- 30 - Voyage vers Morthebois
- bleuts
- 27 oct. 2024
- 25 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 déc. 2024
Tyra fut réveillée en sursaut par le bruit d’Öta toquant à sa porte. C’est avec l’esprit encore bien embrumé qu’elle se leva pour lui ouvrir. Elle s’essuya les yeux en bâillant tandis qu’il s’engouffrait dans la chambre.
« B’jour Öta.
– Bonjour. Tiens, mets ça. Prépare-toi vite, j’aimerais partir au plus tôt. » fit-il en lui fourrant des vêtements chauds dans les bras.
Il ressortit aussi vite qu’il était venu, sous l’air perdu de Tyra.
« Ah oui, c’est vrai. On part. »
Elle s’habilla rapidement, tout en se remémorant les événements de la veille. La troupe, Valorïn, la sœur d’Öta…
Une soirée bien remplie, qu’elle avait conclue en prévenant un ami de son départ. Elle avait parié qu’il serait en train de se soûler à la taverne et avait vu juste. Wilfrid dans toute sa splendeur.
Mais ce qui était pratique avec cet imbécile, c’était qu’il acceptait ses absences sans plus se poser de questions. Elle lui avait demandé tant de fois de la couvrir qu’il n’était plus à ça près. Contrairement à ses autres amis, qui à sa place l’auraient assaillie de questions et auraient sans doute insisté pour l’accompagner.
Or, la veille Tyra n’avait aucune envie de se lancer dans d’interminables explications et justifications. Elle en assumerait les conséquences plus tard. Actuellement, elle avait simplement besoin de mettre de la distance avec ses proches et ce voyage avec Öta tombait à pic.
Et dire qu’elle allait quitter la région pour la première fois de sa vie ! Elle ne put s’empêcher de trépigner d’impatience à cette idée. C’était à la fois terrifiant et excitant.
Lorsqu’elle retrouva Öta dans la rue, il était entouré de deux grands chevaux. Il caressa l’un en lui murmurant des mots, un doux sourire au bout des lèvres. Elle remarqua alors son habit. C’était très différent de ce qu’il portait d’ordinaire, mais elle trouvait que ça lui seyait plutôt bien.
« Öta ?
– Ah Tyra. Tiens, tu peux prendre le petit cheval gris. Il est assez docile.
– Il s’appelle comment ?
– Cendre de Rose. Il appartient à ma tante alors prend soin de lui. Je n’ai pas envie de subir son courroux, déjà que j’ai eu du mal à la convaincre de me le confier.
– D’accord. »
Tyra s’en approcha avec prudence.
« Tu sais monter à cheval ?
– Évidemment ! » mentit Tyra, pour se donner un air.
Öta hocha la tête et monta sur son propre cheval, une jument noire, avant de se tourner vers elle. Tyra tenta alors de grimper sur Cendre de Roses… et retomba aussitôt de l’autre côté.
« Aïe !
– Tu veux de l’aide ?
– Non. Je vais y arriver. » répondit-elle, bornée.
Mais au bout de plusieurs essais infructueux, Öta soupira de désespoir.
« Tu es toujours certaine de vouloir venir ? »

Après une journée de voyage, ils s’arrêtèrent à une auberge dans un petit village. Ils confièrent leurs chevaux à l’écurie et prirent une chambre pour deux. Ils avaient avancé toute la journée dans une ambiance étrange.
Chacun était plongé dans ses pensées, Öta songeant à la filleule mystérieuse de son père tandis que Tyra regardait dans le vide en repensant aux derniers événements.
Elle aurait aimé dire au revoir à Gahan avant de partir. Peut-être pourrait-elle lui rapporter un souvenir. Une fleur de région par exemple ? Si elle la faisait sécher, c’était sans doute possible ?
Elle se promit de se renseigner plus tard, lorsqu’Öta aurait moins l’esprit ailleurs. Aujourd’hui, il avait plusieurs fois sursauté en réalisant qu’elle lui parlait. Dans ces conditions-là, elle avait donc préféré s’abstenir pour le moment.
Mais elle ne pouvait s’empêcher de trouver étrangement beau la façon qu’avait son regard de voyager lorsqu’il était à cheval. Tyra soupira.
À peine furent-ils entrés qu’elle s’écroula en grognant.
« On est encore loin ?
– Je dirais que si on garde le rythme, on y sera dans six jours.
– Six jours ? SIX JOURS ? »
Tyra plongea la tête dans son oreiller en gémissant.
« Mmhmhmhmghmfhmlf.
– Je n’ai rien compris à ton charabia. »
Tyra ne répondit pas, restant inerte sur le lit. Öta leva les yeux au ciel et descendit, la laissant seule dans la chambre. Il revint quelques minutes plus tard avec une tasse fumante.
« Hé.
– Mmhhh ?
– Tiens, c’est du bouillon, ça te fera du bien. »
Tyra se redressa. Elle attrapa la tasse qu’Öta lui tendait, non sans renifler piteusement.
« Merci.
– De rien. Repose toi, demain nous partons tôt. »
Elle but une gorgée, se détendant légèrement. La chaleur du breuvage était réconfortante. Elle gémit :
« J’ai hâte d’arriver, j’ai mal aux fesses. J’pensais pas que monter un cheval serait plus douloureux que de se faire en… »
Tyra s’arrêta en pleine phrase, réalisant ce qu’elle disait.
« Se faire quoi ? » demanda Öta, amusé.
Elle reposa sa tasse et tourna la tête vers lui :
« Oublie. C’est pas de ton âge, gamin.
– Hé ! »

