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- 25 - L'expédition fleurie

  • bleuts
  • 1 nov. 2024
  • 51 min de lecture

Dernière mise à jour : 11 déc. 2024

Partie 1 - La forêt solitaire


Alors qu’il venait de finir sa patrouille matinale, David vit Tyra traverser le village. Elle revenait de la surface joliment vêtue, et portait dans ses bras une sorte de grande couverture repliée. Qu’avait-elle encore fait ?


« Hé Tyra ! »


En entendant son ami l’appeler, la jeune femme tourna la tête et lui fit signe de la main.


« David ! J’ai pas le temps désolé, j’dois me changer pour aller travailler. » répondit-elle en continuant son chemin. « On mange ensemble c’soir ! »


Il opina et la regarda partir. Elle semblait guillerette et au vu de son sourire, elle avait passé une excellente nuit. Le suçon dans son cou ne laissait pas vraiment de doute quant à son activité.


David sourit.

Il avait hâte de la taquiner à ce sujet.


Le reste de sa journée se passa tranquillement. Entraînement avec Warin le matin et déchargement d’une cargaison venant de la surface l’après-midi, la routine.


Et lorsque le soir fut venu, il retrouva Tyra devant le bâtiment des veilleurs. Elle avait tenté de cacher la trace avec son foulard. Mais David ne l’avait pas oublié.


« C’est quoi cette drôle de marque que j’ai vue dans ton cou ce matin ? » demanda t-il innocemment. « Tu t’es fait un nouvel ami ? »


Mais contrairement à ce qu’il avait espéré, Tyra ne s’empourpra guère et se contenta de sourire. Un sourire narquois.


« Oh, ça ? » fit-elle en tirant son foulard pour montrer la trace. « C’est rien, j’suis tombée dans les escaliers. »


Tyra avait insisté sur ces derniers mots d’un ton moqueur. David comprit immédiatement et grimaça. Elle faisait forcément référence au jour où David avait tenté de cacher à Léo l’origine d’un suçon, avec cette piètre excuse.


Depuis, cette histoire le suivait. Léo se moquait encore de lui aujourd’hui, lui ressortant dès que possible. Mais comment pouvait-elle savoir ?


« Je vais tuer Léo. » siffla t-il, s’imaginant déjà comment faire payer à son père sa langue bien pendue.


Mais Tyra pouffa et répondit :


« C’est Ayel qui me l’a dit. »


Quoi ?! Trahison !



« Toi, je te retiens. » grommela David lorsque Ayel les rejoignit quelques minutes plus tard.


Ayel s’arrêta. Que se passait-il ? Il n’avait même pas eu le temps de saluer son compagnon qu’il se faisait déjà gronder ?


« Hein ?

– Tu lui as raconté l’histoire du suçon et des escaliers ! » couina David en montrant Tyra du doigt, outré et blessé dans son égo. « Maintenant elle va me le ressortir tout le temps ! »


Tyra hocha la tête pour confirmer ses mots. Oh ça oui, elle n’allait pas l’oublier.


« Évidemment que je lui en ai parlé, c’est bien trop drôle. » répondit Ayel, sans regretter une seule seconde. « Et je lui ai raconté plein d’autres anecdotes lorsque l’on préparait la venue de Léo. »


David fronça les sourcils. Il n’avait pas fait ça ?!


« … Comme la fois où t’as chialé comme un gosse parce que Borgne t’avait griffé le nez.

– Mais ça fait mal ! J’aurais pu être défiguré !

– La faute à qui ? Tu n’avais qu’à ne pas le prendre dans tes bras pour lui faire des bisous sur le ventre. » répondit Ayel. « La seule personne à qui tu peux en faire, c’est moi.

– Et bien pour la peine, tu es de nouveau puni. Plus de bisous cette semaine. »


Ayel perdit son sourire.


« Tu n’oserais pas… ?

– Je vais me gêner, tiens !

– David…

– Ça t’apprendra, espèce de vieille commère rabougrie. . »


Ils se fixèrent dans le blanc de l’œil quelques secondes avant d’entendre un gargouillement. David et Ayel se retournèrent de concert vers la source du bruit : Tyra. Elle haussa les épaules :


« Z'êtes trop mignons, mais moi j’ai faim, alors j’vais aller manger. En plus y’a une annonce de prévue, j’ai pas envie d’la louper. »


Elle agita la main et ajouta :


« Mais continuez sans moi, je vous en prie. »



David n’avait jamais vu autant de veilleurs réunis en même temps durant le repas commun. La cacophonie de toutes les discussions autour d’eux lui donnait mal à la tête.


Mais le silence se fit immédiatement lorsque Söl et Warin arrivèrent. La dirigeante sourit et croisa les bras, attendant d’avoir l’attention de tous, avant de parler d’une voix forte :


« Il y a fort longtemps, les dieux ont guidé nos ancêtres jusque cette terre pour que nous puissions y fonder notre merveilleux village. »


Elle prit la main de son époux, et échangea un sourire avec lui.


« Ils ont œuvré toute leur vie pour qu’aujourd’hui nos familles puissent vivre dans la plus belle caste du Nord. Pour que nous puissions élever nos enfants selon notre foi et nos traditions. C’est pour cela que le jour où la première pierre du Creux de GemmeNoire fut posée est un souvenir précieux qu’il nous faut chérir. »


Söl tourna alors la tête vers Dynia, qui se leva et prit la parole à son tour :


« Bon les veilleurs, vous avez compris ? Les préparatifs pour le festival de l’aurore commencent dès demain. Donc pas question de lambiner, ça va être une semaine chargée. Les chasseurs et volontaires qui souhaitent m’accompagner à la chasse pour préparer le festin devront me retrouver devant le camp demain matin. Les apprentis et jeunes maîtres qui veulent participer à l’organisation et la préparation dans le village, vous irez voir Söl et Warin. Quant aux maîtres et vétérans, continuez de travailler et de protéger le village. On ne se le relâche pas ! »


Dès qu’elle eut fini, tous les veilleurs recommencèrent à parler entre eux. Ils étaient surexcités et enthousiastes à l’idée du festival. David tourna la tête vers Tyra, le regard interrogatif. Elle comprit immédiatement sa question et répondit :


« C’est un festival qui a lieu tous les ans. En résumé, on célèbre le jour de la création du village en picolant, en se goinfrant et en forniquant toute la nuit.

– Ah je vois… »


La description de Tyra ne lui donnait pas particulièrement envie. Ayel pouffa, amusé par le visage déconfit de son compagnon.


Soudain, Dynia se pencha vers leur table et s’exclama :


« Vous deux ! Je vous veux avec moi à la chasse demain. Tyra, je sais que tu ne me décevras pas. Quant à toi p’tit David, ça te fera une bonne expérience. »


Elle tourna alors la tête vers Ayel et s’adressa à lui, persuadée qu’il s’agissait d’un veilleur :


« J’sais plus t’es qui, mais si tu veux venir aussi tu es le bienvenu.

– Euh non, il va s’abstenir. » grimaça David en posant la main sur la bouche de Ayel, qui était sur le point d’accepter. « Il a déjà du mal à chasser ses mauvaises habitudes, il ne faut pas trop lui en demander. »


Ayel le fusilla du regard.



Tandis qu’il suivait les chasseurs à l’extérieur du village, David cachait avec peine son excitation. C’était sa première expédition hors du territoire ! Certes, il s’était déjà rendu quelques fois à la frontière et s’était perdu dans les grottes lors de son rite de passage, mais ça ne comptait pas vraiment.


Là, il s’agissait d’un véritable voyage.


« Tu vas adorer la Forêt Solitaire, Senna m’a dit qu’elle est magnifique. » expliqua Tyra sur le chemin. « En comparaison, les bois de la surface font pâle figure. »


Elle avait raison. Au bout de plusieurs heures de marche, ils arrivent. David fut subjugué par la beauté du décor. C’était une immense forêt dense, plus verdoyante que toutes celles qu’il avait pu voir au cours de sa vie.


Quelle sensation étrange que de réaliser que ce lieu se trouvait profondément sous terre. Le plafond était si haut et si loin qu’on aurait pu le confondre avec un ciel de nuit.


« Et les Sylènes ? Ils ne risquent pas de nous attaquer ici ? » demanda David, tandis qu’ils montaient le camp dans une petite prairie à l’abri des arbres « Après tout, nous ne sommes plus sur notre territoire.

– Les Sylènes nous attaquent au Nord-Est dans les grottes, là où s’trouvent les Ogres. On pense qu’ils ont un village caché un peu plus loin, même si on ne l’a pas encore trouvé. » assura Tyra. « On est pas à l’abri d’en croiser par ici, mais ce serait étonnant. C’est pas leur territoire.

– Donc, il n’y a pas d’ogre par ici ? » s’enquit David, curieux.


Dynia, qui aidait au montage en écoutant la conversation d’une oreille distraite, releva la tête et répondit à la place de Tyra.


« Il y en a un. Si vous me promettez de faire attention, je vous le montrerai. »


David n’était pas certain de souhaiter le voir. Il ouvrit la bouche, prêt à refuser, mais Tyra le devança :


« Oh, j’adorerai. S’vous plaît, montrez-nous !

– Bien, bien. Nous n’irons pas chasser avant demain alors je pense que ça ne dérangera personne si nous nous absentons quelques heures une fois que nous aurons fini l’installation du camp. »


David referma la bouche et hocha la tête. Tyra semblait si heureuse qu’il n’avait pas le cœur à tout gâcher.



Comme promis, Dynia guida David et Tyra au travers des bois. Ils marchèrent une bonne demi-heure avant de commencer à ressentir plus fortement la magie des souterrains. Mais c’était bien différent de l’attraction violente des grottes.


« La magie est plus ou moins puissante selon les lieux. » expliqua Dynia en chemin. « Comme vous le savez, elle est plus intense près des ogres et nous attire vers eux. Gardez vos masques sous la main, mais vous n’avez rien à craindre avec celui-là, il est curieusement calme. »


David toucha son masque du bout des doigts. Heureusement qu’il n’était pas obligé de le mettre directement sur le visage : Le porter comme une coiffe suffisait à ce qu’il fasse effet et rejette l’attraction des souterrains.


Au bout d’un moment, ils arrivèrent dans une zone plus sauvage. Les arbres étaient larges, les buissons touffus, des racines noueuses bloquaient les chemins, et des ruines de pierre étaient recouvertes de mousse.


À l’instar du territoire des veilleurs, ce lieu était jadis habité. Détruit par le temps et la végétation, il ne restait presque rien d’autrefois. Ils s’approchèrent d’un arbre plus grand que tous les autres.


« Nous sommes arrivés. » fit Dynia. « L’ogre se trouve ici.

– Ah bon, mais je ne vois rien… oh. »


En faisant le tour de l’arbre, David l’aperçut.


Il s’était attendu à revoir un colosse, un ogre immense surplombant la forêt et tapissé de cristaux. Il se souvenait toujours parfaitement de celui qu’il avait découvert le jour du rite.


Mais celui-ci, bien que tout de même imposant, était beaucoup plus petit. Il ne faisait qu’un avec un arbre. Et sa position était étrange. Son corps était penché en avant et son bras droit tendu.


Essayait-il de s’enfuir ou d’attraper quelque chose ? Son visage était découvert et parsemé de mousse, champignons, et autres végétaux. David murmura :


« Il fait moins peur que ses frères.

