- 27 - Le secret de Tyra
- bleuts
- 31 oct. 2024
- 37 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 déc. 2024
Partie 1 - Libération
Tyra avait tenu parole : durant les deux semaines que David et Wilfrid passèrent dans les geôles, pas une seule fois la jeune femme ne vint les voir.
David s’était d’abord imaginé qu’elle changerait d’avis avant de vite déchanter. Tyra était en colère, mais elle finirait par comprendre qu’il avait fait ça pour son bien, non ? Après tout, s’il s’était battu avec Wilfrid durant le festival, c’était pour la défendre. Il n’avait rien fait de mal ! C’était Wilfrid le coupable. C’était lui qui abusait d’elle.
Soudain, comme s’il avait compris que David pensait à lui, la voix de Wilfrid s’éleva dans les geôles :
« Hé mon pote, tu fais quoi ? »
David soupira. Allongé sur sa paillasse, il tourna la tête en direction de la cellule de l’homme. Il ne pouvait pas le voir distinctement dans la position où il se trouvait, mais il l’imaginait sans peine en train de sourire bêtement, les bras posés sur les barreaux.
« À ton avis ? Qu’est-ce je peux faire, seul enfermé dans une cellule obscure ?
– Tu t’paluches ? »
David grogna en se retournant. Vivement qu’il puisse sortir ! C’était le dernier jour. Demain matin, il serait enfin libre. Plus de pain sec et d’eau au goût étrange, plus de paillasse inconfortable et surtout… plus de Wilfrid.
Il avait hâte.

Ayel avait attendu avec impatience la libération de David. Il lui avait tant manqué ! Même s’il avait pu quelques fois lui rendre visite, son absence avait été difficile à vivre.
Malheureusement, Warin lui avait expliqué que son compagnon allait encore être puni quelque temps, sans doute en étant de corvée de latrines et autres joyeusetés. Ce qui signifiait que leur hutte allait sans doute de nouveau embaumer le soir.
Mais tant pis. Rien ne pouvait gâcher le plaisir de Ayel d’enfin retrouver son David. Rien ? C’était sans compter Wilfrid, qui s’approcha d’eux alors que Ayel et David s’embrassaient en profitant de leurs retrouvailles.
« Hé ! Moi aussi je veux un bisou ! »
Ayel lui lança un regard noir, tandis que David soupirait. Aucun des deux ne lui répondit, préférant l’ignorer. Mais l’homme insista.
« Allez, juste un ?
– Tu m’avais pas dit que la première chose que tu ferais en sortant, c’est te trouver une « donzelle » ? Et bah, vas y ! » répondit David, excédé.
« Bah ouais. Mais justement, la tienne me plaît bien.
– C’est moi que tu traites de donzelle ? » siffla Ayel, en se retournant. David lui attrapa le bras, lui faisant signe de laisser tomber.
Ayel tomba des nues. David qui ne répondait pas à la provocation, et qui ne s’énervait pas ? Improbable. Que s’était-il passé durant ces deux semaines ?
« David ?
– Je ne lui donnerai pas ce plaisir. »
Wilfrid siffla.
« Dommage, ça m’excite quand tu cries. J’me sens tout serré dans mes braies.
– Viens, Ayel, on y va.
– Hé, mais mon pote t’en vas pas ! Vous allez où ? J’peux venir ? »

Après deux semaines enfermé, rien n’était plus agréable qu’une bonne baignade dans le lac. Ayel et David s’étaient donc rendus dans leur coin préféré, profitant d’être seuls tous les deux.
Seuls ?
Vraiment ?
« Hé les amis ! Comme on se retrouve ! » fit la voix enjouée de Wilfrid. « L’eau est un peu froide, mais ça fait vraiment un bien fou ! J’étais tellement crade qu’elle est devenue brune là où j’suis entré. On pourrait croire que j’ai chié dedans. »
David soupira de désespoir en réalisant que Wilfrid les avait suivis et barbotait gaiement non loin d’eux. Il sentit Ayel se tendre contre lui et lui prit la main pour l’apaiser.
« J’aimerais être seul avec mon compagnon. » grinça David.
Wilfrid sourit et hocha la tête.
« Je comprends. Vous voulez vous triturer l’fion au calme. J’respecte. »
David leva les yeux au ciel et s’éloigna, suivi de Ayel. Le roux ne cessait de tourner la tête, envoyant de nombreux regards assassins à l’homme qui avait osé les déranger par deux fois lors de leurs retrouvailles. Lorsqu’ils furent assez loin, ils se détendirent. Ayel plongea son regard dans celui de David et murmura :
« Il est vraiment insupportable.
– Dis-toi que j’ai subi ça pendant deux semaines.
– Par les cornes de Gaya, ça devait être une vraie torture ! »
Alors que David opinait du chef, ils entendirent un bruit et virent l’eau remuer. Wilfrid les avait suivis et les regardait avec le sourire.
« Continuez, faites comme si j’étais pas là. »
Ayel murmura alors à son compagnon :
« Dis David, je peux le noyer ? »

« Il faut vraiment que je me rase. » grogna David, en entrant dans sa hutte. « Où est-ce que j’ai rangé tout ça ?
– Tu es obligé de le faire ? »
Ayel, qui le suivait de près, avait posé la question avec tant de tristesse que David s’arrêta de chercher ses affaires pour relever la tête, suspicieux. Ayel hésita.
« Je te trouve magnifique avec de la barbe. Ça te va bien.
– Tu rigoles ? Je ressemble à un vieil ours mal léché.
– Ça te donne un charme fou. Je t’en prie, maintenant que je t’ai vu comme ça si tu te rases comme avant je vais pleurer. »
David grogna.
« Tu me fais du chantage là ?
– Oui. Tu ne veux pas me voir pleurer quand même ? Je vais être déprimé. Mon cœur ne s’en remettra jamais. Je vais être si déçu que j’irais me noyer dans le lac. »
Ayel fit mine de se tenir le cœur, dans une pose aussi dramatique que ridicule. David pouffa.
« Bon. Je ne veux pas que le lac soit souillé par ta vilaine dépouille, alors je vais essayer. » David se laissa tomber sur sa paillasse et soupira. « Je vais harmoniser tout ça et on verra bien. »
Lorsque plus tard dans la soirée, David eut fini, Ayel le fixa avec des étoiles dans les yeux.
« David… Ça te va vraiment bien ! »
David rougit, embarrassé, mais plutôt satisfait. Lorsqu’il tourna la tête pour poser une question à Ayel, il n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche. Ayel l’embrassait avec ardeur. Il répondit à son baiser, avant de finalement le repousser en riant.
« C’est bon, j’ai compris, je reste comme ça pour le moment. »

Le lendemain, David fut assailli de remarques sur sa barbe. Certains aimaient, d’autre non et chacun allait de son petit commentaire.
« Il ne se passe tellement rien dans ce village que ma barbe est le sujet principal des discussions. » ronchonna David, irrité. « Ils n’ont rien de mieux à faire ?
– Il faut dire que ça te va bien. » répondit Dynia, avec qui il soupait ce soir-là.
La femme s’était installée à sa table en voyant David seul. Ils bavardaient ensemble de la reprise de David, qui devait de nouveau se charger des patrouilles du matin, lorsqu’ils entendirent une voix bien trop familière.
« Hé mon pote ! »
Wilfrid était visiblement saoul et se dirigeait vers eux. Il tituba jusqu’aux deux veilleurs avant d’attraper David par l’épaule pour lui faire un câlin. Il colla ensuite sa joue contre la sienne, sous le regard blasé et désespéré de David.
« Mon pote tu m’avais manqué ! Viens on s’fait nos patrouilles ensemble, j’suis sûr ce sera chouette !. »
Dynia toussota alors, faisant remarquer sa présence à Wilfrid. Il se redressa légèrement et inclina la tête :
« Oh, euh, tantine… b’nsoir ?
– Wilfrid. Tu as encore abusé de l’hydromel ?
– Pas du tout ! J’ai apporté ma corne à David pour qu’il boive et s’décoince le fion ! J’suis un bon ami, moi. »
Wilfrid agita sa corne, qui était effectivement remplie, car il en renversa une partie dans l’assiette de David.
« Ah, zut. »

