- 24 - Un petit peu de magie ?
- bleuts
- 2 nov. 2024
- 28 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 déc. 2024
Partie 1 - Retrouvailles
Tôt ce matin, David s’était entraîné avec Warin. Il retournait maintenant à sa hutte, épuisé mais satisfait. Étrangement, l’homme avait décidé de lui offrir son après-midi. Ce n'était pas habituel de sa part, mais David n'allait pas s'en plaindre.
« Tu l’as bien mérité mon garçon, tu t’améliores de plus en plus. Repose-toi un peu, on se reverra demain. »
Warin le formait au combat, afin qu’il puisse se défendre et protéger ses compagnons dans les souterrains. David était fier de ses progrès. Certes, il n’arrivait toujours pas à tenir tête à Tyra, dont l’agilité et la rapidité étaient impressionnantes. David se sentait mauvais et gauche face à elle.
Mais si Tyra était un serpent, Warin était un roc. Il avait beaucoup de points communs avec David, comme sa taille et sa force naturelle. Avec lui, il apprenait donc à tirer parti de cet atout.
David sourit, ravi. C’était épuisant, mais il appréciait de plus en plus cette partie de son initiation. Et se lâcher lors de ces séances l’aidait énormément à calmer ses nerfs.
Le jeune homme arriva à sa hutte. Il entra, décidé à faire une petite sieste, mais ne s’attendait pas à y découvrir deux visages familiers.
« Tyra ? Ayel ? Que faites-vous là ? » demanda David, intrigué. « Vous ne devriez pas travailler à cette heure-ci ?
– Jour de repos ! » répondit joyeusement son compagnon.
Tyra se leva et se dirigea vers David, avant d’attraper ses mains. Elle semblait surexcitée. Elle s’exclama :
« J’ai un cadeau pour toi !
– Hé, c’est mon cadeau. » grogna Ayel, outré, en se retournant vers elle. « Tu n’as fait que m’aider !
– C’est moi qui ai tout préparé, ai un peu de reconnaissance. »
David dégagea ses mains de l’emprise de Tyra, son regard alternant entre Ayel et elle.
« Un cadeau ? C’est ça que vous mijotiez récemment ?
– Oui ! »
Il plissa les yeux, suspicieux. Il n’y avait rien d’autre dans la hutte que le bazar habituel de Ayel.
« Et où est-il, ce cadeau ?
– Tu es curieux ? » gloussa Ayel.
David hocha la tête. Voilà des jours qu’il tentait de leur tirer les vers du nez, évidemment qu’il était curieux !

« Vous ne pouviez pas simplement descendre votre cadeau ? » demanda David, intrigué, tandis qu’il suivait Tyra et Ayel dans les escaliers menant à la surface.
Ils ne lui avaient toujours rien dit, affirmant qu’il s’agissait d’une surprise.
« Tu comprendras quand tu le verras !
– Mmmh. »
David soupira et continua de grimper les marches. Lorsqu’ils arrivèrent en haut du passage, après avoir emprunté la trappe dissimulée au fond de la taverne, ils s’arrêtèrent devant une porte. Tyra se défit de son foulard.
« Hé le géant, baisse-toi.
– Quoi ?
– Je vais te bander les yeux. Alors, mets-toi à ma hauteur. »
David dévisagea Tyra, qui agitait la pièce de tissus avec impatience. Il n’eut pas le temps de réagir, car Ayel arracha alors le foulard des mains de Tyra.
« Hé !
– Je m’en occupe. »
Il se glissa derrière son compagnon et lui banda les yeux avec douceur. David se laissa faire, perdu. Ces deux-là étaient décidément aussi ridicules l’un que l’autre. Ayel lui prit ensuite la main, tandis que Tyra ouvrait la porte. Ils marchèrent quelques minutes dans le silence.

« Surprise ! »
David écarquilla les yeux. Brusquement, il se leva. Sa chaise tomba derrière lui dans un bruit sourd, tandis qu’il contournait la table. Il sentit les larmes perler aux coins de ses yeux.
Il attrapa alors l’homme qui lui faisait face et l’enlaça. Ce dernier répondit à son étreinte, heureux. David n’osait pas y croire. Il était là. Vraiment là. C’était réel !
« Léo ! Tu m’as tant manqué… !
– Toi aussi mon grand. »
David relâcha son père et plongea son regard dans le sien.
L’homme semblait fatigué, sans doute à cause du voyage. Mais hormis ça, il avait plutôt bonne mine. C’était rassurant de voir qu’il allait bien après tout ce temps. Bon sang. Léo était là, devant lui.
Il avait tant de questions à lui poser, et d’histoires à lui raconter ! Il avait encore du mal à réaliser ce qu’il se passait.
« C’était ça ton cadeau ? » demanda David, en se retournant vers son compagnon, les yeux brillants et la voix rauque. « Tu as fais venir mon père ici ?
– Oui. Je voulais te faire la surprise… » répondit Ayel en rougissant, gêné. « J’avais envoyé une lettre à Léo pour le rassurer lorsque nous sommes arrivés à la capitale. Mais ne pouvant pas me rendre à la surface, je ne pouvais pas voir s’il m’avait répondu.
– Alors il m’a demandé de m’en occuper ! Je suis allée chercher sa réponse, et j’ai envoyé le message suivant. »
Ayel hocha la tête. Au début, il avait eu du mal à se résoudre à solliciter l’aide de Tyra. Après tout, il ne l’appréciait pas vraiment. Mais il ne connaissait personne d’autre dans la caste se rendant en haut régulièrement. Et il était hors de question d’en parler à David, ça aurait gâché sa surprise.
Tyra s’était immédiatement prise au jeu, prenant très au sérieux sa mission. Voilà longtemps maintenant qu’ils prévoyaient cette surprise. Comploter ensemble les avait rapproché.
« Tyra a été très efficace. Elle s’est arrangée avec notre cheffe pour avoir l’autorisation d’accueillir Léo.
– Je n’ai pas le droit d’accéder à votre village. » expliqua le principal concerné. « Mais je vais loger à la Citrouille. Ils m’ont préparé une chambre et je travaillerais dans la taverne le soir.
– Ça doit te rappeler des souvenirs. » réalisa David.
« Oui, c’est la même chambre que celle où je séjournais lorsque j’y bossais pour économiser et m’enfuir avec ta mère ! Je t’avais déjà raconté cette histoire ? »
David hocha la tête. C’était parce que son père avait évoqué cette taverne et le temps passé à y travailler qu’il s’y était rendu avec Ayel dès leur premier jour à la capitale. David sentit les larmes monter de nouveau. Il s’essuya les yeux, embarrassé.
« Désolé… » il renifla piteusement. « Je suis si heureux de te revoir…
– Je suis là maintenant. » répondit Léo.