Öta et Tyra venaient de passer la soirée à discuter avec l’aubergiste tout en se réchauffant autour de sa marmite. En cette période, les voyageurs se faisaient rares et l’auberge était vide.
C’était une sensation très étrange mais reposante d’être loin de la ville et de son brouhaha. Tyra se sentait déjà un peu mieux.
Lorsqu’ils furent de retour dans leur chambre, elle bâilla et se laissa choir sur le lit en s’étirant.
« C’que j’ferais pas pour un bon bain glacé. » soupira t-elle. « Une p’tite baignade dans un lac, y’a rien d’mieux pour se requinquer.
– On en trouvera peut-être un sur la route demain ?
– J’espère. »
Ils échangèrent un sourire. Soudain, Tyra se redressa brusquement et s’exclama :
« Oh ! Je t’ai pas raconté ! J’ai d’nouveaux encrages.
– De nouveaux encrages ? » demanda Öta, curieux. « Où ça ? Je peux voir ?
– Hum. »
Sous le regard surpris d’Öta, Tyra agita la main en levant le menton fièrement, tentant d’imiter les dames de la haute-ville.
« Veuillez me pardonner mon cher et tendre ami, mais je dois décliner votre demande. Il n’est point correct pour une dame de dévoiler sa poitrine.
– Mais ce n’est point la demande d’un ami. » répondit Öta amusé, en posant les mains sur les hanches de Tyra. « C’est l’ordre de ton seigneur, gueuse. Si tu refuses, ce sera le pilori.
– Gueuse ? GUEUSE ? C’toi le gueux ouais ! »
Tyra repoussa Öta en levant les yeux au ciel.
« D’accord, d’accord. Ma dame, veuillez accepter mes plus humbles excuses, je vous ai mal jugée. Vous êtes la plus resplendiiiiiissante des fleurs, délicate et douce telle la roséeeee du matiiiiiin.
– Humpf, c’est mieux.
– Maintenant ma dame, puis-je vous déshabiller ? »

Installée confortablement contre Öta, Tyra soupira d’aise. Elle jouait avec ses cheveux en souriant, de bonne humeur. Le sommeil ne semblait pas vouloir venir, et elle en oubliait presque la fatigue qui l’accablait.
« Tu crois que l’aubergiste nous a entendus ?
– J’en suis certain. » répondit Öta avec amusement. « Je te parie qu’il nous fera une remarque demain matin.
– Moi j’te parie que ce sera plutôt un regard ou un sourire en coin. »
Ils restèrent ensuite longtemps comme ça, l’un contre l’autre. Öta bougea légèrement pour trouver une position plus confortable et bâilla.
« Dis Tyra, je peux te poser une question ? » fit il alors que la jeune femme commençait à s’assoupir. Elle rouvrit les yeux et tourna la tête vers lui.
« Quoi ?
– C’est quoi les cicatrices sur ton ventre ? Je suis certain d’avoir vu exactement les mêmes sur Alda.
– T’as vu Alda toute nue ?! » demanda Tyra en se redressant, soudain bien réveillée et intéressée.
Öta leva les yeux au ciel.
« Une ou deux fois, par hasard.
– Par hasard ? Elle est comment ? Je suis sûre que sa peau est magnifique. Et douce comme de la porcelaine.
– Oui bon. » rougit Öta. « Ce n’est pas le sujet. »
Tyra éclata de rire tandis qu’Öta faisait la moue. Elle toucha ensuite son ventre du bout des doigts, abandonnant son sourire au profit une expression plus douce.
« Ce sont des marques de grossesse. C’est quand notre ventre grossit trop vite et qu’la peau se tend. J’en ai aussi à plusieurs autres endroits, mais j’ai de la chance elles se sont bien estompées.
– De grossesse ? Tu as un enfant ? » s’étonna Öta.
Tyra ne répondit pas, se raidissant légèrement. Öta le sentit et lui posa une main sur l’épaule.
« Hé. Ça va ?
– Oui. » souffla t-elle. « En réalité, j’ai perdu mon bébé.
– Oh. Désolé. Si c’est trop dur… on peut discuter d’autre chose, d’accord ?
– C’est bon. J’ai envie d’en parler. »
Tyra ne le regardait plus. Il l’entoura de ses bras pour la rassurer et posa la tête sur son épaule.
« C’était à l’époque où j’étais avec Nora. J’pensais qu’on pourrait fonder un truc ensemble, se marier et avoir des enfants. Il y croyait vraiment lui aussi, tu sais ?
– Qu’est-ce qui l’a fait changer d’avis alors ?
– La magie noire. » siffla t-elle. « C’est à cette époque qu’il est tombé dedans. Ça l’a profondément changé. Il voulait plus être père, refusant d’infliger une vie misérable à ses enfants. J’avais beau essayer d’le rassurer, il m’écoutait plus.
– Tyra…
– Et un jour, alors qu’on se disputait encore… » la voix de Tyra était de plus en plus brisée par l’émotion. « … Il m’a battu. Ça s’arrêtait pas. Il a frappé mon ventre, encore et encore. Et j’en ai perdu mon bébé. »
Tyra se recroquevilla sur elle même, les mains sur le ventre. Elle resta silencieuse quelques secondes avant d’ajouter dans un murmure :
« Alors qu’il m’avait abandonné là, toute seule sur le sol, j’ai réussi à me soigner avec ma magie. Mais pour mon enfant, mais c’était trop tard. J’avais si mal et il y avait tant de sang partout que je ne distinguais plus rien. J’ai fini par m’évanouir et c’est la p’tite Merry qui m’a trouvée.
– Je suis désolé, Tyra. » répondit Öta en la serrant dans ses bras.
Il était horrifié par ce qu’il venait d’entendre. Si Nora avait encore été de ce monde, il aurait immédiatement fait demi-tour pour le retrouver et… non. Il ne préférait pas y penser.
« Tu ne méritais pas ça. Ça a dû être terrible à vivre…
– Le pire, c’était les remarques de mes proches après ça. » siffla t-elle. « Ils me disaient que je l’avais bien cherché, que c’était mieux comme ça et que j’avais qu’à en refaire un.
– Mais c’est horrible ! » s’offusqua Öta en écarquillant les yeux.
Tyra hocha la tête, attristée. Les minutes qui suivirent, Öta offrit des mots de réconfort à Tyra tandis qu’elle fermait les yeux. Sa réaction lui avait fait du bien. Elle était soulagée d’avoir pu lui en parler.
Et sans s’en rendre compte, elle s’endormit.

