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- 22 - La renaissance de Jol

  • bleuts
  • 4 nov. 2024
  • 42 min de lecture

Dernière mise à jour : 10 déc. 2024

Partie 1 - Une visite au refuge


Après le départ de Tyra, Öta avait repris ses tâches quotidiennes et ses journées étaient redevenues exactement les mêmes qu’auparavant. Il aidait à l’hospice le jour et au refuge la nuit.


Bien sûr la mort de Nora le hantait toujours, mais il réussissait à l’oublier. Son esprit parvenait à rester concentré sur son travail. Il s’en voulait même de n’avoir aucun mal à mettre aussi facilement ses regrets de côté. Mais comment se morfondre lorsque l’on était si bien entouré ?


Petrus, à qui il s’était confié lors du drame, était un fort soutien émotionnel. Il n’était pas comme Alda et Élan, qui étaient aux petits soins et attentifs, à toujours lui demander comment ça allait et le couver comme on le ferait avec un enfant. Non, Petrus était plus discret. Il ne posait pas de question.


« Si ça ne va pas, viens me voir. » disait son regard.

« Au boulot ! Va récurer le sol. » disait sa bouche.


Mais s’il passait beaucoup de temps auprès de Petrus à l’hospice, ce n’était pas le cas au refuge. Petrus y venait de moins en moins souvent, profitant de la présence d’Öta pour se reposer et dormir. Le poids des années à travailler jour et nuit lui pesait.


Öta devait bien l’avouer, il préférait largement l’ambiance conviviale et familiale du refuge.


Ambroisie et sa bonté sans faille. Yann qui le suivait partout. Les enfants, qui animaient la cour avec leurs bêtises. Le petit Jon, qui commençait tout doucement à s’ouvrir aux autres... Les allées et venues des personnes dans le besoin, qu’ils aidaient et nourrissaient en partageant leurs maigres ressources.


Et parlons-en des ressources ! À ce sujet Öta était très apprécié. Tout ce qu’il ramenait de la chasse était vu comme un trésor. Il savait que braconner était mal et dangereux. Mais comment résister ? Le plaisir de tirer à l’arc, de se promener en forêt et surtout de bien manger…


Ce soir là, après qu’il ait servi les enfants et se soit posé sur un banc pour manger sa part, Ambroisie s’installa à côté de lui.


« Nous te sommes tous reconnaissants, tu sais ? Mais ne te surmène pas, ne te détruis pas la santé comme le fait Petrus. Tu fais déjà tant pour nous en t’occupant des malades… tu n’as pas besoin d’en plus chasser pour nous. »


D’un air faussement théâtral, il répondit :


« Je n’ai pas besoin de reconnaissance ! Si je chasse, c’est avant tout par pitié pour mon pauvre estomac qui ne saurait supporter la misère de ce brouet ! C’est pour ma propre santé que je fais ça !

– Hé ! Dis tout de suite que mon brouet est fade !

– Fade ? Non, je ne dirais pas ça. Disons plutôt qu’il goûte l’eau. »



« Je te jure, impossible de remettre la main dessus ! Et pourtant, j’ai cherché partout. » s’exclama Öta, râlant pour la énième fois à propos de la disparition du livre qu’il lisait depuis peu.


Il s’agissait d’un bel ouvrage d’herbologie qu’il avait acheté avec Petrus dans une petite librairie de la capitale.


« Tu as regardé dans ton tiroir ? » suggéra Petrus, peu concerné. « Ou dans ta commode ?

– Tu me prends vraiment pour un idiot ? Bien sûr que j’ai regardé là ! »


Petrus haussa les épaules.


« Bah regarde de nouveau, qu’est ce que tu veux que je te dise ? Tu vas le retrouver au moment où tu t’y attendras le moins.

– C’est pas faux…

– De toute façon, tu passes ton temps à perdre tes affaires. Tu n’as pas retrouvé ton foulard, n’est-ce pas ?

– Non…

– Bah voilà, si ça se trouve ils sont ensemble et quand tu retrouveras l’un tu retrouveras aussi l’autre. »


Öta fit la moue. Petrus n’avait pas tort. Peut-être s’étaient-ils glissés derrière un meuble ? Ou les avait-il posé quelque part et les y avait oublié ? Mh, il regarderait dans la réserve.


« Mais si ça se trouve… » continua t-il, les yeux brillants. « … Ils se sont fait voler par un lutin ! Tu sais qu’ils sont chapardeurs, ce serait bien leur style.

– Les lutins, ça n’existe pas. C’est un conte pour enfants.

– C’est ce qu’on dit. Puis un jour, ils viennent chez toi pour te voler ton livre et ton foulard ! »


C’était forcément l’œuvre d’un lutin, ça expliquait tout. Öta croisa les bras et hocha la tête, satisfait de sa déduction.



Jon se montrait de plus en plus curieux. Il s’était fait un ami parmi les enfants, qui le poussait à jouer avec eux. Petit à petit, le garçon se détendait et osait se mêler aux autres. Et depuis qu’il en avait trouvé le chemin, il adorait se faufiler dans la chambre d’Öta. Il le regardait travailler parfois, ses grands yeux ouverts et emplis d’étoiles.


Ce soir-là, il y avait une assiette de biscuits sur le bureau d’Öta. Jon l’avait bien remarquée, car elle était aussi là la veille. Pourquoi ne les avait-il pas mangés ? Si ça avait été ses biscuits, Jon n’en aurait fait qu’une bouchée ! Alors pourquoi Öta ne les mangeait pas ? Il ne les aimait pas ?


Cette question tourmentait le petit, qui ne comprenait pas que de si jolis biscuits ne reçoivent pas l’attention qu’ils méritaient.


« Dis tonton Öta, poukoua tu manzes pas tes gâteaux ?

– Parce qu’ils sont pour le lutin. » répondit Öta, un doux sourire au bout des lèvres. « J'essaye de le soudoyer pour qu'il me rende mes affaires.

– Le lutin ? Zé quoi le lutin ? »


Öta reposa sa plume et se tourna vers lui.


« Les lutins, ce sont de p’tites créatures qui nous viennent des bois. Ils sont gourmands, chapardeurs et très discrets !

– Zapardeur ?

– Ça veut dire « voleur ». Tu sais qu’un lutin habite chez toi quand tes affaires disparaissent. Un jour elles sont là, le lendemain… pfiou, disparues !

– Ooooh.

– Mais si tu lui demandes gentiment et que tu lui donnes des gourmandises, le lutin te rend tes affaires. Elles réapparaissent alors là où tu t’y attendais le moins. »


Öta attrapa l’un des biscuits dans l’assiette et le tendit à Jon.


« Tiens, tu peux en prendre un. »


Jon engloutit immédiatement le biscuit, non sans oublier de répandre des miettes un peu partout. Il remercia Öta de son petit sourire gourmand.


« Mais pas touche aux autres, ils sont pour le lutin du refuge. Je veux qu’il me rende mes affaires.

– D’accord, ze comprends. »


Öta lui caressa la tête affectueusement.



« Moi ze veut voir un lutin » fit Jon, en se léchant les lèvres après avoir fini son biscuit. « À quoi za rezemble ?

– Ils sont tous petits. Haut comme trois pommes… » répondit Öta, content de pouvoir assouvir la curiosité de l’enfant. « Mais attends, je peux te montrer. »


Il se leva et se dirigea vers un meuble au fond de la pièce et fouilla dans ses tiroirs. Il s’y trouvait énormément de papiers recouverts de textes et de dessins.


« Non, non, ce n’est pas celui… Ah ! »


Öta brandit quelques feuilles, victorieux. Il avait déniché ce qu’il cherchait !


« Regarde, c’est ça un lutin. » expliqua t-il, en désignant un dessin qu’il avait fait.


Il prenait le temps de prononcer des phrases simples et distinctes pour que le petit comprenne.


« Lui il s’appelle Morthis et il se trouve dans le domaine où vit mon papa.

– Motiz !

– Oui, c’est bien ça. Morthis de Morthebois » approuva Öta. « Quand j’avais ton âge, c’était mon ami. Mais j’étais le seul à le voir, alors on ne me croyait pas.

– Mais poukoua ?

– Parce que les gens sont bêtes. » répondit Öta, en levant les yeux au ciel. Il ajouta, pas peu fier de lui : « Ce dessin, il est sur un mur dans le château de mon papa. Je l’ai recopié avec ma mémoire.

– Ton papa il a un zateau avec des dezin zur les murs ? Wouah !

– Ouais. » gloussa Öta. « Parce que les lutins, ce sont les enfants de nos divinités. Alors, on les honore en les dessinant chez nous. Regarde. »


Öta montra d’autres dessins qu’il avait faits, représentant l’Abonde et diverses scènes liées. Son domaine lui manquait, ainsi que sa culture et les traditions de sa région. Ici, il se sentait toujours comme un étranger. Alors reproduire ces images l’aidait à oublier son mal du pays. Elles le rassuraient.


Jon, qui n’avait pas tout compris, hocha vigoureusement la tête en écarquillant ses yeux émerveillés.


« Zé beau !

— Merci. Si tu es sage, peut-être que je te raconterai des histoires sur les lutins un autre jour. Ma maman m’a appris plein de contes.

— Oui ! Siteuplé tonton Öta, maintenant ze veux !

– Non, plus tard. Allez file, j’ai encore du travail ! » gloussa Öta, en poussant le petit garçon dehors.