« Tu aurais dû voir la tête de Tyra hier soir lorsque Léo est arrivé ! » ricana Ayel quelques minutes plus tard, tandis que Tyra se renfrognait. « Elle était si déçue ! Son visage s’est décomposé.
– Déçue ? » répondit David, curieux. « De quoi ? »
Tyra rougit, embarrassée, avant de s’exclamer :
« Bah je pensais qu’il allait te ressembler ! Je m’étais fait toute une image mentale. Tu sais, un beau géant à la longue chevelure douce et à la peau aussi sombre que le charbon.
– Là, tu décris plutôt sa mère. » répondit Léo.
David leva les yeux au ciel, amusé. Tyra continua :
« J’en avais parlé à Ayel et il ne m’a jamais contredit ! Du coup j’imaginais ton jumeau, mais avec le côté séduisant de l’âge. J’étais même déjà prête à tomber sous son charme. Et au final, il est tout petit et tout pâle. Un petit flocon de neige tout fragile !
– Jeune fille, je ne suis pas fragile. » rétorqua Léo, vexé. « Et je suis plutôt grand. »
Tyra devint encore plus rouge, réalisant ce qu’elle venait de dire.
« Pardonnez-moi, je ne voulais pas être insultante. C’est mignon, les flocons de neige.
– Fragile et mignon…
– Ah, désolé ! »
Elle s’enfonça de plus en plus dans ses explications et justifications, avant que David ne lui tape la tête.
« Aïe !
– Arrête-toi là, tu vas finir par traumatiser mon père. »
Tyra se tut, embarrassée.

« Bon, ce n’est pas que vous me dérangez, mais j’aimerais passer un peu de temps avec mon fils. » fit Léo, en se tournant vers Ayel et Tyra.
Ayel hocha la tête. Il embrassa son compagnon du bout des lèvres et lui fit un clin d’œil avant de sortir.
« Tu me raconteras ce soir ! » s’exclama-t-il, au moment de franchir la porte.
Tyra quant à elle récupéra son bandeau sur la table. Elle allait dire au revoir à David, lorsque Léo la poussa dehors :
« Allez zou, du balai ! Plus vite que ça ! »
Elle se laissa faire et agita la main en direction de David, avant de se faire claquer la porte au nez. Léo se retourna vers David, qui regardait la scène le dos appuyé contre le mur.
« Je suis content de voir que tu t’es fait une amie. » fit-il remarquer. « Même si elle est un peu bizarre. Elle me fait penser au petit Öta, tu ne trouves pas ? »

« Bon sang, ne la compare pas à lui. » grogna David en croisant les bras, sa bonne humeur soudain envolée. « Tyra vaut beaucoup mieux. »
Léo écarquilla les yeux, étonné. Il ne souvenait pas d’avoir déjà vu David dégager une telle animosité envers son ami d’enfance. C’était même tout le contraire… Léo avait toujours admiré l’affection qui les liait.
« David ? Il s’est passé quelque chose que je ne sais pas ?
– C’est plutôt l’inverse. » grinça le jeune homme. « Il ne s’est rien passé, n’est-ce pas ?
– Et bien, j’ai reçu une courte lettre peu de temps après que tu sois parti. »
D’un ton amer, David rétorqua :
« Une lettre ? Et c’est tout ? Tu lui as annoncé que j’avais été contraint de quitter le village ?
– Oui…
– Et que t’a-t-il répondu ?
– Rien, mais– … »
David détourna les yeux, déçu.
« Normal. » le coupa-t-il. « Je ne lui suis plus utile, alors il m’oublie. Monseigneur doit sans doute être trop occupé pour se préoccuper des malheurs de ses anciens serviteurs.
– David ! » glapit Léo, outré. « Ce n’est pas toi qui étais heureux de savoir qu’il prenait ses responsabilités et aidait ses parents au domaine ?
– DEUX ANS ! »
David avait crié, tout en frappant la table de son poing. Il renifla, les larmes aux yeux. Il respira profondément pour se calmer. D’une voix se voulant plus posée, il reprit :
« Ne me dis pas qu’en deux ans, il n’a pas eu le temps de venir te rendre visite ? Qu’il n’a pas eu le temps de t’envoyer plus de lettres que ça ? Il avait promis de revenir et ne l’a jamais fait.
– David… C’est normal d’être en colère, mais tu ne sais pas tout. Laisse-moi t’expli —
– Peu importe, je ne veux rien savoir. » le coupa David, séchant ses larmes. « J’ai trouvé un foyer, l’amour et des amis maintenant, je n’ai pas besoin de m’encombrer du passé. »
Léo tendit une main vers lui, mais David recula.
« Tu sais, j’ai essayé de lui pardonner. J’ai fermé les yeux, je me suis persuadé que nous étions encore frères et que ces années passées auprès de lui étaient les plus belles. Mais, j’ai réalisé récemment que je me voilait la face.
– David…
– C’est pour ça que ne veux plus entendre parler de lui. »
David secoua la tête, puis fit un sourire triste à son père :
« Mais ne gâchons pas nos retrouvailles. Profitons plutôt d’être de nouveaux réunis… que dirais-tu d’une bonne bière fraîche ? J’ai très envie de savoir ce que tu as fait ces derniers mois.
– C’est bon, tu as gagné. » capitula Léo, en levant les mains au ciel. « Tu sais que quand tu es en colère, tu as le même caractère de cochon que ta mère ? »