– Je n’avais jamais vu le visage d’un ogre d’aussi près. » ajouta Tyra, en s’approchant avec curiosité. « J’avais beau savoir qu’en dessous de leur masque sont taillés des visages, je les imaginais plus laids que ça. »



Ils restèrent quelques minutes ainsi, à l’admirer en silence. Pendant ce temps Dynia se posa dans un coin d’herbe illuminé par leurs lampes.


Intrigué, David regarda autour d’eux à la recherche d’une trace du masque. Même un fragment, un infime morceau....


« Tu cherches son masque ?

– Oui. Je me demande où il est passé. »


Dynia désigna son propre masque du bout des doigts.


« Il est juste là. C’est mon troisième masque, mais c’est celui auquel je tiens le plus. J’aime bien ce lieu.

– Le troisième ?

– J’ai perdu les deux premiers lors d’affrontements avec des Sylènes lorsque j’étais jeune. Ils ne m’étaient pas destinés. Mais celui-là m’accompagne maintenant depuis vingt ans. »


Elle prit son masque dans les mains et le regarda intensément, avant de relever la tête et de fixer l’ogre.


« Ne le répétez pas à Warin, mais je viens le voir pendant les expéditions de chasse. Je me dis qu’il doit se sentir seul sans son masque. Alors je lui tiens compagnie. »


David hocha la tête. Jamais il n’aurait imaginé entendre ça un jour. Tenir compagnie à un ogre, car il se sentait seul ? Avant de s’installer dans ce village et de découvrir les souterrains, il aurait pris Dynia pour une folle.


Mais lorsqu’il voyait celui-là, coincé au creux de son arbre, il ne pouvait que la comprendre.



Après leur avoir montré l’ogre, Dynia les guida vers des ruines. David et Tyra la suivirent, fascinés. C’était un territoire très différent des grottes, attisant leur curiosité.


« Vous voyez cette plante ? » fit-elle, en leur désignant une fleur blanche qui poussait entre deux rochers. « Mémorisez là. Elle est très utile à notre soigneur, qui s’en sert dans certaines décoctions.

– Elle est jolie. » fit Tyra en se penchant dessus, avant de se redresser brusquement en grimaçant : « Berk, ça pue !

– Bien fait. On ne t’as pas appris à ne pas renifler ce que tu ne connais pas ? » réagit David.


Dynia éclata de rire et continua d’avancer. Elle leur fit découvrir plusieurs autres plantes qui poussaient dans la région, leur expliquant quand et comment les récolter.


« Je dirige souvent les expéditions dédiées à la récolte de ressources. Les plantes des souterrains aident le village beaucoup plus qu’on ne pourrait le croire.

– Dans ce cas, pourquoi on ne prend rien ? Vu qu’on est ici, on pourrait en rapporter. » demanda David.


Dynia secoua la tête.


« Non. Je ne récolte rien qui ne m’ait pas été demandé par le soigneur. Je n’aime pas le gâchis. » répondit-elle. « Je suis tout le contraire de mon idiot de coéquipier. Quand il dirige les expéditions, il aime prendre plus que de besoin au cas où.

– Ça ne m’étonne pas.

– … mais je ne lui jette pas la pierre, ça nous a déjà rendu service plus d’une fois. Être prévoyant, ça a aussi du bon. »


Ils continuèrent d’avancer, arpentant les ruines. Dynia leur faisait mémoriser diverses choses et leur posait des questions pour vérifier qu’ils avaient bien tout assimilé.


« Il est temps de rentrer, il se fait tard », conclut-elle, tandis qu’ils quittaient les ruines.


Tyra s’éloigna soudain d’eux, se dirigeant vers une pierre dressée.


« Tyra ?

– Vous avez vu la peinture sur ce rocher ? C’est dommage qu’elle soit aussi effacée, elle devait être magnifique. »


Il ne restait presque rien, mais on pouvait toujours distinguer une silhouette féminine de face. David s’approcha et les détailla du regard, avant de répondre.


« Dans ma contrée natale, on appelle ça un Moenia.

– Un quoi ?

– Un Moenia. C’est le nom que l’on donne aux rochers peints à Morthebois. Dessus, on représente l’Abonde et ses sœurs pour qu’elles nous protègent. C’est une vieille tradition.

– L’Abonde ? » demanda Dynia, en s’approchant. « Qu’est-ce donc ?

– C’est le nom de nos divinités locales. Le dessin sur ce rocher m’y fait vraiment penser. De ce que j'ai appris, en général on les représente plutôt de profil. Mais à Morthebois elles sont toujours présentées comme ça de face.

– Ce n’est pas toi qui nous affirmait que tes croyances dataient de l’époque où les ogres « régnaient sur le nord » ? Il y avait peut-être un peuple ici autrefois qui priait ces divinités. » répondit Dynia. « Si vous parlez une langue similaire à celle des souterrains, votre culture aussi doit l’être. »


David se rappela soudain que la femme était là et accompagnait Warin, le jour où il avait évoqué sa culture pour la première fois. Elle avait une bonne mémoire ! Bien meilleure que celle de Warin, qui esquivait le sujet ces dernières semaines.


Il l’avait harcelé pour avoir des informations, tout ça pour ensuite s’en désintéresser aussitôt. David l’avait toujours en travers de la gorge.


Il fixa le rocher avec curiosité.

Peut-être Dynia avait-elle raison ?


Il hésita quelques secondes, avant de se diriger vers le champ de fleurs non loin. Il en cueillit quelques-unes et fit un petit bouquet avec, qu’il revint déposer devant le Moenia. Tyra demanda :


« Que fais-tu ?

– Une offrande. Je sais que vous ne croyez pas en tout ça, mais si c’est vraiment une Abonde ça me rend triste qu’elle ait été oubliée. C’est comme l’ogre, elle doit se sentir seule. »


Les deux femmes hochèrent la tête, comprenant ce qu’il voulait dire. Tyra retira le petit bracelet en perles de bois qu’elle portait au poignet et le posa à côté du bouquet.


« Tu crois que ça lui fera plaisir ?

– Sans aucun doute. Mais ça ne te dérange pas de faire une offrande à une divinité différente des tiennes ?

– Bah tu sais, un dieu de plus ou de moins… On est plus à ça près. »


Dynia se glissa derrière elle et lui donna une tape derrière la tête pour la rappeler à l’ordre. Tyra couina.


« Pardon ! J’ai rien dit ! »



Toute la soirée après l’escapade dans les ruines, David et Tyra avaient appris auprès des chasseurs à faire et poser des pièges. Ils étaient les membres plus jeunes et inexpérimentés du groupe, alors tous veillaient à leur inculquer ce qu’ils savaient pour qu’ils puissent revenir formés de cette expédition.


Ils étaient par la suite partis dormir dans la grande tente, plongeant dans le doux pays des rêves… jusqu’au moment où ils furent réveillés en sursaut par des exclamations.


« Je n’ai rien remarqué, je surveillais les bois ! » fit la voix d’un veilleur, à l’intonation paniquée. « C’est quand je me suis retourné que j’ai vu ça !

– Et tu n’as rien entendu ? Pas le moindre bruit suspect ?

– Non ! La forêt était plus silencieuse que jamais. »


David entrouvrit les yeux, dérangé par les cris. Emmitouflé dans sa cape, il n’avait pas envie de bouger et grogna avant de décider de ne pas s’intéresser à ce qu’il se passait. Mais Tyra lui donna un coup de pied, le faisant sursauter.


« Aïe ! Pourqu —

– Viens voir. C’est magnifique. » le coupa-t-elle, avant de quitter la tente.


David se leva à contrecœur. En sortant, il remarqua immédiatement Dynia qui discutait avec d’autres veilleurs. Tous semblaient agités. Mais son regard dévia aussitôt, attiré par de la lumière.


Tout le campement était recouvert de fleurs. De belles fleurs blanches et brillantes qui éclairaient la scène d’une lueur irréaliste.


« Quoi ? Mais il n’y avait pas de fleurs hier… » souffla-t-il, perdu.

Tyra s’approcha de lui et chuchota :


« Elles sont superbes. Tu trouves pas qu’elles ressemblent au bouquet que t’as déposé devant le rocher ?

– Hein ? »


Il tourna la tête vers elle, les yeux écarquillés. Elle continua, toujours à voix basse :


« Moi, je pense que c’est ta drôle de déesse qui t’a répondu. »


Perdu, David tourna la tête vers Dynia, qui continuait de parler un peu plus loin. Elle sentit son regard et se retourna brièvement pour lui faire les gros yeux. David déglutit. À quelle sauce allait-elle le manger ?


« Dynia ! » fit la voix d’un veilleur. « Il y a des traces non loin du camp.

– Quoi ? Montre-moi ça. »


Lorsqu’elle revint quelques minutes plus tard, son visage s’était encore assombri. Elle rassembla tout le monde et expliqua :


« On remballe le camp et on s’en va. Il y a un Sylène dans les bois.

– Mais Dynia…

– Couvrez-vous le nez et ne touchez pas aux fleurs, elles sont peut-être dangereuses. »


Tyra, qui était sur le point de cueillir une fleur pour la sentir, s’arrêta en plein geste et se redressa. Elle vérifia que personne ne l’avait vue, s’épousseta, avant de faire mine de rien.



Le groupe avait réinstallé un campement plus loin dans les bois, proche d’un lac dont l’eau était aussi pure que le cristal.


Sous la demande de Dynia, Tyra avait usé de sa magie pour apposer un sceau de protection autour du camp. Épuisée, elle avait ensuite dormi plusieurs heures, s’écroulant sur sa couche.


Les jours qui suivirent, tout se passa comme prévu. Il n’y eut plus aucune trace du Sylène et les chasseurs purent enfin travailler. David resta en retrait tout du long, les regardant faire avec curiosité.


« Ah, c’est ça que j’aime ! » s’exclama Dynia le soir, tandis qu’ils fêtaient joyeusement leur réussite. « Quand tout se passe aussi bien, c’est que les dieux sont avec nous ! Nous pourrons rentrer dès demain. »


Ils avaient chassé des Sangliers de Jais, un animal des souterrains noir comme charbon et recouvert de petits champignons sur tout le dos.


« J’adore ces champignons. » expliqua Tyra tandis qu’ils se promenaient autour du camp, en se léchant les lèvres. « Ils sont rares, mais incroyables !

– Ah ?

– Ils rendent heureux ! Ça fait tourner la tête et ça libère des angoisses. C’est magique. »


David n’était pas certain d’avoir envie d’y goûter. Méfiant, il hocha la tête sans conviction tandis que Tyra lui expliquait à quel point elle les aimait.


« … mais comme la plupart des plantes des souterrains, on ne peut pas les monter à la surface. Ça meurt aussitôt.

– Oui, Söl m’en avait parlé.

– C’est dommage. » soupira Tyra. « On pourrait s’faire tellement de sous en les revendant. Tu réalises tout l’hydromel qu’on pourrait s’acheter avec ?! »


David pouffa. Amusé, il lui donna un petit coup sur l’épaule :


« Toi tu ne changes pas !

– Hé ! »


Ne maîtrisant pas sa force, il avait fait perdre l’équilibre à Tyra qui agita les bras en l’air avant de tomber bêtement dans l’herbe. Le contenu de sa besace se renversa sur le sol. Elle rougit aussitôt, et tenta de tout ranger rapidement.