Lorsque Tyra se leva le lendemain matin, Öta était déjà dehors. Il préparait les chevaux.
« Tu as gagné le pari. » fit Öta en la voyant arriver. « L’aubergiste ne m’a pas fait de remarque, mais son sourire en disait long. C’était un peu embarrassant.
– Ahaha génial ! Et j’ai gagné quoi ? »
Öta fit mine de réfléchir avant de répondre :
« Aujourd’hui, si tu veux t’arrêter quelque part et faire une pause pour t’y promener une petite heure, on la fera.
– C’est vrai ? » s’émerveilla Tyra. « Oh, il faudra que je choisisse bien alors. Hier y’avais plein d’trucs qui m’intriguaient.
– Ah bon ? Comme quoi ?
– Je crois que j’ai aperçu des moulins au loin. J’en avais jamais vu, c’était vraiment joli ! J’espère en revoir.
– Oh zut, si tu me l’avais dit on s’en serait approché.
– Humpf. » fit Tyra, vexée. « Je t’ai posé des questions dessus, mais tu m’écoutais pas.
– Oh pardon ! »
Öta se gratta la nuque, penaud. La veille, il était tant angoissé par le voyage qu’il n’avait pas beaucoup prêté attention à Tyra sur la route. Il s’en voulait d’avoir été aussi mal élevé. Mais la nuit de repos dans l’auberge l’avait un peu apaisé, et il était déjà plus serein.
Aujourd’hui, il se promit d’être plus prévenant.
« Bon, tu es prête ? » fit-il pour changer de sujet. « Merle et Cendre de Rose ont hâte de partir.
– N’empêche… Cendre de Rose ? Quel nom idiot. » siffla Tyra. « Ta tante à mauvais goût.
– Ne lui dis jamais ça, tu n’en ressortirais pas vivante. »
Ils éclatèrent de rire. Dans la foulée, Öta ajouta en gloussant :
« En ce qui concerne les noms idiots, je ne suis pas un exemple non plus. Tu ne devineras jamais comment j’avais appelé ma monture quand j’étais petit.
– Mh. Laisse-moi essayer. Fougue ? Tempête ? Éclair ?
– Non.
– Alors, vas-y, dis-moi.
– Soupe. »
Öta ne put s’empêcher de ricaner devant l’air surpris de Tyra, fier de son effet. La jeune femme le fixait, les yeux grands ouverts, sans comprendre.
« Soupe ? » répéta-t-elle doucement. « Tu as vraiment nommé ton cheval comme ça ?
– En réalité, elle s’appelait Lawade. Mais ça veut dire soupe en sudan.
– … pourquoi ? »
Öta secoua la tête.
« Je ne savais pas quoi lui choisir comme nom, mais je voulais quelque chose avec une consonance un peu étrangère. J’ai pris le premier livre qui n’était pas écrit en nordan que j’ai pu trouver dans la bibliothèque de mes parents et j’en ai tiré le premier mot que j’ai trouvé acceptable. Lawade.
– T’es pas croyable.
– Quand j’ai appris ce que ça voulait dire, j’ai voulu changer d’avis. Mais c’était trop tard. » souffla Öta.
« Et le pire, c’est que mon père s’est moqué de moi pendant plusieurs lunes après ça ! »

« Je me demande à quoi ressemblait cette "soupe". » fit Tyra, curieuse. « Elle est comment ?
– Magnifique. C’était un Damhän, un animal que mon père avait fait importer de l’Est. C’est une sorte de poney gris avec des bois immenses.
– Oh ! Je crois que j’en ai déjà vu dans les souterrains. »
Öta plissa les yeux.
« Les souterrains ? À ce sujet…
– On en parlera plus tard. » l’interrompis Tyra. « C’est promis. Mais dis-moi, elle est devenue quoi ? Elle est chez toi ? Je pourrais la voir quand on arrivera ? »
Öta grimaça.
« En réalité, je l’ai perdu.
– Perdu ?! Comment ça ?
– Lorsque j’ai quitté Morthebois pour voyager seul, je suis parti avec. C’était quelques lunes avant de rencontrer Alda. Cependant à cette époque, je ne prenais ni soin de moi, ni soin d’elle. J’ai honte.
– Mais ça m’explique pas comment tu l’as perdu ?
– Je l’ai pariée aux dés. »
Tyra s’étouffa. Elle toussa quelques secondes avant de parvenir à reprendre son souffle.
« Quoi ?!
– Je m’en veux tellement. » murmura Öta. « Elle ne méritait pas ça.
– Bordel j’y crois pas. T’as vraiment fait ça ? Vraiment vraiment ? Tu l’as perdue aux dés ?
– Oui… »
La jeune femme secoua la tête, stupéfaite. Jamais elle n’aurait imaginé Öta, qui se montrait toujours très mature et attentif aux autres, faire une telle chose. Surtout qu’une bête aussi rare dans le Nord devait avoir une valeur incroyable ! La personne qui l’avait gagné avait dû la revendre pour une coquette somme.
« Bon. Si quelqu’un nous propose une partie de dés, on refuse. » grogna Tyra. « J’veux pas finir le voyage à pied moi.
– T’en fais pas pour nos chevaux, la prochaine fois c’est toi que je mettrais en jeu. »

