choisir ? Il y avait tant de jolies teintes dans le monde !
« Je suis vraiment obligée d’en choisir une seule ?
– Oui. Allez !
– D’accord, d’accord. » grommela t-elle. « Dans ce cas, le vert !
– Le vert ?
– Ouais ! J’suis une voleuse moi, alors j’te vole même ta couleur préférée. Ça t’apprendra, fallait pas m’forcer à choisir. »
Tyra ricana, fière d’elle.
« Mais qui te dit que le vert est ma couleur favorite ? » répliqua-t-il, perplexe.
Elle croisa les bras et répondit :
« Toutes tes tenues ont du vert, tu as des accessoires verts, tu as les yeux verts, tu es un herboriste avec plein de plantes chez toi, et tu sens la forêt ! Tu te rends compte que même ton odeur est verte ?!
– Oh.
– Tu vois, j’ai raison.
– Pas tout à fait. Le vert ÉTAIT ma couleur préférée. Mais plus maintenant. Tu n’as donc pas réussi à me voler. Aha !
– Ha ? » grogna Tyra. « Et quelle couleur fabuleuse a donc détrôné le vert dans le cœur de notre très cher seigneur Öta ? »
Öta s’approcha d’elle et répondit très sérieusement :
« Celle de tes yeux. »
Tyra s’empourpra et le repoussa.
« Öta ! T’es insupportable quand tu fais ça, tu l’sais ?
– Oui. Il n’empêche que tu as perdu. Donc j’ai gagné. »
Tyra grommela et s’éloigna, un Öta hilare à sa suite. Ils entrèrent dans le bâtiment sans remarquer la présence de deux hommes ayant suivi la scène depuis le balcon.
« Ton fils est clairement amoureux. J’ai gagné mon pari !
– Loupé. Tu as parié qu’il serait fiancé, pas amoureux. »
Üter perdit son sourire. Ëten leva les yeux au ciel et soupira :
« Quand je le vois agir avec autant de "délicatesse", je me demande s’il s’agit vraiment de mon fils. Je plains cette pauvre fille.
– Moi j’le trouve drôle.
– Est-ce vraiment censé me surprendre ? »