« Tu as ramassé des fleurs ? Dynia nous avait interdit d’y toucher !

– Mais elles sont si jolies… »


Tyra fit la moue et serra son sac contre elle.


« Elles ne sont pas dangereuses, juste belles ! C’est un cadeau de ta déesse, on ne pouvait pas les refuser.

– Tyra…

– Elle aurait été triste sinon ! »


David secoua la tête et lui tendit la main pour l’aider à se relever. Tyra s’épousseta avant de continuer :


« Elles ne font de mal à personne. Regarde, je ne suis pas morte, ni même malade. Ce sont juste de jolies fleurs qui brillent et sentent bon. »


Elle glissa la main dans sa besace et en sortit une fleur blanche. Malgré le temps qui avait passé depuis que Tyra l’avait prise, elle n’avait pas bougé. Elle était toujours aussi fraîche et belle qu’au premier jour.


« Tu n’as pas tort… » répondit David.


En réalité, le jeune homme s’était retenu avec beaucoup de difficulté d’en cueillir une lui aussi. Il ajouta d’une petite voix :


« Lorsqu’on sera rentré, tu m’en donneras une pour que je la mette dans ma hutte ? »


Un immense sourire illumina le visage de Tyra.



Partie 2 - La chasseresse solitaire


La journée de Gahan avait commencé comme toutes les autres.


Aux aurores, elle avait trouvé un cornouiller pour récolter du bois. Gahan avait besoin de se fabriquer de nouvelles flèches. Elle en avait profité pour cueillir ses baies préférées et s’était installée tout en haut de la vieille tour pour admirer la forêt qui s’étendait en contrebas.


Elle aimait contempler les animaux, suivre du regard leurs allées et venues tout en grignotant des baies. Ça l’occupait durant ses longues journées. Gahan pouvait passer des heures ainsi, elle ne s’en lassait jamais.


Mais ce jour-là alors qu’elle allait descendre, elle tendit l’oreille.


Des bruits de pas ?

La forêt avait des visiteurs !


Gahan ouvrit grand les yeux et scruta les bois.

Était-ce un membre de son ancien clan ?

Non.


C’était la dame étrange, celle qui venait parfois s’assoir près de l’Ancien. Celle qui faisait partie du peuple des voleurs de visage et qui dérobait les jolies fleurs de la forêt. Gahan plissa les yeux.


Elle était accompagnée de deux autres voleurs, qui regardaient autour d’eux avec curiosité.


Gahan descendit la tour sans faire un bruit et se faufila dans l’ombre des bois. Elle attrapa son arc et grimpa dans les arbres pour suivre le groupe avec intérêt. Que venaient-ils faire là ?


Peut-être venaient-ils pour les baies ? Gahan songea alors qu’elle aurait dû toutes les manger ce matin, pour ne rien leur laisser ! Elle souffla du nez à l’idée d’être privée de ses gourmandises préférées.


Le bruit attira l’attention d’un membre du groupe. Une toute petite femme, grande comme un enfant, tourna la tête.


« Tyra ? Tout va bien ?

– J’ai cru entendre… non, rien. »


Gahan n’avait rien compris à leurs vilains jappements. Elle retint sa respiration et continua de les suivre. Ils firent de nombreuses choses étranges. Si l’ancien clan de Gahan les avait vu faire, ils auraient hurlé et les auraient attaqués.


Mais Gahan, elle, s’en moquait. Elle était une bannie, ce territoire était le sien. Et elle avait décidé que tant qu’ils ne pillaient pas ses baies, ils pouvaient rester dans les bois.


C’était beaucoup plus amusant de les suivre que de regarder les oiseaux picorer.


Ils marchèrent longtemps, traversant toutes les ruines en aboyant de leurs voix désagréables. Mais si elle ne comprenait rien, elle remarqua qu’ils admiraient les fleurs.


Gahan aimait les fleurs elle aussi !


Finalement, ils arrivèrent auprès du Moenia de la Dame Fânée. C’était la première fois que des voleurs de visage s’approchaient du rocher.


Gahan serra les dents. Elle voulait bien les laisser errer et ramasser des fleurs s’ils en avaient envie, tant qu’ils ne touchaient pas aux baies, mais ils n’avaient pas le droit de s’en prendre à la Dame !


Elle tendit son arc, prête à décocher une flèche mortelle, lorsqu’elle se stoppa.


« Dans ma contrée natale, on appelle ça un Moenia. »


Gahan ne saisissait toujours pas leurs paroles, mais elle avait reconnu un mot : l’un des membres du groupe, un homme à la peau de la couleur de l’écorce, avait parlé de Moenia.


Jamais encore elle n’avait entendu de voleur de visage utiliser un mot de sa langue !


L’homme cueillit alors des fleurs, qu’il rassembla en un bouquet et déposa devant le rocher. La petite femme qui l’accompagnait déposa à son tour son bracelet.


Gahan n’en revenait pas ! Ils faisaient une offrande à la Dame ! Stupéfaite, elle baissa son arc.


Elle vit le mâle prier, puis le groupe partir.


Gahan ne les suivit pas immédiatement. Lorsqu’ils furent loin, elle regarda les offrandes. Il n’y avait pas de mauvaise magie en elles. Elle demanda alors à la Dame Fânée si elle pouvait prendre le joli bracelet. Une douce brise lui répondit.


Gahan enfila le bijou de perles et l’admira avec émerveillement. Ce qu’il était beau ! Elle s’enfonça ensuite dans la forêt pour suivre ses visiteurs.


Ils laissaient des traces de leur passage partout ! Pire que des enfants ! Ils ne savaient pas marcher avec la nature. Comment faisaient-ils pour ne pas entendre leur propre boucan ?


Leur camp était vraiment très loin, et elle se demanda pour quelle raison ils avaient fait tout ce chemin. Étaient-ils simplement venus pour saluer la Dame ?


Elle les contempla s’agiter dans leurs huttes de fortunes, préparer des pièges et affuter leurs lames, et comprit qu’il s’agissait de chasseurs.


Gahan respectait les chasseurs. Son père, Gyhun, était autrefois le meilleur chasseur du clan.


Gahan les fixa, cachée dans un arbre, mais elle se lassa vite. Elle préférait admirer le jeune mâle qui avait fait l’offrande. Elle devait le remercier. La Dame avait apprécié son cadeau.


Lorsque la nuit fut tombée, la forêt perdant ses belles lumières pour devenir un nid obscur, elle en profita pour se faufiler dans le camp.


Le chasseur qui surveillait les alentours était si facile à éviter qu’elle se demanda s’il n’était pas sourd ou aveugle. Peut-être les deux. Elle se posa dans l’herbe et ferma les yeux. Faisant appel à la magie alentour, elle se concentra.


De douces fleurs blanches poussèrent tout autour d’elle, remplissant le camp de leur splendide lueur. Aussitôt son cadeau prêt, elle remonta dans l’arbre et regarda le camp s’éveiller.


Elle s’attendait à de la joie et de l’émerveillement devant la beauté de ses fleurs éternelles, mais tous braillaient. Quels ingrats !


Le jeune homme se leva après les autres et ne parut pas heureux. Il avait peur ? Pourquoi ? C’était un cadeau formidable ! La seule qui sembla se réjouir était la petite femme du bracelet.


Gahan la vit cueillir des fleurs en secret, tandis que ses compagnons remballaient leur camp et partaient.


Au moins, son présent avait plu à une personne.

Elle décida qu’elle aimait la petite femme.


Gahan repartit ensuite en direction de ses ruines. Elle ne comptait pas suivre les visiteurs s’ils s’aventuraient trop loin hors de son territoire. Elle s’était déjà trop écartée de chez elle.


Gahan soupira.


C’était une drôle de visite, mais au moins elle avait passé une journée très intéressante. Décidément, les voleurs de visages étaient des êtres bien étranges.



Partie 3 - Le festival

 

Lorsqu’ils rentrèrent, les chasseurs furent accueillis par un village en joie. Il y avait des lanternes, des guirlandes de fleurs, et de la musique à foison. Les huttes avaient été décorées pour l’occasion, et des sourires illuminaient les visages des habitants.


Tous avaient hâte que le festival de l’Aurore débute… mais n’était-ce pas déjà le cas, avec toute cette animation ?


Chaque villageois avait mis la main à la pâte pour faire du hameau un lieu magnifique.


Peu de temps après leur arrivée, David et Tyra se séparèrent du groupe pour retourner à leurs huttes respectives. Ils avaient bien besoin de repos après toutes ces aventures !


Ayel qui attendait son compagnon avec impatience lui sauta au cou pour l’embrasser dès qu’il entra dans leur hutte. Il refusa ensuite de le lâcher et posa sa tête sur son épaule, silencieux. David lui caresse le dos.


« Je t’ai tant manqué que ça ?

– Oui. »


Ayel releva la tête et fit une moue boudeuse.


« Heureusement que j’avais Léo pour me tenir compagnie. Je me suis senti si seul… tu m’as abandonné.

– Tout de suite les grands mots ! » répondit David en roulant les yeux, amusé.


Quelques heures plus tard, après une sieste, une bonne baignade dans le lac et un repas chaud, David décida de se promener dans le village. Ayel dormait déjà profondément, épuisé par sa dure journée de travail.


Durant sa balade, David aida plusieurs fois des villageois en portant les charges lourdes à leur place et en accrochant les décorations en hauteur. C’était parfois bien d’être grand et fort. Il appréciait de pouvoir se rendre utile.


Mais alors qu’il s’asseyait sur un banc pour souffler un peu, n’ayant pas prévu de faire autant d’efforts durant sa promenade, une voix féminine dans son dos le fit sursauter.


« Oh, Söl ? » fit-il en portant la main au cœur. « Tu m’as fait peur.

– Pardon, pardon. » répondit la dirigeante du village, en s’approchant de lui. « Comment va ma mule préférée ?

– Bien. Mais si on me redemande encore une fois de participer à la saignée et à l’éviscération d’un sanglier en pleine forêt, je quitte le village. »


David avait plissé le nez, encore dégoûté. Söl sourit.


« Mon pauvre enfant… » se moqua t-elle. « C’est terrible, mais pense à toutes ces personnes qui vont se régaler grâce à ton immense sacrifice.

– Mh. Je suis sûr que le festival aurait très bien pu survivre sans ce sacrifice.

– Au sujet du festival. » répondit-elle en l’ignorant. « Tu as déjà trouvé ton cadeau pour Ayel ?

– Mon cadeau ?

– Oh. Tyra ne t’a rien dit ? Il est de tradition d’offrir un présent à une personne que l’on aime durant la fête. Que ce soit d’un amour romantique, filial, amical ou autre… »


David ferma les yeux et grogna. Fantastique.


« C’est bête, ça ne te laisse pas beaucoup de temps pour lui trouver quelque chose. »



David avait passé toute la soirée à chercher quel cadeau faire à Ayel, se demandant comment trouver quelque chose en si peu de temps. Il avait évidemment songé à lui offrir un chaton, mais David avait aussitôt abandonné l’idée : il n’avait aucune idée d’où il pourrait s’en procurer un.


Il avait également songé à lui offrir une des fleurs que Tyra avait cueillies dans les souterrains, mais après réflexion il n’aimait pas trop cette idée. Ce n’était même pas lui qui les avait ramassés !