« Avant toute chose, il faudrait peut-être s’occuper de ton apparence. » fit Léo, en se dirigeant vers son sac.
Il en sortit un mouchoir et une fiole. Après avoir imbibé le tissu, il tapota le visage de son fils qui se laissa faire.
« Tes peintures ne ressemblent plus à rien.
– Bah, ce n’est pas très important. » répondit David, en haussant les épaules. « Tu veux que je me baisse ?
– Bah, ça me fait faire de l’exercice ! »
Ils passèrent quelques minutes ainsi, Léo tamponnant le visage de David pour lui retirer les restes de peinture.
« Bon, et sinon comment ça se passe avec ton beau Ayel ? »
David répondit par un sourire attendri. Il avait suffi de mentionner son compagnon pour que David se détende d’un coup. Il rougit légèrement, avant de dire :
« Je suis amoureux.
– J’espère bien. » rétorqua Léo amusé, en haussant un sourcil. « Le contraire serait problématique.
– Effectivement » rit David en retour avant d'ajouter rêveusement : « Ayel est parfait. Il est tendre et prévenant. Parfois un peu trop jaloux, mais c’est craquant. Je me sens bien avec lui, si tu savais comme ça fait du bien d’être écouté et compris…
– Ça me rassure, je suis vraiment heureux pour toi.
– Tu sais, il respecte mes limites et fait toujours attention à ce que je me sente bien. »
David hésita, avant d’ajouter :
« Mais il est si attentif à mes besoins que j’ai parfois l’impression de ne pas être assez bien pour lui. Je lui refuse certaines choses et j’ai peur qu’à force il en souffre…
– Et tu lui en as parlé ? » demanda Léo, curieux. « Que t’a-t-il dit ?
– Il m’affirme que tout va bien. Mais je n’arrive pas à me sortir de la tête l’idée qu’il dit ça pour me rassurer. »
Léo soupira. Il ne comprenait pas tout, mais était inquiet pour son fils. Il n’aimait pas le voir se torturer ainsi.
« Tu veux que j’essaye de lui en parler ? Je le connais depuis qu’il est gamin, il s’est souvent confié à moi.
– Je veux bien, si tu en à l’occasion. »
Léo hocha la tête et nota mentalement qu’il allait devoir discuter sérieusement avec l’ébéniste.
« Mais dis-moi Léo… » ajouta David en plongeant son regard dans le sien. « … de ton côté, ça se passe comment ? Tu n’as pas envie de te trouver quelqu’un ? »

« Mon garçon, je n’ai pas particulièrement envie de retrouver l’amour. » affirma Léo, en s’éloignant de David. Il replia le mouchoir taché de peinture et le rangea dans son sac. « Ma vie actuelle me convient très bien.
– Mais tu ne te sens pas seul ? »
Léo éclata de rire et répondit :
« J’ai les chats de Ayel pour me tenir compagnie !
– Ah, ça… »
Trois-pattes et Borgne manquaient beaucoup à David. Il savait que ce n’était pas possible pour Léo de les amener ici. Les chats n’auraient pas supporté les longs jours de voyage et encore moins le changement soudain d’environnement. Ils étaient très indépendants et attachés à leur territoire.
« En revanche » continua Léo « il y a quelques mois j’ai repris contact avec l’un de mes anciens clients. Tu sais, ces riches qui me commandent des livres érotiques et qui me permettent d’ainsi vivre dans le confort…
– Ah ? » répondit David, qui ne savait pas où son père voulait en venir. « Et alors ?
– Et bien, il se trouve que j’ai entamé une correspondance assez enflammée avec lui. On s’envoie des lettres très coquines, c’est fort excitant.
– Ah. Je vois… » souffla David, en levant les yeux au ciel.
Pourquoi ça ne le surprenait pas ? Son père était définitivement irrécupérable.


« Et à ce qu’il paraît, tu es le petit protégé de la cheffe de ton village ? » demanda Léo, une fois que David et lui furent installés dans la taverne.
Ils s’étaient posés à l’écart et avaient commandé deux bières.
« Söl ? Oui, on s’entend bien. Elle me demande souvent de m’occuper de petits boulots pour elle.
– Tant mieux. Tu n’aurais pas aimé le précédent chef, c’était un homme froid et dur. » expliqua Léo. « Je l’ai croisé à plusieurs reprises avant ta naissance, lorsque je travaillais ici. Il m’avait fait très mauvaise impression. »
David opina. Il avait cru comprendre que l’homme qui dirigeait la caste avant Söl était… très particulier.
« À ce sujet, tu sais qu’il s’agit du père de Tyra ?
– Non, vraiment ? » s’étonna Léo, les yeux ronds. « Je n’y aurais jamais cru ! Elle ne lui ressemble pas du tout.
– Ouais, elle souffre d’ailleurs de la comparaison.
– Pauvre petite… »
Léo but une gorgée puis reposa sa chope. Il y eut quelques secondes de silence, avant que David n’ajoute :
« Et à propos de Söl… Je pense que tu l’aimerais bien.
– Ah, ça ! Ayel m’a dit la même chose ! » sourit Léo, taquin.
David fronça les sourcils. Le sourire de son père était révélateur. Quelle bêtise son compagnon avait-il pu encore raconter ?
« Laisse-moi deviner… Il t’a parlé de son décolleté, c’est ça ?
– Exactement ! » gloussa Léo. « Je crois que ton compagnon fait une fixation dessus.
– Absolument. »
David soupira. Il ne comptait plus le nombre de fois où Ayel avait radoté sur le potentiel moelleux de la poitrine de la dirigeante. Tout ce qui semblait mou le rendait fou.