Tandis que David fixait avec désespoir son potage, qui était maintenant généreusement aromatisé à l’hydromel, Wilfrid gloussa.
« Bah au moins, ça va lui donner du goût. »
David leva les yeux vers lui et se contenta de soupirer. Il n’avait même plus la force de s’énerver.
« Hé sinon David, t’sais en quoi elle est faite ma corne ?
– Non. » grogna David. « Et je n’ai pas envie de le savoir.
– C’est la corne d’un Sylène, c’est chouette non ? »
David ferma les yeux, désespéré.
« C’est répugnant. »
Wilfrid sourit, fier de lui. Il but une gorgée, avant de tendre sa corne vers David qui secoua la tête.
« Allez ! Sinon je vais tout boire.
– Wilfrid. » fit soudain la voix de Dynia. « C’est la corne de Warin ça, je la reconnais. Tu l’as prise dans son bureau ? »
L’homme perdit son sourire. Il bredouilla.
« Euh, oui je l’ai empruntée, c’est tout. J’voulais juste la montrer à David, j’vais la rendre.
– Mh. Mais tu sais que ce n’est pas une corne de Sylène ça ?
– Quoi ? Mais si ! »
Dynia secoua la tête, atterrée.
« Arrête tes sottises.
– Mais c’est Tyra qui me l’a dit ! Elle me l’a montré en me racontant que vous aviez tué un Sylène pour voler ses cornes et boire dedans.
– Et tu l’as crue ? »
Wilfrid grimaça.
« Wilfrid. Tu te souviens de la fois où elle t’a raconté que les papillons se mangeaient et que plus ils étaient colorés, plus ils avaient un goût sucré ?
– Oui, mais…
– Et la fois où elle t’a fait croire que si tu regardais ton reflet dans le lac en mangeant de la salade, tu serais maudit à jamais ?
– C’est que…
– Alors arrête d’écouter les bêtises de Tyra, et va ranger cette corne tout de suite avant que Warin ne s’en aperçoive. »

Dynia soupira en regardant Wilfrid repartir. Elle était bien contente d’être débarrassée de lui : elle n’avait aucune envie de le supporter toute la soirée. Dynia avait beau l’aimer, il s’agissait de son neveu après tout, il lui tapait rapidement sur les nerfs.
Entre ses bêtises et sa vulgarité, il était épuisant. Elle avait fortement apprécié ces deux dernières semaines de tranquillité.
« Je crois que tu as un nouveau meilleur ami. » lâcha t-elle, en sirotant sa chope de bière. « Je te souhaite bien du courage.
– Ha, merci. » grogna David.
Le jeune homme but une cuillère de son potage à l’hydromel en grimaçant.
« Il a décrété ça quand on était en geôle. » expliqua t-il. « Je n’ai pas vraiment compris, j’ai pourtant passé deux semaines à l’insulter et lui crier dessus.
– Ne cherche pas à le comprendre, tu vas juste te faire des nœuds au cerveau. » répondit Dynia en riant. « Mais je te conseille de demander de l’aide Tyra, ils traînent souvent ensemble et elle sait comment le mener par le bout du nez.
– Mh. »
David écarta son assiette, dégoutté. C’était vraiment immangeable. Dynia eut pitié de lui et poussa sa propre assiette vers lui.
« Tiens, je n’ai plus faim.
– Vraiment ?
– Oui, vas-y. »
David la remercia et savoura son plat. Ils restèrent silencieux quelques minutes, David mangeant tandis que Dynia regardait dans le vide. Finalement, David brisa le silence.
« Ah propos de Tyra, je ne l’ai pas vue depuis que je suis sorti. Elle m’en veut toujours ?
– Aucune idée. » répondit la femme en haussant les épaules. « Mais en ce moment, personne ne la voit beaucoup. Elle enchaîne les tours de garde et les renouvellements de sceaux, je ne l’avais jamais vue aussi impliquée.
– Ah bon ?
– Oui, elle est souvent sur le territoire. Et elle s’entraîne beaucoup. Ah ! Et il y a quelques jours, elle est sortie toute la nuit.
– Oh ? Pourquoi ? »
Dynia se pencha en avant, le sourire aux lèvres.
« Pour s’amuser, si tu vois ce que je veux dire.
– S’amuser ? »
Elle plongea son regard dans le sien fit un signe avec ses mains que David comprit immédiatement. Il rougit d’embarras.
« M’est avis qu’elle est partie retrouver son amant à la surface. Et quand j’dis son amant, c’est pas nos p’tites andouilles de la caste. Il lui fait de l’effet le bougre.
– Son amant ? »
David fixa Dynia avec curiosité. Depuis combien de temps Tyra avait-elle un amant à la surface ? Était-ce sérieux ?
« Ouais. Elle est très secrète et par conséquent, je ne sais pas grand-chose sur lui. Je crois qu’il est guérisseur, mais je ne suis même pas sûre. En tout cas, elle a vraiment l’air mordue.
– Elle ne m’a jamais parlé de lui.
– Ne lui dis pas que je t’ai tout cafté, je te fais confiance.
– Promis. »
Dynia se redressa, satisfaite. Elle ajouta :
« Je crois me souvenir qu’elle a demandé la patrouille de minuit. Tu veux être mis dessus ? Je peux m’arranger pour que vous la fassiez ensemble.
– Oh, je veux bien. Merci Dynia. »

Peu avant minuit, David revêtu de sa tenue de veilleur attrapa son masque et sortit de sa hutte. Il avait hâte de voir Tyra et de patrouiller avec elle. Voilà si longtemps qu’ils ne l’avaient pas fait et qu’ils ne s’étaient pas revus ! Il faisait assez froid cette nuit-là et David ajouta une fourrure sur ses épaules pour se réchauffer.
En passant la porte d’entrée du bâtiment des veilleurs, il remarqua immédiatement Tyra. La jeune femme était assise à une table et fouillait dans un grand sac. Elle releva la tête en l’entendant arriver et referma aussitôt le sac.
« David.
– Tyra. »
Ils se fixèrent quelques secondes, l’air ambiant transportant leur malaise. David ne savait pas quoi dire. S’excuser ? Même s’il n’avait rien fait de mal ? Il s’installa sur le banc en face d’elle et posa les mains sur la table. Elles étaient terriblement moites.
« Bon. » fit Tyra, en croisant les bras « On oublie. Je te pardonne pour cette fois, mais ne recommence plus jamais ça sinon je demanderai à Söl de tripler ta peine.
– Mais…
– Hé. On ne discute pas. Ce que je fais avec Wilfrid, c’est mes affaires et je ne veux plus jamais que tu t’en mêles. Et j’espère que ces deux semaines au trou t’auront remis les idées en place. »
David grimaça, mais hocha la tête. Il tenait trop à son amitié avec elle pour tout gâcher maintenant. Il sentait qu’elle pourrait y mettre fin s’il insistait.
« D’accord. Mais tu lui diras de me lâcher, il me suit partout depuis qu’on est sorti et c’est franchement insupportable.
– Ah oui, il m’a dit que vous étiez devenus potes durant votre séjour. T’as dû beaucoup l’insulter pour qu’il t’aime autant.
– On est pas potes, non. » grogna David, agacé. « Tu l’as vu quand ?
– Ça t’regarde pas. »
David se gratta la nuque. Il s’attendait à des retrouvailles plus chaleureuses avec Tyra et était déçu de la voir aussi froide. Jamais il n’avait imaginé qu’elle lui en voudrait à ce point.
« Je suis désolé, j’ai vraiment merdé. » Tenta-t-il. « Je pensais bien faire. Wilfrid abuse de toi et j’ai voulu te protéger.
– Me protéger de Wilfrid ? Je n’en ai pas besoin. Il n’a jamais abusé de moi et je suis assez grande pour gérer mes relations toute seule.
– Mais les gars comme Wilfrid… ce sont les pires. Tu aurais dû l’entendre parler de toi, c’était affreux et dégradant.
– Wilfrid, Wilfrid, tu n’as que ce nom à la bouche. » répondit Tyra, en se levant. « Et les autres alors ? »
Elle fit le tour de la table et se positionna devant David, croisa les bras et plongea son regard dans le sien. Elle répéta :
« Et les autres ?
– Les autres ? Quels autres ?
– Dan m’a tout raconté. Il ne t’a pas parlé que de Wilfrid. Alors pourquoi lui ? Et pourquoi tu sembles avoir oublié Idriss et Sam ?
– Je…
– Tu t’entends bien avec eux. C’est pour ça ? Tu t’es dit qu’eux, c’était bon ils pouvaient me passer dessus parce qu’ils étaient sympas, c’est ça ? Vous êtes tous les mêmes. »
La voix de Tyra trembla. Elle toussota et secoua la tête. David fixa la table, perdu. Il avait totalement oublié les deux autres hommes. Elle avait raison.
« Mais ils ne feraient jamais une chose pareille, ce sont de bons gars…
– C’est ce que je disais. » siffla t-elle. « Faudra un jour que tu comprennes que les gens cachent parfois leur vrai visage et que le vrai connard c’est pas forcément celui auquel tu penses. »
David resta silencieux et baissa la tête.
« Je te promets que je ne me mêlerai plus de tes relations. » murmura t-il finalement à contrecœur. « Mais à condition que tu me promettes de venir me voir si tu as besoin d’aide. Je veux être là pour toi si quelqu’un te fait souffrir.
– D’accord, c’est promis.
– Et pour Idriss et Sam, tu vas faire quoi ? S’ils te font du mal, je vais les…
– Rassure-toi. »
Tyra sourit.
« Dan a été merveilleux. Il m’a poussé à demander audience à Söl pour tout lui raconter. C’était pas facile, mais comme ça ils n’ont plus rien pour me faire chanter. Sans lui, je n’aurais jamais eu la force de faire ça.
– Et elle a réagi comment ?
– Elle a pleuré… »

