- 23 - La soirée dansante
- bleuts
- 3 nov. 2024
- 10 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 déc. 2024
Une fois arrivé au refuge, Öta ne traina pas. Il n’avait pas réalisé à quel point il était tard et il ne lui restait plus beaucoup de temps pour se préparer. Il se changea, se coiffa et se maquilla jusqu’à en être relativement satisfait.
« J’en connais un qui va bien s’amuser. » fit la voix d’Ambroisie. « Tu comptes sortir ce soir ? »
La jeune femme se tenait dans l’embrasure de la porte et regardait Öta s’affairer avec curiosité.
« J’ai un rendez-vous. Si vous avez une urgence, Petrus me remplacera.
– Une nouvelle conquête ?
– J’espère. » répondit Öta. « Elle me plait beaucoup et j’ai besoin de me changer les idées. »

Öta traversa le quartier de nuit, empruntant petites ruelles et passages rapides d’un pas tranquille. À force de faire des aller-retour entre le refuge et l’hospice, il commençait à bien connaitre le coin.
Le jeune homme avançait une feuille de papier à la main. Il s’agissait d’une lettre à son intention qu’il avait trouvé coincée dans sa porte. En l’ouvrant, il avait découvert une courte énigme qu’il avait pris du temps avant de comprendre et de traduire.
Une énigme signée du nom de Tyra.
Pourquoi faire simple, lorsque l’on pouvait faire compliqué ? Depuis quand savait-elle écrire ? Il supposa qu’elle était passée par les services d’un scribe ou d’un ami lettré.
Il s’agissait d’un petit message lui donnant rendez-vous le soir même, aux alentours de minuit, près d’une taverne.
En arrivant sur le lieu de rendez-vous, il ne trouva personne. Il décida de s’asseoir sur un banc, sa lampe posée à côté de lui. La rue où il se trouvait était animée. Des gens passaient, ivres et joyeux. Il s’amusa à compter le nombre de personnes qui sortaient et rentraient dans la taverne en face, avant de se lasser.
De la musique s’en échappait, une fête semblait avoir lieu. Et au bout de quelques minutes, Tyra apparut. Elle portait une robe élimée accompagnée d’un serre-taille en cuir. La tenue, bien que modeste, lui allait à merveille.
Elle s’approcha de lui, hésitante.
« Bonjour… euh, non, bonsoir. Je… euh… On va danser ? »

Öta n’était pas habitué aux fêtes. Certes, depuis le début de son voyage il avait pu assister à quelques-unes et en découvrir le plaisir, mais c’était si rare et si lointain…
Alors, quand Tyra le traina à l’intérieur de la taverne pour danser avec lui, il fut confus. Que devait-il faire ? Comment devait-il agir ?
Il savait évidemment danser, ayant appris avec son précepteur, mais c’était très différent de ce qu’il voyait ici. Dans cette taverne, il n’y avait pas d’harmonie, la musique était légère et rythmée. C’était l’inverse de ce qu’il connaissait.
« Allez ! Danse ! » insista Tyra, le faisant sortir de ses pensées.
Elle lui attrapa la main et commença à tournoyer avec lui avec énergie. Öta se laissa convaincre par le sourire enjoué de la jeune femme et entra dans son jeu. Il posa une main sur sa taille et l’entraina avec lui, prenant le contrôle de la danse. Il ralentit la cadence, guidant la jeune femme vers un pas plus mesuré.
« J’étais sûre que tu dansais bien ! » s’exclama-t-elle, la voix en partie étouffée par le bruit.
Öta éclata de rire.
Plus tard dans la soirée, épuisés, ils s’installèrent sur un banc près des cuisines. Ils avaient subtilisé des bières, qu’ils buvaient en riant.
« Et donc, tu participes souvent à ce genre de fête ?
– Oui ! » répondit joyeusement Tyra. « J’adore danser, mais j’ai toujours le droit à des remarques chez moi. Alors qu’ici, il n’y a personne de mon entourage. Je peux être moi-même.
– Et pourquoi m’avoir invité ?
– J’en ai marre de danser seule. » répondit-elle « Et les hommes de cette taverne ne sont pas très attirants. J’avais envie d’un beau et charmant cavalier. »
Elle détourna les yeux, rougissante. Était-ce dû à l’effort, à l’alcool, ou bien à la gêne ? Öta se pencha vers elle, amusé.
« Beau et charmant ?
– Oui. Mais j’ai eu beau chercher, je ne l’ai pas trouvé. » répondit-elle. « J’ai dû faire des concessions, d’où ta présence. »