Öta avait tenu sa promesse. Les soirs où il n’était pas surchargé de travail, il se rendait au chevet de Jon pour lui raconter des histoires. Il le bordait, l’aidant à s’endormir en lui narrant des légendes de sa région.


Évidemment, le garçon répétait les contes le lendemain à son ami. Les deux enfants commencèrent alors à suivre Öta partout, lui réclamant toujours plus d’histoires.


Ainsi, cette semaine-là il ne fut jamais seul lorsqu’il traversait la cour ou mangeait : il était constamment suivi de deux petites ombres. S’en devenait même compliqué pour travailler.


Plus d’une fois, il avait dû les houspiller, car il ne voulait pas d’eux dans ses pattes lorsqu’il soignait des malades et des blessés.


Sans compter que lorsqu’il partait en forêt, il devait s’arranger avec Ambroisie pour que les enfants soient surveillés. Toute une organisation qui l’attendrissait et l’agaçait à la fois.



« Je vous entends, fripouilles ! » siffla alors Öta.


Voilà déjà plusieurs minutes que des deux garçons s’étaient faufilés sous la table derrière lui et pouffaient de rire, persuadés que le jeune homme ne les entendait pas. Étant découverts, les enfants prirent la poudre d’escampette en riant. Öta leva les yeux au ciel et retourna à son ouvrage.


Il était en pause, profitant de l’heure du repas pour s’occuper de choses plus futiles que son travail. Depuis quelques jours, il s’amusait à broder son capuchon. C’était un vêtement que Petrus lui avait donné, car ce dernier ne le portait plus.


La coupe était plutôt jolie, mais la couleur était d’un brun terriblement triste. Öta s’était mis en tête de le décorer un peu. Toutes ces histoires de lutin l’avaient inspiré ! Alors il s’était décidé à broder des petites feuilles et des champignons dessus.


Et quelques jours plus tard, son ouvrage fut enfin terminé.


« En tant que conteur spécialisé en lutins, il me fallait le capuchon adéquat ! » s’exclama-t-il le soir venu en montrant l’ouvrage fini à Petrus. « Tu en penses quoi ?

– C’est terriblement laid.

– C’est juste que tu n’as pas de goût ! » se vexa Öta, serrant son capuchon contre lui. « Il est très beau, je te l’assure ! Je vais le porter quand je raconterai des histoires aux enfants. »


C’était certes très brouillon et imparfait, mais il en était fier ! Qu’importe l’avis de ce vieux cabot grincheux.



« En parlant de beauté… » fit Ambroisie, en les rejoignant. « Une jolie jeune fille te cherchait ce midi.

– Une jolie fille me cherchait ? » répéta Petrus, interloqué. « C’est flatteur, ça.

– Mais non, pas toi benêt ! Elle voulait voir Öta. Elle était très embêtée que tu ne sois pas là. Je lui ai dit de repasser ce soir, elle ne devrait pas tarder.

– Oh, d’accord merci. » répondit Öta. « Tu as son nom ?

– Non, mais ce n’est pas l’une de tes conquêtes. »


Öta soupira, déçu.


« Mais elle était assez jeune avec les yeux de deux couleurs différentes. Je n’avais encore jamais vu ça, c’était très joli. 

– Des yeux vairons ? » s’étonna Petrus. « Ce doit être la fille d’Élan. Tu la connais bien, non ?

– Oui, elle s’appelle Jol. » répondit Öta, non sans retenir une grimace.


La dernière fois qu’il l’avait vue, ça ne s’était pas très bien passé. Il ne mourrait pas d’envie de la revoir. Alda avait beau lui avoir expliqué que l’agression de Merry lui avait fait ouvrir les yeux sur les mensonges de Nora, il n’était pas convaincu.


Et si elle lui en voulait ? Peut-être venait-elle pour l’accabler de reproches. Ce serait bien son genre. Jol ressemblait trop à sa mère lorsqu’elle était en colère.


« Jol ? C’est un joli nom. » fit remarquer Ambroisie. « C’est de l’est ? Je ne l’avais jamais entendu.

– Oui. C’est le nom d’un personnage de conte estan.

– Ah ! Tu m’avais dit la même chose pour ton prénom. Il te vient de ton oncle, qui lui le tire d’une histoire c’est bien ça ? » Öta hocha la tête. « C’est amusant, j’aime bien l’idée de donner des noms issus de légendes locales à ses enfants.

– Heureusement que l’on ne fait pas la même chose ici. » répondit Petrus, levant les yeux au ciel. « Je n’aurais pas apprécié d’être nommé en l’honneur de Rupert le sanglant ou Alfred bras coupé. Les légendes du coin ne sont pas très joyeuses.

– Oui, vu comme ça… »


Ils éclatèrent de rire.


« Bon. » ajouta Öta. « Si Jol doit arriver bientôt, je vais aller me préparer.

– Te préparer ?

– Il faut que je trouve une armure. On n’a pas ça dans la réserve ?

– Hein ? » fit Petrus, perplexe. « Une armure ? Elle est si terrible ?

– Oui ! »


Öta avait crié et commença alors à faire de grands gestes, s’exclamant :


« Fuyez devant la terreur, la furie des hauts quartiers ! Ne restez pas là, où elle vous dévorera tout cru… Fuyez, fuyez tant qu’il en est encore temps !

– Tu devrais te faire engager dans une troupe de théâtre de rue. » gloussa Ambroisie. « C’est très convaincant.

– Et encore ! Je ne vous ai pas raconté la fois où elle a battu un ours à mains nues ! Ni celle où rien qu’avec un cri, elle a brisé une montagne en deux ! Fuyez, je vous le dis ! Craignez pour votre vie ou Jol la terrible viendra vous la dérober ! »


Un toussotement gêné se fit entendre. Öta se retourna et pâlit.


« Je suis désolé, elle toquait à la porte, mais personne ne répondait alors je l’ai laissée entrer… » fit Yann.


À côté de lui se trouvait Jol.



Petrus et Ambroisie préférèrent s’éclipser tandis que Jol toisait Öta, le dévisageant des pieds à la tête. Il y avait quelque chose de changé chez lui, non ? Il semblait différent ? Mais lorsqu’il commença à s’embourber dans des excuses sans queue ni tête, elle fronça les sourcils et soupira.


Non, c’était toujours un idiot. Il n’avait pas changé.


« Tu as la même façon de t’excuser que mon père. Vous avez le même air con. » le coupa-t-elle, en croisant les bras.


Elle tentait de cacher les tremblements de sa voix avec un air sûr et confiant. Öta ferma bouche bêtement, assimilant les mots de Jol, avant de s’exclamer au bout de quelques secondes :


« Hé ! »


Cette incroyable répartie lui fit lever les yeux au ciel. Elle l’ignora et s’avança dans la cour. Elle était vêtue d’une cape sombre, dont la capuche rabattue cachait une partie de son visage. Jol s’en défit et admira le lieu avec intérêt.


« C’est donc ici que tu travailles maintenant ? Tu t’y plais ? »


Öta négligea la question, fixant la jeune fille avec surprise. Ses longs cheveux n’étaient plus.


« Jol, tes cheveux…

– Oh, ça ? J’avais envie de changer de tête. C’est Merry qui me les a coupés, j’aime bien. » 



Durant les minutes qui suivirent, Öta et Jol restèrent silencieux dans la cour du refuge. C’était embarrassant. Jol semblait mal à l’aise et troublée, n’osant pas s’exprimer. Öta n’en menait pas plus large, ne comprenant pas la raison de sa visite.


Finalement, il lui proposa maladroitement de s’installer au calme dans sa chambre, ce qu’elle accepta avec quelques hésitations.


« Je peux te prendre un biscuit ? » demanda Jol, brisant le silence.


Assise sur le lit de Öta, elle venait d’examiner toute la pièce avec attention. Elle avait alors remarqué l’assiette de biscuits qu’il avait déposés sur son bureau pour le lutin. Öta attrapa l’assiette et lui tendit. Jol en piocha, qu’elle porta à sa bouche. Sa moue gênée se transforma en grimace.


« Berk, ils sont rassis !

– Ah, zut désolé ! » bredouilla Öta.


Il se maudit. Quel idiot ! Évidemment qu’ils ne devaient plus être bons après tous ces jours passés sur son bureau ! Il s’empourpra, embarrassé et honteux.


« Si tu as faim, je peux t’apporter du brouet. Il doit être encore chaud. On à du pain frais aussi, c’est rare ! »


Jol secoua la tête.


« Non, c’est bon. Merci.

– Je suis désolé…

– C’est bon. » insista-t-elle. « J’ai déjà mangé, je ne suis pas venue ici pour abuser de votre hospitalité. »


Öta sauta sur l’occasion, répondant aussitôt :


« Et pourquoi es-tu venue ? Qu’est-ce que je peux faire ? Tu as besoin de quelque chose ?

– Non, non. »


Jol détourna la tête.


« Je suis venue pour m’excuser… »


Elle avait prononcé ce dernier mot si bas qu’Öta ne le saisit pas.


« Hein ? Je n’ai pas compris.

– M’excuser. Je suis venue pour m’excuser… »


Ses épaules s’affaissèrent et ses yeux se remplirent de larmes. Elle renifla piteusement, le regard fuyant.


