- 13 - Le peuple des souterrains
- bleuts
- 17 nov. 2024
- 36 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 déc. 2024
Partie 1 - Les veilleurs
En apprenant que David ne serait plus son apprenti, ce dernier ayant demandé à lui être retiré sans lui en avoir parlé avant, Ayel avait été blessé. Il avait l’impression d’être un mauvais maître et d’avoir échoué dans le rôle que les dieux lui avaient confié.
Mais Söl, la dirigeante du village, avait réussi quelques heures plus tôt à trouver les bons mots pour apaiser son cœur. Grâce à sa clairvoyance et sa patience, une partie de sa peine s’était adoucie.
Ayel restait néanmoins fâché que David ne lui ait pas parlé et s’était juré de lui faire comprendre que ce n’était pas bien. Il voulait des explications venant de sa bouche.
« Je ne dois pas céder, je dois me montrer ferme si je ne veux pas me faire marcher dessus. C’est moi qui dirige, pas lui ! »
Mais il était incapable de résister à David, et ce dernier le savait pertinemment. David avait attendu que la colère d’Ayel se tasse, sachant qu’il aurait rapidement digéré la nouvelle, avant de revenir et de passer à l’action.
Quelques baisers, chatouilles et caresses plus tard, Ayel soupirait de désespoir tandis que David ressortait vainqueur. Un sourire satisfait sur le visage. Comment pouvait-il rester fâché ? Ayel était bien trop faible face à lui. Il grogna :
« Vil manipulateur, serpent sournois et…
– Et adorablement amoureux. Un serpent auquel tu ne sais résister.
- Grumpf. »
Ce ne fut qu’une fois Ayel calmé, assis contre lui et profitant de son étreinte, que David se confia enfin sur ses raisons.
Il lui parla longuement, lui qui était si silencieux habituellement et lui répéta les mêmes mots que Söl lui avait offerts. Ces mots qu’il avait besoin d’entendre.
Ayel l’écouta sans mot dire, la voix profonde de David l’enveloppant dans un doux réconfort.
« Je suis incapable de t’en vouloir. Pourquoi je suis comme ça ? » gémit Ayel. « Je devrais être en colère contre toi… mais la seule personne que je parviens à blâmer, c’est moi-même…
– Non, ne dis pas ça. J’aurais dû t’en parler avant. Ce n’est pas ta faute. Tu as été parfait, tout comme tu le seras pour ton prochain apprenti. » répondit David, tout en le serrant dans ses bras. « Ce n’est pas toi qui as échoué, mais moi.
– On est vraiment des abrutis.
– Totalement. » répondit David.
Il y eut un silence. David ajouta, amusé :
« Mais on ne sera jamais pire que Kadh !
– Oh non, pitié pas elle ! »
Ils échangèrent un regard complice, puis éclatèrent de rire.

Le lendemain, David s’était levé aux aurores pour rejoindre Warin. Bien qu’il ne fasse jamais jour dans les souterrains, ils tentaient de garder un rythme normal. Grâce aux lanternes qui étaient dispersées dans le village, la lumière ne manquait jamais aux habitants. Au début, il avait été difficile pour David de s’habituer à ce nouvel environnement. Mais petit à petit, il s’y était fait.
Söl lui avait expliqué que ces lanternes étaient alimentées par une plante qu’ils trouvaient dans les dédales. Les veilleurs en rapportaient souvent de leurs expéditions, afin de ne jamais en manquer. Elle proliférait à certains endroits, la rendant facile à récolter.
La lumière issue de ces plantes n’apportait pas que de la clarté. Ses rayons étaient en effet aussi doux et chauds que ceux du soleil.
« Ces plantes sont magiques. » avait ajouté Söl. « Malheureusement dès que l’on tente de les sortir des souterrains, pour les vendre par exemple, elles meurent aussitôt. »
Söl était une Etris, elle manipulait la magie de la nature. C’était lié à sa race, un talent qui se manifestait chez ces êtres. Mais elle avait confié ne rien comprendre à la magie des souterrains.
« La nature ici est différente de celle de la surface. Plus brute, plus ancienne. La vie qui s’en échappe ne veut pas m’écouter. »
Dans le village, il n’y avait pas d’autres Etris capables de magie, hormis les enfants de Söl. Personne ne pouvait donc résoudre ce mystère.
« C’est la magie des ogres, c’est pour ça. » avait répondu David. « Même s’ils ne sont plus là, leurs âmes restent liées à ce lieu. Ces souterrains sont maudits par leur essence. C’est leur territoire. »
Söl avait gloussé, amusée de voir David si sérieux et sûr de lui. Chaque fois qu’ils abordaient le sujet, le jeune homme montrait une facette de sa personnalité qu’elle trouvait particulièrement fascinante.
David avait beau dire ne croire en rien, sa crainte… et son respect des ogres, étaient évidents. Sa voix lorsqu’il parlait d’eux, affirmant sa culture avec fermeté, était la même qu’un abarian parlant de ses dieux.
Pour lui, les ogres avaient fondé le monde. Les ogres étaient à l’origine de tout. Ils étaient supérieurs. Puissants. Il ne fallait pas se jouer d’eux. Il ne fallait pas profaner leur territoire.
Söl n’avait rien dit.
Pour les abarians, les ogres n’étaient rien d’autre que des monstres étranges et morts aujourd’hui. Ils n’avaient rien de sacré. Avant de les trouver dans les souterrains, ils ne croyaient même pas en leur existence.
Mais David, lui… était différent. Il n’était pas abarian.