David se gratta la nuque en détournant le visage. Il se sentait honteux et gêné. Tyra lui avait fait réaliser qu’il ne l’avait pas aidée : au contraire. Il décida qu’il irait voir Dan demain pour le remercier, et peut-être tenter de mieux comprendre la situation.
David se leva. Il était temps de changer de sujet. Il inspira et s’exclama :
« Alors on la fait cette patrouille ? Ça m’avait manqué de passer du temps avec toi, j’ai hâte.
– Non. »
La voix de Tyra était ferme et résolue. David ne comprit pas et fronça les sourcils.
« Comment ça, non ? Tu ne veux pas que je t’accompagne ?
– C’est pas contre toi, mais j’ai vraiment besoin d’être seule. Rends-moi ce service, d’accord ?
– Mais…
– S’il te plaît, David. »
Il fit la moue, déçu. Tyra posa la main sur son bras et ajouta :
« Faire les patrouilles de minuit m’aide beaucoup, c’est mon petit moment de solitude. Ça me fait du bien, tu comprends ? J’en ai besoin.
– Je crois que je vois ce que tu veux dire…
– Mais on pourra se voir demain si tu veux. » ajouta t-elle d’une voix joyeuse. « J’ai un nouvel encrage, je pourrais te le montrer à midi. Mais dans ma hutte, je ne veux pas me déshabiller devant tout le monde.
– Oh ? Tu l’as fait quand ? »
David la fixa avec curiosité. Un nouvel encrage ? Où ça ? Tyra était déjà encrée à plein d’endroits et il l’enviait un peu.
« Deux jours après tes bêtises.
– Tyra, un jour, tu seras tellement encrée de partout qu’on ne verra même plus ta peau en dessous.
– Ah, le rêve ! » rit-elle.
Tyra attrapa son sac et le mit sur son épaule. Elle semblait bien chargée pour une patrouille, ce qui intrigua David.
« Bon, je te laisse. On se voit donc demain ?
– Oui, rendez-vous à midi devant ta hutte.
– Parfait ! »
Lorsqu’elle fut partie, David se rassit. Il resta plusieurs minutes à regarder dans le vide, repensant à tout ce qu’elle lui avait dit.
L’amitié de Tyra était si précieuse à ses yeux, et il avait failli tout gâcher ! Il tenait tant à elle que l’idée de la perdre était insupportable. Il se fit la promesse de ne plus reproduire cette erreur.

Le lendemain matin, David rejoignit Tyra dans sa hutte après son entraînement avec Warin. Il n’avait pas encore croisé Dan, bien qu’il l’ait cherché du regard. Il avait récupéré deux bols de ragout aux cuisines qu’il déposa sur la table en entrant.
« B’jour Tyra.
– Hé, David ! »
La jeune femme, qui était allongée sur sa paillasse, se leva en l’entendant entrer et se dirigea vers le bol avec un grand sourire.
« Tu as apporté le repas ?
– Je me suis dit qu’on pourrait manger ensemble ici. Sofie m’a même donné une miche entière de pain aux graines. » répondit David en sortant ledit pain de son sac. « J'adore cette femme. »
Ils s’installèrent et mangèrent ensemble en discutant joyeusement. David savoura cet instant. Après deux semaines sans voir Tyra il s’était rendu compte à quel point il tenait à ces petits moments passés ensemble.
« Hé. Je te montre mon nouvel encrage ? » fit soudain Tyra, en se levant.
David opina du chef, curieux.
« Bien sûr que je veux voir. Montre.
– Héhé, tourne-toi dans ce cas. Je vais me déshabiller.
– Je t’ai déjà vue nue dans le lac, tu sais ?
– J’veux garder l’effet de surprise. »
David sourit et ferma les yeux.
« Comme ça, c’est bon ?
– Ouais, parfait. »
Il entendit des bruits de tissus, puis le silence.
« Tu peux ouvrir les yeux ! »
David s’exécuta. Le nouvel encrage de Tyra était particulièrement grand. Elle avait fait ajouter de nombreux éléments autour de son soleil noir, qui descendaient sur son torse et englobaient sa poitrine. Il siffla d’admiration.
« Wouah, joli.
– Tu trouves ? » rougit Tyra, heureuse. « Ça faisait longtemps que je le voulais celui-là.
– C’est quoi sa signification ? »
Tyra désigna le symbole au-dessus de son nombril et expliqua :
« Ce symbole c’est l’eau, dans le sens du cours d’eau. Comme les rivières ou les fleuves, mais aussi l’eau qui coule en nous. C’est un symbole lié à la vie.
– Oh je vois. Je ne savais pas que tu étais si attachée à cet élément.
– Les fleuves sont les veines de la terre, il n’y à pas d’élément qui me parle plus que celui-là. »

David hocha la tête, comprenant un peu ce qu’elle voulait dire.
« Et tous les petits symboles autour de ta poitrine qui remontent ? Ils signifient quoi ?
– C’est pour faire joli. C’est beau hein ? »
David se pencha en avant pour admirer le buste de Tyra. Les joues de cette dernière rosirent sous son regard inquisiteur.
« Ça t’a fait mal ? » demanda t-il, curieux. « Ayel m’a dit qu’il avait eu très mal durant ses encrages. Il en à même pleuré.
– Un peu, mais sans plus. »
Tyra haussa les épaules.
« T’sais, on est tous différents. Moi j’ai une bonne résistance à la douleur.
– Oh. Alors que Ayel au contraire est un brin douillet. »
Tyra attrapa une tunique qui traînait parmi tous les vêtements répandus sur le sol de sa hutte et l’enfila. Elle s’assit ensuite sur la table, comme elle le faisait à chaque fois… à croire qu’elle n’aimait vraiment pas les chaises ? Elle continua :
« Après, moi j’suis avantagée.
– Comment ça ? »
Tyra sourit fièrement.
« Bah, avec ma magie j’cicatrise plus vite et plus proprement. Mon sang est magique, quand il coule il calme la douleur. T’imagines sinon le calvaire à chaque fois que je me coupe pour faire de la magie ?
– Et c’est autorisé d’utiliser ta magie pour guérir ? » demanda David, étonné. « Je croyais que la guérison d'un encrage, c’était une étape importante qui montrait l’acceptation des dieux ? Ce n’est pas de la triche ?
– Bah j’ai pas le droit d’employer ma magie pour me soigner, mais c’que je viens de te dire c’est inévitable, c’est mon corps qu’est comme ça. »
David plissa les yeux, mais ne répondit pas. Ce n’était pas très juste, mais elle n’y pouvait rien. Il se souvenait quand Ayel lui avait expliqué que les personnes chez qui les encrages s’infectaient trop étaient très mal vues et écartées. Il avait trouvé ça désolant.
« Et toi David, quand est-ce que tu sautes le pas ?
– De quoi ?
– Bah, t’as pas envie d’avoir d’autres encrages ? Le premier te suffit ? » s’étonna Tyra. « Tu serais beau comme tout pourtant. »
David sourit.
« En vérité, j’avais très envie quand on vivait dans le village d’Ayel. On avait commencé à se renseigner pour que j’aie une audience avec l’encreur.
– Oh. Et pourquoi ça ne s’est pas fait ?
– Ayel s’est fait bannir. C’est compliqué de se faire encrer dans un village qui ne veut plus de toi, tu vois ? »
Tyra se mordit la lèvre. Elle avait presque oublié que David et Ayel ne venaient pas d’ici. Ils s’étaient bien intégrés.
« C’est dommage. Tu avais une idée de ce que tu souhaitais faire ? Une symbolique qui te tient à cœur ? Un dieu qui te touche ?
– Pas vraiment. C’était juste parce que je trouve les encrages abarians jolis. »
Tyra, toujours assise sur sa table, agita les pieds joyeusement en s’exclamant :
« Bah tu sais, c’est pas trop tard ! Tu peux demander à notre encreur, il s’occupera de toi. C’est un peu long et faut répondre à plein de questions, mais ça en vaux la peine.
– Non merci. Je n’ai plus vraiment envie.
– Oh… Dommage. »
Tyra fit la moue, déçue. Elle ressemblait à un enfant privé de sucreries. David leva les yeux au ciel.
« Peut-être plus tard ? » fit-il pour la consoler. « Si je change d’avis tu seras la deuxième informée, juste après Ayel. »
La jeune femme retrouva soudain le sourire.