« J’ai été odieuse avec toi alors que tu voulais me protéger… Je n’arrête pas d’y repenser. » Sa voix tremblait. « Si seulement je t’avais laissé me parler. Si je t’avais écouté…

– Hé. C’est bon, je te pardonne. » répondit Öta, embarrassé. « Ça arrive de faire des erreurs. Et puis, tu ne me connais pas. C’est normal de croire ses proches, non ? À ta place, j’aurais fait pareil.

– … Vraiment ?

– Ouais. Enfin, non. Je me serais abstenu de te gifler quand même. »


Il n’oublierait pas de sitôt la douleur de la main de Jol sur sa joue. Par réflexe, il se frotta la joue en grimaçant.


« Je suis désolée…

– Hé, c’est bon je t’ai dit. »



Öta se leva et fit quelques pas dans la chambre. Son regard se posa alors sur un sac dans un coin de la pièce. Il l’avait totalement oublié ! Son visage s’éclaira.


Il l’ouvrit et en tira l’écharpe de Nora. Öta l’avait dénichée la nuit où il avait découvert son corps, en inspectant la maison. Il s’était dit qu’il l’apporterait à Merry ou Jol, mais n’y avait plus vraiment pensé ensuite. Il se tourna vers la jeune femme et lui tendit le vêtement.


« Je l’ai récupérée dans la maison de Nora et je me suis dit que tu voudrais la garder en souvenir. Tiens. » dit-il doucement, d’une voix peinée. « Toutes mes condoléances. Je sais que tu l’aimais… »


Jol se figea. Elle fixa l’écharpe avec horreur et dégout.


« Éloigne ça de moi.

– Quoi ?

– Je n’en veux pas. » siffla t-elle, repoussant Öta. « Je ne veux rien de cet enfoiré. Brûle ce truc. »


Elle détourna la tête, les yeux brillants, sous le regard perdu du jeune homme. Il s’en voulut immédiatement. Ne sachant pas ce qu’avait vécu Jol, ce que Nora lui avait infligé, il ne saisit pas sa réaction correctement. Il songea qu’elle en voulait toujours à Nora d’avoir agressé Merry. Après tout, c’était ce que Alda lui avait soutenu.


« Pardonne-moi. J’aurais dû attendre.

– Non, tu ne comprends pas… » gémit-elle. « Tu ne peux pas comprendre…

– Au contraire, je ne comprends que trop bien. Ce que Nora a fait à Merry est impardonnable. »


Jol grimaça, mais ne répondit pas. Öta se réinstalla à côté d’elle et soupira.


« Tu sais, j’ai perdu ma maman.... Elle était toujours là pour moi. Ma maman adorée… » commença-t-il, d’une voix peinée. « Et lorsqu’elle est morte, j’ai appris qu’elle avait agressé mon meilleur ami. Ça ma bouleversé. Je l’ai haï de tout mon être. J’ai refusé d’assister à son enterrement…

– Öta… » répondit Jol, en tournant la tête vers lui.


Le jeune homme la fixait, les yeux baignés de larmes. Son cœur se serra.


« C’est pour ça que je sais ce que tu ressens, Jol. La trahison. La honte. La tristesse. Ce tiraillement, cette hésitation entre la peine et la colère… »


Sa voix se brisa. Il secoua la tête et s’essuya les yeux.


« Je suis désolé, je n’aurais pas dû en parler. » ajouta Öta. « Je ne sais pas ce qu’il m’a pris. Je ne suis pas très doué pour consoler les — »


Il fut coupé par Jol, qui posa la main sur son bras.


« Je n’ai pas besoin d’être consolée. » murmura t’elle. « Je vais bien. Je suis forte.

– Je n’en doute pas. »



« Héhé, encore gagné ! » s’exclama Öta sous l’œil contrarié de Jol, qui croisa les bras en boudant.


« C’est pas juste ! Je veux ma revanche !

– La prochaine fois. Il se fait tard, je vais te ramener chez toi. »


Öta et Jol venaient de passer deux heures à jouer aux cartes, installés sur le lit du jeune homme. Ce dernier avait d’abord songé à lui proposer une partie de dés. Mais il s’était remémoré juste à temps que Nora affectionnait ça et jouait souvent avec Jol.


Il s’était donc replié sur l’idée de faire une partie de cartes, espérant que ça irait. Et lorsque Jol avait accepté avec entrain sa suggestion, il avait soupiré intérieurement de soulagement.


N’ayant pas de cartes, il s’était faufilé en douce dans la chambre de Petrus pour lui subtiliser son jeu. Petrus adorait les cartes et apprenait toute sorte de jeux à Öta lors de leurs pauses.


« La prochaine fois ? Je pourrais revenir ? » demanda Jol.


L’espoir qui s’afficha sur son visage surprit Öta. Ils n’étaient pas proches, ni vraiment amis. Il avait parlé sans réfléchir, sans même imaginer qu’elle ait réellement envie de repasser du temps avec lui.


« Oui bien sûr. » Affirma-t-il, en haussant les épaules. « Tu es la bienvenue.

– Je peux revenir demain ?

– Demain ? »


Jol détourna la tête. Elle tripotait sa tunique, mal à l’aise. Après quelques secondes de silence gêné, elle expliqua :


« En fait, je tourne en rond à la maison. Je me sens inutile et je m’ennuie. Alors je me disais que peut-être je pourrais venir et me rendre utile, un peu comme tu fais toi ?

– Oh. »


Öta ne s’attendait pas à cette réponse.


« Je ne suis plus une enfant, je peux faire plein de choses ! Si on me montre comment faire, je peux aider. Je ne demande rien en retour, je veux juste… être utile ?

– Il faudrait en parler avec Ambroisie. » répondit Öta, réfléchissant à tout ce que ça pourrait impliquer. « Mais tes parents sont au courant ? Tu vis toujours chez Darius, non ? En outre, comment va Merry ? »


Jol se renfrogna. Elle se mordit la lèvre, réticente, avant de répondre.


« Je suis retournée vivre avec mes parents. Et Merry va très bien. Elle s’entend parfaitement avec Darius. »



Évidemment, Ambroisie avait accepté : un peu d’aide était toujours appréciée ! Elle avait tout de même pris le temps de préciser à Jol qu’il ne s’agissait pas d’un jeu et qu’elle serait épuisée, insistant sur ces deux points avec beaucoup de rigueur.


Cette dernière l’avait écouté avec attention, hochant la tête et soutenant qu’elle comprenait.


Ambroisie n’était pas aveugle. Elle voyait bien dans sa tenue, sa posture et sa manière de parler que Jol n’était pas issue de leur milieu. Mais elle faisait confiance à Öta. Il lui avait démontré plus d’une fois qu’être né dans une famille aisée ne faisait pas de lui une personne oisive et paresseuse.


Au contraire : Il était l’une des âmes s’impliquant le plus dans le refuge, se rendant indispensable alors qu’il n’en était devenu membre que récemment.


Après ces longs éclaircissements, Öta avait reconduit Jol chez elle. Lorsqu’ils arrivèrent, Jol s’éloigna et s’écria :


« Merci de m’avoir raccompagnée ! À demain ! »


Et sans plus attendre, elle se précipita vers sa maison et se glissa dedans. Öta leva les yeux au ciel. Il n’allait pas repartir comme ça ! Il s’avança à son tour et toqua à la porte. Quelques secondes plus tard, Alda lui ouvrit.


Il entendit quelques éclats de voix venant d’une autre pièce, mais n’y prêta pas attention. Il sourit à Alda, qui le fixait d’un air surpris.


« Öta ! Je ne m’attendais pas à te voir ! » s’exclama-t-elle, en le prenant dans ses bras.


Il lui rendit son étreinte et se détacha, heureux de revoir son amie.


« Alda ! Comment vas-tu ?

– Plutôt bien, si on oublie le manque de sommeil. Ausra pleure beaucoup la nuit en ce moment…

– Ah, bon courage. » murmura Öta, compatissant.


Alda haussa les épaules. Elle avait vécu bien pire. Comparée à Jol, Ausra était un bébé incroyablement calme et facile à vivre.


« Tu veux entrer ? » proposa-t-elle. « Jol vient justement de rentrer elle aussi.

– C’est aimable, mais je ne peux pas. Je venais seulement pour vous rassurer, elle sera entre de très bonnes mains avec nous.

– Hein ?

– Et ça va lui forger le caractère de travailler un peu, elle en a bien besoin.

– Travailler où ? De quoi tu parles ?

– Ah ! »


Öta se sentit idiot. Il s’était sottement imaginé que Jol leur avait parlé de ses projets avant de venir. C’était bien mal la connaitre ! Il soupira.


« Aujourd’hui, Jol était au refuge. Elle nous a demandé si l’on acceptait qu’elle vienne nous aider de temps en temps. Elle veut se rendre utile, je crois qu’elle cherche à se changer les idées.

– Oh. »


Alda resta sans voix. Jol avait fait ça ? Vraiment ? Elle faillit répondre à Öta qu’il en était hors de question, qu’elle devait se reposer et ne pas trainer dans la basse ville, mais elle s’arrêta en plein milieu de ses pensées.


« Je vois… Et que ferait-elle ?

– Sans doute du ménage, laver du linge, de la cuisine, ou même porter de l’eau si elle s’en sent capable. On ne la forcera pas à aller au-delà de ses limites.

– Et en journée, je présume ?

– Seulement en journée oui, quand le soleil est encore là. On ne veut pas qu’elle ait à traverser toute la cité seule lorsqu’il fait noir, c’est dangereux.

– Mais tu travailles toujours de jour avec Petrus, n’est-ce pas ? Donc tu ne seras pas là pour garder un œil sur elle ?