Partie 2 - Quelques sceaux
Le jour où David avait revu son père, ils avaient passé toute l’après-midi ensemble. Les deux hommes avaient discuté de leurs quotidiens, heureux de se retrouver. David était cependant frustré de ne pas pouvoir évoquer avec lui son travail de Veilleur, la beauté des souterrains et le mystère des Sylènes.
Mais il comprenait les raisons autour de cette interdiction et se satisfaisait néanmoins de pouvoir parler un peu de sa vie privée dans la caste. Même si Léo ne pouvait descendre avec lui, le fait qu’il ait connaissance de l’existence du village lui donnait un statut singulier.
Un statut à mi-chemin entre celui d’hôte et d’étranger.
Certaines choses pouvaient donc être partagées avec lui, bien qu’il ne faille pas entrer trop profondément dans les détails. Après tout, la sécurité de la caste reposait sur son secret.
David était au demeurant fier de la confiance que lui accordaient les autres veilleurs. S’ils avaient eu le moindre doute à son propos, envisageant que David pourrait trahir le secret, ils ne lui auraient pas autorisé les sorties à la surface, ou ils lui auraient imposé un sceau l’empêchant d’en parler.
Mais rien de ça n’avait été fait. Alors David faisait de son mieux pour ne pas décevoir les siens.
Les jours qui succédèrent l’arrivée de Léo, David se débrouilla pour pouvoir monter de temps en temps à la surface, pour souper avec lui ou le saluer. Mais c’était difficile de s’organiser. Parfois, il n’en avait pas le temps ou n’avait tout simplement plus l’énergie pour monter, ce qui limitait les moments où ils pouvaient ce voir. Léo était patient et ne s'en plaignait jamais, simplement heureux de pouvoir profiter des quelques moments de répit de David.
Ce dernier était terriblement occupé durant la journée avec les enseignements de Warin, mais n’avait aucune raison de s’en plaindre : plus le temps passait, plus il aimait ça.
Et à ce propos, il venait de vivre un après-midi très particulier. Habituellement, après le dîner, Warin l’emmenait avec lui lors d’une de ses rondes pour surveiller la frontière du territoire. Ça n’arrivait pas souvent, mais David appréciait ces balades.
Warin bavardait tout du long, ou plutôt radotait au sujet des souterrains. C’était intéressant, mais usant. David fatiguait vite de ces longs monologues. Cependant, cette fois, Warin avait tenu à ce que David fasse sa première ronde seul.
Le jeune homme avait patrouillé durant une petite heure. Et il avait adoré cette expérience. C’était très différent de patrouiller seul dans les souterrains. Il connaissait le trajet par cœur, mais le redécouvrait sous un nouveau jour.
La solitude le rendait plus attentif, plus à l’écoute, plus conscient de son environnement. Il ne savait pas comment décrire ça, mais il s’était senti à sa place. Sa relation avec le dédale avait beaucoup changé avec le temps.
L’épreuve où il s’y était retrouvé perdu durant trois jours était bien loin maintenant. Il se ressentait comme le visiteur d’un lieu sacré. Et tant qu’il ne croisait pas d’ogre, tout allait bien.
« Je t’ai surveillé, tu as très bien patrouillé. » avait affirmé Warin, lorsque David était revenu. « Je suis fier de toi. Jusque maintenant tu étais toujours guidé par un autre veilleur lors de tes tâches journalières, mais je vais te donner un peu plus de libertés. Dès demain, et ce jusqu’à la prochaine lune, tu seras chargé tous les jours de la ronde qui précède la mienne. Elle a lieu aux aurores, il faudra te lever un peu plus tôt que d’ordinaire. »
David sourit.

Ce matin, lorsque David revint de sa ronde il fut surpris de ne pas voir Warin. Voilà maintenant de nombreux jours que cette routine s’était installée et habituellement l’homme était toujours ponctuel.
« David ? Je remplace Warin ce matin. » fit un veilleur en s’approchant de lui. « Tout s’est bien passé ?
– Rien à signaler. Où est Warin ?
– Il est au camp avec Dynia. »
David hocha la tête et remercia l’homme, avant de prendre la direction du campement. Au bout de quelques minutes, il entendit des éclats de voix. Il accéléra le pas et arriva. Warin et Dynia étaient en grande discussion et semblaient particulièrement agacés.
« Ralf n’est juste qu’un fainéant. On lui laisse trop de libertés, et il enchaîne les bévues ! Ce n’est plus possible.
– Tu sais très bien qu’on a besoin de lui... Oh ! David ! »
Dynia venait d’apercevoir Dynia et se dirigea vers elle. David répondit joyeusement au sourire qu’elle lui lança.
Il appréciait cette femme. Elle était forte, brave et amicale. Ce n’était pas étonnant que tous l’admirent dans le village. Elle avait ce petit quelque chose de particulier, qui la rendait rassurante et effrayante à la fois.
Et comme Dynia était la coéquipière de Warin, elle n’était jamais loin de lui depuis le retour de l’expédition. Elle venait assister aux entraînements et remplaçait parfois son ami.
Si elle n’était pas déjà mariée à une femme, il aurait pu croire que ces deux-là formaient un couple tant ils étaient soudés. Et il devait bien l’avouer, il adorait entendre Dynia rabrouer Warin à longueur de journée.
« Que se passe-t-il ? » demanda David, curieux. « Il y a un problème ?
– Ralf à un rhume. » soupira Dynia en se massant la nuque. « Voilà des jours qu’il doit renouveler les sorts aux frontières, mais il refuse en affirmant ne pas avoir l’énergie.
– Ce garçon trouve toujours des excuses pour ne pas travailler. Tu te souviens ? C’est de sa faute si tu t’es perdu dans les souterrains lors du rite. » *
David grimaça. Il ne s’en souvenait que trop bien.
« Mais pourquoi vous ne demandez pas à quelqu’un d’autre dans ce cas ? Il n’est pas le seul mage de la caste.
– Soren est trop occupé, il est en plein rituel avec le shaman.
– Et Tyra ? »
Warin éclata de rire.
« Tyra ? Cette pauvre fille est toute juste bonne à panser des égratignures ! » répondit-il, moqueur. Il continua : « C’est non, elle—
– Si tu lui laissais une chance au lieu de faire ton vieux con ? » le coupa Dynia. « Soren se trompe peut-être à son sujet.
– Soren est notre meilleur mage depuis des générations et il affirme qu’elle est mauvaise dans ce domaine. J’ai confiance en son jugement. »
David serra les dents. Il ne supportait pas d’entendre ces mots au sujet de son amie, alors qu’elle travaillait si dur pour s’améliorer !
« De toute façon, nous n’avons pas vraiment le choix. Ce sera toujours mieux que rien. » affirma Dynia, en croisant les bras. « David, va chercher Tyra. »