Les jours qui suivirent, David retrouva son doux quotidien. Patrouille aux aurores, entraînement avec Warin, corvées ici et là découlant de sa punition, repas avec Léo à la Citrouille etc. Il n’avait jamais un instant à lui.
Un soir, David retrouva Dan sur les quais. Ils étaient chargés ensemble de transporter des marchandises illégales pour un marchand qui faisait souvent affaire avec la caste. Ils ne parlèrent presque pas de la soirée, trop occupés à travailler. Mais lorsqu’ils eurent fini, Dan proposa :
« Ça te dirait de boire un godet avant de rentrer ? Je meurs de soif.
– Avec plaisir. »
Dan n’était pas comme Tyra, il ne connaissait pas toutes les tavernes de la ville et n’en voyait pas l’intérêt. Pourquoi choisir de s’exiler dans un lieu empli d’inconnus lorsque l’on pouvait être entouré d’amis ? Ce fut donc naturellement qu’ils s’installèrent à la Citrouille.
« Tu sais pourquoi cette taverne est nommée ainsi ?
– Mh, non. » répondit David, avant d’ajouter sur le ton de l’humour : « Si on me l’a dit, j’ai oublié.
– Et bien, c’est en l’honneur de Dynia ! »
David plissa les yeux.
« Dynia ? J’étais persuadé que cette taverne était assez ancienne pourtant ?
– Non, pas cette Dynia. » rit Dan. « La déesse Dynia.
– Ah. »
Encore un de ces dieux dont Ayel avait dû lui parler et dont il avait totalement oublié l’histoire. Devant l’air perdu de David, Dan expliqua :
« Bon. Dynia, c’est une de nos déesses les plus importantes et même si elle à beaucoup d’attributs qui lui sont liés, celui qu’il faut retenir c’est la chasse.
– Je ne vois toujours pas le rapport.
– C’est parce qu’il n’est pas là. » rit Dan. « C’était juste pour te la remettre en mémoire. »
David hocha la tête.
« Tu sais que j’aurais tout oublié d’ici une heure ?
– Mais comment vous faites avec Warin ? C’est ton maître, il n’est pas censé t’apprendre tout ça ?
– Disons qu’après beaucoup de rage et de frustration, il a un peu abandonné. »
Dan écarquilla les yeux. Il avait réussi à venir à bout de l’obstination de Warin ? C’était impressionnant et effrayant à la fois.
« Alors, pourquoi cette déesse ?
– Et bien, Dynia c’est aussi une des déesses qui symbolise la révolte. Et dans les récits sur sa vie, on dit qu’elle a toujours œuvré pour son peuple.
– Donc c’est… l’auberge du peuple ? » demanda David, sans vraiment comprendre.
Dan hocha la tête.
« Oui, à l’instar de la déesse Dynia qui protège son peuple, cette taverne a pour vocation de protéger le nôtre. Et c’est aussi un lieu de ralliement pour tout ceux qui sont révoltés par les lois discriminatoires du Nord. Il n’y a pas que des abarians qui viennent ici.
– Et quel rapport avec les citrouilles ?
– Dynia aime les citrouilles. »
David renifla.
« Quoi ? C’est tout ?
– Oui. Elle adore les citrouilles. Alors si notre auberge s’appelle ainsi, c’est pour attirer sa bénédiction. Il n’y a rien de mieux que la gourmandise pour attirer la faveur des dieux. »
Dan fit un petit rire en voyant l’air dépité de David.

« Hé Dan, je change de sujet, mais… » fit David, un peu plus tard dans la soirée. « Je voulais vraiment te remercier.
– Ah bon ? Pourquoi ?
– Pour avoir aidé Tyra. Elle m’a raconté à quel point tu as été présent et un soutien pour elle. Tu as fait ce qu’il fallait. »
Dan perdit son sourire et détourna les yeux.
« Dan ? Quelque chose ne va pas ?
– Non, rien. »
David se pencha vers son ami, inquiet. Ce dernier secoua la tête.
« C’est juste que je ne mérite pas de remerciements.
– Comment ça ?
– J’ai tellement honte, si tu savais… »
Dan inspira.
« Je ne l’ai pas aidée parce qu’il le fallait, mais parce que j’espérais qu’elle soit reconnaissante. Je me disais que si elle se sentait redevable, et bien peut-être qu’elle me verrait autrement… Je suis horrible. »
David posa la main sur son épaule, ne sachant pas quoi dire.
« Hé, Dan…
– Au début, je pensais qu’être son ami me suffirait et me rendrait heureux. Mais c’est juste douloureux.
– Tu es amoureux d’elle ?
– Peu importe. Elle ne m’aimera jamais en retour. »
Dan essuya ses yeux humides et se redressa.
« Elle est déjà prise, tu sais ? Je l’ai vue près des quais avec un homme. Ils semblaient si proches…
– Je suis désolé. Je ne sais pas quoi te dire. »
Les questions se bousculaient dans l’esprit de David, mais il se retenait de les poser. Ce n’était pas le moment.
« Ne dis rien. J’avais juste besoin de me confier à quelqu’un. C’est dur de voir la femme que l’on aime dans les bras d’un autre. Mais c’est ainsi. »
David hocha la tête, compatissant.
« Si tu as besoin de parler, tu sais que je suis là, d’accord ? Je ne sais pas quoi dire pour t’aider, mais je peux écouter.
– Merci, David. » renifla Dan. « Je crois que je vais surtout prendre mes distances avec elle. C’est égoïste, mais je préfère tenter de l’oublier plutôt que de souffrir. »

Partie 2 - Le secret de Tyra
Les jours qui suivirent, David surveilla Tyra. Avait-elle remarqué le comportement de Dan ? Avait-elle réalisé qu’il prenait ses distances avec elle ? Absolument pas. Il avait tenté de l’interroger à ce sujet, mais loin de toute inquiétude Tyra avait répondu :
« Bah il est occupé, t’en fais pas. C’est marrant que tu te préoccupes autant d’lui alors qu’on n’a jamais beaucoup traîné ensemble. Ou alors…
– Ou alors quoi ?
– T’es amoureux d’lui, c’est ça ? C’est Ayel qui ne va pas aimer la nouvelle. »
Mais si Tyra avait retrouvé sa jovialité et sa bonne humeur, David avait aussi remarqué qu’elle semblait souvent avoir l’esprit ailleurs. Pensait-elle à son amant à la surface ? David se posait de nombreuses questions sur lui.
Comment était-il ? A quoi ressemblait-il ? Était-ce une personne de confiance ? Il n’avait pas osé interroger Dan à son sujet, ne souhaitant pas remuer le couteau dans la plaie.
« Tu aimes trop te mêler de ce qui ne te regarde pas. » grogna Ayel un soir, alors que David radotait à ce sujet. « Laisse-la tranquille.
– Mais s’il abuse d’elle ? Il l’empêche peut-être de…
– Ce n’est pas une enfant, arrête de la materner. » le coupa Ayel. « Si elle n’en parle à personne, c’est sans doute pour éviter d’avoir tout le village sur le dos. Les rumeurs vont vite, tu sais ?
– C’est vrai… Mais moi, je ne trahirais jamais ses secrets !
– Tu as quand même agressé publiquement Wilfrid en lui hurlant de ne plus toucher à Tyra. On a vu mieux, niveau discrétion.
– Oui, bon. » renifla David.
Mais si la discussion avec Ayel avait quelque peu apaisé ses craintes, David restait curieux.
Il était particulièrement intrigué par les rondes de nuit de Tyra. Elle prenait toujours les patrouilles à la même heure, toutes les nuits, et partait toujours avec un sac. Que faisait-elle réellement ?
David décida de la suivre.