Lorsque David rejoignit Warin, il resta silencieux. Il ne savait pas comment se comporter avec cet homme, cet inconnu qui allait le guider à partir de maintenant.
Il était évident qu’il ne pourrait pas se comporter comme il le faisait avec Ayel. La proximité de leurs âges avait créé un lien presque immédiat entre eux, une amitié qui avait ensuite évolué.
Dès le début, David s’était senti l’égal d’Ayel. Ce n’était pas le cas ici.
Warin imposait le respect, son regard était dur et marqué par le temps. David se sentait insignifiant à ses côtés. Sa présence l’écrasait.
« Pour devenir un véritable apprenti veilleur, tu vas subir un rite de passage. »
David déglutit. Ça n’annonçait rien de bon. Il n’osa pas poser de question, se contentant d’opiner du chef en espérant que ce ne serait rien d’étrange.
« Mais avant ça, laisse-moi te présenter quelques camarades. »
Warin l’avait guidé jusqu’au bâtiment où ils discutaient la veille. Aujourd’hui, quelques personnes s’y trouvaient, échangeant joyeusement. En voyant David entrer, le silence se fit.
Il hésita, ne sachant pas comment se comporter. Une femme se jeta alors sur lui, le visage rayonnant :
« Tu es David ? Bienvenue dans la famille ! »
Elle fut poussée par une autre femme, qu’il reconnut immédiatement. C’était celle qui lui avait donné la piste pour trouver la Caste.
« Tu es…
– Tyra, pour te servir ! Il semblerait que j’ai eu raison de guider tes pas jusque nous. »

David discuta avec les veilleurs présents, les écoutant narrer leurs histoires et anecdotes sur leur travail. Ils s’étaient attablés dans le refuge, partageant alcool et pain.
« Moi je préfère me charger des boulots à la surface. » expliqua Tyra.
En omettant Warin, les deux autres veilleurs présents partageaient cette préférence. Ils passaient peu de temps sous terre, et leurs histoires ne concernaient que la cité.
Les autres membres du groupe n’étaient pas là actuellement, ceux qui préféraient l’ombre des tunnels étaient de sortie. David avait hâte de les rencontrer.
Rapidement, il comprit que même s’ils adaptaient leurs fonctions selon les besoins de la caste, ils avaient tous leurs préférences.
« Ceux qui traînent dans les souterrains, on les surnomme affectueusement les lunaires. Et ceux qui vont dehors, ce sont les solaires.
– Et vous Warin, vous êtes quoi ?
– Y’a pas plus lunaire que lui ! » gloussa Tyra.
Warin hocha la tête et croisa les bras :
« C’est moi qui dirige les expéditions dans les souterrains. »
La discussion continua longtemps, David se laissant porter par le flot de paroles. Warin quant à lui ne parlait que très peu, se contentant d’opiner de temps en temps tout en sirotant sa bière.
Au bout d’un certain temps, David se retrouva à parler seul avec Tyra. Les autres veilleurs étaient entrés dans de grandes discussions compliquées sur les prochaines affectations et travaux du jour.
« Hé David. » fit soudain Tyra, amusée.
David pencha la tête.
« Quoi ?
– Merci. »
Il haussa un sourcil, ne comprenant pas l’origine de ces remerciements soudains.
Tyra sourit et expliqua :
« Tu sais, j’te suivais là-haut avant que tu nous rejoignes.
– Oui, je n’étais pas très discret quand je posais des questions sur les abarians…
– Exactement. Et bien, en réalité j’ai commencé à t’surveiller suite à une altercation que t’as eue avec un voleur.
– Ah. »
David fut soudain gêné. Il se rappelait très bien son excès de violence. Pour lui ce voleur avait mérité sa correction, bien qu’il ait fait peur à Ayel. Mais il n’avait pas très envie de que les membres du village sachent cette histoire.
« J’connais ce voleur, Nora. C’est mon ancien amant.
– Ah.
– Merci de l’avoir frappé, c’était vraiment très plaisant à voir. »
David ne sut pas quoi répondre. Mais Tyra ne lui laissa pas le temps d’y réfléchir :
« Enfin bon. »
Elle leva la tête et cria en direction des autres veilleurs :
« Warin, c’est l’heure ! »