– Ah, ne t’en fais pas ! On pense la mettre en duo avec une autre jeune fille du refuge qui la guiderait le temps qu’elle prenne ses marques. Elle est très responsable, je te l’assure. »


Alda hocha la tête. C’était convenable. En y réfléchissant, elle songea que ce n’était pas une mauvaise idée de donner quelques responsabilités à la jeune fille. Surtout si elle l’avait décidé d’elle-même.


« Je vais en parler avec Élan ce soir. J’accompagnerai Jol et je viendrai la chercher tous les jours. Demain, peu avant midi, ça vous conviendrait ?

– C’est parfait. Je serais là pour surveiller que tout se passe bien le premier jour. Petrus comprendra. »


Après avoir discuté encore quelques minutes sur le palier, Öta et Alda se dirent au revoir. En partant, Öta ajouta néanmoins :


« Tant que j’y pense ! Fais lui porter une tenue moins voyante et qu’elle ne risque pas de pleurer. Elle s’intégrera mieux si elle porte des vêtements moins couteux. »



Si Öta avait tenu à rester au refuge durant le premier jour de travail de Jol, ce n’était pas vraiment pour surveiller que tout se passait bien… Disons plutôt qu’il était particulièrement motivé à l’idée de voir Jol trimer et regretter sa décision.


Et il ne fut pas déçu. C’était délectable.


Rebecca, la jeune fille qui s’occupa de tout lui montrer et de la faire travailler, ne fatiguait jamais lorsqu’il s’agissait d’accomplir ses tâches. Elle était patiente, très gentille et serviable… mais elle ne se laissait pas attendrir par les petits yeux mouillés de Jol.


Jol qui regretta vite sa décision.


Pourtant, ils avaient fait attention à ne pas trop lui en demander. Juste de quoi lui faire expérimenter la vie au refuge. Mais ils avaient un peu surestimé son énergie.


« Tu t’en sors bien Jol, courage ! » lui lança Öta en gloussant, tandis qu’elle traversait la cour avec un baquet de linge sale en maugréant.


Il était assis paisiblement, profitant de son jour de repos pour lire sous les rayons du soleil.


« Humpf ! »


Jol se redressa et leva le nez avec fierté. Elle allait répondre, lorsque Rebecca la coupa :


« Allez ! On arrête de rêvasser, princesse ! Tu as presque fini.

– C’est vrai ? »


Le visage de Jol s’éclaira et elle reprit la route avec entrain. Rebecca ajouta, amusée :


« Oui, ensuite tu pourras passer le balai dans la réserve. »


La jeune fille perdit son sourire aussitôt. Öta eut un peu de peine pour elle et s’exclama :


« Si tu veux, on fera une partie de cartes après ! Ça ne te dérange pas, Becca ?

– Non, je finirais moi-même » répondit Rebecca, comprenant le message.


Quelques heures plus tard, lorsque Alda vint chercher sa fille, elle la trouva en train de dormir à moitié affalée sur une table.


« Alors ? Comment ça s’est passé aujourd’hui ? » demanda-t-elle, tout en regardant sa fille d’un air attendri.


« Je pense qu’elle va avoir de sacrées courbatures demain. » sourit Öta, amusé. « Mais même si elle ronchonne, ça va lui faire du bien de bouger et d’apprendre à travailler.

– J’espère. » répondit Alda. « Pour ce qui est de ronchonner, elle ressemble bien à son père. Il a passé la journée à bouder parce que sa fille préférait bosser avec Petrus plutôt que de se reposer avec lui.

– Mais, Petrus n’est même pas là ! » rétorqua Öta, surpris. « Il passe peu de temps au refuge depuis que je le remplace…

– Tu sais, ces deux-là sont comme chien et chat… »


Öta imaginait parfaitement Élan les bras croisés en train de maugréer au sujet de Petrus et du refuge. C’était tout à fait, lui, ça.


« Petrus me vole mon apprenti, et maintenant ma fille ! » imita Alda, en levant les yeux au ciel. « C’est honteux ! »


Öta pouffa de rire.



Plus les jours passaient, plus Jol s’habituait à la vie au refuge. Elle revenait épuisée, éreintée, courbaturée, mais fière de pouvoir raconter ses journées à sa famille.


Son sourire était immense lorsqu’elle expliquait à ses parents ce que Rebecca lui apprenait et tout ce qu’elle avait réussi à faire toute seule, de ses propres mains ! Et rien n’était plus confortable que son lit après tant d’efforts.


Alda était fière de sa fille, heureuse de la revoir sourire et s’ouvrir un peu aux autres.


Elle réalisait bien qu’il lui faudrait des années pour se remettre de ce qu’elle avait vécu, si elle y parvenait un jour, mais Jol était en bonne voie pour aller de l’avant.



Jol aimait beaucoup raconter ses journées en rentrant chez elle le soir. C’était son moment préféré, où elle narrait ses aventures avec passion. Elle qui n’osait pas se montrer très bavarde ou joyeuse jusque là, dévoilait une nouvelle facette de sa personnalité.


Mais si Élan et Alda adoraient ce petit côté bruyant et innocent de Jol, qui leur rappelait celle qu’elle était plus jeune, Merry était vite agacée.


Trop de paroles.

Trop de joie.

Trop de tout.


Et bien qu’elle savait que c’était idiot, elle en voulait à Jol de « se remettre aussi vite ». Ça l’exaspérait. Comment pouvait-elle sourire aussi facilement ?


« … Et c’est là que Becca s’est écrié e—

– Il se fait tard, je rentre. »


Merry avait coupé la parole de Jol, qui à ce moment lui racontait joyeusement son aventure du jour. Elle se leva et se dirigea vers la porte.


« Attends ? Tu ne restes pas ce soir ? Je pensais qu’on pourrait jouer et coiffer mes poupées.

– Non, Darius m’attend.

– Mais tu n’es plus obligée de vivre chez lui. Reste ici, il y a de place.

– Non merci. »


Merry se sentait beaucoup plus à l’aise dans la petite maison de Darius. Elle aimait sa forge. Elle aimait le regarder travailler, admirer ses outils et apprendre leur nom. Elle aimait l’odeur du lieu, épaisse et rassurante. Sa modeste paillasse au sol, près du foyer.


Rien à voir avec la grande demeure impersonnelle de la grand-mère de Jol, avec ses nombreuses chambres et son espace beaucoup trop large. Tout était trop grand ici. Trop propre. Trop parfait. C’était oppressant.


« J’dirais bonsoir à Darius d’ta part.

– Oui, d’accord. » répondit Jol, déçue.



Puisqu’ils ne travaillaient pas aux mêmes heures, Jol ne voyait presque jamais Öta. Si elle était présente au refuge de jour, lui l’était de nuit.


Mais tous les jours, elle entendait parler du jeune homme. Et c’était perturbant de le découvrir au travers des paroles de tous ces gens. L’image qu’il leur renvoyait était totalement différente de celle qu’elle s’était forgée depuis son arrivée.


Néanmoins, un jour Öta se présenta au refuge dans l’après-midi. Ce n’était pas habituel et piqua la curiosité de tout le monde.


« Rien de grave, tout va bien. » lança-t-il pour rassurer les personnes présentes. « Je viens voir Jol. Elle est là ?

– Oui ? »


Jol se trouvait dans la réserve et en sortit, étonnée. Que se passait-il ? Le regard d’Öta s’éclaira en l’apercevant et en quelques pas il eut vite fait de la rejoindre.


« Je ne te dérange pas ? » demanda-t-il.


Jol secoua la tête. Elle déposa le chiffon qu’elle tenait sur une caisse et épousseta son tablier.


« Non, j’avais fini. Que puis-je faire pour toi ?

– Dis-moi, je crois me souvenir que ton animal totem est le chat ?

– Oui. Comment tu le sais ?

– Alda.

– Ah. »


Évidemment, sa mère ne pouvait pas se taire ! L’animal totem d’un Etris était quelque chose de très personnel. Jol avait du mal à assumer le sien. Pas qu’elle ne l’aimait pas : au contraire, elle adorait cet animal.


Mais les chats avaient mauvaise réputation dans le Nord. Ils étaient vus comme des êtres sournois et emplis de malices, annonciateurs de malheurs. Ils étaient tués par pure superstition.


Avoir du sang etris était déjà difficile à vivre dans un royaume où la peur de la différence était aussi présente. Alors avec un totem aussi détesté… Jol préférait garder cette information pour elle. Savoir que sa mère en avait parlé à Öta ne la réjouissait pas.


Mais ce dernier était bien loin de ces préoccupations. Il hocha la tête, satisfait.


« Parfait dans ce cas. J’ai du boulot pour toi. »


Jol plissa les yeux, suspicieuse.



Partie 2 - Trois petits chats, trois petits chats, trois petits chats chats chats...


Öta et Jol prirent la direction de l’hospice, tout en discutant tranquillement. Öta expliquait en chemin la situation à la jeune fille.


« Depuis quelque temps, une chatte errante volait dans nos réserves. On a fait le nécessaire pour que ça ne puisse plus se reproduire, mais elle trouvait toujours un moyen de faufiler.

– Oh.

– J’ai bien tenté de l’attraper, mais elle était extrêmement agressive. Ce n’était plus possible.

– La pauvre devait être affamée. » répondit Jol, peinée.


Öta hocha la tête et continua :


« On avait plus le choix, donc je m’en suis chargé.