Lorsque Tyra se chargeait de former David, elle lui avait montré à plusieurs reprises comment se cacher, se fondre dans le décors, pour prendre en filature ou espionner sans se faire repérer.
David avait donc tout prévu. Il s’imaginait la suivre et la prendre sur le vif. Le vif de quoi ? Il ne savait pas encore. Mais elle serait tant impressionnée par ses compétences qu’elle en sifflerait d’admiration, s’exclamant :
« Woah, David, tu as fait de ces progrès ! Je ne t’ai pas entendu. Tu as dépassé le maître, je suis fière de toi. »
Et ensuite, elle secouerait la tête et dirait :
« Je ne peux rien te cacher. Viens, je vais tout t’expliquer. »
Mais malheureusement, rien ne se passa comme prévu. Pourtant, son plan paraissait jusqu’alors infaillible. Alors qu’il se préparait dans sa hutte, Tyra entra. Elle se faufila derrière lui, aussi silencieuse qu’une ombre, avant de toussoter.
« David. Il faut qu’on parle.
– Hein, quoi ? »
David sursauta, laissant tomber le sac qu’il tenait. Il se retourna et tomba nez à nez avec Tyra. Elle semblait à mis chemin entre la colère et l’amusement.
« Ayel m’a tout dit. T’es vraiment qu’un abruti, tu sais ?
– Quoi ? Mais…
– Tu pensais vraiment réussir à me suivre sur un territoire que je connais comme ma poche, sans te faire repérer ? Alors que t’as la grâce et l’intelligence d’un caillou ? J’te savais stupide, mais pas à ce point. »
David ouvrit la bouche pour se défendre, outré par les injures, mais Tyra le coupa.
« Bon. Tu t’prépares et tu m’accompagnes ce soir. MAIS, t’as intérêt à te tenir à carreau, sinon t’es mort. Sois discret. Et oublie pas ton masque. »
Sans lui laisser le temps de répondre, Tyra ressortit de la hutte.

La nuit, le silence régnait d’ordinaire sur le territoire des veilleurs. Tyra y cheminait sans un bruit, ses pas aussi légers que rapides. Elle était dans son élément.
Mais ceux de David résonnaient, brisant la quiétude des lieux. En s’entendant marcher, il se sentait bête, réalisant qu’il n’aurait jamais réussi à la suivre. Au premier pas qu’il aurait fait, il se serait fait repérer !
Quel sot il faisait !
« Pourquoi marchons-nous aussi rapidement ? Où allons-nous ? » demanda-t-il à voix basse.
Tyra s’arrêta. Elle regarda autour d’elle pour vérifier qu’ils étaient maintenant assez loin du village, avant de répondre.
« Oublie la patrouille, il s’passera rien. Je vais t’présenter quelqu’un.
– Quoi ? Ici, comment ? »
Tyra secoua la tête et montra du doigt la sortie du territoire.
« Non, dehors. J’ai rencontré la personne à l’origine des fleurs, t’sais celles qui ont poussé sur notre camp durant l’expédition.
– Attends, ça veut dire que… ?
– Je vais t’expliquer en chemin. M’interromps pas. »
Elle reprit la route, suivi de David. Il fixait le vide en réalisant ce qu’elle venait de dire.
« Depuis que je m’occupe des sceaux, j’ai aussi la tâche de les vérifier régulièrement. Et il y a quelque temps, j’ai réalisé que quelqu’un avait tenté d’en passer un.
– Comment tu l’as su ?
– J’ai senti sa magie. Chaque personne à une sorte d’empreinte magique, qui fait qu’on peut la reconnaître. Pourtant, sans qu’je sache pourquoi, la sienne me paraissait familière. »
David comprit immédiatement et fit le lien.
« Les fleurs ?
– Exactement. Ça m’a pris une bonne journée pour l’réaliser. Mais tu te rends compte dans quel état j’étais quand j’ai compris ça ? J’ai songé à prévenir les veilleurs, mais j’me suis ravisée. »
David fronça les sourcils et s’arrêta.
« Attends, tu n’as rien dit à personne ?
– Pas aux veilleurs en tout cas. Ils l’auraient traquée et chassée ! Moi je souhaitais la remercier. Tu t’rends compte ? Imagine, c’était l’occasion rêver de parler avec une Sylène. Je voulais pas tout gâcher.
– UNE sylène ?
– C’est une femme. »
Tyra lui fit signe de reprendre la route. Ils arrivèrent au niveau d’une des arches qui indiquaient la fin du territoire. David leva la tête pour admirer le sceau de Tyra. C’était toujours aussi beau. La jeune femme inspira profondément avant de traverser.
« Tu viens ? » fit-elle se retournant.
David n’était pas rassuré. Ils n’avaient pas le droit de quitter le territoire comme ça. Et si les veilleurs l’apprenaient ?
« Bon, tu t’remues ? »
Lorsqu’il l’eut rejoint, il ne put s’empêcher de toucher son masque du bout des doigts pour vérifier qu’il était bien là. Ouf. C’était bon.
Tyra ne l’attendait pas et avait recommencé à marcher d’une allure rapide. Il lui emboîta le pas.
« Et donc, tu as réussi à la trouver et communiquer avec elle ? » demanda-t-il. « Comment tu as fait ?
– J’ai trouvé quelqu’un à la surface pour m’écrire des panneaux en Vieux-Nordan et j’les ai posés sur le territoire.
– Tu as rencontré quelqu’un de Morthebois ?
– Ouais. Je te raconterai un jour, si t’es sage. » sourit Tyra. « J’ai donné rendez-vous à la Sylène et contrairement à ce que je pensais… elle est venue.
– Wow. Hallucinant. C’était comment ? Elle t’a attaqué ?
– Non, mais c’était bizarre. Elle a posé ses mains sur mes épaules et s’est mise à me parler, sans me laisser en placer une. J’pigeais rien à sa langue, alors j’lai juste regardée bêtement jusqu’à ce qu’elle se calme. »
David ne put s’empêcher de sourire en imaginant la scène. Il était admiratif du courage de Tyra. Elle avait fait tout ça dans le dos des veilleurs ? Si ça s’apprenait, elle risquait gros.
« Pourquoi tu ne me l’as pas dit avant ? » demanda David. « J’aurais pu t’aider.
– T’étais en prison.
– Mais après ?
– Tu vois ce pote trop collant qui comprend pas ce qu’on lui demande ? Bah c’est toi. J’avais pas envie de t’avoir sur l’dos. T’es parfois lourd, tu l’sais ? »
David détourna les yeux, coupable.
« Je suis désolé.
– Heureusement que tu as un rouquin qui prend soin de tes amitiés. »

David avait suivi Tyra avec curiosité. Elle l’avait guidé jusqu’à un passage étroit caché par des rochers. Ils s’étaient faufilés entre les murs de pierre avant d’en atteindre l’autre côté.
Un petit campement avait été installé à la sortie du passage. Il y avait une tente de fortune et les vestiges d’un feu de camp. Il y avait aussi beaucoup de la végétation, des arbres, des buissons et même une mince rivière qui passait non loin.
« Hey ? » fit Tyra en s’avançant.
David restait en retrait, attentif et légèrement effrayé. Il n’avait pas un très bon souvenir de sa première rencontre avec un Sylène.
« Tihiran ! » fit une voix au-dessus d’eux.
Une forme jaillit soudain d’un arbre et atterrit devant David. Il recula d’un pas, surpris. Elle était là. La sylène.
Elle était immense, plus grande encore que lui, et le fixait d’un œil suspicieux. Son corps était recouvert de mousse, de champignons et divers végétaux. C’était fascinant et écœurant à la fois.
Elle approcha son visage du sien, les sourcils froncés et les babines retroussées. Ses dents étaient pointues. Était-elle née ainsi, ou les avait-elle taillées ?