« C’est ta chance gamine, ne te foire pas. » fit Dynia d’une voix forte, tandis qu’elle traversait le dédale suivi de David et Tyra.
Cette dernière déglutit, retenant une grimace. Dans quel pétrin David l’avait-il encore fourrée ?! Ne pouvait-il pas l’oublier juste quelques heures ? Vraiment… il était insupportable ! Il avait déboulé dans sa hutte, lui ordonnant de le suivre sans rien lui expliquer. Si seulement elle avait su plus tôt que c’était pour remplacer Ralf, elle aurait refusé !
« T’es vraiment l’pire. Je te déteste. » siffla-t-elle en direction de son ami, qui répondit en levant un sourcil.
Il ne prenait même pas la peine de dissimuler le petit sourire sournois qui étirait ses lèvres.
« C’est le moment de faire des preuves, Tyradorable.
- Tsss. » grinça-t-elle.
Tyra n’avait aucune envie de passer pour une incompétente devant Dynia. La guerrière était bien l’un des seuls vétérans à n’avoir jamais été rude ou condescendante envers elle.
« Je ne veux pas la décevoir. Tu sais, je me fiche que Warin me méprise, mais Dynia a toujours été aimable avec moi. » chuchota Tyra, profitant que la concernée ne puisse pas entendre.
Elle marchait vite et était loin devant eux à présent.
« Elle ne te méprisera pas. Même moi qui ne la connaît pas depuis longtemps, je sais ça. » affirma David en haussant les épaules. « Et de toute façon, tu sais renouveler ces sceaux non ? C’est toi qui me l’as dit.
– Oui, mais…
– Bah voilà. Maintenant tu te tais et tu travailles. »
Tyra plissa le nez, agacée. Elle allait répliquer, mais abandonna l’idée en réalisant qu’ils arrivaient. Elle accéléra le pas, dépassant David pour rejoindre Dynia qui examinait déjà la frontière.
« Il était temps d’intervenir. » fit remarquer Tyra, en s’approchant de la femme. « Le sceau n’est presque plus actif. Ça n’aurait tenu qu’un jour de plus.
– Ton cousin aime bien attendre la dernière minute. » soupira Dynia, agacée.
Tyra hocha la tête. Elle ne supportait plus Ralf. C’était un garçon fainéant et insipide, qui profitait d’être le seul mage qualifié des veilleurs pour faire des caprices à longueur de journée. Comme il se savait indispensable, il en abusait.
« Je vais m’y mettre de suite. » fit Tyra, en retroussant ses manches.
Elle attrapa le sac que lui tendit Dynia et en sortit tout le nécessaire : bougies, sable de fée, couteau…
David se cala sur un rocher et la regarda tout installer d’un œil distrait. Elle avait mélangé le sable avec son sang et formé une ligne, marquant la frontière sous l’arche de pierre. Elle chantait dans une langue qu’il ne connaissait pas et qui lui évoquait une sorte de sifflement.
Il tourna la tête et fixa le vide, laissant alors vagabonder son esprit en attendant que le temps passe. La voix de Dynia le fit sortir de ses pensées.
« David !
– Hein, quoi ?
– Rends-toi utile et porte-la. »
Elle lui montrait du doigt Tyra, et désigna ensuite le symbole à moitié effacé tout en haut de l’arche de pierre. Il réalisa que si lui pouvait l’atteindre en tendant les bras, c’était peine perdue pour son amie.
« Ça ne craint rien de s’approcher d’elle ?
– Tant que tu ne franchis pas la ligne, c’est correct. »
David soupira et se résigna. Après avoir laissé la jeune femme s’asseoir sur ses épaules, il se redressa. Dynia était juste à côté d’eux et inspectait chaque geste de Tyra pendant que cette dernière continuait de psalmodier.
Lorsque Tyra posa ses deux mains ensanglantées sur le symbole effacé, il sembla s’éclairer et se reformer. C’était une scène magique. Presque irréaliste. Mais soudain, Tyra siffla joyeusement :
« C’est bon. J’ai fini !
– Quoi, c’est tout ? » fit David, contrarié.

Tyra venait de réduire à néant l’atmosphère mystique de la scène. Devant l’air désappointé de son ami, elle ricana.
« Bah quoi, tu veux qu’on fasse un sacrifie humain et qu’on danse tout nu autour des rochers ? C’est possible, mais ça ne servira pas à grand-chose.
– Hilarant. »
David fit descendre la jeune femme. Ses mains étaient toujours recouvertes de sang, mais les entailles qu’elles y avaient faites s’étaient déjà refermées.
« Tu aurais pu t’abstenir de mettre du sang sur mes vêtements. » râla David. « C’est répugnant.
– Ils sont noirs, ça s’voit pas. »

Dynia s’approcha alors. Son sourire était satisfait et elle posa une main sur l’épaule de la jeune fille.
« C’était très bien, j’étais certaine que tu étais à même le faire. » affirma t-elle. « Aujourd’hui tu vas te reposer et ce soir tu recommenceras sur un autre passage.
– Merci. » répondit Tyra. Elle sentait la fatigue poindre et réprima un bâillement. « Le sceau est aussi solide que les précédents, mais il ne durera pas très longtemps.
– Combien de temps ?
– Trois lunes environ. »
Dynia secoua la tête.
« Trois lunes ? Vraiment ? Les sceaux de Ralf en tiennent moins de deux !
– Quoi ? »
Les deux femmes échangèrent un regard stupéfait.
« Et tu penses pouvoir recommencer ? » fit soudain Dynia. « Tu pourrais refaire des sceaux aussi durables ?
– Oui, mais…
– Parfait, tu es engagée. »
Elle tapota vigoureusement l’épaule de Tyra avant de se retourner et de s’exclamer en s’éloignant :
« Des sceaux de trois lunes, et sans avoir à supporter cet idiot… Bon sang, merci ! C’est la meilleure nouvelle de la journée ! »
Tyra secoua la tête. Avait-elle bien entendu ? Elle fixa son aînée, le regard vide. David sourit et donna un coup de coude à son amie, qui vacilla et se retourna vers lui, offusquée.
« Hé !
– Je crois que ton cousin vient de perdre son boulot. Félicitations. »