Öta et Tyra avaient chevauché toute la journée et selon le jeune homme, ils n’étaient plus qu’à une heure de route de leur prochaine étape.
« On va passer par la cité de Sombrépine, c’est la plus grande ville du coin. Elle appartient au seigneur Davin, un homme particulièrement imbu de lui-même si tu veux mon avis.
- Davin? » pouffa Tyra. « Ah, c’est drôle ça.
– Drôle, pourquoi ça ? »
Elle répondit avec enthousiasme :
« Mon meilleur ami s’appelle David, et Gahan n’arrête pas de l’appeler Davin. Du coup, ça m’fait marrer que ce soit le nom d’un seigneur prétentieux. Faudra que j’leur raconte.
– Oh c’est amusant, moi aussi mon meilleur ami s’appelle David.
– Attends vraiment ? Mais cette coïncidence, c’est incroyable ! »
Öta hocha la tête en souriant, tentant de cacher la pointe de tristesse dans ses yeux. Penser à David était toujours assez dur.
« Alors. Il est comment ton David ? Faudra que je raconte ça au mien en rentrant.
– Mh. » réfléchit Öta. « Il est doux, prévenant, sensible et… terriblement timide, bon sang ! Il n’ose pas aller vers les gens et s’imposer. Quand on était petit, il faisait tout pour être invisible. Je compte plus le nombre de fois où je l’ai retrouvé caché derrière les rideaux. Même quand on a voyagé ensemble en grandissant, c’était toujours à moi de parler à sa place.
– Oh. C’est tout l’inverse du mien ça. Mon David c’est une grande gueule, il est tout le temps en train de râler et de se mêler de ce qui l’regarde pas. C’est infernal !
– À ce point ?
– J’te jure. Et il est colérique comme c’est pas permis. Il a même fini en geôle pendant deux semaines après s’être bagarré avec un autre gars.
– Wouah.
– Comme tu dis. En plus c’était en plein festival, on fêtait l’anniversaire du village. Vraiment, ce gars a le don de foutre le bordel partout où il va, c’est pas croyable.
– Présenté comme ça, je n’ai pas trop envie de le rencontrer. » grimaça Öta. « Je préfère mon David à moi. »

« Et il vit où ton ami ? À GemmeNoire ? Ou à ton domaine ? » demanda Tyra, curieuse.
Elle espérait que ce serait la deuxième réponse. Elle avait drôlement envie de rencontrer l’homonyme de David pour lui raconter en rentrant. Certes, c’était un prénom assez commun, mais tout de même ! Ça ferait une chouette anecdote à partager autour d’un repas.
« Non. » répondit Öta. « Il est parti il y a deux ans pour refaire sa vie dans un petit village abarian caché non loin de PierreBrulée.
– Tu as dit PierreBrulée ? » répéta Tyra, d’une voix blanche.
Öta hocha la tête.
« Oui. C’est une grande cité dans le nord du royaume, pas loin des…
– Je connais, t’en fais pas. » le coupa-t-elle. « Bon sang. »
Tyra commençait à réaliser certaines choses. Elle frissonna sous le regard surpris d’Öta, qui ne comprit pas sa réaction.
« Dis. Ton David, ce serait pas un Orian immense avec la peau très foncée par hasard ? Avec un père du nom de Léo ? Et le village abarian, ce serait pas VieuxBois ou CerfBlanc ?
– Si, pourquoi ? » répondit Öta, en clignant bêtement des yeux. « Tu le connais ?
– J’crois bien que depuis tout à l’heure, on parle du même gars. »

Quoi ?
Öta arrêta soudainement son cheval. Il fixa Tyra avec stupeur.
« Mais… comment ? » demanda-t-il, plongé dans une profonde incompréhension. « Vous… Vous vous êtes rencontrés comment ? Je ne saisis pas.
– David habite à GemmeNoire maintenant. » répondit Tyra d’une voix douce en s’arrêtant à son tour. « Il est venu à notre village pour demander asile et on l’a accueilli.
– Asile ? Mais son père ? Léo va bien ? Il ne lui est rien arrivé de grave ?! »
Pourquoi diable David aurait demandé asile à un autre village, alors qu’il vivait heureux chez son père ? Quelque chose de grave leur était arrivé ? Mais si c’était le cas, David l’aurait sans doute prévenu, non ?
« Léo va très bien, il est aussi à GemmeNoire depuis quelque temps. Il travaille dans une taverne, et j’crois bien qu’il n’a pas envie de repartir de sitôt. »
Öta eut un soupir de soulagement. Durant un instant, il avait eu terriblement peur pour Léo. Après tout ce qu’il avait enduré, cet homme ne méritait rien d’autre que le bonheur auprès de son fils.
Öta secoua la tête. Il ne comprenait pas grand-chose à cette situation, mais réalisait soudain que durant ces deux dernières années, David avait continué sa vie sans lui.
C’était peut-être idiot, mais depuis qu’il l’avait laissé Öta ne s’était pas une seule fois réellement imaginé que David puisse vivre et vieillir.
Lorsqu’il repensait à son ami, il ne pouvait que le voir tel qu’il était lorsqu’ils s’étaient séparés. Comme s’il était figé dans le temps, en attendant son retour.
Mais non.
David avait vécu de son côté tout ce temps. Et au vu de la description qu’en avait faite Tyra, il avait sans doute bien changé.
« Hé. Ça va ? » fit Tyra.
Elle se penchant en avant et posa une main sur sa cuisse avec inquiétude.
« T’es tout blanc.
– C’est bon. C’est juste que je me rends compte que je ne l’ai pas vu depuis très longtemps.
– Faudra que je vous organise une petite rencontre. J’suis sûre que ça fera plaisir à David de te revoir ! Même si je suis étonnée qu’il ne nous ait jamais parlé de toi.
– Il ne vous a jamais parlé de moi ? » répéta Öta.
D’une certaine manière, c’était logique. Si David avait parlé de lui, Tyra aurait immédiatement pu faire le rapprochement. Mais c’était blessant. Terriblement blessant.
« Attends, notre enfance, notre amitié, notre voyage, il ne t’a rien dit ?
– Absolument pas. Il ne parle jamais de son passé. Enfin, j’savais qu’il venait de Morthebois comme toi, mais c’est tout. J’aurais jamais pu deviner que vous vous connaissiez.
– Il ne t’a jamais parlé de moi… »
Öta sentit ses yeux s’humidifier. David l’avait-il oublié ?