Peut-être était-ce la faute des cornes, de la pâleur de sa peau et de la finesse de ses traits, mais Tyra ne put s’empêcher de se dire que le seigneur de Morthebois ressemblait énormément à son fils
Cependant, il avait quelque chose dans le regard de bien plus sombre et intimidant. Quelque chose qui lui rappelait David.
Tyra sentit immédiatement que sous son visage doux, bien des choses étaient dissimulées. Il ne valait mieux pas le contrarier.
« Tyra, n’est-ce pas ? C’est un plaisir de vous rencontrer. Je me nomme Ëten le Gris, et voici mon frère Üter de VertSauge.
– Le… Tout… Euh, tout le plaisir est pour moi, mes seigneurs » répondit Tyra en tentant une petite révérence.
Elle se maudit intérieurement. Elle ne comprenait pas pourquoi elle était aussi gauche aujourd’hui, ce n’était pourtant pas la première fois qu’elle interagissait avec un seigneur ou toute autre personne de bonne famille.
Mais peut-être était-ce, car lorsqu’elle travaillait, elle n’agissait pas en tant que « Tyra » mais en tant que veilleuse au service de la caste ? Elle inspira, tentant de reprendre son calme.
« Je vous remercie d’avoir pris son soin de mon imbécile de fils. » continua Ëten, en désignant du regard un Öta qui grimaça. « Je ne doute pas un instant que cet idiot se serait perdu en route sans vous.
– Ce fut un plaisir de le guider. » répondit Tyra, mimant un petit rire. « Je vous remercie de m’accueillir parmi vous, votre domaine est magnifique. Je… J’espère me montrer digne de votre générosité.
– Et pourtant, il n’est plus que l’ombre de lui-même. Vous auriez dû le voir quelques années auparavant, lorsque ma femme s’en occupait. Aujourd’hui ce n’est plus que le refuge de deux vieux veufs. Ne vous préoccupez pas d’être digne ou non. Soyez vous-même, les rares amis de mon fils seront toujours chez eux ici. »
Tyra acquiesça doucement. Imbécile ? Idiot ? Rares amis ? Ëten semblait prendre beaucoup de plaisir à embarrasser son fils. Les joues rouges, Öta ronchonnait derrière elle.
« Et ben moi, j’meurs de faim. » fit Üter en mettant fin à la conversation.
Tyra ne put s’empêcher de remarquer l’accent de l’homme. David et Öta avaient beau en avoir un eux aussi, ils articulaient assez pour qu’elle parvienne à les comprendre sans peine.
Cet homme en revanche, avait le parler de l’Est profond. S’y habituer n’allait pas être facile pour elle. Elle suivit le groupe dans le salon et qu’elle ne fut pas sa surprise en découvrant la table.
Lorsque Tyra s’était imaginée souper au sein d’une famille noble, elle avait en tête un immense buffet recouvert de victuailles. Du bon gibier, de nombreux plats appétissants et des boissons raffinées. En résumé, de l’opulence.
Alors qu’elle ne fut pas sa désillusion en comprenant qu’ils ne souperaient pas dans la grande salle, mais dans le salon. Pas de grande table, pas de victuailles en excès, pas de barde pour égayer la soirée.
Non. Juste quelques assiettes de légumes pour accompagner un plat posé au centre de la table. Une espèce de tambouille brune à l’odeur étrange et à la texture plus que particulière.
« C’est un plat typique de la région, j’espère que vous apprécierez. » fit Ëten, en l’invitant à goûter.
Tyra se retint de montrer son dégoût et prit son courage à deux mains. Elle voulait faire bonne impression, éblouir le père d’Öta et se montrer sous son meilleur jour. Elle avala une cuillère de l’étrange plat et se figea.
Ce plat était la chose la plus immonde qu’elle n’est jamais avalé.
« C’est… très bon.
– Ah ! » s’exclama Üter. « Moi je le trouve infâme ce plat. J’sais pas comment ils font pour avaler ça. On dirait un mélange entre d’la terre et d’la bouse. Beurk !
– C’est traditionnel. » répondit Öta, vexé. « Moi, ça m’avait manqué. »
Tyra resta silencieuse. Elle reprit une cuillère et l’avala difficilement, tout en souriant poliment au père de Öta.
« Alors, comment avez-vous rencontré mon adorable neveu ? » demanda Üter en grignotant des légumes. « Est-ce au refuge où il travaille ?
– Peut-être était-ce pour quérir son aide ? » ajouta Ëten curieux. « Dites-nous.
– À vrai dire…
– Oui. » la coupa Öta. « Mais elle m’a demandé de l’aide d’une façon très originale. Cette petite souris a brisé la serrure du refuge et s’est introduite chez nous en pleine nuit.
– Quoi ? » s’étonna Üter. « Pourquoi ?
– C’est une histoire longue, je vous épargnerais les détails. Mais je n’oublierais jamais sa manière de m’aborder. Une première rencontre… saisissante !
– Saisissante ?
– En fait, je… » tenta Tyra, qui fut de nouveau coupée par Öta.
« Alors que je rangeais mon matériel, elle s’est faufilée derrière moi. Soudain, elle m’a saisi et plaqué contre le mur en me vociférant je ne sais quoi. J’ai cru que j’allais faire dans mes braies, je ne comprenais strictement rien à son charabia ! Ne vous fiez pas à sa taille, elle a de la force pour une petite souris. »
Üter siffla, impressionné.
« P’tit veinard. Moi aussi, j’dirais pas non à m’faire épingler contre un mur par une aussi jolie demoiselle. »
Tyra s’enfouit le visage dans les mains en gémissant.

« Tyra ? Ça ne va pas ? » demanda Öta, en suivant la jeune femme jusque sa chambre.
Après le plat, elle avait à la surprise de tous refusé de rester et insisté pour partir se coucher sans attendre. Öta avait proposé de l’accompagner pour être certain qu’elle ne se perde pas, mais ça n’avait pas semblé enchanter Tyra.
« Non. Mais j’irais mieux quand j’serais seule.
– Attends. Que se passe-t-il ? Tu as l’air en colère. Je ne comprends pas. »
Tyra s’arrêta devant la porte de sa chambre. Elle se tourna vers Öta et le toisa du regard.
« En colère ? Peut-être bien. » répondit-elle sèchement. « Mais j’pense que t’es tout à fait capable de deviner pourquoi.
– N.. non. Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?
– Ah ça… rien de grave. Tu m’as seulement ridiculisée devant ton père et coupé la parole à de multiples reprises, le tout en m’ôtant toute possibilité de m’exprimer. »
Elle se retourna et ouvrit la porte de sa chambre.
« Sur ce, bonne nuit ! »
Et elle claqua la porte. Öta cligna des yeux, décontenancé. Comment ça, il lui avait coupé la parole et l’avait ridiculisée ? Il ne se souvenait pas avoir fait ça. Si ?
« Tyra ? » l’appela-t-il en toquant à sa porte. « Pardonne-moi. Je n’avais pas fait attention. Je te promets que je ne recommencerais plus, d’accord ? »
Elle ne répondit pas. Öta baissa la main, dérouté et honteux.
« Bonne nuit Tyra. » murmura-t-il avant de s’en aller.
Mais alors qu’il était parvenu au bout du couloir, il entendit la porte de Tyra se rouvrir. Elle glissa le museau dehors et demanda :
« Par contre, où sont les latrines ?
– Tu as un pot de chambre sous ton lit. » répondit Öta. « Tu peux faire dedans.
– D’accord. Merci. »
Elle referma aussitôt la porte. Öta se passa une main sur le visage et soupira.

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