« Bonne chance David. Reviens-nous en un seul morceau. » fit Tyra en lui tapotant le bras, avant de quitter les lieux avec ses compagnons, laissant David et Warin seuls.
Il fronça les sourcils, peu rassuré. Pourquoi tant de mystère ? Il avait tenté plusieurs fois durant la matinée de lui poser des questions sur le rite de passage que Warin avait évoqué brièvement, mais elle avait toujours esquivé, se contentant de répondre :
« Je te laisse la surprise. On est tous passés par là. Si tu suis les instructions, tout ira bien. »
Warin le poussa, le sortant de ses pensées. Il lui fit signe de le suivre. Ils prirent la direction de la sortie du village. Ayel et lui ne s’étaient jamais rendus dans ce coin-là. Ils étaient arrivés de l’autre côté, là où se trouvait le passage vers l’extérieur ; celui qu’il utilisait avec Söl.
Le chemin que Warin lui fit prendre s’enfonçait plus encore dans les entrailles de la Terre. Ils descendirent des escaliers à moitié détruits, recouverts de végétation et de gravats, pendant un temps interminable.
Comme dans la grotte de Söl, des peintures avaient été réalisées sur les murs autour d’eux, peintes directement au dessus de figures déjà présentes depuis ce qu’il semblait être des siècles.
Ils arrivèrent finalement près d’un campement et des huttes. Des personnes étaient réunies autour d’un feu.
« Nous avons vérifié les environs, tout est en ordre ! » fit l’un des hommes, en se posant devant Warin. Ce dernier hocha la tête, satisfait.
Warin se tourna ensuite vers David et lui désigna une femme, très grande et forte. De loin, il l’avait prise pour un homme.
« Cette femme c’est ma sœur, Gwen. Va la voir, elle va tout t’expliquer. »
Warin le planta là, se dirigeant vers d’autres personnes un peu plus loin. David leva les yeux au ciel, déjà agacé, et se dirigea vers la femme en question.
« C’est donc toi David ? » fit-elle. Sa voix était douce et son sourire aimable. Il se détendit. « Assieds-toi. »

Partie 2 - Trois jours sous terre.
David arpentait maintenant les souterrains depuis plusieurs heures. Seul, il maugréait, agacé de s’être ainsi fait avoir. Leur rite de passage était profondément stupide ! Idiot ! En quoi le forcer à passer plusieurs jours seul dans les grottes était productif ?
Plus tôt dans la journée, après avoir rejoint les autres veilleurs, ces derniers lui avaient expliqué ce qu’ils attendaient de lui. Ils lui avaient partagé quelques conseils de survie, confié des vêtements chauds, de la nourriture, de l’eau, une lampe… et avant qu’il n’ait pu réaliser ce qu’il se passait, ils l’avaient lâché dans les souterrains.
« N’oublies pas, tu dois trouver un ogre et rapporter son masque. » avait insisté Warin, juste avant de l’abandonner.
Un masque ? Sérieusement ? Rien que l’idée de vivre dans un village souterrain, profanant ainsi le territoire des ogres, angoissait David. Alors, devoir s’approcher d’une de leurs carcasses et la piller… Il en avait la nausée.
« Je comprends pourquoi Tyra préfère être affectée à l’extérieur. Ils sont tous fous ici ! »
Même s’il avait un peu de chance et qu’il trouvait le masque immédiatement, le rite durait trois jours. Trois jours à rester seul dans cet endroit maudit et effrayant. De quoi devenir fou !
« Je les déteste ! Je déteste Warin, je déteste Söl et je déteste ces putains de souterrains ! »