« Hé. Ça va être génial, quand vous allez vous revoir il pourra te raconter plein de trucs ! » tenta-t-elle en remarquant son désarroi. « Il a vécu plein de trucs palpitants, et puis il est toujours avec Ayel. D’ailleurs c’est trop mignon, ils sont vraiment inséparables ces deux-là.
– … Ayel ? »
Öta n’avait pas vraiment écouté Tyra, mais ce nom l’interloqua. Il réfléchit, faisant appel à sa mémoire. En y repensant, il était certain que David l’avait évoqué dans l’une de ses rares lettres.
« Ah oui, ce nom me parle. N’est-ce pas l’homme qui forme David ou quelque chose comme ça ? Ils sont devenus amis ?
– Amis ? Ah… euh oui. »
Tyra se sentit soudain très mal à l’aise. Öta ne semblait pas du tout avoir connaissance de la relation qu’entretenait David avec Ayel. Il ne lui avait donc jamais dit ? Mais dans ce cas, était-ce réellement à elle de lui annoncer ?
Et comment Öta allait-il réagir ?
Les relations entre deux hommes était un sujet tabou et sensible dans le Nord. C’était interdit et dangereux pour eux de s’afficher en public. Dans le culte abarian, c’était quelque chose de parfaitement normal, mais pour les nordans c’était différent.
Öta n’était peut-être pas ouvert à ça ?
Bien qu’elle suspectait qu’il y ait eu quelque chose entre Nora et lui, et qu’il n’ait jamais montré le moindre signe d’intolérance, elle préférait ne pas prendre de risque.
Elle décida de se taire. Ce n’était pas à elle de prendre cette décision. Ce serait à David de choisir lui-même de lui en parler ou non lorsqu’ils se reverraient.
« C’est fantastique, je suis heureux de voir que David s’entend bien avec son instructeur. » continua Öta poliment, une touche de gêne dans la voix. « Et je suis rassuré d’apprendre qu’il s’est fait de nouveaux amis… »
Il y eut un moment de flottement, aucun ne sachant quoi dire, avant qu’Öta ne soupire.
« Tyra ?
– Quoi ?
– La nuit ne va pas tarder à tomber. Avançons. » souffla-t-il. « On rediscutera en arrivant en ville, d’accord ? On se trouvera une bonne taverne. »

Comme l’avait prédit Öta, la nuit était tombée peu de temps après qu’ils aient repris la route. Ce fut dans l’obscurité qu’ils arrivèrent à la cité de Sombrépine.
« On passe dire bonjour au seigneur ? » demanda innocemment Tyra. « J’me demande à quoi il ressemble.
– Bon Dieu, non ! Pourquoi irait-on faire ça ?!
– Bah, t’es l’fils d’un seigneur non ? La politesse, savoir-vivre, tout ça ? Et puis peut-être que c’est un ami à ta famille ? Je sais pas moi ! »
Öta secoua la tête.
« Je ne sais pas si tu as remarqué, mais je n’en ai un peu rien à faire de ces choses-là. Je n’ai aucune envie de saluer cet imbécile. En plus, sa fille est une parfaite idiote.
– Sa fille ? Elle est comment ? » demanda Tyra, avide de ragots. « J’parie qu’elle t’a brisé le cœur, c’est ça ?
– Non, pas vraiment. » grommela Öta en détournant les yeux.
Tyra insista, amusée et intriguée par la moue boudeuse de son ami.
« Allez, raconte !
– Bon, bon. Elle m’attrapait tout le temps les cornes lorsqu’on était petit et m’insultait de chèvre. Rien que d’y penser, j’ai encore la sensation de ses vilaines mains sur ma tête, berk.
– De chèvre ?
– Oui. C’était le surnom que me donnaient les autres enfants de bonne famille. Ils me traitaient comme un animal dès que nos parents avaient le dos tourné. Lucie était la pire, une vraie peste.
– Mais c’est horrible !?
– Heureusement que j’avais David pour me consoler quand ça n’allait pas. Lui, il ne m’a jamais insulté de chèvre. »
À cet instant, un souvenir fugace refit surface dans l’esprit de Tyra. Elle revoyait David trinquant en l’honneur de la « chèvre de son enfance » et affirmant qu’il s’agissait de son meilleur ami. Était-ce d’Öta qu’il parlait ?
Si c’était ça, ce n’était pas très gentil de sa part ! Il faudrait qu’elle lui en touche un mot à l’avenir.
« Mais du coup, s’ils t’embêtaient tout le temps, ils devaient "te rendre chèvre !" » gloussa-t-elle, ne pouvant pas résister à l’appel de ce jeu de mots.
Öta soupira, désespéré.
« Tyra. Je vais faire comme si je n’avais rien entendu, d’accord ?
– Roh, fais-en pas tout un fromage… de chèvre ! »