David commençait à croire qu’elle allait l’attaquer, lorsque soudain son regard s’éclaira. Elle tourna la tête vers Tyra et le montra du doigt.
« Moenia ! Ami toi ! » cria t-elle avec joie, avec un accent prononcé. « Ami toi, ami toi ! Fleurs !
– Oui, c’est mon ami. »
La Sylène avait tout à coup perdu toute trace d’agressivité. Elle se tourna de nouveau vers David et posa la main sur le torse pour se présenter.
« Gahan.
– Quoi ?
– Gahan. » elle montra ensuite du doigt Tyra et dit : « Tihiran. »
David avait compris qu’il s’agissait de son nom, mais fut perdu lorsqu’elle désigna Tyra. Cette dernière éclata de rire.
« Elle te dit qu’elle s’appelle Gahan, et que moi c’est Tihiran.
– Tihiran ? Pourquoi ?
– Je t’expliquerai un jour. Donne-lui ton nom, gros benêt. Elle n’attend que ça. »
David grimaça. Il réfléchit quelques secondes pour se rappeler des bons mots, avant d’annoncer dans un vieux-nordan approximatif :
└ Bonjour. Je m’appelle David. ┐
Gahan écarquilla les yeux avant de se mettre à parler dans sa langue, à une cadence si folle que David ne comprit rien. Elle avait une prononciation très brute et mangeait ses mots.
« J’ai rien compris de ce qu’elle a dit. » fit David. « Aucun mot.
– Pourtant, c’est du vieux-nordan.
– Elle parle trop vite et son accent est horrible. Pire que le tien ! »
Gahan les fixait en faisant la moue, ne saisissant rien à leur discussion.
« Fais un effort ! » répliqua Tyra. « T’as réussi à traduire le carnet, c’est pas différent ?
– Ouais mais Sylène elle utilisait des mots simples et Senna parlait lentement en articulant un maximum ! Je fais pas des miracles moi ! T’as vu son débit ?
– Bah demande-lui de parler lentement. J’sais pas moi ?
– JE NE SAIS PAS FAIRE ! » cria David. « J’ai déjà dit que j’avais que des rudiments !
– Et tu voulais qu’on aille en expédition leur parler ? On se serait fait tuer avant d’avoir réussi à en placer une !
– C’est TOI qui voulais partir à leur rencontre ! » répliqua David, de mauvaise foi. « Et on était bourrés, je te rappelle ! »
Gahan s’interposa entre eux et toisa David du regard, menaçante. Elle montra les dents.
« Non. David ami. » fit Tyra, pour apaiser la tension. « Gahan ?
– Gahan aime pas Davin. Davin gra gra gra Tihiran, Davin pas ami ! »
Après son imitation des cris de David, elle renifla de dédain. Tyra ne put s’empêcher de rire.
« Je crois qu’elle t’aime pas.
– J’avais cru comprendre. » bouda t-il. « Tu lui as appris des mots ?
– Oui, de quoi communiquer basiquement. Elle est très intelligente et apprend vite. Moi en revanche, je patauge. »
David soupira. Lui qui avait pensé pouvoir se rendre utile abandonnait au premier défi. Quelle déception ! Mais il n’y pouvait rien. Cette drôle de femme le mettait si mal à l’aise qu'il en avait perdu ses moyens.
Les feuilles, les champignons et la mousse qui poussaient sur elle le dégouttait. C’était absolument répugnant. Elle ne ressemblait en rien à une personne.
Il voyait bien qu’elle n’était pas méchante, mais c’était plus fort que lui. Et sa poitrine, mutilée ainsi… Qui diable s’infligerait ça ?
La Sylène fronça les sourcils. Elle sentait le regard de David et n’aimait pas ça. Elle se pencha sur Tyra et posa ses mains sur ses épaules avant de murmurer dans son oreille.
Elle se redressa ensuite et s’assit en tailleur sur un tronc d’arbre, les bras croisés et les yeux plissés vers David. Elle le fusillait du regard.
« David, je suis désolée, mais il vaudrait mieux que tu partes. » fit Tyra en se tournant vers lui. « Tu peux garder l’entrée du passage ? Je n’en ai pas pour longtemps, je discute avec elle et on rentre.
– Tu arrives vraiment à discuter avec ?
– Oui. Elle est adorable. Ça fait deux semaines que je la vois presque toutes les nuits, on se débrouille vraiment bien. Allez, il ne reste plus beaucoup de temps, soit gentil. »
David ne se fit pas prier. Il ne se sentait pas à l’aise en présence de cette créature. C’est avec soulagement qu’il se faufila dans le passage et attendit de l’autre côté. Il pouvait entendre la voix de Tyra et ça le rassurait, même s’il ne comprenait pas ce qu’elle disait.
David attendit ainsi un long moment à se tourner les pouces en attendant qu’elle ait fini. C’était long.
Au bout de longues minutes, il n’entendit plus la voix de Tyra. Il n’y avait plus aucun bruit. Inquiet, il décida de vérifier si tout se passait bien.
Mais rien ne l’avait préparé à voir Tyra et Gahan s’embrasser.

David recula, décidant de faire profil bas.
Il comptait revenir à l’entrée du passage et faire comme s’il n’avait rien vu. Tyra allait devoir s’expliquer, mais plus tard. Il savait que ce n’était pas le bon moment.
Mais une brindille cassa sous ses pieds. Le bruit attira l’attention de Gahan, qui releva la tête et plongea immédiatement son regard dans le sien. Tyra se retourna et comprit qu’il les avait surprises.
« David, je vais t’expliquer. C’est allé si vit — »
Mais elle n’eut pas le temps de finir sa phrase. Gahan s’était levée, avait attrapé son bâton et faisait maintenant barrage entre eux. Elle avait tendu le bras devant Tyra comme pour la défendre de David.
Gahan grogna dans sa langue, menaçant David. Perdu, le jeune homme recula un peu plus, les yeux écarquillés. Que se passait-il ?
« Gahan, calme-toi. » tenta Tyra. « David ami. David ami ! »
Mais la Sylène ne l’écoutait pas. Elle semblait effrayée et ne lâchait pas David du regard. Elle le menaça du bout de son bâton pour le faire reculer.
« David, tu devrais partir. » fit Tyra. « Je ne sais pas ce qu’il lui prend, mais je vais tenter de la calmer.
– Mais je ne peux pas te laisser seule !
– Elle ne me fera rien, va-t’en ! »
Gahan, agacée par leur discussion, tenta de frapper David avec son bâton en continuant de cracher en sa direction. Il esquiva de justesse et recula.
« Fais-moi confiance. » ajouta Tyra. « Et ne préviens personne.
– Je t’attendrai à l’entrée du territoire. » répondit David, avant de se faufiler dans le passage.
Gahan tenta de le suivre, mais fut arrêtée par Tyra.
David savait qu’il n’avait aucune chance face à elle, mais s’enfuir ainsi en laissant Tyra derrière lui était une vraie torture. C’est avec un goût amer dans la bouche qu’il s’éloigna.

Lorsque David fut parti, Gahan se retourna vers Tyra. Elle lâcha son bâton et se pencha pour la serrer dans ses bras. La jeune femme ne comprit pas. Que se passait-il ? Pourquoi Gahan réagissait-elle ainsi ?
« Gahan, pourquoi ? »
La Sylène ne répondit pas.
Finalement, elle se ressaisit. Elle se redressa et sans attendre, ramassa son arc et le petit sac de cuir qui contenait toutes ses possessions. Elle attrapa ensuite le bras de Tyra et la tira derrière elle.
« Partir ! Gahan Tihiran partir.
– Partir ? Non ! » répondit Tyra, en retirant son bras de son étreinte. « Tyra va partir dans son village !
– Tihiran pas village ! Mort ! Tihiran ake Nahen ! TIHIRAN AKE NAHEN !
– Tyra ne comprend pas ! »
Gahan désigna alors sa poitrine avant de montrer celle de Tyra.
« Davin gra village ! Gahan Tihiran ! Mort ! Ake Nahen »
Elle répéta le même geste à plusieurs reprises, désignant à tour de rôle leurs deux poitrines.
« Mort ! Ake Nahen !
– Je ne comprends pas. » répondit Tyra. « Explique-moi ! »
Elle s’assit par terre et dessina un bonhomme sur le sol avant de fixer Gahan. Ce n’était pas la première fois qu’elle faisait ça et la Sylène comprit immédiatement.
À son tour, elle se baissa et dessina fébrilement dans la terre du bout de ses longs doigts. Elle fit deux personnages qui se tenaient la main.
« Gahan, Nahen. »
Elle désigna ensuite à tour de rôle son cœur et le personnage de droite, les larmes aux yeux.
« Nahen. » insista t-elle. « Nahen.
– Oh. »
Tyra comprit alors. Nahen était le nom de la compagne de Gahan ?
« Village Gahan Nahen. » continua la Sylène. Elle ratura la poitrine et l’entrejambe des deux personnages, avant d’ensuite totalement effacer le deuxième. « Nahen mort.
– Je suis terriblement désolée… »
Gahan la fixa d’un regard vide, ne comprenant pas ses mots. Tyra inspira. Elle toucha la joue de Gahan et murmura d’une voix tremblante :
« David pas gra village Tyra. David ami.
– Tihiran aka…
– Tyra pas aka Nahen. Tyra pas mort. Village Tyra pas village Gahan. »