Avec l’absence de Soleil, David avait des difficultés à voir le temps qui passait. Les veilleurs lui avaient confié quelques techniques pour se repérer, mais rien qui ne soit parfaitement fiable et précis.
Une chose était cependant sûre : voilà approximativement deux jours qu’il cherchait. Et il n’avait toujours pas trouvé de masque. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir essayé.
Mais comme toujours, sa malchance légendaire lui jouait des tours. Il pourrait finir par croire qu’une entité supérieure se réjouissait de ses malheurs. Néanmoins, à force d’arpenter ce lieu si silencieux, calme et posé… la colère de David s’était estompée. Étrangement, il se sentait bien. Trop bien.
La magie ambiante, qui s’échappait des végétaux, était presque palpable.
David n’avait aucune sensibilité avec la magie et pourtant il pouvait la sentir. Elle lui rappelait le sort que le shaman avait usé sur lui, un an auparavant.
Les ombres ne lui faisaient plus peur. L’obscurité le rassurait et il se prenait à apprécier le paysage.
Sur son chemin, il trouvait de nombreuses constructions détruites depuis des siècles, des restes de piliers, de murs… mais aussi des plantes qu’il n’avait jamais vues. Des arbres étranges qui poussaient dans la roche.
Et surtout, énormément de pierres dressées. S’il y en avait beaucoup près du village, ce n’était rien comparé à ici.
Soudain, David s’arrêta.
Devant lui, un passage orné d’un symbole. Un symbole abarian, peint par les veilleurs. Ce n’était pas la première fois qu’il le croisait aujourd’hui. Il se souvenait de leurs paroles, deux jours plus tôt :
« Si tu vois le symbole de la mort apposé sur des arches ou des passages, rebrousse chemin. C’est la fin de notre territoire. Tu ne dois jamais aller plus loin. Jamais. »
David fit demi-tour. Il lui restait à peu près une journée pour trouver le masque. Avec un peu de chance, il tomberait dessus sur le chemin du retour.
Il s’arrêta. Lentement, il se retourna. … Et s’il jetait un coup d’œil de l’autre côté ? Après tout, il avait encore une journée devant lui.

« Je ne dois pas m’éloigner, sinon je ne retrouverai plus mon chemin. » marmonna David, tandis qu’il quittait le territoire des veilleurs.
Il passa au-dessus des cordes accrochées par ses comparses, sans doute pour insister sur le caractère interdit du chemin, et avança.
Au-delà de la frontière, tout était pareil et pourtant tout semblait différent. Plus sombre. Plus dangereux. Cette sensation étrange qui l’apaisait, lui rappelant la magie du Shaman de Cerfblanc, était devenue plus forte en traversant l’arche.
Plus il s’enfonçait, plus il se sentait bien. Moins il se sentait lui-même. Que faisait-il ici déjà ? Depuis combien de temps marchait-il ? David n’en avait aucune idée.
Il n’avait plus vraiment conscience de lui-même. Il se laissait porter par le chemin, sans réfléchir. Était-ce réellement lui qui avait décidé de prendre cette route ? Il ne pensait plus. Plus rien n’avait d’importance.
David aurait pu continuer de marcher sans but pour toujours, s’il n’était pas tombé sur l'ogre.

Alors qu’il prenait un passage étroit, il déboucha sur une immense caverne. Dedans il y avait un Ogre. Une immense carcasse, plus grande et imposante que tout ce qu’il aurait pu imaginer. Dans un état si parfait, si conservé qu’il paraissait presque vivant.
Cette vision lui fit l’effet d’un seau d’eau glacé.
Peur. Terreur.
Que faisait-il là ?
Où était-il ?
Il recula, affolé, et trébucha sur une racine.
« David ! » fit une voix derrière lui.