« Il est hors de question de remplacer Ralf ! » grogna Warin quelques minutes plus tard. « Tu n’as aucune certitud —
– Je ne te parle pas de le remplacer. » le coupa Dynia, en croisant les bras. Elle leva les yeux au ciel. « Et si tu me laissais finir mes phrases ? »
Tyra et David regardaient la scène, ne sachant pas sur quel pied danser. Dynia s’était mise en tête d’exploiter la magie de Tyra, et de lui donner une place dans son équipe. Mais ni l’un ni l’autre ne comprenait réellement ce qu’elle avait voulu dire par là.
« Pourquoi devrait-on n’avoir qu’un seul mage parmi les veilleurs ? » ajouta Dynia. « C’est absurde.
– Quoi ? Tu veux que Tyra ait le même poste que Ralf ? Mais la tradition…
– J’emmerde la tradition. » grogna la femme, défiant son équipier du regard.
David s’attendait à voir Warin s’offusquer et prendre mouche, mais ce dernier soupira. Satisfaite, Dynia continua :
« Je pense qu’avoir deux mages pourrait nous être fort utile. Que ce soit pour protéger le territoire ou pour les expéditions. Et je suis certaine que la petite est douée, il suffit de lui laisser l’occasion de nous le prouver.
– Douée, doué… je n’y crois pas un instant. » maugréa Warin. « Mais ! J’accepte de lui laisser une chance si tu te portes garante.
– Parfait. »
Dynia hocha la tête avant de faire volte-face. Elle se dirigea vers Tyra et posa son bras sur ses épaules en s’exclamant :
« Tu as entendu ? Tu vas enfin pouvoir montrer à tous ces connards ce que tu vaux ! Cette semaine, nous allons renforcer tous les sceaux et ensuite tu me présenteras ce que tu sais faire d’autre.
– Je vais essayer d’être à la hauteur, merci. » répondit Tyra.
Dynia sourit. Elle se pencha sur la jeune femme et ajouta à voix basse :
« Je vois bien que tu n’as pas très envie de devenir la mage de la caste. Mais la sécurité du groupe passe avant tout. »
Tyra détourna les yeux, démasquée.
« Mais je sais aussi que tu meurs d’envie de participer a plus d’expéditions. David m’en a parlé. Alors si tu te débrouilles bien, je t’inclurai en renfort plus souvent. »
Le regard de Tyra s’éclaira.

Le lendemain, Tyra et Dynia renouvelèrent les sceaux au petit matin. Comme la magie du sang était un art épuisant, Tyra était dispensée de tâche le reste de la journée. Elle détestait ne pas pouvoir travailler et se rendre plus utile, mais adorait en profiter pour vaquer à ses petites occupations.
« Tu devrais jouir de tes heures de repos pour te reposer. » grogna David, en insistant sur le dernier mot tandis que Tyra lui racontait sa journée autour d’un repas. « Tu ne devrais pas tirer sur la corde comme ça.
– Je ne tire pas sur la corde. Je vais très bien. » répliqua t-elle en agitant la main, confiante. « Ils ont trop l’habitude d’entendre mon cousin pleurer au moindre effort.
– Si tu le dis. »
Et quand on parle du loup… un homme déboula dans le quartier des veilleurs. Les cheveux noirs attachés et le visage mal rasé, il sonda la pièce d’un regard irrité avant de s’arrêter sur Tyra et David. Son visage se tordit.
« TYRA ! COMMENT OSES-TU ?! »
David comprit immédiatement qu’il s’agissait du fameux cousin. Prêt à défendre son amie, il s’apprêtait à se lever lorsque celle-ci posa sa chope de bière et s’exclama en riant :
« RALF TÊTE DE PINE, VA T’RASER T’AS VRAIMENT UNE FACE DE BURNE ! »
L’homme couina, scandalisé, avant de crier d’une voix perçante :
« JE TE PRÉVIENS SORCIÈRE, JE NE TE LAISSERAI PAS MA PLACE ! »
Tyra ne répondit pas immédiatement. Elle reprit sa chope et but une gorgée silencieusement avant de la reposer lentement. Elle se leva, traversa la pièce, et plongea son regard dans celui de son cousin :
« Si tu veux, on règle ça devant les dieux. Un contre un dans l’arène, toutes armes permises, jusqu’à ce qu’un de nous deux meure. »
Ralf eut un mouvement de recul. Il regarda autour de lui, réalisant que tous les veilleurs les fixaient depuis quelques minutes. Nombreux étaient ceux à lui lancer une œillade hostile et il comprit qu’il avait déjà perdu.
« Je…
– Alors ? On se bat ? »
Il hésita, avant de subitement faire demi-tour et quitter la pièce pour fuir.
Tyra soupira de soulagement tandis que David la fixait avec émerveillement et étonnement. Le même étonnement que les nombreux autres veilleurs, qui commencèrent à chuchoter entre eux.
« Bah quoi ? Ce petit merdeux mérite des baffes. » lança Tyra en haussa les épaules.
David hocha la tête, amusé. Il était évident que ces derniers jours en compagnie de Dynia étaient en partie responsables de sa petite prise de confiance.
« J’aurais bien aimé te voir combattre en duel cet abruti.
– Ça ne risque pas d’arriver. Il sait qu’il n’a aucune chance. Depuis qu’on est gosses, je lui mets de sacrées raclées à mains nues, peu importe sa magie. »
David n’eut aucun mal à la croire.

Les jours qui suivirent, Ralf se fit discret. Il se décida enfin à travailler, s’occupant des sceaux dont Tyra ne s’était pas encore souciée, et ne fit plus aucun esclandre.
« Ralf silencieux, quel bonheur ! Quel plaisir de ne plus l’entendre se lamenter ! » se réjouit Dynia. « J’espère qu’il a appris la leçon et qu’il poursuivra sur cette lancée.
– S’il recommence ses bêtises, je le remettrai à sa place. » répondit Tyra, un sourire amusé sur le visage. « Vous pouvez compter sur moi.
– Ahaha ! Je savais bien que je pouvais te faire confiance. »
Les deux femmes échangèrent un regard complice.
Tandis qu’elles traversaient le village côte à côte pour rejoindre le camp des veilleurs, après une matinée de travail, Tyra hésita. Elle voulait demander quelque chose à son aînée, mais n’osait pas. Remarquant son silence, Dynia s’arrêta :
« Tyra ? Quelque chose te chicote ? »
Tyra se mordit la lèvre. Elle chercha ses mots, avant de murmurer :
« Je sais que nous avions prévu de nous entraîner ensemble après-demain soir, et cela m’honore, mais…
– Mais ?
– Il y a une soirée dansante dans une taverne que j’aime beaucoup à la surface… et j’aimerais y aller. »
Tyra avait prononcé cette phrase dans un souffle. Elle serra les dents, se préparant à se faire sermonner. Le travail avant les plaisirs égoïstes ! Mais Dynia n’en fit rien.
« Vas-y.
– Quoi ? Ça ne vous dérange pas ?
– Non, on peut avancer notre petite séance. Demain, ça t’irait ? » répondit Dynia en haussant les épaules.
Tyra soupira de soulagement. Elle avait eu si peur de vexer son aînée et de s’attirer ses foudres ! N’importe qui aurait trouvé sa requête futile et égoïste. Mais Dynia se pencha vers elle et demanda :
« Et cette soirée, tu vas y aller avec un cavalier ? Ou… une cavalière ?
– Vous êtes mariée, je ne suis pas sûre que votre femme apprécie. Et vous n’êtes plus toute jeune.
– Petite effrontée ! » s’esclaffa Dynia, avant d’ajouter : « Mais tu rougis ma belle. Tu as quelqu’un ?
– Pas vraiment. J’ai invité un garçon qui me plait, mais je ne sais pas s’il viendra. »