Les heures qui suivirent, Öta et Tyra retournèrent danser plusieurs fois. Et chaque fois, leurs corps se rapprochaient un peu plus. Ils avaient bu jusque plus soif avant d’ensuite abandonner la taverne au profit d’un endroit plus calme.
Imbibés d’alcool et enjoués, ils déambulaient maintenant dans la rue, riant ensemble avec complicité. Öta tenait fermement la main de Tyra, qui le suivait en gloussant.
« Je sais où on pourra être au calme ! » s’exclama-t-il avant de guider Tyra à travers le quartier.
La jeune femme pouffa et le suivit sans poser de question. Une fois arrivé à destination, une porte au fin fond d’une petite ruelle étroite, il toqua, mais personne ne répondit. Il retenta plusieurs fois, avant de grogner :
« Où c’est que j’ai foutu ces clefs ? »
Il fouilla dans son escarcelle et en sortit une clef. Après avoir tenté plusieurs fois de la faire entrer dans la serrure, l’obscurité ambiante n’aidant pas, la porte fut ouverte. Öta et Tyra s’engouffrèrent dans la maison. La maison de Petrus.
« Petrus ! PETRUS ? » cria Öta, sans réponse. Il alluma des bougies pour avoir un peu plus de lumière. « Ce vieux cabot n’est pas là, on est tranquille.
– C’est joli ici. J’pensais que tu vivais au Refuge ?
– C’est pas chez moi, mais on s’en fiche non ? »
Tyra gloussa bêtement, avant de se laisser pousser sur le canapé par Öta. Elle ferma les yeux tandis qu’il l’embrassait.

Alors qu’il venait de l’embrasser, Öta se redressa sous le regard étonné de Tyra. Pourquoi s’arrêtait-il ? Avait-elle fait quelque chose de mal ?
« Öta ?
– Je veux juste être sûr qu’ce soit clair. Ce n’est pas sérieux entre nous, c’est juste pour le plaisir.
– Je m’en fiche. »
Tyra redressa la tête vers Öta et déroba ses lèvres pour clore la discussion. Elle voulait juste se sentir aimée le temps d’une soirée. Elle voulait juste échapper à sa solitude. Elle voulait juste s’oublier dans ses bras.
Öta n’insista pas et répondit à son baiser.

Öta et Tyra étaient allongés l’un contre l’autre dans l’immense lit de Petrus. Les draps étaient doux, d’une qualité incroyable. Tyra adorait ça. C’était merveilleux comparé à sa vieille couche de paille et sa couverture en laine qui grattait.
Elle aurait pu se rouler en boule dans ce lit et ne plus jamais en sortir. C’était d’ailleurs son objectif pour le moment : rester dans ce nid douillet aussi longtemps que possible.
Si seulement elle n’avait pas la bouche pâteuse et l’esprit embrumé par la bière… elle en profiterait beaucoup plus !
« Mmmmmh.... Y’a quoi sous tes bandages ? » demanda t-elle, lorgnant sur les bras de Öta. « Une blessure, des cicatrices ?
– Secret. »
Elle plissa le nez, contrariée.
« Comment tu fais pour dormir avec tes cornes ?
– Je ne dors pas. »
Öta leva les yeux au ciel, tandis qu’elle fit la moue.
« T’es bizarre. Tu n’es pas abarian, mais tu as une coiffure d’Abarian, tu caches tes avant-bras comme un Abarian, et tu couches avec une abarianne sans même réagir à ses superbes encrages sur le corps.
– C’est vrai qu’ils sont beaux. Mais j’en ai déjà vu d’autres. »
Tyra souffla et posa le menton sur le torse d’Öta.
« T’es pas drôle. »
Elle releva soudain la tête.
« Tu sais que tu sens la forêt ?
– Et si tu arrêtais de causer ? »
Tyra tira la langue.
« T’as qu’a me faire taire !
– D’accord. » fit Öta, avant de s’exécuter.
Il se pencha ensuite sur elle pour approfondir le baiser. Tyra ronronna de plaisir, faisant reculer Öta.
« Alors ça pas question hein, pas de ronron ! Je veux pas d’un chat moi.
– Ronronronronronronron !
– Hé ! »