« David ! »
Lorsqu’il se retourna, sans comprendre ce qu’il se passait, David tomba nez à nez avec deux personnes étranges. Des masques beaucoup trop semblables à celui de l’ogre couvraient leurs visages. Il eut un mouvement de recul, apeuré.
« N’ai pas peur, c’est moi, Tyra ! »
Il se rappela alors que les veilleurs en possédaient des identiques. Et lorsque Tyra releva le sien, dévoilant son visage inquiet, il soupira de soulagement.
« Je suis désolé. » gémit-il en se prenant la tête. « Je ne sais pas ce qu’il m’a pris ! Je savais que je ne devais pas, mais…
– On en parlera plus tard, on doit bouger d’ici. On ne devrait pas être ici, aussi près de ça. » le coupa Tyra.
Elle retira son masque et le fourra dans les mains de David, sous son air étonné. Voyant qu’il ne réagissait pas, elle grogna d’impatience :
« T’attends quoi au juste ? Mets-le. »

Une fois que David l’eut mis, il se sentit mieux. Tout paraissait étrangement plus clair, et la sensation qui l’engourdissait disparut. Alors qu’elle commençait à partir, David demanda :
« Mais ? Et le masque de l’ogre ? Je ne dois pas le récupérer ? Le rite…
– Là tout de suite, le rite je m’en contrefous. On bouge. »
Ouf ! Pour rien au monde il ne voulait s’approcher de cette créature et lui voler son visage. Et, comment aurait-il pu grimper aussi haut ? Il était bien content de partir et de laisser derrière lui cette vision angoissante.
« Faites qu’il ne se réveille pas. Faites qu’il ne nous maudisse pas. Je veux oublier ça, s’il vous plait. » marmonna t-il.
Tandis qu’ils faisaient le chemin en sens inverse, avançant rapidement et prenant la route pour le territoire des veilleurs, Tyra pestiféra. Elle ne parlait pas très fort, grognant tout en chuchotant. Comme si elle craignait qu’on l’entende. La personne qui les accompagnait hochait la tête de temps en temps sans répondre, son masque cachant son visage et ses émotions.
« C’est de la faute de Ralf. Quel abruti ! Il s’est endormi alors qu’il devait te surveiller ! Et il a oublié de renouveler le sort des pierres ! T’y crois toi ? C’est pas possible d’être aussi con ! »
David grimaça, ne comprenant pas grand-chose.
« À quoi ça sert d’avoir un mage, s’il oublie de poser ses sorts ? Mais quel abruti fini, je vais le frapper ! » insista t-elle en levant les yeux au ciel, gesticulant en même temps. « Et en plus on doit prévenir les autres qu’on t’a retrouvé, tout le monde te cherche depuis des heures ! J’espère juste qu’on tombera pas sur eux. »
Eux ? Comment ça, eux ?

Plus ils avançaient, plus David se rendait compte que le temps qu’il avait passé dans un état second était… long ! Avait-il réellement fait tout ce chemin hors du territoire des veilleurs ? Il ne s’en souvenait pas ! Quelques bribes, des moments vagues lui revenaient en mémoire, mais tout était flou.
La personne qui les accompagnait, et qui ne disait rien depuis le début, parla enfin. Elle ralentit pour marcher à côté de David, tandis que Tyra les guidait tout en continuant son monologue énervé.
« Ce qu’elle veut dire, c’est que tu n’es pas fautif. » expliqua t-elle. Sa voix était féminine et claire, posée. « On installe des sorts sur les passages clés, pour repousser l’attraction de la magie des souterrains. Sinon, elle attire tout être vivant dans ses profondeurs. »
David hocha la tête. Ça correspondait à ce qu’il avait ressenti.
« C’est pour ça que notre territoire est plus sûr que le reste des souterrains. Le village se situe loin des zones où l’attraction se fait sentir naturellement, et nous bloquons les passages dangereux. Seuls les veilleurs confirmés ont le droit de s’aventurer aussi loin.
– Ce n’est donc pas ma faute… » murmura David.
Elle opina du chef.
« Effectivement. Tu es en droit de nous faire des reproches. Nous avons clairement mal fait notre travail et nous t’avons mis en danger par la même occasion.
– En danger ?
– Oui. On a de la chance de t’avoir trouvé les premiers. »
Les premiers ? Mais avant quoi ? Qui ? Il allait poser la question, lorsqu’il se rendit compte que Tyra s’était arrêtée. Aux aguets, son visage énervé avait fait place à une expression inquiète.
« Senna, David, arrêtez-vous. Y’en à un droit devant. Il m’a repéré… et j’ai pas de masque.
– Merde. »
David plissa les yeux, tentant d’apercevoir ce qui effrayait tant Tyra et l’autre veilleuse. Finalement, il remarqua une forme humaine, qui se mouvait dans l’ombre. Mais ses gestes étaient tout sauf ceux d’un homme. Ils étaient plus légers, plus gracieux, comme un animal.
Alors que la chose s’approchait, ses yeux brillants dans le noir, Tyra attrapa la manche de David et lui chuchota :
« On bouge d’ici, tout de suite. Senna va nous couvrir.
– Mais elle ?
– Elle porte un masque et des cristaux, il ne l’attaquera pas. »
Et sans attendre une seconde de plus, Tyra se mit à courir. David eut un moment d’hésitation avant de la suivre, totalement paniqué. Que se passait-il ?
La forme dans l’ombre s’arrêta, analysant son environnement, avant de décider de les poursuivre. Senna lui barra le passage, agitant son bâton pour l’effrayer. Ce geste la fit reculer et elle cracha des paroles dans une autre langue.
David ralenti et tourna la tête en entendant sa voix. La créature était un homme grand et fin, deux cornes sur la tête, des oreilles pointues, le corps et le visage couvert de peintures. Ses yeux hurlaient sa colère.
« Putain David, grouille-toi ! » cria Tyra, qui l’avait distancé. « On est plus très loin du passage ! »