Partie 3 - Le rendez-vous de Tyra
Ce soir-là, Tyra se préparait. Elle venait tout juste de se baigner dans le lac en compagnie de David et Ayel, afin d’être propre pour sortir.
Sa taverne préférée organisait une soirée dansante et elle comptait bien s’y rendre. C’était exactement ce dont elle avait besoin pour se changer les idées.
Cette taverne, c’était comme une seconde maison pour elle. Lorsqu’elle finissait sa journée, avant de rentrer à la caste, il lui arrivait souvent de s’y arrêter pour boire un godet.
La nuit, elle s’y faufilait lors des soirées pour danser de tout son saoul sans avoir à supporter le jugement oppressant de ses pairs.
Au contraire de la Citrouille, ce lieu n’appartenait pas aux abarians. Aucun membre de la caste ne le connaissait, pas même Senna, Söl ou David… Tyra s’y sentait donc beaucoup plus libre, plus épanouie.
Mais contrairement à ses habitudes, cette fois, Tyra ne s’y rendait pas seule. Du moins, elle espérait. Durant son escapade de plusieurs jours, lorsqu’elle avait disparu à la recherche de Nora, Tyra avait rencontré quelqu’un.
Un jeune homme du nom d’Öta.

Tyra passa une bonne heure à fixer ses vêtements, hésitant sur la tenue qu’elle devait porter. Elle voulait plaire, être belle et attirante le temps d’une nuit.
Mais sa plus belle tenue, celle qu’elle portait lors de la fête d’intronisation de David, était abarianne. Dénudée, elle dévoilait les encrages sur son corps… Tyra ne pouvait donc pas se rendre à la surface ainsi. Peu importe sa coquetterie, elle n’avait aucune envie de finir sur la potence. *
Ha ! Si seulement elle avait possédé une jolie robe comme celles des femmes de la haute ville… elle l’aurait revêtue sans hésiter. Être aussi gracieuse qu’elles le temps d’une soirée, voilà qui la faisait rêver.
Elle ne comptait plus les heures qu’elle avait passé ces dernières années dans la haute ville à admirer dans l’ombre les grandes robes, les soieries, et bijoux de ces dames. Mais parmi toutes ces belles choses, ce qu’elle préférait c’était la dentelle. Délicate, précieuse et élégante… de l’art, sans aucun doute.
Rien à voir avec les loques usées qu’elle se traînait à longueur de journée. Elle soupira. Que porter ?
Après de longues minutes d’hésitation, elle opta pour sa seule vieille robe qu’elle accompagna du serre-taille que Perrine lui avait offert.
« J’ai l’air un peu bizarre comme ça, non ? » se demanda-t-elle à haute voix, avant de secouer la tête pour chasser toutes ses réticences.

Il faisait déjà nuit noire lorsque Tyra parvint au lieu de rendez-vous. Elle se positionna près de la taverne, déposa sa lanterne sur un tonneau, et se cachant dans l’ombre pour surveiller l’arrivée de son invité.
Le ventre noué, elle pria pour qu’il vienne. Mais plus le temps passait, plus elle regrettait son idée stupide. Et s’il n’avait pas compris son énigme ? Et s’il n’avait pas vu sa lettre ? Et si…
Soudain, Öta approcha.
Le jeune homme regarda autour de lui, mais ne la remarqua pas. Tyra s’était enfoncée plus profondément dans l’ombre, se dissimulant derrière un mur. Elle tentait de ralentir les battements de son cœur. Il était là ! Il était venu !
Profitant qu’il ne puisse par l’apercevoir, elle le contempla. Il s’était apprêté, coiffé et avait troqué sa tenue de travail contre une belle chemise neuve.
Il s’était assis sur un banc, sa lanterne posée à côté de lui, et fixait la taverne avec un sourire doucement amusé. Tyra respira pour se calmer. Elle quitta sa cachette, récupéra sa lanterne, et s’approcha :
« Bonjour… euh, non, bonsoir. Je… euh… On va danser ? »
Elle se maudit immédiatement. Quelle cruche ! Elle devait vraiment avoir l’air ridicule.
« Bonsoir. » murmura t-il, en se levant.
Face à face, ils se fixèrent quelques secondes sans mot dire avant qu’Öta ne se décide à faire le premier pas.
« Tu es ravissante ce soir, cette robe te va à merveille. »
En prononçant ces mots, il avait posé la main sur la joue de Tyra, qui rougit légèrement. Elle secoua la tête pour reprendre ses esprits, attrapa sa main et le força à la suivre.
« T’es vraiment indécrottable toi. » souffla t-elle. « Arrête de me faire du charme et rends-toi utile. Je veux danser ! »
Tyra entendit Öta lui répondre par un petit rire surpris. Et elle sentit sa main resserrer la sienne.