Finalement, il opta pour l’idée la plus simple à réaliser : dénicher un bijou ou un vêtement à lui offrir. Il s’était rendu dans le quartier des veilleurs, car ceux-ci travaillant même de nuit il savait qu’il y trouverait forcément quelqu’un pour l’aiguiller.


Il y avait encore beaucoup de monde à cette heure-là, et une ambiance chaleureuse. L’odeur de la bière chaude emplissait la salle et les conversations des veilleurs provoquaient un brouhaha terrible.


« Tu peux lui offrir un torque. La tradition veut que l’on offre ce bijou à la personne que l’on aime. » avait proposé Warin, en entendant David discuter avec un autre veilleur. « C’est un symbole fort.

– Un torque ? Non, je ne préfère pas. » répondit David, en retenant une grimace.


Il possédait encore, rangé au fond de ses affaires, celui qu’Öta lui avait offert. Un marchand abarian lui avait vendu en lui expliquant la signification et Öta en toute innocence lui avait offert pour célébrer leur amitié.


Mais David, qui avait longtemps chéri ce cadeau, avait arrêté de le porter depuis bien longtemps. Il n’aimait pas y penser. Et il ne se voyait pas offrir le même présent à Ayel. Ce serait trop bizarre pour lui.


« J’ai entendu parler de torque ? Vous cherchez une idée de cadeau pour le festival ? » fit Dynia en s’approchant, rejoignant la conversation à son tour.


Elle posa sa chope sur la table et se posa en face de David.


« Je peux peut-être aider ?

– Je ne savais pas qu’il fallait offrir un cadeau durant la fête. » expliqua t-il, gêné d’attirer toute l’attention. « Je voudrais trouver quelque chose pour mon compagnon.

– Oh ! C’est le beau rouquin de la dernière fois ? »


David s’empourpra. C’était si embarrassant ! Il se mordit la lèvre et hocha la tête.


« Qu’est-ce qu’il aime ? Tu connais ses goûts, dis-nous tout. »


David réfléchit. Il répondit :


« Mh. Il aime les jolis bijoux, il est très coquet. Il adore tout ce qui est moelleux, les animaux et l’alcool. Oh ! Et il a une obsession pour le pain. S’il avait pu choisir son apprentissage, je crois qu’il aurait aimé être boulanger. Il râle tout le temps parce que le pain de la caste est insipide.

– Il est très bien notre pain. » grogna Warin, vexé.


Dynia hocha la tête. Elle répondit :


« Je connais un bon boulanger à la surface. Il fait des pains avec des recettes sudantes, ils sont excellents. C’est une idée qui se tient.

– Du pain ? Ce n’est pas… étrange comme cadeau ?

– Non. » répondit Dynia en agitant la main. « Pour aller avec, tu prends un bon fromage, une bouteille d’hypocras, et tu lui offres un rendez-vous amoureux au bord du lac. Il va adorer.

– C’est une excellente idée. » confirma Warin. « La fête commence demain soir donc tout le monde sera au banquet, le lac devrait-être tranquille. Ce sera le moment parfait. »


David hocha la tête, reconnaissant.


« Merci beaucoup. Sur ce, je vais rentrer à ma —

– Reste ! » s’exclama Warin en attrapant son apprenti par l’épaule. « On allait faire une partie de cartes. Joins-toi à nous.

– Mais—

– Pas de, mais gamin, allez viens. »



David savait qu’il regretterait toute sa vie cette soirée. Finir dépouillé de ses vêtements par Dynia, il pouvait encore le supporter. Mais voir Warin nu rouler sous la table, c’était trop pour lui. Comment regarder son maître en face le lendemain ?


Sans compter Lothar, qui agonisait tout aussi nue, la tête posée sur la table depuis une éternité, la bave aux lèvres. Tout ça pendant que Dynia restait fraîche comme la rosée du matin.


David but une gorgée de bière supplémentaire, espérant que l’alcool l’aiderait à oublier tout ça. Warin nu comme un vers… bon sang, plus jamais.


« Je te dédie ma victoire. » fit Dynia en embrassant sa femme, Sofie, qui s’était jointe à eux pour regarder le jeu. « Ainsi que toutes mes victoires suivantes.

– Pour les prochaines, invite Gwen. Je rêve de la voir dévêtue, elle doit être vraiment impressionnante.

– La sœur de Warinet ? Je te comprends, elle a de jolis muscles. »


David ferma les yeux. Pourquoi devait-il subir ça ?


« Et tu inviteras aussi Söl ?

– Jamais. Laissez ma sœur et ma femme tranquille. » gémit Warin sous la table, avant de vomir.



Le village en fête était magnifique. Des lanternes et des guirlandes de fleurs avaient été disposées un peu partout, rendant le lieu plus lumineux et chaleureux que jamais. La musique emplissait les cavernes, résonnant autant dans les grottes que dans les cœurs.


« Tu es superbe, comme toujours » fit remarquer David lorsqu’Ayel le rejoignit au banquet.


Ce dernier sourit en retour, touché par le compliment. Il avait pris le temps de se faire beau pour l’occasion, troquant son tablier et ses tuniques quotidiennes contre une tenue qui lui plaisait plus. David l’invita à lui prendre le bras. Ayel soupira, heureux.


« Cette fête me fait penser à celle du Solstice, tu t’en souviens ? »


David opina tandis qu’Ayel continuait :


« En y repensant, jamais je ne me serais imaginé qu’en t’embrassant, je chamboulerai tant de choses dans nos vies.

– Il ne s’est passé qu’un an depuis et pourtant ça me paraît si loin… » répondit David. « J’ai l’impression d’être à tes côtés depuis toujours. »


Ils échangèrent un regard tendre.



Le banquet était immense, tout le village était réuni pour manger et boire ensemble. David remarqua Tyra de l’autre côté de la place, qui parlait déjà avec les musiciens.


Elle portait une coiffe de loup et une belle tenue qui la mettait en valeur. Se sentant observée, elle tourna la tête et secoua la main pour saluer le couple de loin.


David lui répondit d’un hochement de tête discret, tandis qu’Ayel agitait le bras avec enthousiasme.


« Regarde, ils ont installé une scène. » s’étonna-t-il ensuite, en montrant du doigt une estrade de bois qui se trouvait juste à côté de la jeune femme. « Je me demande à quoi elle va servir.

– On m’a dit que Tyra avait prévu une petite représentation avec les enfants de Söl. Ils vont raconter une histoire, je crois. » répondit David. « Tu veux y assister ?

– Oh, pourquoi pas ! »


David et Ayel s'installèrent non loin de la scène pour attendre le début. Il était assez courant lors des fêtes abariannes d’organiser de petites représentations pour honorer l’histoire des dieux.


Avant qu’Ayel ne lui rafraîchisse la mémoire, David avait totalement oublié qu’il avait déjà assisté à ce genre de spectacle plusieurs fois. Ou plutôt, il n’avait pas fait le rapprochement.


La première fois était lorsqu’il était devenu apprenti à CerfBlanc. Un conteur se trouvait dans la tour et narrait les aventures des dieux tandis que les novices l’écoutaient en attendant de pouvoir rencontrer le shaman.


La seconde fois était lors du festival du Solstice d’Été. Un spectacle de feu avait eu lieu, narrant l’histoire de quatre dieux incarnant les éléments.


« Je me demande qui Tyra va mettre à l’honneur. » fit Ayel, curieux. « Tu as une idée ? Quels dieux aime-t-elle ?

– Tu me demandes ça à moi ? » répliqua David, en levant un sourcil. « J’ai déjà du mal à me souvenir de tes dieux préférés, alors les siens… Il y a trop de noms étranges pour que ma pauvre mémoire suive la cadence. »


Ayel secoua la tête et leva les yeux au ciel. Il avait passé des mois à donner des leçons à David sur les légendes abariannes, tout ça pour que cet idiot oublie tout ! Mais Ayel n’eut pas le loisir de le taquiner à ce sujet, surpris par une douce musique qui débutait.


Tyra s’était posée sur le bord de la scène et avait commencé à jouer de la lyre.


Sur les planches, un garçon et une jeune fille dansaient. Leurs visages étaient couverts par des masques, mais leurs cornes ne laissaient aucun doute quant à leurs origines. Les enfants de Söl.


La voix de Tyra s’éleva alors, accompagnant la mélodie. Forte et envoûtante.


Elle conta l’histoire d’un dieu qui toute sa vie fut dévoré par la passion et l’envie.

Un dieu fou qui rêvait de dérober Astre, l’incarnation du Soleil et de la Lune.


Obsédé par cette idée, il n’avait vécu que pour ça.

Il en oubliait ceux qui l’aimaient et qui le chérissaient.


Devenu ivre de désir pour l’astre, il ne voyait plus rien des beautés du monde qui l’entourait.


Mais un jour, les dieux de la Lune et du Soleil entendirent parler de ce dieu fou et eurent peur qu’il parvienne à réaliser l’impossible.


Pour protéger leur trésor, ils décidèrent d’enfermer ce dieu dans une tombe, au plus profond de la terre. Durant des siècles, le dieu tenta de s’échapper, en vain. Le dieu de la lune avait maudit de lieu : aucun outil et aucune magie ne pouvait s’en approcher.


Mais alors qu’il pensait que tous l’avaient oublié et qu’il croupirait pour l’éternité sous terre, une lueur était parvenue dans son tombeau.


Sa femme, celle qu’il avait abandonnée lâchement au profit de ses désirs insensés, n’avait jamais enterré son souvenir.


Ne pouvant utiliser ni outil ni magie, elle avait creusé avec sa propre chair durant des siècles pour délivrer son bien-aimé.


Elle avait d’abord usé ses mains et ses bras, jusqu’à ce que ceux-ci ne soient plus qu’un tas de chair sanguinolent.


Elle s’était acharnée au point d’user ses propres os.


La femme avait ensuite creusé avec ses jambes, les sacrifiant dans sa dure tâche, pour enfin terminer par ce qu’il lui restait… ses dents.


Lorsqu’elle retira la dernière pierre qui enfermait l’homme qu’elle aimait, elle n’était plus qu’un tas de chair informe.


Incapable de parler et ne ressemblant plus à celle qu’elle était autrefois, elle ne fut pas reconnue par son époux.


Le dieu s’engouffra dans la sortie, ignorant avec mépris cette bête informe et dégoûtante qui l’avait délivré, et leva les yeux au ciel.


Mais Astre n’était plus là.


Le monde était baigné dans le noir.


Oubliant que son tombeau était maudit de telle sorte que les rayons d’Astre ne lui parviennent jamais, il hurla.


Tous ces siècles, il n’avait tenu bon qu’en se rattachant à son rêve.


Persuadé que le Soleil et la Lune avaient été volés par un autre, il tomba à genoux.


Cette idée lui était si insupportable qu’il s’arracha le cœur.


Son sang coula, suivant le trou creusé par sa femme, et retomba goutte par goutte dans le tombeau. Là où il aurait dû rester.


Lorsque la scène se termina, David tourna la tête vers Ayel et murmura :


« Quitte à me répéter, elles sont bizarres les histoires de vos dieux. »



« David ! Ayel ! » s’exclama Tyra quelques minutes plus tard en avançant vers eux, le visage rayonnant de joie. « Je ne pensais pas que vous viendriez m’écouter.

– On n’allait tout de même pas manquer ça. Tu racontes toujours aussi bien les histoires. » répondit David.