– Chargé ? » répéta Jol, inquiète. « Comment ça ?

– Je lui ai tendu un piège en empoisonnant de la nourriture. C’était assez simple. »


La jeune fille grimaça et se décala légèrement pour s’éloigner d’Öta. L’idée qu’il ait pu tuer un chat la dégoutait. Il remarqua son geste, mais ne fit aucun commentaire, continuant :


« Le problème, c’est que ce matin j’ai découvert tout un groupe de chatons. Ses chatons. Je pensais les laisser mourir de faim ou les achever, mais je me suis rappelé que c’était ton animal totem.

– Et quoi ? Tu veux que je m’en occupe ?

– Ouais. Tu peux communiquer avec les chats non ? Je me suis dit que ça t’intéresserait. Prends ça comme un p’tit boulot.

– Un boulot ?

– Mon oncle m’a dit que dans sa ferme, ils ont un chat qui leur sert à chasser les rongeurs. Et ces bestioles prolifèrent au refuge, c’est une vraie plaie, alors peut-être que… tu sais, si tu le dresses et tout.

– Mh, je vois » murmura Jol, hésitante.


Öta ajouta :


« Et j’ai lu dans un livre que leurs excréments ont des propriétés magiques curatives. Ça pourrait être utile.

– Attends, tu veux manger de la merde de chat ?

– Non ! » s’offusqua Öta. « Faire des onguents avec. Peut-être. Et puis au pire, une fois adulte ça fait de la viande. Ce n’est pas mauvais le chat. »


Jol plissa le nez.


« Erk, tu me répugnes ! »



« Il est hors de question que tu massacres ces pauvres chatons. 

– Ça signifie que tu acceptes de t’en occuper ?

– Je n’ai pas vraiment le choix. »


C’était la première fois que Jol se rendait à l’hospice de Petrus et en arrivant elle ne put s’empêcher d’admirer le lieu. Malgré leur vocation commune, tout était très différent du refuge ici. L’influence du culte éclaiste était très visible par les tentures, symboles, vitraux et autres opulentes décorations.


« La réserve est là. »


La voix d’Öta la fit sortir de ses pensées. Le jeune homme attrapa le trousseau de clefs à sa ceinture et déverrouilla une porte. Il s’agissait d’un bâtiment de bois derrière l’hospice, empli de caisses en tout genre. Et c’était un sacré désordre dedans.


« Fais attention où tu marches et ne touches à rien.

– Oui, oui. »


Il la guida à l’intérieur jusqu’au fond de la réserve. Il faisait sombre et la poussière lui grattait le nez. Elle éternua.


« Fais moins de bruit, tu vas leur faire peur ! » râla Öta, tout en se penchant vers une caisse qu’il ouvrit.


De faibles miaulements s’en échappèrent et Jol s’approcha. Il y avait cinq chatons dedans.


« Oh, je crois que ces deux-là sont morts. » fit Öta en attrapant deux petits qui ne bougeait plus. « Mais les autres vont bien, regarde ! »


Il déposa leurs deux petits corps dans un panier à côté de lui et s’en désintéressa pour désigner les trois survivants, qui miaulaient de faim. Jol avait la gorge nouée, le cœur peiné. Comment Öta pouvait-il se montrer aussi indifférent ?


« Alors ? Tu en penses quoi ? » demanda-t-il en attrapant l’un des chatons, qui se débattit aussitôt.


Une griffure et quelques gouttes de sang plus tard, il le laissa retomber dans la boite avec une grimace. Il s’écarta pour laisser la place à la jeune fille. Elle s’accroupit et se pencha vers la boite.


Après avoir tendu la main et patienté le temps que les petits sentent son odeur, elle leur caressa le dos avec douceur. Un petit ronronnement se fit entendre.


« Ce sont des amours. Ils sont plus âgés et robustes que je pensais. Mais ils meurent de faim. Tu les as nourris quand pour la dernière fois ?

– Euh.

– D’accord, je vois. »


Jol se releva et regarda autour d’elle. Elle trouva un panier assez profond qu’elle vida par terre.


« Hé !

– Tu rangeras plus tard. »


Elle attrapa avec beaucoup de précautions les chatons, qui se laissèrent faire. En sa présence ils étaient très calmes. Après les avoir glissés dans le panier, elle prit la direction de la porte.


« Tu m’ouvres ?

– Que vas-tu faire exactement ?

– Les ramener chez moi, bien sûr ! Ils ont besoin de soin, d’amour et de nourriture. Tu diras à Becca que je ne viendrais peut-être pas cette semaine, je vais avoir beaucoup à faire. »


Öta lui ouvrit la porte et lui emboita le pas.


« Attends-moi, je t’accompagne !

– Pas besoin, je vais gérer toute seule.

– Tu es sûre ?

– Oui. Occupe-toi plutôt de ceux qui n’ont pas survécu. »


Il hocha la tête et laissa Jol repartir seule.



Lorsqu’elle arriva enfin chez elle, son panier empli de chatons dans les bras, la détermination de Jol s’était bien estompée.


Comment allaient réagir ses parents ? Allaient-ils accepter qu’elle s’occupe d’eux ?


Elle inspira pour se donner de la force et entra.


Son père était penché sur la grande table, le nez plongé dans un vieux livre poussiéreux. Il ne sembla pas l’entendre entrer, car il ne bougea pas d’un cil. Sa mère quant à elle regardait par la fenêtre, rêveuse. Elle tourna la tête en entendant la porte claquer et ses sourcils se froncèrent en voyant sa fille entrer.


« Jol ? Tu es déjà rentrée ? » s’étonna-t-elle avec inquiétude. « Il s’est passé quelque chose au refuge ? Tu vas bien ? Quel est ce panier ? »


La jeune fille se mordit la lèvre et posa son fardeau sur la table. Elle pencha le panier et laissa sortir les trois chatons, qui regardèrent autour d’eux avec curiosité. Ils se dirigèrent alors vers Élan, qui releva la tête et sursauta.


« Hein ?! Quoi ? »


Il fixa alors les chatons, poussa un cri aigu et recula, avant de s’exclamer :


« Eeeerk ! Éloignez vite ces choses de moi ! »



Elan essaya de repousser les chatons, effrayé, avant de se lever et quitter la pièce en courant. Il claqua la porte derrière lui sous le regard médusé de sa fille. Il y eut un silence gêné, avant que Jol ne se tourne vers sa mère.


« Euh. »


C’était la première fois qu’elle observait cette expression dans les yeux de son père. Elle se sentit mal. Si même son propre père avait peur de son animal totem…


Alda leva les yeux au ciel, murmurant :


« Quel idiot ! »


Elle soupira et se retourna vers sa fille, interrogatrice.


« Bon. Dis-moi d’où viennent ces petites boules de poils et pourquoi tu les as ramenés ici. » fit-elle, tout en ne résistant pas au plaisir de caresser deux des chatons qui s’approchaient d’elle.


Le troisième des petits, plus grands que les autres et au pelage noir, s’était réfugié auprès de Jol, roulé en boule et la queue repliée sur lui. Il était apeuré par la présence de Alda. La jeune fille le prit dans ses bras.


Jol expliqua alors toute l’histoire à sa mère. Alda l’écouta avec attention, hochant la tête sans mot dire. Lorsque la jeune fille eut fini, elle répondit :


« N’en veux pas à Öta, à mon avis il ne voulait pas mal faire.

– Mouais. » fit Jol, peu convaincue. « S’il te plait maman, je peux les garder ? Je vais bien m’en occuper ! Et ils nous aideront à chasser les souris ! »


Alda lui répondit par sourire gêné.


« Ma chérie, on ne va pas rester éternellement chez ta grand-mère. Nous n’aurons pas les moyens ni le temps de nous occuper de trois chats.

– Mais…

– Et tu as bien vu la réaction de ton père. Il ne supporte pas les chats. »


Jol sentit les larmes perler aux coins de ses yeux. Elle ne voulait pas les abandonner. Pas après leur avoir donné l’espoir qu’elle s’occuperait d’eux.


Alda se sentit mal devant la réaction de sa fille et son cœur se serra. Elle était trop faible face à ses petits yeux mouillés ! Elle posa une main sur son épaule et ajouta :


« Je vais essayer de lui en parler, d’accord ? Mais s’il accepte, tu dois comprendre que nous n’en prendrons qu’un seul. »



Les jours qui suivirent, Jol s’occupa des chatons avec beaucoup d’attention et de soin. Elle les examina, les nourrit et leur apporta de nombreuses caresses.


« Je pense que leur mère était croisée avec un Nahr. » expliqua-t-elle à Alda, qui passait beaucoup de temps avec elle à couver les petits.


Malgré leurs faibles revenus, Alda était même partie acheter de la viande au boucher pour les nourrir. Quant à Élan, ce dernier avait fui dans son bureau et n’en sortait que pour les repas de famille lorsque les chatons étaient loin de lui.


« Nahr ? » répéta Alda. « Ce sont ces gros chats qui servent d’emblème au Royaume du Sud, non ?

– Oui. Regarde leur taille, ils sont plutôt grands et robustes pour des chatons de cet âge-là. Et Öta m’a dit que leur mère était vraiment très imposante.

– Et tu penses qu’ils deviendront aussi gros que des Nahr ? Ce serait problématique.

– Non, aucune chance. »


Jol caressa l’un des chatons avec tendresse. Alda soupira, le cœur brisé devant tout l’amour que Jol donnait aux petits.