Tyra s’était persuadée qu’elle ne ferait que quelques pas de danse avec Öta avant que ce dernier ne se lasse. Elle s’était attendue à devoir le motiver pour obtenir un peu d’attention et de compagnie.
Mais ce fut l’inverse qui se produisit.
Ils dansèrent ensemble toute la soirée, Öta montrant beaucoup plus d’entrain et de plaisir qu’elle ne l’aurait imaginé. Dans ses bras, baignée de musique et de lumière, elle se sentait bien. Il la guidait tandis qu’elle se laissait porter.
Ses pas étaient précis, mesurés et étrangement apaisants.
« Où t’as appris à danser comme ça ? » demanda-t-elle, curieuse.
Ils s’étaient installés à l’extérieur sur un banc de pierre, adossés à une immense haie non loin des cuisines, et sirotaient quelques bières qu’ils avaient dérobées subtilement.
« J’ai eu des leçons dans mon enfance. Je détestais ça. » Öta haussa les épaules. « Mais grâce à toi je me rends compte que ça peut être un vrai plaisir. »
Tyra but une gorgée de bière, cachant son visage gêné derrière son verre. Elle ne pouvait s’empêcher de rougir et se maudissait d’être aussi troublée par ses mots.
« Je ne pensais vraiment pas que ça pouvait-être amusant. » ajouta t-il, rêveur. « Il faudrait qu’on recommence.
– Quand tu veux ! »
Tyra se mordit la lèvre. Elle n’aurait pas du répondre aussi rapidement ! Pourquoi n’arrivait-elle pas à se contenir ? Öta répondit par un petit rire, avant de se pencher vers elle et de plonger le regard dans le sien. Tyra hésita. Allait-il l’embrasser ?
Mais il se contenta de tendre la main pour remettre en place une de ses mèches de cheveux. Non sans effleurer son visage, la faisant frissonner.
« J’aime la façon dont tes cheveux tournoient lorsque tu danses. Leur longueur est incroyable, je suis jaloux. » fit-il remarquer, impressionné. « Quand j’avais les cheveux lisses je n’arrivais jamais à les coiffer seul alors qu’ils étaient moins longs que les tiens.
– C’est beaucoup d’travail. » répondit-elle.
Elle était fière de sa crinière, dont elle prenait grand soin.
« C’est pour cette raison que j’les accroche sur toute la longueur, ils s’abîment moins comme ça.
– Oh, je vois. Je peux ? »
Elle hocha la tête, le laissant toucher ses cheveux du bout des doigts. Il était proche, trop proche. Comment pouvait-il faire pour ne pas entendre le vacarme de son cœur ? Il ouvrit la bouche et sembla hésiter à poser une question, avant de se raviser. Tyra fronça les sourcils, intriguée.
« Tu voulais dire un truc ? »
Il y eut quelques secondes de silences, avant qu’il ne demande :
« Ça te vient d’où, les cheveux rasés sur les côtés comme ça ?
– Ah ! C’était la coiffure de mon maître, qu’il a lui aussi hérité d’son propre maître. C’est une sorte de tradition. J’étais pas obligée, mais j’trouve ça joli. »
Öta soupira, semblant apaisé, avant de répondre :
« Ça te va bien.
– Et toi ? Pourquoi les avoir rasés ?
– J’ai demandé à quelqu’un de me le faire alors que j’avais un peu trop bu. » répondit-il, penaud.
Tyra éclata de rire.

Tyra savait qu’elle n’aurait pas dû boire autant. Mais comment résister lorsque l’on était aussi bien accompagnée ? Fort heureusement, ils avaient décidé de s’arrêter et de quitter la taverne avant d’être bien trop soûls. Depuis ils déambulaient joyeusement dans la cité, les joues rougies par l’alcool, sans vraiment savoir où ils se rendaient.
« Oh regarde, des fleeeurs ! » s’écria soudain Tyra, tandis qu’ils empruntaient un petit chemin entouré de haies fleuries. « C’quoi leur nom ?
– Des lilas. Elles sentent bon, c’est agréable. » répondit Öta, offrant un sourire à son amie.
Tyra pouffa en retour.
« T’arrives encore à sentir quelque chose avec toute la bière que t’as dans l’pif ? »
Öta leva les yeux au ciel. Quelle fine poète, celle-là ! Ils restèrent là quelques secondes à admirer les fleurs éclairées par la lueur de la lune.
« Et si on se trouvait un coin pour nous ? » fit alors Öta avec un sourire équivoque, en prenant la main de la jeune femme.
« J’te suis, t’as une idée ?
– Oui, je sais où on pourra être au calme ! » s’exclama-t-il, avant de guider Tyra à travers le quartier.
Elle pouffa et le suivit, curieuse et enjouée. Elle espérait que ce soit un endroit assez beau et romantique, pour agréablement terminer la soirée. Elle avait bien compris ce qu’il désirait, et tant qu’à dormir ensemble, elle voulait que ce soit fait dans un cadre plaisant.
Une fois arrivé à destination, une porte au fin fond d’une petite ruelle étroite, Öta toqua, mais personne ne répondit. Il retenta plusieurs fois, avant de râler :
« Où c’est que j’ai foutu ces clefs ? »
Tyra le contempla tandis qu’il fouillait dans son escarcelle et en sortait une clef, pestant de ne rien voir avec l’ombre du bâtiment. Cet endroit lui appartenait-il ? Elle ne savait pas qu’il possédait une maison ailleurs qu’au refuge. Curieuse, elle le suivit et s’engouffra dedans.
Ça sentait fort le parfum. Il était évident que ce lieu était la demeure d’une personne aisée. C’était beau, richement décoré mais sans être ostentatoire. Elle repéra plusieurs babioles sur les meubles, se demandant si elle parviendrait à dérober quelque chose…
Elle se rapprocha d’Öta, le regardant allumer des bougies et appeler quelqu’un qui ne répondit pas. Ils étaient seuls.
« C’est joli ici. J’pensais que tu vivais au Refuge ?
– C’est pas chez moi, mais on s’en fiche non ? »
Tyra hocha la tête en gloussant avant de se laisser pousser sur le canapé par Öta. Elle ne put retenir un petit sourire. Les choses sérieuses commençaient. Là, elle était tout à fait dans son élément. Tyra ferma les yeux tandis qu’il l’embrassait.

Alors qu’il venait d’embrasser Tyra, Öta se redressa et plongea son regard dans le sien.
Il put y lire toute son inquiétude. Elle se demandait sûrement pourquoi il s’interrompait et si elle avait fait quelque chose de mal.
Il s’en voulut de la faire douter. Et bon sang. Jamais il n’avait vu ses yeux d’aussi près. Comment avait-il fait pour ne pas remarquer comme ils étaient envoûtants ? À deux doigts de se perdre dedans, il revint à lui en entendant la voix de la jeune femme.
« Öta ? »
Il inspira.
Ce n’était pas chose qu’il aimait faire, mais il ne désirait pas lui entretenir de faux espoirs. Et surtout, il ne voulait pas prendre le risque de s’attacher. C’était plus facile ainsi.
« Je veux juste être sûr que ce soit clair. » murmura t-il. Si tout était clair, c’était plus simple d’entretenir la distance. « Ce n’est pas sérieux entre nous, c’est juste pour le plaisir.
– Je m’en fiche. »
La voix de Tyra était ferme, mais quelque chose dans son regard affirmait le contraire.
Il hésita. Peut-être était-ce mieux de s’arrêter là. Mais soudain Tyra redressa la tête vers Öta et déroba ses lèvres pour clore la discussion. Incapable de résister, il abandonna et répondit à son baiser.

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