Peu de temps avant que le jour ne se lève, Tyra quitta discrètement le lit. Elle s’habilla sans un bruit et après avoir jeté un dernier regard en direction d’Öta, prit la porte.
Quelques heures plus tard, Öta fut réveillé par de l’eau glaciale. Petrus venait de l’arroser, et le fixait un verre à la main.
« Que sont ces traces sur mon canapé ? Tu sais le prix que ça coute, un meuble de cette qualité ?
– Hein ?
– Sors de mon lit, vaurien ! Et mes beaux draps, salopés par tes cochonneries… Lève-toi tout de suite ! Tu vas me nettoyer ça, et que ça saute ! »
Petrus lui attrapa le bras et le fit sortir du lit.
« Meh... » gémit Öta, nauséeux, en s’asseyant sur le lit. « J’veux retourner dormir, j’ai mal à la tête…
– Tu n’avais qu’à ne pas boire. Allez, hors de question que tu continues de baver sur mon magnifique oreiller en plumes ! »
Öta se fit une raison et se leva. Il regarda autour de lui, admirant le bazar qu’il avait créé. Effectivement, Tyra et lui n’y étaient pas allés de main morte. Et il allait devoir nettoyer tout ça tout seul ? Bon sang.
« Je te préviens, s’il reste la moindre trace quand je rentre ce soir tu pourras dire adieu à tes roupettes. Sale dépravé !
– Eh… »

Lorsqu’il arriva au refuge, après avoir passé toute sa journée à récurer la maison de Petrus, Öta ne s’attendait pas à voir Jol. La jeune fille semblait l’attendre et se précipita vers lui en s’exclamant :
« Alors ?! Raconte-moi.
– Quoi ?
– Ton rendez-vous ! Maman m’a dit que pour te dépêcher comme ça, c’était forcément parce que tu devais retrouver une fille. »
Öta grimaça. Alda le connaissait trop bien.
« J’adore les histoires d’amour ! » ajouta-t-elle, en rosissant.
Elle commença alors à l’ensevelir de questions, sous son regard éberlué. Jamais il n’avait vu Jol aussi enjouée et passionnée.
« Oula, calme-toi. » Souffla-t-il, la coupant dans son élan. « Ma vie amoureuse ne te regarde pas.
– Mais, je te promets de ne rien dire à personne ! Sauf à Becca, mais ça ne compte pas.
– Becca, cette commère ? Non merci, sans façon. »
Öta leva les yeux au ciel et esquiva Jol pour se diriger vers sa chambre. Elle lui emboita le pas, en geignant :
« Alleeeeez ! Dis-moi au moins ce que vous avez fait ! C’était un beau rendez-vous ? Vous vous êtes embrassés ?
- Pffttt. »
Jol se tut soudain. Étonné par ce silence, Öta se retourna et la dévisagea. Elle fixait le vide, l’air perplexe.
« Jol, tout va bien ?
– T’étais avec un garçon, c’est ça ? » murmura-t-elle en tournant la tête vers lui, les yeux arrondis comme deux immenses soucoupes.
Öta s’étouffa.
« Non !
– Je garderai le secret. Je comprends maintenant, c’est normal de vouloir être discret. » chuchota-t-elle, d’un air complice « Personne ne le saura, c’est promis. Sauf peut-être Becca, mais ça ne compte pas.
– Tu me fatigues. »

Vers midi, Petrus rentra rapidement chez lui pour observer comment Öta s’en sortait. Il n’avait pas vraiment confiance, craignant que le jeune homme n’ait profité de son absence pour retourner dormir.
Mais lorsqu’il arriva, il fut surpris de voir qu’Öta avait très bien avancé. Il triait les draps, les plaçant dans un bac pour les apporter au lavoir.
« Petrus ? Déjà de retour ?
– Seulement de passage. Tout se déroule bien ? »
Un silence lui répondit. Petrus fronça les sourcils devant le visage soudain teinté de gêne d’Öta. Quelle bêtise avait-il encore faite ?
« Öta…
– Ce n’est rien, je t’assure !
– Parle. Tout de suite. »
Öta déglutit, embarrassé.
« J’ai beau chercher, je ne trouve plus la couverture du canapé… Tu sais, celle que tu poses sur le dossier pour le protéger ?
– Quoi ? Comment ça, tu ne la trouves plus ? Elle ne peut pas avoir disparu ! »
Petrus se défit de sa cape et commença à la rechercher avec Öta dans toute la maison. Mais ils durent se rendre à l’évidence : la couverture n’était plus là.
« Je ne comprends pas, comment ça pourrait disparaitre ? Je ne vois pas mon amie te la voler.
– Et mon argenterie est toujours là. » fit remarquer Petrus, vérifiant que rien d’autre ne manquait dans la maison. « Ce n’est pas logique. Qui donc partirait avec une vieille couverture mitée lorsqu’il y a des richesses plus aisément transportables autour de soi ?
– … Je ne sais pas, mais je t’en rachèterai une d’accord ? »
Petrus secoua la tête.
« Tu vas surtout me promettre de ne plus jamais emmener une de tes conquêtes ici. Je tiens à ma tranquillité.
– J’y songerai… »