Tyra et Öta traversaient actuellement les rues à la recherche d’une auberge où s’arrêter cette nuit.
« Oh, ça à l’air vraiment bon ! » s’extasia soudain Tyra, devant un vieux marchand ambulant qui proposait des brochettes aux champignons fort appétissantes.
Tyra lui attrapa le bras pour se blottir contre lui et lui demanda d’une petite voix :
« Je meurs d’envie de goûter. S’il te plaît ?
– Tu es assez grande pour dépenser ton argent sans mon autorisation. »
Tyra fit la moue. Elle avait espéré qu’il lui offre généreusement.
« C’est pas grave. » marmonna-t-elle en lui lâchant le bras.
Öta leva les yeux au ciel et continua sa route, pensif. Il avait encore le ventre noué par leur discussion sur David et n’avait qu’une hâte : parvenir à l’auberge et s’écrouler dans un fauteuil.
Mais le jeune homme sortit soudain de ses pensées en remarquant que Tyra dégustait avec gourmandise l’une des brochettes qu’elle lui avait quémandées.
« Tu en as acheté une au final ?
– Euh. On peut dire ça. » répondit-elle en croquant un champignon. « Je l’ai empruntée.
– Empruntée ? Mais la nourriture, ça ne s’emprunte pas.
– Et bien, maintenant si. »
Öta fronça les sourcils. Il avait évidemment compris que Tyra avait subtilisé l’une des brochettes déjà prêtes sur le stand du vieil homme. Il se massa la tempe, agacé.
« Mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? »
Lui qui pensait être tranquille en voyageant sans Élan, voilà que son double l’accompagnait !
Durant leurs voyages, l’homme avait passé la majeure partie de son temps à escamoter tout ce qui se trouvait sur son passage, au grand désespoir d’Öta qui, après s’être rendu compte qu’il ne parviendrait pas à l’arrêter, avait fini par jeter l’éponge.
« Tiens, tu veux le dernier ? » fit Tyra en lui tendant sa brochette. « C’est super bon, tu vas voir. »
Il ne restait qu’un champignon dessus.
« Pourquoi pas ? » ronchonna-t-il en l’attrapant.
Tyra avait raison. C’était délicieux.
« Bon d’accord, tu as gagné. Va en acheter d’autres. » soupira t-il en confiant quelques pièces à la jeune femme.
Le visage de Tyra s’éclaira d’un immense sourire.
« Ouiii ! »

Öta revint du comptoir de la taverne avec deux chopes remplies. Il en déposa une devant Tyra qui le remercia avec le sourire. Après avoir bu quelques gorgées, elle affirma dans un soupir heureux :
« Ha ! Y’a rien d’mieux qu’une bonne bière fraîche après une journée épuisante. »
Öta approuva en s’asseyant en face d’elle. Il sirota sa propre bière avec plaisir. La route avait été longue et éprouvante, c’était agréable de s’arrêter. Ils avaient déjà pris une chambre et déposé leurs affaires à l’abri, si bien que maintenant ils pouvaient enfin souffler.
Ils restèrent ensuite tous deux silencieux, profitant du plaisir d’être enfin installés quelque part au chaud. Mais lorsqu’il eut fini sa chope, Öta se releva sous le regard étonné de Tyra.
« Je reviens, je vais prendre l’air.
– Ça va ? » demanda-t-elle. « Tu veux que je vienne avec toi ?
– Non je reviens vite, promis. »
Il ouvrit sa bourse et tendit quelques pièces à Tyra.
« Tiens. Si tu as envie de commander un plat chaud.
– Mais non, je vais t’attendre.
– Je n’ai pas faim. » répondit-il. « Ma brochette m’a suffi. »
Tyra n’insista pas et le regarda sortir avec perplexité. Ce ne fut que bien plus tard, après qu’elle ait fini de manger et tandis qu’elle rêvassait en fixant les rainures de la table, qu’Öta revint. Ses yeux et ses joues étaient rougis par le froid. En le voyant arriver, elle s’enquit avec inquiétude :
« C’était long, t’as eu un problème dehors ?
– Non, désolé. » souffla t-il. « Mais j’ai quelque chose à te montrer. Tu viens ?
– Dehors ? Maintenant ?
– Oui. Remets ta cape et couvre-toi bien, le froid est tombé. »
Tyra s’exécuta et suivit Öta. Que voulait-il lui montrer ? Pourquoi traversaient-ils les rues ? Où la menait-elle ?
Au bout de plusieurs minutes, ils arrivèrent à une grande place. Une sorte de tour immense en pierre se trouvait en son centre.
« Oh. C’est magnifique.
– C’est le beffroi de Sombrépine. » expliqua Öta. « Comme c’est la première fois que tu visites une autre grande ville que GemmeNoire et nous n’aurons pas le temps de nous promener demain, je me suis dit que ça te ferait plaisir de le voir ce soir.
– Merci. » répondit Tyra, touchée.
C’était adorable de sa part de l’avoir amené ici. Ils restèrent quelques secondes à admirer le bâtiment avant que Tyra ne chuchote.
« Merci encore. Mais tu veux qu’on rentre à l’auberge ? Tu as l’air d’avoir froid. J’voudrais pas que tu attrapes le mal…
– Ah non, pas avant d’être monté dans le beffroi. » rétorqua Öta. « Je ne t’ai pas amenée ici juste pour le regarder de loin. »
Tyra écarquilla les yeux.
« Hein ? On a le droit de monter dedans ?!
– Normalement, non. » sourit Öta. « Allez, viens. On à moins d’une heure devant nous. »
Lorsqu’ils s’approchèrent du bâtiment, un garde se trouvait devant la porte. En les voyant arriver, il se décala et les laissa passer avec un petit sourire complice. Öta lui fit un clin d’œil discret.
Ils montèrent tout en haut de la tour. Tyra se précipita alors vers la rambarde de pierre et s’extasia :
« Oh ! On peut tout voir d’ici, c’est magnifique ! Et on voit bien la lune aussi. Tu as vu comme elle brille ce soir ?
– Oui. Mon petit cadeau te plaît ? » demanda Öta en posant la main sur son épaule.
« Oh ça oui. C’est incroyable, merci. »