« Et sinon, tu as réfléchi à qui confier les chatons ? » murmura-t-elle, peinée. « Tu sais que dès qu’ils iront mieux, tu devras t’en défaire et n’en garder qu’un. Mieux vaut ne pas trop t’attacher pour l’instant.

– Le roux ira au refuge. Öta en voulait un pour chasser les souris. » répondit Jol. « C’est le plus vif des trois, il s’en sortira très bien. Il est aussi bête que papa, mais il fera un parfait chasseur de souris en grandissant. »


Alda gloussa à la description du chaton.


« Le plus dur, c’est de décider qui garder entre la petite blanche et le noir. » continua Jol. Elle sembla hésiter, avant de confier : « Une fois rassuré, le noir est très joueur et câlin. Je m’entends bien avec lui et je sais qu’il n’embêtera jamais papa. Je pense qu’il serait parfait…

– Mais ? » demanda Alda, inquiète. « Qu’est-ce qui te tracasse ?

– C’est la petite blanche. Je suis presque sûre qu’elle est sourde. J’ai peur de la laisser… »


Alda posa une main sur l’épaule de sa fille et affirma :


« Dans ce cas, garde la petite blanche. Elle a besoin de toi. Pourquoi tu ne demanderais pas à Merry et Darius de s’occuper du petit noir ?

– Mais Merry va venir vivre à la maison un jour ou l’autre… et on ne peut pas avoir deux chats. » répondit Jol, attristée.


Sa mère secoua la tête.


« Je sais que tu te faisais une joie de vivre avec ton amie, mais parfois le destin fait les choses autrement. Elle a trouvé sa place chez Darius, il s’occupera bien d’elle et la rendra heureuse.

– Mais…

– Mais ça ne t’empêchera pas de la voir régulièrement. » expliqua Alda, tandis que Jol baissait la tête. « On ira chez Darius demain matin et on demandera à Merry si elle veut bien s’occuper du chaton noir, d’accord ? »



Malheureusement pour Jol, Merry et Darius refusèrent de prendre l’un des chatons.


Sachant qu’elle ne pouvait pas demander à Sarah, car son père refuserait catégoriquement cette idée, Jol se retrouva dans une impasse. Depuis le début de sa relation avec Nora, elle avait coupé les ponts avec ses anciens amis. Et aucun ne lui avait pardonné. Vers qui se tourner ?


« Les deux iront au refuge. » affirma Alda. « Je suis sûre que ça ne les dérangera pas d’avoir deux chats. Et c’est ce que voulait Öta, non ? Un ou deux chats, ça ne leur fera pas une grande différence, tu sais.

– De toute façon, je n’ai pas vraiment le choix. » soupira t-elle. « Mais j’aurais voulu faire autrement. Je n’ai pas confiance en Öta, j’ai peur qu’il s’en occupe mal… »



Partie 3 - Les Nahr


Ce matin-là, Öta préparait quelques remèdes pour l’hospice lorsqu’une personne toqua à la porte de sa chambre.


Étonné, car il n’attendait pas de visite, Öta abandonna son ouvrage. Il se leva et ouvrit la porte, dévoilant le visage de Jol. Elle tenait dans ses bras deux des chatons. Sans lui laisser le temps de parler, elle entra dans sa chambre et s’exclama :


« Monseigneur, voici les chats que vous m’aviez commandés ! Deux adorables petites boules de poils, prêtes à chasser les rongeurs en échange d’amour et d’attention.

– Oh, déjà ?

– Et oui ! Ces deux petits se sont portés volontaires. Ils font des bêtises parfois, mais qui n’en fait pas ?

– Ils ont un nom ? » demanda-t-il. « Où bien, je dois les nommer ?

– Je m’en suis occupée. Le petit roux c’est Citrouille et le noir c’est Suie.

– Mais ce n’est pas des noms ça ! »


Jol renifla, les sourcils froncés. Elle répéta, la voix sombre :


« C’est pas des noms, tu dis ? Tu as mieux à proposer, peut-être ?

– Non non, je n’ai rien dit. » couina Öta, n’ayant aucune envie de s’attirer les foudres de la jeune fille.


Il recula d’un pas. Jol hocha la tête, satisfaite d’avoir le dernier mot. Elle ajouta alors joyeusement :


« Donc ! Suie est un peu feignant, mais je suis sûr que ce sera un très bon chasseur. Il faut que tu lui fasses des caresses régulièrement, il adore ça et ça le détend. C’est un gros dormeur. Les chats aiment la chaleur, donc si tu peux leur installer un petit coin près du feu ils seraient ravis. Nourris-les souvent, et pense à leur fournir de l’eau fraiche. Citrouille est du genre très dynamique, il faudra que tu joues avec lui souv —

– Hé » la coupa Öta. « Ce sont des animaux, pas des enfants. Ils vont s’habituer à la vie ici, ne t’en fais pas. Pas besoin de les materner. »


Jol lui fourra alors les deux chatons dans les bras. Öta grimaça, ne sachant pas comment les porter correctement.


« Regarde ces deux adorables boules de poils et ose me dire qu’ils ne méritent pas d’être maternés ?

– Mais…

– De toute façon, t’as intérêt à bien t’en occuper. Sinon t’es mort. »


L’éclat dans le regard de Jol était d’une sincérité déconcertante. Öta déglutit. Il n’avait clairement pas envie de perdre la vie aussi bêtement.


« Je… Je vais prendre soin d’eux, hein. Promis, ah ah ah. » Il fit un petit rire gêné : « Tu peux reprendre tes explications, je ne te couperai plus. »



Durant la journée, les chatons faisaient la joie des membres du refuge. Les quelques récalcitrants avaient vite fondu pour leur adorable petite bouille. Surtout Jon, qui les regardait depuis l’entrée de la chambre de Öta avec émerveillement, sans oser s’en approcher.


Jol avait précisé qu’il faudrait beaucoup s’occuper d’eux et les surveiller les premiers mois, afin de les éduquer et les habituer à leur habitat.


« Il faut leur apprendre les limites. Ce sont des chatons, ne l'oublie pas.  »


On ne voyait que peu Suie, qui restait toujours caché et préférait largement loger dans la chambre de Öta. Citrouille quant à lui enchainait les bêtises. Il urinait sur les draps, faisait ses griffes sur les caisses, jouait avec tout ce qu’il trouvait et surtout… miaulait énormément.


Si Öta avait le malheur de fermer sa porte lorsque le chaton était hors de sa chambre, il grattait et miaulait sans relâche. Öta finissait toujours par lui ouvrir, agacé et fatigué.


« Jol aurait pu vous garder un peu plus longtemps. » maugréait-il. « Elle aurait même dû vous garder éternellement. »


Et les chatons semblaient avoir bien oublié leur première rencontre avec Öta, car ils le collaient et le suivaient partout. Sa chambre était devenue leur quartier général, à son plus grand désespoir.


Mais étrangement, ils se montraient toujours calmes en présence de Jol. Ce qui avait le don d’agacer Öta. Favoritisme ! Traitement de faveur !


Öta ne comptait plus les petites traces de griffures sur ses bras et ses jambes. Citrouille avait semble-t-il décidé que sa jambe droite était un jouet des plus fabuleux.


« Je ne suis pas une proie !

- Miou ! »



Un soir, tandis qu’il étudiait dans sa chambre, Öta sentit une présence contre ses jambes. Il baissa la tête pour regarder sous son bureau, et vit le petit chaton noir renifler ses pieds.


« Miou» fit Suie, en levant son minuscule museau vers Öta.


Ce dernier soupira et attrapa le chaton, qu’il posa sur son bureau à côté de lui. Il lui caressa le dos, appréciant la douceur du pelage du chaton. Suie ronronna en s’allongeant à côté d’Öta, tout en pétrissant dans le vide.


Öta se détourna de lui pour se reconcentrer sur ce qu’il étudiait, ne voulant pas en perdre le fil. Il écrivait depuis quelques minutes lorsqu’il sentit Suie contre son bras.


Par confort, ce soir-là il avait les avant-bras nus. Il n’aimait pas beaucoup lorsque ses manches frottaient contre le papier, et il lui était déjà arrivé de les tacher d’encre par mégarde. Et bon sang, c’était une vraie plaie de nettoyer les taches d’encre sur le tissu !


Öta fronça les sourcils. Le chaton était en train de grignoter les feuilles sur ses bras.


« Tu fais quoi là ? » gronda t-il.


Il le repoussa, en colère. Mais Suie revint à la charge quelques secondes plus tard. Il avait réussi à voler une feuille, qu’il mâchonnait. Öta attrapa le chaton et le posa par terre.


« Miou ! Miou ? » fit la petite boule noire, mais Öta ne se laissa pas attendrir. « Ouste ! Vilain chat ! »


Et le chaton, apeuré par ce bruit soudain, se précipita sous le lit. Öta hocha la tête, satisfait, et retourna à son travail.



« Bon sang, mais qui m’a donné deux abrutis pareils ? » gronda Öta, mécontent. Les deux petits chats avaient profité de son absence pour grignoter quelques-unes de ses feuilles.


Il lui arrivait régulièrement de couper celles qui poussaient trop et risquaient d’être visibles sous ses vêtements. Car bien qu’il parvenait à réguler leur pousse et leur emplacement, il se ratait un peu parfois. Il corrigeait donc le tir à la main, retirant l’excédant en le taillant.