Après une longue discussion, Tyra avait finalement réussi à convaincre Gahan de la laisser repartir. Elle avait dû insister, argumenter avec le peu de ressources qu’elle avait, mais Gahan avait finalement cédé à contrecœur.
Ses traits étaient peints d’inquiétude en regardant Tyra s’en aller.
C’est donc le cœur lourd et peiné que Tyra rejoignit David. Ce dernier faisait les cent pas, rongé par l’angoisse. Il hésitait à prévenir les veilleurs pour sauver Tyra.
Par conséquent, en la voyant revenir le soulagement fut tel qu’il la prit dans ses bras sans réfléchir. Elle lui tapota le dos doucement, surprise et encore troublée par ce qu’elle avait appris.
« Bon sang ! J’ai eu si peur ! J’ai cru qu’elle allait t’enlever et te faire du mal. Tu vas bien ?!
– Oui. » murmura Tyra. « Elle ne me voulait pas de mal, au contraire.
– Au contraire ?
– Elle voulait me protéger.
– Te protéger de quoi ?
– De toi. »
Il y eut un silence gênant, avant que David ne demande :
« Mais pourquoi ? »
Tyra lui expliqua alors ce qu’elle avait comprit.
Elle avait mis bout à bout toutes les informations qu’elle avait amassées depuis leur première rencontre et tenté d’en déduire son histoire. Dans le village de Gahan, les femmes ne pouvaient être ensemble… mais ça ne l’avait pas empêchée de tomber amoureuse d’une autre Sylène du nom de Nahen.
Quand les hommes de son village l’avaient appris, ils avaient décidé de punir les pécheresses. Ils les avaient mutilées dans leur intimité, et si Gahan avait survécu, ce n’était pas le cas de sa compagne.
Folle de rage, Gahan avait alors attaqué son propre village et s’était fait bannir. Depuis, elle vivait seule loin des autres Sylènes.
« C’est affreux. Je comprends mieux sa réaction. » murmura David. « La pauvre…
– Elle pensait que tu irais tout dire au village et que ça me tuerait. »
David hocha la tête. Il s’en voulait d’avoir jugé Gahan aussi vite. Ce qu’elle avait vécu, ce n’était pas si différent de ce qu’infligeaient les gens de la capitale aux couples comme Ayel et lui.
Il n’osait imaginer perdre son compagnon de la même façon. C’était horrible.
« J’ai de la peine pour Gahan. Je l’aime bien, tu sais ? » soupira Tyra. « Il y a quelques jours, j’étais perdue et elle s’est montrée si passionnée que je me suis laissée emporter. Je m’en veux d’être si faible… »
David ne répondit pas. À cet instant, il préférait se taire.

Le reste du trajet se fit en silence. Ils se séparèrent juste avant d’arriver au quartier des veilleurs. Ils avaient couru assez vite pour rejoindre la relève à temps. Mais David ne devait pas être vu : à l’origine, il n’était pas prévu qu’il patrouille avec Tyra. Les voir ensemble aurait pu éveiller les soupçons.
« On se rejoint juste après ? » demanda David. « Je peux t’attendre à ta hutte.
– Non, je vais en avoir pour un moment. Je dois faire mon rapport à Söl. Ça risque d’être long.
– Attend quoi ? Söl est au courant ? Je croyais que tu ne l’avais dit à personne !
– Je ne l’ai pas dit aux veilleurs, nuance. »
Après avoir déposé son masque et confié la relève au veilleur suivant, Tyra traversa le village pour rejoindre la hutte de Söl. Malgré l’heure tardive, elle savait que la dirigeante était toujours éveillée : elle l’attendait.
Söl était assise sur son fauteuil, le visage détendu et la pipe à la main. Elle ouvrit les yeux en entendant Tyra entrer et se leva.
« Tyra, tu es de retour ? Comment ça s’est passé cette fois ? » fit-elle en s’approchant de la jeune femme.
Söl posa la main sur son épaule et la poussa à s’asseoir, avant d’attraper un siège pour se poser devant elle. Tyra resta silencieuse, hésitant à parler.
« Que se passe-t-il ? Tu as l’air inquiète.
– Ce soir, David m’a accompagné. » répondit Tyra. « Sa curiosité devenait gênante et il comptait me suivre, donc j’lui ai tout dit.
– Oh.
– J’suis désolée… »
Söl lui fit un sourire réconfortant.
« David est un bon garçon, j’ai confiance en lui. Il saura garder sa langue. » la rassura t-elle. « Alors ? Ils ont pu parler ensemble ? Qu’as-tu appris ?
– Non. Il n’a pas réussi à comprendre ce qu’elle disait.
– Flûte. » grogna Söl. « C’est embêtant s’il ne peut pas servir d’interprète. Il va falloir faire autrement.
– Je suis désolée. Peut-être avec un peu d’temps et de patience ? »
Tyra baissa la tête, penaude. Elle savait que ce n’était pas de sa faute, mais Söl avait mis tant d’espoirs et de confiance en eux que chaque désillusion était plus dure à vivre que la précédente.
« Ne t’en fais pas, on se débrouillera. » répondit Söl. « Tu peux reprendre David avec toi demain si tu le désires. Mais il ne pourra pas t’accompagner à chaque fois, ce serait suspect. Il ne faut pas attirer l’attention sur vous.
– À vrai dire, il ne vaut mieux pas que David vienne. » grimaça Tyra. « Gahan ne l’aime pas. Ça s’est assez mal passé entre eux, et à cause d’ça je n’ai pas pu apprendre grand-chose cette nuit.
– Ah, de mieux en mieux. » murmura Söl. « Soit. Je vais faire éviter les patrouilles aux frontières à David quelque temps, ce sera mieux.
– Merci. »
Tyra se leva. Elle salua Söl avant de faire mine de sortir, mais la dirigeante l’arrêta.
« Attends. Tu ne m’as pas tout dit.
– Quoi ?
– Tu as les yeux rouges comme si tu avais pleuré, tes mains tremblent et tu détournes le regard depuis que tu es entrée. Je te connais, quelque chose te tracasse.
– Ce n’est rien…
– Tyra. »
Söl fronça les sourcils et attendit. Tyra se rassit, comprenant qu’elle ne pourrait plus cacher la vérité. Lorsque Söl posa la main sur son genou pour lire en elle, Tyra ferma les yeux. Elle inspira profondément, avant de répondre :
« Je… je n’osais pas t’en parler, mais depuis quelques jours, Gahan et moi on… Je crois qu’elle pense qu’on est en couple ? Je ne suis pas sûre. »

« Il est hors de question que tu la revoies. C’est trop dangereux.
– Mais elle ne me fera jamais de mal ! Je crois qu’elle m’aime.
– C’est justement ça le problème. » gronda Söl.
Elle passa la main sur son visage en soupirant. Dans quel bourbier Tyra s’était-elle encore fourrée ? Devenir amie avec un Sylène pour obtenir des informations sur ce peuple, en soit ce n’était pas une mauvaise idée, mais pas en y liant des sentiments. Pourtant, elle aurait pu s’en douter. Tyra était trop sensible.
« Jamais je n’aurais dû lui confier cette mission. » songea Söl en s’asseyant.
Si les veilleurs l’apprenaient, cela risquait de tout compliquer.
« Je vais demander à une personne de confiance de prendre la relève. » soupira t-elle. « Quant à toi, tu ne t’approches plus tes frontières jusqu’à nouvel ordre.
– Mais c’est injuste !
– C’est pour ton bien. » répondit Söl, intransigeante.
Tyra cracha, le visage déformé par la rage. Elle renversa sa chaise, et quitta la hutte avec fureur.
« Jamais je n’aurais dû me confier à Söl. » songea Tyra en traversant le village. « Gahan, pardonne-moi… »