Un soir, alors qu’il revenait d’une dure journée de travail, Öta fut surpris de découvrir un livre sur son bureau. Mais pas n’importe lequel, celui qu’il avait perdu quelque temps auparavant !
Sa première pensée fut que les lutins avaient entendu ses prières. Mais rapidement, il se rendit compte que quelque chose clochait.
Les lutins ne laissaient pas réapparaitre les objets perdus en évidence. Et surtout, ils ne les livraient pas avec des… cadeaux ? Qu’était-ce donc que ces drôles de pages qui se trouvaient posées délicatement à côté du livre ? Et pourquoi un petit brin de lavande trônait dessus ?
Öta les attrapa et fixa ensuite avec intérêt.
C’était des dessins. Plusieurs pages de l’ouvrage maladroitement recopiées, accompagnées de petits gribouillis illisibles dispersés autour. Ce n’était pas très bien fait, mais on sentait que la personne s’était appliquée dessus.
« C’est étrange. » murmura-t-il, pensant à haute voix.
Il avait lu une légende à propos de lutins dessinant sur des feuilles, mais il avait toujours pensé qu’il s’agissait de feuilles d’arbre… pas de pages ? Perdu, Öta reposa les dessins. Il feuilleta son livre, vérifiant qu’il était toujours en bon état.
Il trouva plusieurs feuilles séchées qui piquèrent sa curiosité. Il s’agissait de plantes qu’il n’avait jamais vues auparavant. Le lutin avait tenté de dessiner directement dessus, mais les feuilles n’avaient pas apprécié. Elles étaient craquelées et abimées.
Öta les sortit précautionneusement et les déposa à plat dans un autre livre dont il n’avait plus l’utilité pour le moment. Il ne comprenait rien, mais trouvait ces dessins et des petits essais terriblement mignons. S’il s’agissait du cadeau, alors il fallait les garder avec soin.
Un petit sourire éclaira son visage, tandis qu’il se laissait choir sur son lit, feuilletant son livre avec joie.
« Tu m’avais manqué toi ! J’en étais où déjà ? » s’exclama-t-il, cherchant où s’était arrêtée sa lecture avant la disparition de l’objet.

Öta avait accroché les dessins au mur de son bureau, les clouant comme il pouvait. Il ne pouvait s’empêcher de les regarder et de détailler chaque petit trait de crayon. Les reproductions des pages de son livre étaient fidèles et jolies, tandis que les autres pages étaient plus… farfelues.
Surtout celle qu’il avait interprétée comme étant une représentation de lapins, carottes, fleurs et papillons ? Toute cette histoire était vraiment étrange.
Évidement, à force de les fixer et de ressasser ces derniers jours, il avait fini par faire le rapprochement. Son livre avait disparu lorsqu’il avait reçu une certaine visite. Et il était réapparu peu de temps après avoir revu la visiteuse en question.
Tyra. Et étrangement, il l’imaginait parfaitement faire ce type de dessin.
Öta aurait voulu être en colère, mais même s’il était agacé de s’être fait voler aussi stupidement il ne pouvait s’empêcher de sourire en l’imaginant gribouiller tout ça. Il était juste terriblement déçu que ce ne soit pas un vrai lutin…

« Une vraie anguille ! » ronchonna-t-il, se confiant à Ambroisie. « Je veux la revoir et lui tirer les oreilles, mais cette idiote ne m’a laissé aucun moyen de la recontacter.
– Si elle veut te revoir, elle te le fera savoir ne t’en fais pas.
– Mais c’est à moi de contacter mes conquêtes pour les voir, pas l’inverse ! » s’offusqua Öta.
Ambroisie répondit en souriant :
« À mon avis dans cette histoire c’est toi la conquête, pas l’inverse. »
Un silence suivit. Öta ouvrit la bouche puis la referma.

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