Et ce jour-là, il avait laissé les petites feuilles sur son bureau avant de partir à l’hospice et avait découvert leur bêtise en rentrant.


La fois précédente, lorsque Suie lui avait déjà volé une feuille, le chaton avait agi bizarrement toute la soirée et ensuite vomis sur son lit. À croire que souiller les draps d’Öta était l’occupation préférée des deux petites bêtes.


Et aujourd’hui, ça recommençait.


Les chatons se roulaient dans tous les sens, les yeux ronds comme des soucoupes, se trémoussant tels des vers de terre, tout en agitant leurs pattes pour malaxer l’air.


« Après Élan qui fume mes feuilles, voilà les bestioles qui les grignotent ! On aura tout vu. » ronchonna-t-il.


Öta soupira et attrapa les chatons, qu’il glissa dans une cage qu’il avait achetée pour eux. Il y avait inséré un coussin et de quoi se sustenter.


« Désolé, j’ai beaucoup de travail ce soir et hors de question de retrouver mon lit couvert de vomis en rentrant !

– Mia ! Mia !

– Je ne me laisserais pas attendrir ! Vous l’avez bien mérité ! »


Il quitta la pièce, grommelant et referma la porte derrière lui. Mais sa main ne quitta pas la poignée. Les miaulements des chatons étaient déchirants.


« Bon sang. »


Öta rouvrit la porte. Il retourna dans sa chambre, se pencha vers la cage et laissa les deux terreurs en sortir.


« Je sens que je vais le regretter. » Songea-t-il, se maudissant intérieurement.


Et pour se rassurer, il ajouta à voix haute :


« Si vous salissez mes draps, c’est Jol qui sera de corvée ! Vous ne voudriez pas lui infliger ça, hein ? »



Ce jour-là, Jol se présenta à une heure très matinale. Öta n’était pas encore parti, profitant des premiers rayons du soleil pour se réveiller tranquillement. Il la salua tout en bâillant, la bouche pâteuse.


Ils n’avaient pas souvent l’occasion de se voir, si bien qu’ils s’installèrent ensemble à une table. Ambroisie avait réchauffé du bouillon de la veille et leur en servit deux bols avant de s’éloigner. Öta aimait la chaleur du bouillon. Il n’y avait rien de mieux pour commencer la journée !


Il leva la tête vers Jol, et s’enquit de sa santé. Elle lui assura qu’elle allait assez bien… même si elle n’appréciait que peu de devoir laver aussi régulièrement les draps d’Öta !


« Tu pourrais faire un effort, tout de même.

– Ce n’est pas ma faute. » rétorqua-t-il. « Tes chats sont sales !

– Ce sont TES chats maintenant, idiot. Explique-moi plutôt pourquoi tes draps sont si souvent souillés. Sont-ils malades ? »


Öta passa la main sur son visage en soupirant. Devait-il lui parler de l’addiction des chatons pour ses feuilles ? Les deux petites bêtes ne le lâchaient plus et avaient récidivé plusieurs fois. Il commençait sérieusement à s’inquiéter.


Il hésita. Öta regarda furtivement tout autour de lui, vérifiant que personne n’était assez proche pour les écouter ou les entendre, avant de se lancer à voix basse :


« Dis-moi, Jol… est ce que tu savais qu’avant notre rupture, je travaillais avec ton père sur quelques potions à bases d’une plante… assez spéciale ?

– Votre rupture ? » releva Jol, amusée. « Je ne savais pas que vous étiez si « proches ». »


Öta s’empourpra. Il n’avait pas voulu dire ça ! Pas comme ça. Il bredouilla bêtement, s’embrouillant dans ses mots.


« Non… mais.... avant qu’on se sépare ! Tu m’as compris ! »


Elle pouffa, amusée.


« Pour répondre à ta question, oui j’en ai entendu parler. Même si mes parents ne sont pas les plus bavards au sujet de leurs travaux. Pourquoi ? Quel rapport ?

– Disons que j’ai quelques feuilles de cette plante dans mon bureau, et qu’il se peut que les chatons les aient… ingérées. D’où l’état de mes draps ces derniers jours… »


Jol fronça les sourcils. Elle dévisagea Öta, inquiète.


« Quand tu parles de feuilles, ce sont les feuilles d’une vraie plante ?

– Comment ça ?

– Ce ne seraient pas celles qui te poussent sur tes bras ? »


Öta écarquilla les yeux.


« Quoi ? Comment ?

– Je t’ai vu quand tu as piqué ta crise de nerfs chez ma grand-mère. Tu te les arrachais en criant. Difficile à manquer.

– Et tu ne m’en parles que maintenant ?!

– Ça ne me regardait pas vraiment. »


Öta resta silencieux, fixant le vide. Jol savait-elle d’autres choses à son sujet qu’il aurait pu laisser échapper ? Il n’aimait pas ça. Il secoua la tête :


« Tu ne dois en parler à personne, tu comprends ? Si les gens l’apprennent…

– Je ne suis pas idiote. » le coupa-t-elle. « On sait comment finissent les mages par ici, je n’ai pas l’intention de provoquer ta mort.

– Merci.

– J’ai un père mage, alors tu te doutes bien que j’ai conscience des conséquences. »


Cette évidence l’apaisa. Öta oubliait parfois que Jol était la fille d’Élan. Et s’il avait bien une certitude à son sujet, c’était que jamais elle ne causerait délibérément de tort à ses parents.


« Mais tu es mage, toi aussi. » réalisa-t-il, se souvenant vaguement d’une discussion qu’il avait eue il y a longtemps avec Élan. « Ton père t’a appris les bases quand tu étais petite, non ?

– Hihi, oui. » Jol sourit, fière d’elle. « Mon élément, c’est l’eau ! Et toi c’est la terre, je suppose ?

– Exactement. »


Öta et Jol échangèrent un regard. Cette discussion ouvrait soudain la porte à de nombreuses autres. Un million de questions bouillonnaient au bout de leurs lèvres, l’envie de partager leur magie avec quelqu’un, d’en parler avec une personne concernée…


Mais pas ici. Pas maintenant.


« Je vais être en retard, l’hospice m’attend. » fit Öta, en se levant à contrecœur. « Si tu veux, on pourra en parler ce soir ?

– Mais au sujet de tes feuilles… »


Öta avait totalement oublié ce pan de la discussion et se sentit bête. Jol continua :


« J’ai peut-être une idée à ce sujet. Une petite virée à la Grande Bibliothèque ce soir, ça te tente ? Je t’en dirais plus là-bas. »



Le soleil se couchait lorsqu’Öta quitta l’hospice. Il salua joyeusement Petrus avant de prendre la route. Il connaissait le chemin de la Grande Bibliothèque par cœur, car il s’y rendait fréquemment.


Depuis qu’Élan lui avait fait découvrir la crypte cachée de l’Abonde, il était revenu plusieurs fois à la nuit tombée pour prier. Et il y venait également de jour pour étudier lorsqu’il avait un peu de temps devant lui.


L’hospice n’étant pas très loin, il en profitait. Petrus l’escortait même parfois « pour se dégourdir les pattes. »


Lorsqu’il parvint à destination, Öta se posa sur banc de pierre et attendit patiemment que Jol arrive. Il se demandait si elle avait conscience de lui avoir proposé un rendez-vous sur le lieu de rencontre de ses parents. Il avait hâte de pouvoir la taquiner à ce sujet.


« Si ça se trouve, tes parents t’ont conçu sur cette table ! »


Il mourrait d’envie de lui lâcher cette phrase, inspirée des idioties de Élan lors de leur virée ensemble. Il s’imaginait déjà la voir s’empourprer, indignée. À cette idée, un petit rictus amusé étira ses lèvres.


Soudain, une voix le fit sortir de ses pensées. Jol venait d’arriver par sa droite et il ne l’avait pas entendue.


« Pourquoi tu souris dans le vide ? Ce que tu as l’air bête ! » fit-elle.


Öta sursauta et se retourna. Jol le fixait, les mains sur les hanches et un sourcil relevé. À côté d’elle, Alda se tenait là, amusée.


« Alda ? » s’étonna-t-il, ignorant la remarque de Jol. « Que fais-tu là ?

– Et bien, je vous accompagne à la bibliothèque. Pourquoi, je dérange ? »


Elle fit soudain mine de porter ses mains à la bouche, les yeux écarquillés.


« Oh non, quelle mère indigne je fais ! C’était peut-être un rendez-vous galant, et moi je m’impose ? Quelle honte !

– Maman ! » grogna Jol. « Arrête tes bêtises !


– D’accord, d’accord. » répondit Alda, en levant les yeux au ciel. « Les jeunes de nos jours, c’est plus ce que c’était. Ça se donne rendez-vous de jour et ça n’a plus aucun humour. »


Jol secoua la tête, agacée, avant de se retourner vers Öta.


« Alors le noble, tu nous fais entrer ?

– Oui oui. »


Il soupira et se leva. Il fit quelques pas en avant, avant de s’arrêter. Il tourna la tête vers Alda et lança :


« Hé, je réalise un truc.

– Quoi ?

– C’est la première fois que tu vas t’introduire légalement ici. »


Alda éclata de rire. Effectivement, il n’avait pas tort.




« Ici, nous sommes dans la section de la bibliothèque à laquelle nous avons accès. » expliqua Öta, en montrant la partie du bâtiment qui était recouverte d’immenses étagères de livres pleines à craquer.