« C’est vraiment superbe. » fit Tyra tandis que, depuis le sommet du beffroi, elle admirait la ville aux côtés d’Öta.
Elle ne sentait plus le bout de son nez et ses doigts étaient endoloris par le froid, mais pour rien au monde elle n’aurait troqué cet instant. Pas même pour un bon feu de cheminée. Tandis qu’elle frottait ses mains pour se réchauffer, elle eut une idée.
« Avoue. » fit-elle en se tournant vers Öta, qui se reposait contre la rambarde en profitant lui aussi de la vue. « T’as tout calculé.
– Quoi ? Comment ça ?
– J’suis sûre que si tu m’as amené ici, c’est pour que je sois frigorifiée.
– Ah bon ? »
Öta haussa les sourcils, l’invitant à partager le fond de sa pensée. Qu’avait-elle donc encore trouvé comme bêtise ?
« Et bien, parce que si j’ai froid j’serais obligée de venir me blottir contre toi pour me réchauffer ! » rit-elle. « En plus, t’as choisi un endroit qui me plaît pour me séduire, afin que je ne puisse résister. »
Öta ne put s’empêcher de pouffer.
« Zut, démasqué ! » soupira t-il, feignant la déception. « Il va falloir que je me fasse une raison, mon plan a échoué…
– Tut tut tut. Ce n’est pas parce que j’ai vu clair dans ton jeu que je ne veux pas jouer. »
Tyra posa les mains sur ses hanches et ajouta :
« Il se trouve que j’ai froid, et que tu es la bouillotte la plus proche de moi actuellement. J’accepte donc pour cette fois que tu mettes à exécution ton plan diabolique.
– À votre service, ma dame. » répondit Öta en se redressant, ouvrant les bras pour que Tyra puisse s’y faufiler.
Lorsqu’elle fut bien installée contre lui, admirant de nouveau la ville avec fascination, Öta ne put s’empêcher de murmurer :
« J’ai bien l’impression que c’est moi qui suis tombé dans ton piège.
– Quoi ? » fit Tyra en relevant la tête, curieuse.
« Non, rien. »

Durant leur voyage, Öta avait remarqué que Tyra se plaignait souvent de sa frange. Elle lui avait même affirmé avoir décidé de la laisser pousser afin de s’en débarrasser.
« Mais c’est agaçant, elle me gêne ! » ronchonnait-elle parfois. « Et j’aime vraiment plus ma tête avec. Je l’ai toujours eue, je l’avais faite pour pour ressembler à Dame Söl, mais maintenant elle ne me plaît plus. »
Alors le lendemain matin, Öta décida de proposer à Tyra une solution qui lui avait trotté dans la tête toute la nuit.
« Et si tu tressais ta frange pour l’accrocher en arrière avec le reste de tes cheveux ? Comme ça, elle serait en quelque sorte masquée ?
– Ah ? »
Mêlant geste à la parole, Öta avait alors pris les devants et tenté de coiffer Tyra. Lorsqu’il eut eu fini, il fut plutôt fier du résultat. Ce n’était pas parfait, mais qu’importe. Dire qu’il y a quelques années il était incapable de se brosser les cheveux seul… il en avait fait des progrès !
« Tu aimes ? »
Tyra s’admira dans le reflet du miroir. Elle adorait ! Elle leva ensuite les yeux vers Öta, un sourire timide se peignant sur son visage.
« Toi, tu aimes ?
– Tu es très belle avec et sans ta frange. » répondit-il. « Mais je crois que je te préfère sans. Je vois mieux tes yeux. »
Tyra reposa le miroir, les joues rouges.
« Merci. »

Les jours qui suivirent, ils avancèrent tranquillement jusque leur destination. Öta faisait un parfait guide, commentant et détaillant chaque chose qu’ils croisaient.
« On dit que cette forêt fut le refuge d’Éclat il y a des siècles. De nombreuses personnes viennent prier là où se trouvait sa demeure. J’y suis déjà allé avec ma mère quand j’étais tout petit »
« Si tu prends cette route et que tu continues toujours tout droit durant une journée, tu arriveras au village de Buchêne. J’y ai séjourné quelques jours, les habitants sont très accueillants. Et la soupe de Nancine est incroyable ! »
« Nous ne sommes pas loin du Lac Empourpré. C’est un lieu que tout le monde évite, la légende raconte qu’un monstre vit au fond du lac et y attire ses proies avec sa voix. Elle est si envoûtante que l’on y plonge sans réfléchir. On dit que si l’eau du lac est rouge, c’est à cause du sang des malheureux qui sont tombés dans son piège. »
Tyra écoutait Öta avec intérêt, n’osant pas le couper lorsqu’il se lançait dans des explications. Elle appréciait ces petites histoires et anecdotes, et ne pouvait s’empêcher de l’envier un peu. Il semblait avoir bien voyagé !
Ça lui donne envie et hâte de pouvoir l’emmener un jour dans les souterrains. Ce serait alors elle qui le guiderait, lui racontant des milliers d’histoires.
Mais si seulement c’était si facile… elle devait encore convaincre les siens d’accepter Öta. Ce ne serait pas une mince affaire.
« Plus qu’un jour de route, et nous serons en Morthebois. » fit Öta le soir, tandis qu’ils se trouvaient dans la grange d’un paysan qui avait bien voulu les accueillir pour la nuit. « On devrait arriver demain après-midi. »
Le foin grattait un peu, mais était vraiment confortable. Tyra ferma les yeux en bâillant. Même si maintenant, la route à cheval devenait un peu plus supportable et qu’elle s’y habituait, la fatigue commençait vraiment à lui peser. Elle avait hâte d’arriver !