Tyra rosit de plaisir. Elle s’était sentie mal lorsqu’elle avait remarqué que ni Senna ni Soren n’étaient venus. Pourtant, la veille, elle avait pris son courage à deux mains et les avait conviés.


Elle s’était préparée avec soin pour cette représentation, pour tenter de les rendre fiers. Mais aucun de ses efforts n’avait été reconnu par ceux qui étaient malgré tout sa famille.


Alors, lorsqu’elle avait vu David et Ayel arriver, eux qu’elle n’avait pas osé prévenir de peur de paraître trop envahissante, son cœur s’était empli de joie.


« Vous avez aimé ?

– J’ai vu mieux comme sujet d’histoire. » répondit David sans réfléchir, s’attirant un coup de coude d’Ayel qui lui fit les gros yeux. « Mais j’ai apprécié ta façon de la raconter. Je ne savais pas que tu jouais d’un instrument ?

– Ta lyre est superbe. » ajouta Ayel en souriant. « Même de loin, on voit que c’est du beau travail. L’homme qui te l’a fabriqué est vraiment talentueux.

– Merci, c’est ma mère qui l’a confectionnée. Elle était luthière. »


David réalisa alors à cet instant qu’il n’avait jamais entendu Tyra parler de sa mère. Des histoires horribles à propos de son père, dirigeant tyrannique et abusif du village, ça il y en avait à revendre. Mais sa mère ? Qui était-elle ?


Tyra ne lui laissa pas le temps de se poser plus de questions. Elle agita le bras en direction de deux personnes qui passaient non loin.


« Sylvane ! Landry ! Venez que je vous présente mes amis. On pourrait se poser à une table et festoyer ensemble ? »


Il s’agissait des deux âmes qui l’avaient accompagnée sur scène, dansant et mimant le conte derrière elle. Ils avaient maintenant retiré leurs masques, dévoilant des frimousses très jeunes.


Le garçon, qui était sans conteste le cadet, avait l’exacte même bouille malicieuse que Söl. David l’avait déjà aperçu de loin, mais n’avait jamais eu l’occasion de lui adresser la parole.


La fille était un brin plus âgée que son frère. Elle avait hérité des cheveux blonds et des yeux clairs de son père. David l’avait déjà vue plusieurs fois aux côtés du Soigneur : elle était son apprentie.


« Je suis désolée Tyra, Landry et moi nous avons prévu de passer la soirée avec nos parents. » fit la jeune fille en désignant Söl qui discutait un peu plus loin « Une prochaine fois peut-être ?

– Oui, pas de soucis.

– Désolé ! » ajouta Landry.


Tyra fit la moue, elle aurait adoré passer du temps avec eux. Elle se retourna vers David et Ayel et s’exclama :


« Dommage. Et si on allait se trouver une place au banquet ? J’ai entendu dire que Warin avait prévu le meilleur hydromel pour ce soir, je ne veux pas manquer ça !

– Ah, ce sera sans nous désolé. » répondit David en grimaçant. « J’ai prévu autre chose avec Ayel.

– Ah bon ? » fit Ayel en tournant la tête vers lui, sans comprendre. « De quoi tu parles ? On ne va pas au banquet ?

– Chut, vilain curieux. Tu verras au moment venu. »


Tyra cacha sa déception sous un sourire enjoué.


« Tant pis ! Alors je vous laisse tranquille entre amoureux, amusez-vous bien. »



« David… c’est magnifique. » souffla Ayel, les yeux brillants. « Quand as-tu eu le temps de faire tout ça ?

– Mystère. »


Sous un arbre au bord du lac, loin du village et de l’animation, David avait tout préparé pour passer une soirée tranquille avec son compagnon. Avec l’autorisation de Dynia, il avait emprunté tout le matériel dont il avait besoin en se rendant à la réserve.


Il avait installé une tente de voile fin, dans laquelle il avait déposé des coussins et des fourrures. Le tout était agrémenté de plusieurs lanternes dans lesquelles il avait mis des racines des souterrains pour qu’elles diffusent une douce lumière apaisante.


Il avait également préparé de quoi faire un petit feu de camp pour profiter de sa chaleur. Ça lui avait pris plusieurs aller-retour pour tout établir, et il n’avait pas hâte de tout ramener le lendemain. Mais pour Ayel, le jeu en valait la chandelle.


Devant la tente, David avait installé un tapis sur lequel il avait déposé une bouteille d’hydromel, du pain, du fromage, de la charcuterie, des pommes et diverses autres choses.


« Je me dis qu’une petite soirée en tête à tête serait un cadeau parfait pour la fête de l’Aurore. » ajouta David en posant les mains sur les hanches d’Ayel pour l’attirer vers lui.


Collés l’un contre l’autre, ils échangèrent un regard tendre.


« Qu’en penses-tu ? Si tu n’aimes pas, on peut retourner au banquet.

– Tu plaisantes ? C’est magique ! Merci. »


Ils échangèrent un baiser.


« Installe-toi pendant que je te sers de l’hydromel. » fit David en se séparant de son compagnon. « Et regarde, je suis monté à la surface spécialement pour te prendre du bon pain.

– Oh ! »


Ayel se pencha et attrapa les différentes miches de pain pour les regarder de plus près. David en avait acheté de plusieurs sortes, ne sachant pas quoi choisir. Les yeux d’Ayel se remplirent d’étoiles.


« Oh ! Ça, c’est du pain de ma région ! Et celui-là, avec la croûte noire… c’est du pain sudan ? Il sent si bon ! » Ayel fit craquer les miches de pain avec un sourire émerveillé. « Écoute ce bruit ! Rien à voir avec les horreurs qu’on nous sert tous les soirs.

– Dynia m’a conseillé un bon boulanger à la surface. Si tu aimes son travail, j’irais t’en chercher de temps en temps.

– David, je t’aime ! »


David éclata de rire. Il se posa à côté de Ayel deux choppe d’hydromel à la main, et lui en tendit une.


« S’il est célibataire, » ajouta David « tu ferais bien d’épouser le boulanger. Imagine tout ce pain gratuit ? Ça m’éviterait de me ruiner.

– Oh, bon sang. » Ayel écarquilla les yeux et tourna la tête vers David, le souffle court. « Pourquoi n’y ai-je jamais pensé ?

– Parce que le génie ici, c’est moi. Allez, c’est décidé. » répondit David, taquin. « Je te quitte et dès demain je vous arrange un rendez-vous. »


Ayel attrapa un coussin et frappa David avec, non sans renverser quelques gouttes d’hydromel au passage.


« Hé fait attention, je vais en mettre partout ?!

– Pfft ! Ça t’apprendra à dire des bêtises. »



Posés au bord du lac et réchauffés par la douce chaleur du feu, Ayel et David passaient une soirée agréable.


« Merci. Ça faisait longtemps que l’on n’avait pas profité l’un de l’autre comme ça. » fit Ayel, posé contre David. « On devrait faire ça plus souvent.

– J’aimerais bien, mais avec le travail et la caste c’est compliqué. Le soir on est tous les deux épuisés. »


Ayel fit la moue. David n’avait pas tort, mais c’était tout de même décevant. Hormis les baignades dans le lac, quelques repas et les nuits, ils n’avaient pas souvent l’occasion de se retrouver ensemble. Elle était bien loin l’époque où David était son apprenti et passait ses journées auprès de lui.


« Ne fais pas cette tête ! Avec mon apprentissage, c’est normal que je n’aie pas beaucoup de temps libre. Mais quand il sera terminé, mes horaires seront plus souples et je pourrais venir t’embêter plus souvent.

– Oui, mais je n’ai pas la patience. » ronchonna Ayel. « Il faudrait persuader ton maître de te lâcher un peu la bride. Je te veux pour moi tout seul dès maintenant.

– Va te plaindre à Warin si tu veux, mais tu te fais des idées si tu penses qu’il t’écoutera.

– Rabat-joie. »


David lui tira la langue en guise de réponse. Après ça, ils restèrent silencieux quelques secondes, avant qu’Ayel ne lance :


« Ah d’ailleurs tant que j’y pense, tu as dit quoi à ton père pour qu’il s’inquiète comme ça ? Il m’a posé plein de questions sur notre relation, persuadé que j’étais l’homme le plus malheureux de la terre.

– Oh, tu sais Léo… il est particulier. » grimaça David. « Il lui en faut peu pour s’imaginer des choses.

– Mais bien sûr. »


Ayel plissa les yeux et retroussa le nez, suspicieux. Se sentant démasqué, David soupira.


« Pardon. Comme on ne couche pas ensemble, j’avais peur que tu en souffres sans me le dire. Alors je lui en ai parlé.

– Bon sang, David. Tu me poses la question toutes les semaines ! »


Ayel leva les yeux au ciel.


« Je t’ai déjà dit un million de fois que je le vis très bien. Je ne pensais pas du tout que ce serait le cas, mais je te promets que ça va. Je suis vraiment très bien comme ça.

– Oui, mais…

– C’est fou ce que t’es bouché parfois. » siffla Ayel. « On ne copule peut-être pas ensemble, mais on se câline à poil tout le temps. C’est presque pareil. Les caresses, et les baisers c’est amplement suffisant pour me combler de bonheur. Je n'ai pas besoin de plus.

– Tu es sûr ?

– Mais oui. Bon sang, c’est incroyable ce que t’es chiant quand tu t’y mets. » Ayel fit une tape affectueuse sur le nez de son compagnon. « Arrête de te prendre la tête, tu sais très bien que je te le dirais si ça n’allait pas.

– D’accord…

– Réjouis-toi d’avoir attiré le seul gars du pays aussi singulier que toi. C’est le destin, on est simplement fait pour être ensemble. Donc maintenant tu arrêtes tes bêtises et tu profites du bel homme qui s’est fait beau pour toi ce soir. »



« Tu sais, moi aussi j’ai quelque chose pour toi. » fit Ayel en se penchant vers son sac. « Je t’ai préparé un cadeau, ça fait un moment que je travaille dessus.

– Ah bon ? »


David le suivit du regard, intrigué. Ayel sortit de son sac un petit pochon de lin et le tendit à son compagnon.


« J’espère que ça te plaira. »


David l’ouvrit les yeux brillants, touché que Ayel y ait pensé. Il en sortit une petite statuette de bois accrochée par un cordon de cuir et des perles.


« Ça représente un ours et un chat ? C’est nous ?

– Oui. » sourit Ayel. « Comme on se compare souvent à ces animaux, j’ai pensé que ce serait une bonne idée. Je l’ai fabriqué moi-même. Et je sais que tu aimes ce genre de cadeaux.

– C’est incroyable…

– Je me suis dit que ça te ferait plaisir d’avoir quelque chose qui t’évoque nous deux quand tu pars longtemps dans les souterrains. Je me suis inspiré des bijoux que tu possèdes déjà. Tu pourras l’accrocher à ta ceinture ou ton sac pour qu’il te suive partout. »


David le serra dans ses mains, tremblant de bonheur. David tourna soudain la tête en direction des bois en fronçant les sourcils


« David ? » s’enquit Ayel, intrigué. « Quelque chose ne va pas ?

– J’ai entendu un bruit, pas toi ? »


Ayel secoua la tête.


« Non. Mais ça doit être un animal. On m’a dit qu’il y a pas mal de renards qui traînent dans le coin.

– Ouais, peut-être. »



Tyra quant à elle avait bu et dansé une partie de la nuit, profitant des talents des musiciens pour s’oublier.