Il y avait de grandes tables en bois et des bancs pour s’installer. Öta désigna des escaliers, dont l’accès était fermé à l’aide d’une grille en fer :


« L’escalier à gauche permet de monter à l’étage. Là-bas, ce sont surtout des ouvrages interdits, anciens ou controversés. Il faut une autorisation spéciale pour y accéder.

– Et l’escalier derrière nous ? » demanda la jeune fille curieuse. « Où mène-t-il ?

– Au scriptorium. C’est une salle réservée aux travaux d’écriture. Les prieurs y copient des livres, et on y trouve tout le matériel pour en fabriquer. Petrus m’a fait visiter, c’était fascinant.

– C’est là que ton père a volé la plus grande partie de son matériel pour écrire ses livres. » ajouta Alda, amusée.


Öta leva les yeux au ciel et sourit, imaginant Élan se faufiler dans la pièce pour remplir une grosse hotte de tout un arsenal de trucs et bidules.


« Je n’arrive pas à croire que personne n’ait remarqué vos larcins en quinze ans, c’est surprenant.

– On ne prend jamais beaucoup à la fois, disons plutôt qu’on pioche ici et là sans laisser de trou évident. » répondit-elle. « Mais voilà longtemps que nous ne l’avons pas fait, ça me manque un peu ce petit plaisir d’enfreindre les règles. »


Öta tourna la tête vers Jol, pour s’enquérir de son avis au sujet des frasques passées de ses parents, mais la jeune fille avait disparu.


« Jol ? »


Alda et lui regardèrent autour d’eux, surpris. Finalement, ils la distinguèrent non loin de là. Elle fixait les rayons, lisant les titres des livres avec attention. Ils la rejoignirent.


Jol avait la tête baissée, le regard posé sur une rangée de livres, quand Öta se posa derrière elle. Ils étaient au rayon dédié sur l’étude de la faune du royaume.


« Tu cherches qu—

– Ah, j’ai trouvé ! »


Au moment où Öta se baissait vers elle, Jol se redressa joyeusement, un livre en main. Leurs deux têtes entrèrent en collision dans un bruit sourd.


« Aïe ! »


Jol se massa l’arrière du crâne, surprise, tandis qu’Öta porta les mains à son nez en grognant.


« Bon sang, mon nez ! » fit-il d’une voix étouffée. « Fais attention !

– Comment j’étais censée savoir que tu étais derrière moi ?!

– Grmbl. »



Alda vint à la rescousse. Elle sortit un mouchoir de son sac et tamponna le nez d’Öta, qui saignait légèrement.


« Ça va aller ? Ton museau tient le coup ?

– Oui, oui, merci. » grommela-t-il. « J’espère que ce livre en vaut la peine. C’est quoi ? »


Jol l’ignora et déposa l’ouvrage sur une table en bois. Elle commença à le feuilleter, sous le regard intrigué d’Öta.


« Un livre sur la faune du Sud ? Pour quoi faire ? » demanda-t-il, perdu.


Ni Jol ni Alda ne lui avaient encore dit pourquoi ils étaient là. Il s’était imaginé que ce serait un rendez-vous amical durant lequel il se poserait dans un coin avec Jol, pour discuter tranquillement à l’abri des regards.


Mais au lieu de ça, Jol était venue avec Alda et ne s’était servie de lui que pour pouvoir entrer de jour dans la bibliothèque. Jol continua de tourner les pages du livre, avant de s’arrêter. Elle releva alors la tête et plongea son regard dans celui d’Öta.


« Tu te souviens, tu m’as dit que la chatte que tu as tuée était très grande et agressive.

– Oui ? Et alors ?

– Les chatons sont également plus grands que la normale. Et je sens quelque chose en eux, quelque chose qui m’a intrigué. » expliqua Jol. « J’en ai discuté avec maman, et on pense que leur mère devait être un croisement entre un chat et un Nahr.

– Nahr ? L’animal qui sert d’emblème au Sud ?

– Exactement. »


Elle souleva le livre et désigna une page, où se trouvait la gravure d’un chat.


« Papa m’a dit qu’il avait lu quelque part que les Nahrs étaient magiques. Je me suis dit que je pourrais vérifier tout ça si je dénichais un livre qui en parle. Je suis certaine qu’ils doivent donner des détails qui pourraient nous aider.

– Magique ? Comment ça ? »


Jol baissa la tête et replongea le nez dans le livre. Elle lisait les pages en diagonale, à la recherche d’informations. Finalement, elle s’arrêta sur un paragraphe et s’écria :


« Là ! »


Alda et Öta se penchèrent sur le livre, curieux.


« Les Nahrs sont des grands chats capables de ressentir, stocker et créer de la magie. Leurs talents en font les parfaits compagnons des mages auxquels ils se lient.

– Mais —

– Attends. Écoute. » le coupa Jol. « Ils sont extrêmement sensibles à la magie dont ils sont dépendants. Ils peuvent parfois en devenir fous s’ils en sont privés. »


Jol fit un sourire vainqueur.


« Voilà pourquoi elle était agressive ! C’est son sang Nahr qui la poussait à agir ainsi.

– Bof. Je veux bien croire qu’elle soit bâtarde, mais à mon avis si elle était agressive c’était simplement parce qu’elle était sauvage, qu’elle avait faim et qu’elle avait des petits. Parfois, il ne faut pas aller plus loin. »


Jol fusilla Öta du regard, mécontente d’être ainsi contredite. Ce dernier l’ignora. Il avait attrapé le livre et lisait maintenant le reste du paragraphe, intrigué. Alda toussota alors, attirant l’attention sur elle.


« Je doute fortement que les chatons soient magiques, mais ils sont probablement légèrement sensibles à celle-ci. Jol m’a tout expliqué à propos de tes récents soucis avec tes feuilles.

– Légèrement sensible ? Ils essayent de les dévorer et vomissent partout après des heures de roulades dans tous les sens ! » s’offusqua Öta. « Ils en sont carrément dingues, oui !

– Öta. » Alda secoua la tête. « Réfléchis un peu. Tu te souviens des vertus de tes feuilles ?

– Oui, elles.... Oh. »


Jol tendit l’oreille, curieuse, tandis qu’Öta commençait à réaliser et comprendre certaines choses. Elle murmura :


« De quoi ? Quelle vertu ont-elles ?

– Mes feuilles sont magiques. » expliqua-t-il à voix basse, en se tournant vers elle. « Ingérées seules, elles n’ont aucun effet. Mais lorsqu’on les mélange à autre chose, elles en augmentent les propriétés. »


Il caressa ses avant-bras. Ses gants cachaient parfaitement la présence des feuilles sur son corps, mais il les sentait légèrement au travers.


« C’est donc ça. » murmura-t-il. « Elles ont dû accroître la sensibilité des chatons à la magie. C’est pour ça qu’ils réagissent ainsi. Et comme j’en fais souvent dans ma chambre, ils doivent ressentir les résidus.

– C’est fort probable. »



Durant les heures qui suivirent, les trois compagnons lurent tous les livres qui évoquaient les Nahr. Mais aucun n’était réellement précis. C’était toujours des informations globales, dans des ouvrages ne traitant que brièvement du sujet. Rien de concret, aucun conseil ou bonne idée pour s’en occuper.


« Je vais leur interdire l’accès à ma chambre et je ferais attention à ce qu’ils n’ingèrent plus de feuilles. » affirma Öta, après qu’ils aient fermé leurs livres pour résumer ce qu’ils avaient appris. « Et pour le reste, seul le temps nous dira s’ils resteront des chatons normaux ou s’ils deviendront bizarres en grandissant. »


Jol et Alda hochèrent la tête.


« Il n’y a pas grand-chose d’autre à faire. » répondit cette dernière, avant de se tourner vers sa fille : « Et toi tu devras éviter d’user de ton don en présence de ta petite, c’est bien clair ?

– Elle ne pourra plus dormir dans ma chambre ? » demanda Jol, les yeux tristes. « J’aime bien quand elle dort avec moi, elle se pose à côté de mon oreiller et ronronne…

– Tu ne te sers pas aussi souvent ton don qu’Öta. Tu n’as pas de feuilles qui vont accentuer sa sensibilité et la faire régurgiter partout, non ? Alors je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’elle reste près de toi. Contrairement à Citrouille et Suie, elle n’a eu aucune mauvaise réaction. »


Jol soupira de soulagement. Elle s’était prise d’affection pour son chaton. La petite était joueuse, câline et douce… exactement l’amie dont elle avait besoin.


« D’ailleurs, tu lui as donné un nom ? » demanda Öta, qui se rendit compte qu’il n’avait pas encore posé la question. « Attends, laisse-moi deviner… Tu l’as nommée Neige parce qu’elle est toute blanche ! »


Jol rougit, tandis que Alda éclatait de rire.


« Bah quoi ? » s’étonna Öta. « J’ai faux ?

– Presque ! Jol hésitait à l’appeler ainsi, mais elle a finalement laissé le choix à Élan. Et tu connais mon mari, il aime les noms issus de contes.

– Oh.

– Elle se nomme Nivis. » Compléta Jol, d’une petite voix. « C’est le nom d’une sorcière qui manipule la neige. »


Öta sourit.


« C’est un joli nom. »


Ils continuèrent d’échanger quelques minutes, avant qu’Öta ne se lève.


« Sur ce, il se fait tard, je vais rentrer. Je serais bien resté plus longtemps, mais j’ai un rendez-vous cette nuit. Je ne voudrais pas être en retard. »





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