Le lendemain, Tyra avait tout de suite remarqué qu’elle était surveillée et suivie. Söl n’avait clairement pas changé d’avis et avait demandé à Mylen, qui était l'un de ses fidèles, de la garder à l’œil. Agacée, elle s’était confiée à David. Ce dernier lui avait répondu par un sourire gêné.
« Je comprends Söl, tu sais. »
Si même son meilleur ami était contre elle ! Tyra soupira. Elle ne voulait pas se disputer avec David, ça n’en valait pas la peine.
« Moi aussi, mais ce que j’comprends pas, c’est pourquoi elle m’laisse pas la voir une dernière fois pour mettre les choses au clair ! Gahan va forcément s’inquiéter.
– Tu as évoqué le passé de Gahan ? Elle sait ce qu’il lui est arrivé ?
– Non, je n’ai pas eu l’occasion hier. Mais elle doit l’savoir, je suis sûre qu’elle a lu en moi. »
David soupira.
« Qui sait ? Tu devrais tenter de lui en parler.
– Parce que tu crois que j’ai pas essayé ? » siffla Tyra. « Elle refuse de me voir. Je vais y retourner tout à l’heure et insister. »
Elle attrapa sa chope et la finit d’une traite, tandis que David se penchait en avant pour ajouter :
« Je comprends que tu sois en colère, mais Söl a vraiment l’air à bout en ce moment. Tu as vu ses cernes ? Elle est épuisée. Je ne pense pas que la harceler soit une solution. Attends au moins demain pour retenter.
– Mais pendant ce temps, Gahan est toute seule et s’inquiète. » gémit Tyra. « J’aurais aimé la revoir. »
David fit un sourire compatissant, avant d’ajouter :
« Tu tiens vraiment à elle.
– Elle est adorable. » répondit Tyra. « Forte, belle, intelligente, drôle… Elle mérite pas tout ce qui lui arrive. Son village a perdu un trésor en la bannissant.
– Tu penses que c’est récent ? » demanda David, curieux. « Je me demande depuis combien de temps elle vit loin de son village.
– À vrai dire, j’sais pas trop. Je ne suis pas sûre d’avoir bien compris, mais elle avait l’air de dire qu’elle vit seule dans les souterrains depuis très longtemps.
– Longtemps comment ?
– Avant notre arrivée. »
David fronça les sourcils.
« Notre arrivée ? Comment ça ?
– Avant le village, Sylène, la caste et tout l’reste !
– Attends, c’est possible ça ?! » s’étonna David.
Tyra secoua la tête, perdue. Elle n’en avait aucune idée ! Elle n’était même pas sûre d’avoir correctement saisi ses propos !
« Peut-être avec de la magie ? Celle qu’elle dégage est plus forte et pure que celle des autres Sylènes que j’ai croisé. » murmura Tyra. « En bref, si c’est vrai son bannissement doit être très ancien.
– Tu m’étonnes qu’elle ait l’air aussi bizarre si elle a passé autant de temps toute seule. » répondit David. « Et ça expliquerait pourquoi elle t’aime autant. La solitude fait des ravages, on se satisfait d’un rien après ça.
– Hé ! » s’offusqua Tyra. « T’insinues quoi là ?
– Rien, rien. » gloussa David. « Aïe ! Mais c’est dangereux !! Pourquoi t’as fait ça ?! »
Tyra lui avait lancé la chope sur la tête. David toucha son front en grommelant.
« Je vais avoir une bosse de ta faute.
– Bien fait. Et si tu continues, t’en auras une deuxième pour faire une paire de cornes.
– Pfft. »

Les jours qui suivirent, Tyra avait retenté plusieurs fois de voir Söl, mais la dirigeante avait refusé toute audience. David, devant le désarroi de son amie, avant tenté également sa chance.
Après tout, Söl l’aimait bien, n’est-ce pas ? Mais chaque fois qu’il s’était rendu à sa hutte, il n’y avait personne.
« Dame Söl médite dans la Salle des Dieux. » fit l’homme qui gardait l’entrée ces jours-ci. « Il ne faut pas la déranger. Reviens plus tard. »
Ce n’était pas la première fois qu’on lui disait que Söl était absente, car elle méditait. Ça lui arrivait régulièrement, car en tant que chef elle devait souvent interroger les dieux pour savoir comment guider le village, mais il ne l’avait jamais vue le faire aussi souvent.
« Désolé Tyra. » fit David, attristé. « J’aurais aimé t’aider.
– C’est pas grave. »
Tyra haussa les épaules, découragée.
Depuis que Söl l’avait écartée des patrouilles, elle était cantonnée aux postes extérieurs. Garder l’entrée de la taverne n’était pas désagréable, mais Tyra avait pris l’habitude de patrouiller : c’était dur, elle s’ennuyait.
De plus, Ralf ne cessait de la narguer, fier d’être de nouveau le seul mage des souterrains. Il se vantait régulièrement, affirmant qu’elle s’était fait rétrograder, car elle n’était pas aussi qualifiée que lui.
Personne dans le village ne savait pourquoi Tyra était ainsi mise à l’écart, mais de nombreuses rumeurs aussi idiotes les unes que les autres circulaient et elle n’aimait pas ça. Vivement qu’elle reprenne le travail !
« Je me demande comme va Gahan. Elle me manque.
– Tu as pu obtenir des informations ? Tu sais s’ils continuent de communiquer avec elle ? Söl t’avait dit qu’elle enverrait une personne de confiance, je crois ?
– Non, je suis dans le flou. » soupira Tyra. « Je ne comprends pas pourquoi Söl agit comme ça. Ce n’est pas son genre. On dirait qu’elle ne réfléchit plus, il n’y a aucune sagesse dans ses actes.
– Pourtant, Söl médite à n’en plus finir. » répondit David. « Elle va finir par s’écrouler si elle ne prend pas une pause.
– Ah, j’aime pas cette situation ! »
Tyra se laissa choir sur la table, le menton posé sur ses bras croisés.
« J’en ai marre des postes de garde à la taverne. J’suis encore de corvée toute la nuit là, c’est nul.
– Au moins, on sera ensemble. J’ai demandé à Warin si je pouvais faire les gardes du soir avec toi et il a accepté.
– Oh ! Enfin une bonne nouvelle ! »

« Regarde le nombre de veilleurs qui se la coulent douce là-bas. » siffla David en jetant un coup d’œil à l’intérieur de la taverne. « C’est à se demander à quoi on sert. »
Tyra sourit, amusée par la mauvaise humeur de David. Voilà une bonne heure qu’ils gardaient l’entrée des souterrains, installés dans la salle derrière la taverne.
Cette nuit était particulièrement animée et des éclats de voix parvenaient jusque eux. De nombreux veilleurs ayant fini leur journée de travail s’étaient réunis et trinquaient ensemble joyeusement.
« Ils sont bruyants et vulgaires. » grogna David, qui continuait d’espionner.
Il avait entrouvert la porte et épiait la scène avec attention.
« Berk, y’en à même un qui drague mon père !
– Ils profitent de leur soirée, arrête de ronchonner. Et Léo à l’air d’apprécier. »
David plissa le nez, agacé. Il était jaloux, s’ennuyant ferme. Ils n’avaient pas de jeu avec eux et quelqu’un avait dû déplacer les dés de Tyra, car ils n’avaient pas réussi à les trouver.
Soudain, une femme entra dans la pièce. David la reconnut aussitôt, il s’agissait d’une des serveuses qui était également la fille du gérant. Elle déposa deux bols sur la table.
« Tenez, je suis sûre que vous n’avez pas encore mangé. Le ragoût de ce soir est excellent.
– Merci Lysa. » sourit Tyra, touchée par l’attention. « Tu pourras nous apporter des bières aussi ?
– Mmmh… C’est bien parce que c’est toi. »
Ladite Lysa revint quelques minutes plus tard avec deux chopes remplies. Elle les posa sur la table et s’assit à côté de Tyra en soupirant.
« Dure soirée ? C’est fatigant de servir tous ces veilleurs assoiffés ?
– Oh oui, ils sont épuisants. » souffla la jeune femme. « C’est pour ça que je viens de m’enfuir. Mais la pire entre tous, c’est Gwen. Elle boit plus vite que son ombre, je n’arrive pas à suivre la cadence !
– C’est la digne sœur de Warin. » gloussa Tyra.
Il y eut ensuite un petit silence gêné. Lysa hésita avant d’ajouter.
« En parlant des veilleurs, ton cousin est là Tyra.
– Oh, bon sang. »
Tyra leva les yeux au ciel. Comment gâcher une bonne soirée ? Faites venir Ralf.
« Évidemment. » grommela-t-elle. « Alors, que raconte-t-il comme bêtise sur moi cette fois ?
– Il affirme que tu es tellement mauvaise que Söl t’a fait redevenir apprentie. »
Tyra frémit. Ralf tout craché. Elle se leva en remerciant Lysa et se dirigea vers la taverne, bien décidée à défendre son honneur.
L’idée de s’embrouiller avec son cousin la fatiguait plus qu’autre chose, mais elle avait déjà bien assez de rumeurs sur le dos sans qu’il n’en rajoute une couche.
David la suivit, le visage sombre. Il ne disait rien, mais la colère bouillonnait déjà. Lorsqu’il avait épié la taverne, il n’avait pas reconnu le jeune homme, car ce dernier leur tournait le dos.
Ralf était assis et entouré de trois hommes éméchés. Il s’exclamait :
« Mais v'savez, c’était sûr hein qu’elle s’ferait rétrograder ! Cette sorcière fait pas l’poids face à moi ! »
Tyra secoua la tête, affligée. David grogna :
« Laisse-le-moi.
– Volontiers. »
Mais alors que David posait la main sur l’épaule de Ralf, bien décidé à lui coller une beigne, une personne déboula tout droit de la pièce qu’ils venaient de quitter.
Essoufflée, elle cria :
« Le village est attaqué ! »

留言