Elle avait également croisé Senna et Soren, avec qui elle avait discuté brièvement avant de prendre congé : elle s’était sentie mal à l’aise en leur présence.


Depuis sa dispute avec Senna, elle avait compris que quelque chose s’était brisé entre elles. Elle ressentait comme un mur invisible les séparant. Ce même mur qui l’avait autrefois éloignée de son frère.


Tyra avait plus tard tenté de se joindre à plusieurs groupes de veilleurs, cherchant de la compagnie pour la soirée, mais chaque fois elle avait fini par partir. Évidemment, personne ne lui avait fait de remarque. Tous avaient même été adorables avec elle. Mais Tyra ne savait pas trop quoi dire. Elle se sentait de trop.


Alors, elle avait fini par rester seule.


Après avoir dansé, elle s’était posée dans un coin avec sa chope d’hydromel et avait passé le temps en la sirotant. Elle regardait les gens passer, imaginant ce qu’ils se disaient et où ils allaient.


Elle avait vu Dynia et Söl s’enfuir du village ensemble, poursuivie par Warin et Sofie. Elles les avaient, semble-t-il, arrosés d’une boisson, car leurs vêtements dégoulinaient. Warin s’était stoppé au bout de quelques secondes et avait soupiré, avant de retourner auprès de ses enfants en secouant la tête, désespéré. Sofie quant à elle avait continué de les poursuivre plus longtemps, avant d’abandonner à son tour.


Au vu de son regard, il ne faisait aucun doute que Dynia se ferait remonter les bretelles lorsqu’elle reviendrait.


« Bah alors ? » fit soudain une voix, faisant sortir Tyra de sa torpeur. « Pourquoi tu restes toute seule ?

– Oh, Max. Tu m’as fait peur. »


Il s’agissait de l’apprenti qui travaillait de temps en temps avec Ayel et qui était réputé pour ses nombreuses bourdes. Il confondait toujours tout et tombait à toute occasion. Tyra le connaissait depuis longtemps. Elle lui fit de la place sur le banc à côté d’elle et lui tendit sa chope. Il secoua la tête.


« Je n’aime pas l’alcool.

– C’est vrai que t’es un garçon bizarre.

– Merci !

– C’était pas un compliment. »


Il sourit joyeusement, habitué aux piques affectueuses de Tyra. Ils restèrent quelques secondes silencieux, avant qu’elle ne grogne :


« Bon, qu’est-ce tu fous là ?

– Bah j’traîne avec toi. »


Elle leva les yeux au ciel et soupira. Elle adorait ce gosse.



« T’étais au courant que Senna attend un bébé ? Je suis tellement content pour elle ! » s’exclama Max.


Il discutait joyeusement de tout et de rien avec Tyra. Ils s’étaient servis du sanglier et se régalaient ensemble.


« Bah, comment tu sais ? » s’étonna Tyra. Jusqu’alors, la grossesse de Senna était censée être un secret. Lui avait-elle confié ? « Elle te l’as dit ?

– Senna l’a annoncé tout à l’heure au banquet, c’était son cadeau pour Soren ! Ils sont tellement mignons ensemble. J’aimerais bien vivre une histoire comme la leur. » répondit Max, non sans soupirer d’un air rêveur.


Tyra fut déçue de ne pas avoir assisté à l’annonce, depuis le temps qu’elle se retenait de dévoiler l’information ! Elle se demandait comment avait réagi son frère. Elle avait hâte de les voir et d’enfin pouvoir les féliciter officiellement ! Peut-être cette nouvelle pouvait-elle adoucir Soren ?


« Alors ? » fit Tyra, taquine. « Pas trop jaloux ?

– Jaloux de quoi ?

– Tu t’souviens pas ? Quand t’étais tout petit, t’étais amoureux d’Senna et tu la suivais partout la bouche en cœur.

– Ah, ça… tu te moques trop souvent de moi à ce sujet pour que je l’oublie ! J’ai grandi depuis, je ne suis plus un enfant ! »


Tyra éclata de rire et lui ébouriffa les cheveux.


« Hé !

– Tant que t’es pas maître, t’es encore un gosse ! Finis ton apprentissage et on en reparlera.

– Mais David il n’a pas fini son apprentissage et on le considère comme un adulte pourtant ! C’est pas juste. » se renfrogna Max.


La jeune femme lui tira la joue pour lui faire perdre sa moue boudeuse.


« Ouais, mais David il est grand, poilu et barbu. Ça joue.

– Ah oui, c’est pas faux. »



« Tiens d’ailleurs Max, c’est quoi ce joli bracelet que tu portes ? Tu ne l’avais pas la dernière fois que l’on s’est vu.

– Oh, ça ? »


Le jeune homme s’empourpra et se gratta la nuque, gêné. Tyra haussa un sourcil, attendant ses explications.


« Je l’ai reçu comme cadeau tout à l’heure. Tu sais, je vois une fille et…

– Par la barbe d’Ekhlat ! Toi ? Voir une fille ? Depuis quand ? Il faut absolument que tu me racontes tout ! » s’exclama Tyra. « Je la connais ?

– Oui, c’est Naia…

– Naia ? La fille du charron ? »


Max opina du chef en détournant les yeux.


« T’as pas choisi la fille la plus facile toi. Elle va t’en faire voir de toutes les couleurs ! Pfiouh, je te souhaite bien du courage. »


Le jeune homme fit la moue. Le tempérament volcanique de Naia était incroyable, il ne le savait que trop bien. Mais il était incapable de lui résister. Elle était si belle… son sourire était merveilleux et sa voix enchanteresse. Une vraie déesse.


« Oh, je connais ce regard. T’es foutu.

– Je crois bien… Tu sais, j’aurais aimé rester avec elle toute la soirée, mais Naia a promis à ses parents de passer du temps avec eux. »


Tyra hocha la tête avant de boire une gorgée de bière. Elle ne comprenait que trop à quel point ça pouvait être difficile de ne pas pouvoir célébrer le festival avec la personne que l’on souhaitait.


« Et toi Tyra ? Tu as reçu un cadeau ce soir ? »


La jeune femme perdit son sourire un court instant, avant de répondre joyeusement :


« Non, mais tu sais que le festival dure plusieurs jours, y’a encore le temps ! Je donnerai son cadeau à mon frère demain, peut-être qu’il a prévu quelque chose pour moi lui aussi ? Et peut-être que David également ?

– Et tu n’as pas un amoureux ? Y’a rien de mieux que les cadeaux d’amour. »


Tyra se laissa choir sur la table en soupirant.


« Si seulement ! Le seul homme qui me plaît vit à la surface, alors tu te doutes bien que nos coutumes c’est le cadet d’ses soucis…

– Tu as un amoureux à la surface ? Je croyais que l’autre enfoiré et toi c’était terminé, tu t’en es trouvé un autre ?

– C’est plus compliqué que ça. » répondit-elle en soupirant de nouveau.



« T’es sûr que c’est une bonne idée ?

– Chut, regarde ! On est arrivés en haut. »


Il devait être aux alentours de deux heures du matin quand Tyra et Max atteignirent la trappe de la taverne. Ils avaient décidé de se rendre ensemble à la surface.


« Mais, et si… » ajouta Tyra, avant d’être coupée par Max.


« C’est pas toi qui m’as dit que tu avais fait un cadeau pour ton amoureux de la surface ? Que tu avais passé des heures à lui faire de jolis dessins basés sur un livre que tu lui avais emprunté ?

– Oui mais…

– Et bah voilà, tu va lui offrir ! Tu te faufileras chez lui pour lui donner, ce sera vraiment romantique. Il t’embrassera, ce cadeau le faisant tomber sous ton charme, et vous ferez plein de bébés ! »


Tyra marmonna une réponse incompréhensible, tandis que Max poussait la trappe. Ils grimpèrent alors dans la taverne. Il y avait beaucoup de bruit et de musique s’échappant des autres pièces, comme si la fête avait également lieu ici.


« C’est animé là-bas ! » s’étonna Max, tandis que Tyra montait à sa suite. Elle s’épousseta et répondit :


« T’sais, pendant qu’on fait la fête en bas les veilleurs de la surface continuent de travailler. Et nos compagnons qui gèrent la taverne aussi. Ils ont l’droit à leur fête de l’aurore eux aussi.

– Je n’y avais pas pensé.

– Ils n’ont peut-être pas l’temps de descendre au village cette nuit, mais au moins ils peuvent passer ici d’temps en temps entre deux missions. » Elle regarda autour d’elle avant d’ajouter : « Et je te parie que la personne chargée de garder l’entrée est en train d’écluser

dans la taverne ! »


Tyra se dirigea vers un tas informe de vêtements et de sacs. Il s’agissait des affaires que les veilleurs gardant l’entrée laissaient traîner tous les jours. Elle dénicha une tunique qui ferait l’affaire. Elle était trop grande et ne sentait pas bon, mais Tyra la revêtit sans rechigner. Elle attrapa ensuite deux capes et en fourra une dans les bras de Max.


« Tiens, enfile ça. Il fait froid dehors. »


Elle montra du doigt un seau d’eau dans le coin de la pièce.


« Et débarbouille-toi, si on veut sortir y’faut retirer nos peintures.

– Oui, chef ! »


Tyra s’approcha de la commode et ouvrit les tiroirs à la recherche de quelque chose. Elle en sortit un petit pot de baume bien entamé.


« Et tu mettras ça sur ton visage aussi. Ce serait bête que tu t’fasses prendre à cause de tes encrages.

– Bien, chef ! »


Tyra hocha la tête, satisfaite. Tout était bon. Elle n’avait plus qu’à se laver le visage elle aussi et ils pourraient partir.


« Héhéhé, je me sens comme un veilleur vêtu ainsi ! » gloussa Max en sortant de la taverne. « J’suis paré à faire le pet pendant que tu retrouveras ton amoureux. Max le veilleur, ça sonne bien ?

– Mais oui, bien sûr. »



Max avait attendu patiemment Tyra devant le refuge, tandis qu’elle se faufilait sans un bruit.


La jeune femme lui avait expliqué plus tôt qu’elle avait repéré toutes les entrées et sorties lorsqu’elle s’y était rendue la première fois. Ce lieu était bien trop peu surveillé et s’y glisser était un jeu d’enfant.


« T’sais, j’ai déjà volé une coupe dans l’château. Une mission pour le marché noir, un client qui la voulait absolument dans sa collection… » avait-elle raconté, fière. « Alors là, c’est un jeu d’enfant. J’peux faire trois fois le tour du propriétaire en marchant sur les mains, personne me remarquera. »


Mais une dizaine de minutes plus tard, Max eut la surprise de la voir revenir.


« T’es déjà de retour ?

– Bah ouais, j’ai posé tout ça sur son bureau. Il les verra en rentrant.

– Quoi ? Il était pas là ? »


Tyra éclata de rire, amusée par la moue déconfite du garçon. Il était si déçu, le pauvre… À croire qu’offrir ce cadeau lui tenait plus à cœur qu’à elle.


« Mais rigole pas ! » s’indigna Max. « Je voulais une histoire d’amour moi. Vous vous seriez embrassés au clair de lune, avant de passer une nuit magique !

– Max…

– J’aurais surveillé les environs, jusqu’à ce que quelqu’un vienne troubler votre rendez-vous. Mais je me serais alors sacrifié, pour vous laisser le temps de vous enfuir main dans la mai — Hé, Tyra ! Ne pars pas sans moi ! »


En plein milieu de la tirade de Max, la jeune femme avait levé les yeux au ciel avant de repartir vers la taverne.