« C’est génial. J’ai hâte de voir là où tu as grandi. En plus, je pourrais sans doute en apprendre plus sur David ! Il n’en reviendra pas quand je lui raconterai.
– À ce sujet… » souffla Öta, qui avait tout fait pour éviter la discussion jusqu’alors. « Il faut que je t’avoue quelque chose… »
Öta avait prononcé ces mots dans un souffle. Tyra se redressa en sentant l’incertitude dans sa voix. Que se passait-il ? Pourquoi cet air sombre ?
« Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? » s’inquiéta-t-elle.
Öta ne répondit pas immédiatement. Il était en pleine hésitation, cherchant les bons mots et le bon moyen d’aborder un sujet aussi délicat.
« Tu sais, si j’avais su que tu connaissais David, je n’aurais jamais accepté que tu viennes avec moi. » murmura t-il.
Tyra ne comprenait pas. Elle fronça les sourcils, perdue. Comment ça il ne l’aurait pas amenée avec lui ? Que voulait-il dire par là ?
« Attends ? Comment ça ?
– C’est au sujet du passé de David. De notre passé. » répondit Öta, le regard fuyant. « J’aurais préféré qu’il t’en parle de lui-même plutôt que de le trahir en te racontant tout ça, mais tu vas forcément l’apprendre quand nous serrons à Morthebois. Je préfère que tu le saches avant d’arriver.
– Öta, tu m’fais peur. Que se passe-t-il ? »
Pendue aux lèvres du jeune homme, Tyra attendait avec crainte la suite. Jamais elle n’avait vu Öta comme ça et ça la troublait. Qu’allait-il lui dire ?
« Je t’en prie, ne m’en veux pas.
– Öta… »
Il inspira.
« Voilà. David n’est pas seulement mon ami d’enfance. C’était aussi notre esclave. »
Tyra écarquilla les yeux. Sa respiration se coupa, tandis qu’elle assimilait ce qu’Öta venait de lui révéler.
« Quoi ? C.. Comment ça ?
– Mais je n’avais que quatre ans quand mon grand-père l’a acheté, je ne me souviens même pas de son arrivée ! » ajouta rapidement Öta, tentant de se justifier. « Je n’ai jamais eu mon mot à dire. Sinon, tu te doutes bien que… »
Sa voix mourut. Il n’osait pas la regarder en face, les yeux baissés et les épaules écrasées par la culpabilité. Il avait terriblement peur qu’elle ne le haïsse pour ça.
« Peu importe son statut. » murmura t-il. « Je l’ai toujours considéré comme un frère. »

Tyra se figea. David, un ancien esclave ? Lui qui ne se laissait jamais faire ? Lui qui possédait une âme si libre ? Comment pouvait il ne serait-ce qu’un jour s’être retrouvé dans cette situation ? C’était tout bonnement invraisemblable.
Et Öta… ? Elle s’était doutée qu’elle croiserait peut-être des esclaves à son domaine. Il était le fils d’un seigneur après tout. Bien qu’elle ne sache pas grand-chose de son passé, toutes les personnes de bonne famille possédaient au moins un esclave chez elles. C’était ainsi.
Qu’il ait détenu un esclave ne la choquait donc pas. Mais que ce soit David ? C’était irréaliste.
« Je n’arrive pas à y croire. » murmura t-elle. « David ? Un esclave ? »
Öta releva les yeux, surpris. Il n’y avait aucune trace de colère dans la voix de Tyra. Aucune trace de rage ou de dégoût. Seulement de la stupeur. Elle fixait les murs de la grange, perdue dans ce qui semblait être une profonde réflexion. Prenant son courage à deux mains, il souffla :
« Tyra ? »
La jeune femme eut un léger sursaut et se tourna vers lui.
« Je ne comprends pas. » frémit-elle. « Je n’ai jamais remarqué la moindre marque d’esclavage sur lui. Il a bien quelques vieilles cicatrices, mais rien qu’aurait pu me mettre la puce à l’oreille. »
Elle repensait à tous les esclaves qu’elle avait pu rencontrer dans sa vie. À GemmeNoire, ils ne manquaient pas. Il y en avait beaucoup trop, si bien qu’elle serait incapable d’en établir le compte.
Mais tous avaient un point commun : les marques d’asservissement.
Lorsqu’un orian devenait un esclave, on le mutilait. Parfois, on lui coupait la langue, mais c’était assez rare. Cependant, on lui tranchait systématiquement le bout des oreilles.
Les humains jalousaient les oreilles pointues des orians, qui leur donnaient l’apparence des personnages de légende qu’ils vénéraient tant : les elfes.
Pour eux, qu’une race aussi barbare que les orians puisse ressembler aux elfes si puissants et majestueux de leurs mythes était un affront qu’il fallait corriger.
Or, David n’avait aucune trace de mutilation.
« Mon père a toujours condamné cette pratique. » assura Öta, qui avait saisi ce dont Tyra parlait. « Il s’y est opposé dès l’arrivée de David au domaine.
– Je vois.
– Si ça n’avait tenu qu’à lui, nous n’aurions jamais eu d’esclave. Mais David n’a jamais appartenu à mon père. Il était à ma mère. Elle l’avait reçu en cadeau. Mes parents n’arrêtaient pas de se disputer à son sujet…
– Ton père à l’air d’être une bonne personne. » affirma Tyra.
Cette phrase soulagea Öta d’un poids énorme. Il soupira, se détendant légèrement.
« Oui. C’est un homme bon, tu verras. »

« Je sors. » fit Tyra en se levant. « J’ai besoin de prendre l’air. »
Elle s’enveloppa d’une couverture et se dirigea vers la porte de la grange. Alors qu’elle était sur le point de l’ouvrir, Öta murmura :
« Tyra.
– Quoi ?
– Tu sais… je suis soulagé que tu ne m’en veuilles pas. »
Elle lui répondit par un léger sourire.
« Hé. Je ne vois pas pourquoi je t’en voudrais. »
Tyra ouvrit la porte et s’arrêta de nouveau. Elle se retourna et ajouta d’un ton plus sérieux :
« Par contre, j’ai bien remarqué que tu m’as pas tout dit. Il faudra qu’on en parle, non ?
– Il y a des choses que seul David peut décider ou non de te dire. » répondit Öta. « Ce n’est pas à moi de t’en parler. Et je dois bien t’avouer que je n’en ai pas la force…
– D’accord. »
Elle haussa les épaules, s’attirant un regard étonné d’Öta. Pourquoi était-ce si simple ? Pourquoi n’insistait-elle pas ? Où était donc passée la Tyra si curieuse qu’il connaissait ?
« T’es la personne la plus respectable et sincère que j’connaisse. » expliqua t-elle devant son air surpris. « Alors si tu veux garder des trucs pour toi, c’est bon. J’te fais confiance. »
Et sans lui laisser le temps de répondre, elle s’engouffra dehors. Öta ferma les yeux.

Comments