« J’me les caille, je rentre.

– Attends-moi ! Je connais pas le chemin ! »



Tyra se faufila dans la taverne avec Max pour retourner au village. Elle avait repéré le veilleur qui devait monter la garde : il buvait avec ses compagnons en jouant aux cartes.


Tyra s’était donc arrangée pour ne pas être dans son champ de vision tandis qu’elle se glissait dans la pièce qui cachait la trappe. Mais ce qu’elle n’avait pas prévu, c’était que Léo l’apercevrait. Se plaçant dans l’embrasure de la porte, il s’exclama :


« Tyra ! Qu’est-ce que tu fais là ? Tu ne devrais pas être au village pour profiter de la fête ? »


Il semblait sincèrement étonné. La jeune femme serra les dents. Si seulement il pouvait parler moins fort ! Mais le mal était déjà fait. Ils avaient attiré l’attention du veilleur qui apparut à son tour à la porte.


« Que se passe-t-il ici ? »


L’homme aperçut alors Tyra et Max. Il plissa les yeux et grogna :


« Tyra. Tu as intérêt à m’expliquer tout de suite ce que tu fais là, et pourquoi tu es accompagnée de cet apprenti. Tu sais très bien que tu n’as pas le droit de faire monter des villageois. »


En entendant ça, Léo grimaça. Il n’avait jamais eu l’intention d’attirer des ennuis à l’amie de son fils. Mais se sentant en trop, il recula timidement et retourna dans la taverne en espérant sincèrement qu’elle survivrait au courroux de l’homme.


« Max. » souffla Tyra en tournant la tête vers son cadet. « Rentre au village, je te rejoins juste après.

– Mais…

– Ne discute pas. Vas-y. »



Une fois seule avec l’autre veilleur, qui attendait patiemment sa réponse, Tyra soupira. Elle retira la capuche et la tunique qu’elle avait empruntées. Tandis qu’elle les déposait sur la table, elle expliqua :


« S’il te plaît Dan, ne dis rien aux autres. C’est la fête de l’aurore et je voulais faire cadeau au petit d’une sortie. On à fait attention, ne t’en fais pas.

– Tu n’aurais pas dû sortir sans m’en informer.

– Mais tu étais en train de t’amuser dans la taverne, je ne voyais pas l’intérêt de te déranger ! Toi aussi tu as le droit de profiter de la fête. »


Elle s’approcha de lui et plongea son regard dans le sien. Les joues de Dan rosirent. Il n’était pas indifférent à la jeune femme et elle le savait. Il lui avait fait des avances maladroites plusieurs fois et Tyra comptait bien s’en servir.


« Allez ! Tout s’est bien passé, personne ne nous a vus. Ferme les yeux pour cette fois.

– Je ne sais pas… »


Elle glissa alors la main dans son pantalon, tout en se collant contre lui. Il se mordit la lèvre, les joues rouges.


« On peut toujours s’arranger, tu sais ? » susurra t-elle « Tu oublies mon écart et moi je te fais passer un bon moment. Service contre service. »



Tandis que Tyra se rhabillait pour repartir, n’ayant pas envie de faire attendre Max plus longtemps, elle tourna la tête vers Dan :


« Merci. Le p’tit Max est pas loin de la fin de son apprentissage alors j’aurais pas voulu qu’il soit réprouvé à cause de moi.

– Tyra… » fit Dan, en écarquillant les yeux. « Tu aurais dû me dire ça dès le début, je… j’aurais compris. »


Elle haussa les épaules et sourit.


« J’ai l’habitude de payer mes sorties. Je crois que j’dois encore deux nuits à Idriss, une à Sam et au moins quatre à Wilfrid. Mais lui il est souvent de garde, alors il me dépanne régulièrement.

– C... comment ça, tu dois ?

– Bah t’sais comme on à fait, service contre service. Parfois j’ai pas le temps d’les soulager sur le coup, alors ils comptent ce que je leur dois. J’ai même pas besoin de me prendre la tête à m’en rappeler, ils s’en chargent pour moi. »


L’homme resta sans voix. Il la fixa, ébahi. Il avait soudain honte d’avoir cédé, d’avoir été heureux de pouvoir enfin la toucher après tant de temps à l’espérer… et d’avoir apprécié ça.


Mais Tyra semblait bien loin de partager son trouble car elle lui fit un sourire joyeux et agita la main, avant de se diriger vers la trappe.


« Allez, j’y vais. C’était sympa, bon courage pour la fin de ton tour de garde. Et encore merci. »


Une fois seule dans le chemin qui menait aux souterrains, elle sentit les larmes qu’elle avait retenues perler aux coins de ses yeux. Elle les essuya machinalement et prit la direction du village.


« Tyra, attends ! » fit alors une voix derrière elle.


Dan l’avait suivi et la dévisageait, le regard triste.


« Y’a un problème ?

– Je… Je voulais juste te dire que si tu veux sortir quand je suis de garde, tu… tu n’as pas à… à refaire ça. Je te jure de garder le secret sans rien demander en retour.

– Dan…

– Tu mérites mieux que ça. C’est tout ce que je voulais dire. »


Embarrassé, il se gratta la nuque avant de soupirer.


« Je… Je te laisse rentrer. J’ai passé un bon moment, merci. »


Tyra le regarda remonter et disparaître par la trappe. Perdue, elle resta plusieurs minutes à fixer le mur.



Le lendemain, la journée de Tyra avait mal commencé.


Tout d’abord, elle s’était réveillée tard avec la tête lourde et la langue pâteuse, conséquence directe de tout l’alcool qu’elle avait bu.


Il était déjà midi passé lorsqu’elle avait rejoint le banquet. Le ventre noué, elle avait été incapable de manger quoi que ce soit. Les odeurs la répugnaient.


Mais elle était restée pour rejoindre Soren et Senna à leur table. Le couple roucoulait, amoureux. Cette vision avait serré le cœur de Tyra, envieuse de leur relation si fusionnelle.


Elle avait alors donné son cadeau à Soren. Il s’agissait d’un bel outil pour son travail qu’elle avait chiné à la surface.


Soren l’avait regardé avec peu d’intérêt avant de la remercier en lui tapotant l’épaule. Il avait ensuite posé l’outil sur la table et s’était tourné vers un de ses amis pour discuter d’autre chose.


Tyra n’avait rien laissé paraître, mais elle avait été déçue de sa réaction. Son frère avait vraiment changé. Autrefois, son visage se serait illuminé de joie devant ce cadeau.


Elle s’était demandé si Soren avait prévu quelque chose pour elle, mais rien. Elle était restée longtemps avec eux sans savoir où se mettre.


Finalement, elle était repartie. Et c’est alors qu’elle avait croisé David, qui faisait des aller-retour depuis le lac.


« Hé, Tyra ! Tu es libre ? » s’était-il exclamé, en lui faisant signe. « Je dois ranger tout ça dans la réserve, ça te dit de m’aider ?

– Oui, j’arrive ! »


Et c’est comme ça qu’elle avait passé le reste de l’après-midi avec son ami. David lui avait raconté sa soirée en amoureux avec Ayel, les yeux emplis d’étoiles.


« Et là je profite qu’il dort comme un loir dans notre hutte pour tout ranger. Je ne veux pas qu’il m’aide, ça casserait toute la magie.

– Tu as raison. » avait répondu Tyra. « Il a de la chance de t’avoir.

– C’est moi qui suis le plus chanceux. »


Pour ne pas réveiller Ayel, ils décidèrent de se rendre dans la hutte de Tyra lorsqu’ils eurent fini. Ils voulaient se poser loin de l’agitation du village. Tyra entra en première et remarqua immédiatement un paquet étrange sur sa paillasse.


« C’est toujours autant le bazar ici. » fit David, amusé. « Tyra ? Qu’est-ce qu’il y a ? »


La jeune femme ne répondit pas, fixant le paquet avec étonnement. David se pencha, remarquant une lettre et une petite fleur glissées entre les cordons de ce qui semblait maintenir un foulard.


« C’est un cadeau ? » sourit-il. « Tu as un admirateur secret ?

– Ça vient de Dan… »


David se redressa.


« Dan ? Depuis le temps qu’il te tourne autour, il était temps qu’il ose faire le premier pas ! Mais il aurait au moins pu te donner le cadeau en mains propres.

– Tu avais remarqué que je l’intéresse ?

– Évidemment ! On s’entend bien, tu sais ? On travaille ensemble aux quais, je l’aime bien. »


Tyra resta silencieuse, troublée. Elle fixait la petite lettre avec tristesse. Dan y expliquait qu’il préparé ce cadeau depuis longtemps, mais qu’il n’avait jamais eu le courage de lui donner. Il terminait sa lettre en lui précisant qu’il ne voulait rien en retour et que si un jour elle avait besoin d’un ami, il serait là pour elle.


David lui donna alors un coup de coude.


« Allez, ouvre ton cadeau ! »


Tyra tira sur le cordon pour libérer un petit châle. Le tissu était magnifique. Il avait dû coûter cher. Elle soupira.


« Je suis la pire…

– De quoi ?

– Rien, je parle toute seule. »


Tyra renifla et essuya les larmes qui perlaient aux coins de ses yeux. Elle regrettait d’avoir couché avec lui, réalisant que tout ce temps il n’avait pas juste désiré son corps.


Mais elle ne l’aimait pas. Elle ne ressentait rien pour lui, hormis peut-être de la sympathie et de la gêne. Elle qui habituellement tombait si facilement sous le charme de chaque personne un tant soit peu gentille, pourquoi ça ne voulait pas fonctionner cette fois ?


« Je vais de ce pas le remercier et lui rendre son châle. » murmura t-elle, devant l’air inquiet de David. « Je ne peux pas accepter son cadeau, je ne veux pas lui donner d’espoir.

– Tu as raison, il faut être clair avec tes sentiments. » approuva David, qui ne savait pas trop quoi dire d’autre. « D’ailleurs, je t’ai vue plusieurs fois avec Wilfrid. Il y a quelque chose entre vous ? Le début d’une histoire d’amour peut-être ? »


Tyra secoua la tête.


« Une histoire d’amour avec Wilfrid ? Non merci, je passe mon tour. On s’rend juste des services.

– Ouf, tant mieux. » souffla David. « Je ne le supporte pas, il me tape sur les nerfs.

– J’suis d’accord, c’est un sacré con. Je l’adore, mais j’ai aussi envie de le frapper parfois. »


David et Tyra s’étaient séparés peu après, cette dernière ne voulant pas attendre plus longtemps pour parler avec Dan.



Le temps s’étant refroidi, il s’était vêtu d’une tunique plus chaude et de son écharpe préférée. David avait flâné, jouissant tranquillement du festival tandis que Ayel dormait toujours. Il s’était promis de le réveiller en début de soirée et profitait de sa douce solitude en patientant.


C’était agréable et reposant de passer du temps seul avec ses pensées. Toute l’agitation de la fête l’avait épuisé. La petite scène à côté du banquet accueillait maintenant des musiciens, qui alternaient les mélodies entraînées et mélancoliques.


David se posa à côté et se laissa porter par la musique en regardant les autres villageois s’amuser. Quelques temps après il se redressa légèrement en apercevant Dan.


L’homme avait le visage triste et troublé. Il était évident que Tyra lui avait déjà parlé, car il tenait dans ses bras le petit paquet qu’elle avait refusé. Mais il n’y avait aucune trace d’elle dans les environs.


David n’avait aucune intention d’aller lui parler, estimant que Dan préférait sans doute rester seul, mais son regard croisa celui de l’autre veilleur qui se dirigea alors vers lui. Tant pis pour sa tranquillité. David se leva tandis que Dan demandait, l’air grave :


« David, je peux te parler ?

– Euh, bien sûr. Qu’est-ce qu’il y a ?

– Pas ici. »


Dan lui fit signe de le suivre derrière la scène, loin des oreilles indiscrètes. Perdu, David lui emboîta le pas.


« C’est à propos de Tyra. » commença Dan. « Je…

– Je sais. J’étais avec elle quand elle a trouvé le cadeau. Je suis désolé, je ne sais pas quoi te dire.

– N... non, ce n’est pas ça. » grimaça Dan. « C’est que je suis inquiet. Ça me taraude depuis que je l’ai appris, je n’avais rien vu avant et je ne sais pas quoi faire… Je ne sais pas à qui en parler. Mais toi tu la connais bien. Est-ce que tu savais qu’elle…

– Qu’elle quoi ? » répéta David, en fronçant les sourcils.


Dan baissa la tête.


« … qu’elle échange son corps contre des services ? J’ai peur pour elle.

– Quoi ? »


David écarquilla les yeux.


« Elle m’a même dit qu’elle devait des nuits à certains veilleurs, tu te rends compte ? Ils… ils comptent pour elle ce qu’elle leur doit. C’est immonde. »



David n’avait pas su se retenir. La colère bouillonnait dans ses veines et la rage grondait dans son ventre. Dan disait-il la vérité ? Il n’osait le croire, et pourtant… C’était si évident, il était incapable de le nier. Les mots que Tyra avait prononcés la nuit où elle avait tenté de l’embrasser résonnaient encore dans sa mémoire.


« Les hommes ne me font jamais de compliments sans demander quelque chose en retour. »


Il était dégouté. Ecoeuré de ne pas avoir compris. Dan lui avait raconté tout ce qu’il savait, honteux et désespéré. Il lui avait reporté toute leur discussion.


« Idriss, Sam et Wilfrid. »


Tyra avait évoqué ces trois noms. David avait du mal à croire les deux premiers capables de ça. Ils s’entendaient bien, ils étaient de bons gars… Mais Wilfrid… Celui-là, David ne pouvait pas le supporter.


Cet homme était prétentieux et imbu de lui-même, toujours dans la provocation. Exactement le type de personne que David ne pouvait pas encadrer. Il avait remarqué qu’il passait beaucoup de temps avec Tyra, et avait craint qu’il ne lui brise le cœur de la même façon que Nora.


L’homme lui faisait beaucoup trop penser au peu qu’il avait vu du voleur. Ils avaient le même regard sournois et le sourire mauvais. Alors David avait été profondément soulagé lorsque la jeune femme lui avait affirmé qu’il ne se passait rien de romantique entre eux.


Quelle naïveté ! Il oubliait vite que l’on pouvait faire ces choses-là sans amour.


David avait alors traversé le village, parcourant les allées à la recherche de Tyra. Il voulait lui parler et comprendre. Mais il tomba sur lui. Wilfrid.


« Toi ! » rugit David en se précipitant vers l’homme dans l’intention de le frapper.


Wilfrid, étonné, l’évita et secoua la tête.


« Hé ?! Qu’est-ce qu’il te prend ?

– Comment as-tu pu ?!

– Pu quoi ? Calme-toi, j’comprends rien. »


David l’attrapa par le cou et gronda :


« Je sais que tu abuses d’elle, enfoiré ! Ne t’approche plus de Tyra, ou—

– Woaw. Respire mon pote. » répondit l’homme en le coupant, amusé et peu inquiet malgré la main de David « J’abuse pas d’Tyra, j’suis pas ce genre de gars moi. Elle est consentante.

– Tu…

– Tu ferais mieux de te décoincer un peu. Faut pas être jaloux comme ça. » siffla-t-il. « J’suis sûr que si tu lui demandes gentiment elle écartera les jambes pour toi aussi. Elle adore ça. Alors maintenant, tu me lâches. »



« Hé, viens ! Y’a une bagarre chez les veilleurs !

– Quoi ? Warin et Dynia se disputent encore le dernier fut de bière ? »


Un cercle s’était formé autour de David et Wilfrid, qui se frappaient et se hurlaient dessus depuis plusieurs minutes. Ni l’un ni l’autre n’avait vraiment l’avantage, et ils s’étaient salement amochés. Ils avaient tous les deux le visage marqué et le nez en sang.


Jusqu’alors personne n’avait tenté de les séparer. C’était trop dangereux. Certaines personnes un peu éméchées les encourageaient même en criant.


« Allez David, refais-lui le portrait !

– Wilfrid, ne te laisse pas faire ! Remets-le à sa place ! »


Ils avaient l’air de deux fous furieux, n’écoutant pas les personnes autour deux.


Plusieurs veilleurs arrivèrent alors, alertés par le bruit. Warin, qui menait le groupe, comprit immédiatement qu’il devait agir et se fraya un chemin dans la foule, agacé.


« Gwen et Lothar, vous prenez Wilfrid. » ordonna t-il. « Moi je m’occupe de mon imbécile d’apprenti. »


Les vétérans attrapèrent les deux hommes, bloquant leurs bras. Wilfrid se calma aussitôt, tandis que David se débattait toujours. En vain, car Warin le contint sans problème.


« On se calme.

– Mais, il —

– Tu arrêtes tes conneries avant d’aggraver ton cas. »


David et Wilfrid furent alors poussés sans ménagement jusqu’au quartier des veilleurs. Ils furent traînés vers les escaliers au fond du bâtiment. Les marches menaient vers des geôles mal éclairées. Les deux hommes furent jetés dans deux cellules opposées et enfermés à double tour.


« Hé ! » s’exclama David. « On va devoir rester là combien de temps ?

– Tout le temps qu’il faudra. » répondit Warin.


Dynia lui lança un regard lourd et secoua la tête, avant de quitter la pièce en fermant la porte derrière elle. Les deux hommes se retrouvèrent seuls dans l’obscurité.


« Putain ! Tu m’as cassé une dent » siffla Wilfrid en s’essuyant la bouche. « T’es vraiment qu’une brute.

– Tu l’as bien mérité. T’as intérêt à plus t’approcher d’elle.

– Et toi t’as intérêt à fermer ta gueule et m’lâcher la grappe, sinon je raconte à tout le village que notre pote est une traînée. »



David serra les dents. Les heures avaient passé, lourdes et lentes. Les heures avaient passé, lourdes et lentes.


David et Wilfrid s’étaient insultés de loin depuis leurs cellules respectives, avant de se lasser et de se muer dans le silence. Finalement, après ce qui avait semblé une éternité, la porte des geôles s’ouvrit. Warin entra, suivi de Ayel.


« David ! » s’exclama Ayel en se précipitant vers les barreaux de la cellule. « Tu vas bien ? Ton visage…

– Oui ça va. »


Pendant que les deux compagnons se retrouvaient, Warin plissa les yeux en direction de Wilfrid. D’un regard, il lui fit comprendre qu’il n’avait pas intérêt à parler. L’homme leva les yeux au ciel en réponse, mais ne dit rien.


« Tu te rends compte ? Je me réveille, je te cherche partout, et voilà que j’apprends que tu as provoqué un esclandre en plein milieu du village ! » gronda Ayel, la colère ayant vite pris le pas sur l’inquiétude. « J’espère que tu as une bonne raison, parce que c’est inadmissible.

– Euhm, je t’en parlerai plus tard. »


David fit un signe de tête pour désigner Warin. Il n’avait pas envie d’évoquer Tyra devant lui, refusant d’alimenter son animosité envers elle.


« Mais…

– Demande à Dan, il t’expliquera. » chuchota David. « C’est un veilleur, il ne doit pas être bien loin. »


Ayel fit la moue, toujours mécontent, mais hocha finalement la tête. Il se tourna ensuite vers Warin et demanda :


« Vous pensez le garder enfermé pendant combien de temps ? Dame Söl a déjà pris une décision ?

– Non. C’est mon apprenti, c’est à moi de juger.

– Vous allez donc le libérer ?

– Non. Je pense que deux semaines au trou lui mettront un peu de plomb dans la cervelle. Je me fiche des raisons derrière, il aurait du se contrôler. Rien ne peut excuser son comportement.

– Deux semaines ?!

– Il fallait y réfléchir à deux fois avant de se battre avec un maître veilleur dans le village en pleine fête de l’aurore. Vous avez de la chance d’être intégrés au village, ça aurait pu être pire. »



« Je n’arrive même pas à comprendre comment on peut être aussi con. » souffla Tyra, les bras croisés.


Elle était descendue seule dans les geôles pour confronter Wilfrid et David, après que Ayel et Dan l’ait prévenue de la situation. Ces derniers étaient venus la trouver, la réveillant en sursaut alors qu’elle faisait la plus belle sieste de sa vie posée contre l’un des arbres qui entourait le village.


Ayel lui avait tout rapporté avec inquiétude, tandis que Dan baissa la tête piteusement en s’excusant d’avoir trahi son secret. Et en les entendant, Tyra avait soupiré. Avec leurs conneries, elle pouvait faire une croix sur sa sieste.


« David. C’est bien gentil de vouloir me "défendre", mais la prochaine fois abstient toi. Je ne t’avais rien demandé.

– Mais ce salaud à dit des choses horribles et dégradan—

– Ah, ça. » le coupa Tyra en roulant des yeux. « Tu m’aurais dit le contraire, ça m’aurait étonné.

– T’aime ça, avoue. » fit Wilfrid avec un sourire narquois. « Ça t’excite quand je te parle mal.

– Toi, la ferme. » siffla Tyra en le fusillant du regard.


Wilfrid perdit son sourire et s’écarta des barreaux en grimaçant.


« Pardon Tyra.

– C’est mieux. »



Tyra se tourna de nouveau vers David et ajouta :


« Je ne veux pas discuter de ça avec toi et je ne veux plus que tu te mêles de mes affaires privées. Moi je respecte tes secrets, alors respecte les miens. »


David serra les dents et baissa la tête, honteux. Il n’avait pas réfléchi et s’en voulait d’avoir cédé à la colère. Il se sentait mal maintenant qu’elle était retombée.


« Tyra. » fit Wilfrid en s’approchant de nouveau des barreaux. « Maintenant que t’as fini, tu m’soignes avec ta super magie ? Il m’a pas loupé ce crétin.

– Même pas en rêve. Si tu tenais à ta gueule, t’avais qu’a pas le provoquer. J’vous soignerai pas et j’irais pas vous voir pendant votre peine. Vous méritez de rester seul à méditer sur vos conneries.

– Attends, notre peine ? » répéta Wilfrid.


Tyra sourit.


« Ouais, Dynia m’a dit que Söl comptait t’appliquer la même qu’à David.

– Quoi ?!

– C’est pas beau ça ? Vous allez passer deux semaines ensemble en tête à tête, de quoi bien tisser des liens. »


Tyra se dirigea vers la porte pour quitter la pièce. Elle se retourna une dernière fois et s’exclama :


« Amusez-vous bien ! »



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