David continua de courir derrière Tyra, jusqu’à apercevoir le dolmen sous lequel il était passé bien plus tôt : le territoire des veilleurs était juste derrière. La créature n’était plus très loin, il l’entendait toujours vociférer. Son cœur battait fort dans sa poitrine et le masque le gênait pour courir.
Il l’aurait immédiatement retiré, si ce dernier le protégeait pas. David vit Tyra passer sous le dolmen, puis s’y faufila à son tour. La jeune femme s’était arrêtée et reprenait son souffle, les joues rouges et le visage couvert de sueur.
« Voilà pourquoi… j’aime pas… ces saletés de souterrains.
– Mais c’était quoi ça au juste ? Il ne nous suivra pas ? »
À l’inverse de la jeune femme, David n’était pas essoufflé. Seulement angoissé. Ce fut son calme qu’il peina à retrouver. David n’entendait plus les cris de la créature. Était-il parti ? En les voyant passer sous le dolmen, avait-il compris que c’était peine perdue et avait-il fait demi-tour ?
Tyra se laissa tomber sur le sol et s’essuya le visage en soupirant.
« Ouais, il ne peut pas passer. On t’expliquera. »
Quelques minutes après, Senna les rejoignit. Elle n’avait rien. Retirant son masque, elle s’exclama avec un grand sourire :
« Vous auriez dû voir sa tête quand il a compris qu’il vous aurait pas ! C’était superbe.
– J’aurais aimé voir ça. » ricana Tyra, en soufflant.
David se laissa tomber à son tour, rassuré. Il posa sa tête contre une pierre et ferma les yeux.
« Merde. Ça craint.
– Ouais, comme tu dis. »

David garda une grande partie de ses questions pour lui, comprenant qu’il n’aurait de réponses que lorsque les autres veilleurs seraient de retour. Après tout, Tyra et Senna n’étaient pas les seules à être parties à sa recherche. Peut-être même que Warin le cherchait lui aussi ?
Il grogna de frustration. Voilà à peine quelques jours qu’il était son apprenti, et il lui posait déjà des problèmes ! Il espérait sincèrement que ça n’influencerait pas négativement son apprentissage.
« Tu peux retirer ton masque. » fit Senna en se défaisant du sien : « Pendant que nous te cherchions, Ralf a eu le temps d’enfin renouveler les sorts sur ce passage. Il doit être en train d’en faire de même sur les autres.
– Ici, tu ne risques plus rien. » ajouta Tyra.
David le retira avec soulagement.
« Ce n’était pas très confortable. » fit-il remarquer.
Tyra gloussa.
« C’est normal, c’est MON masque. Il est adapté à mon visage fin et délicat, pas à ton gros museau. »
David ne répondit pas, fixant l’objet avec attention. Il était semblable et pourtant très différent de ceux des ogres. La matière paraissait être la même, un matériau qu’il ne pouvait pas définir. Était-ce de l’os ou du bois ? Son poids, sa texture, son odeur… tout était familier et étrange à la fois.
Il était également beaucoup plus petit. Les masques des ogres étaient immenses et impossibles à porter pour un homme. Il se souvenait très bien de celui qu’Ayel avait trouvé lors de leur arrivée, s’extasiant sur sa taille tandis que David lui criait de le reposer.
Sans compter que la forme n’était pas la même. Il reconnaissait les cornes, comparables à celles de l’ogre qu’il avait vu plus tôt dans la journée… mais la forme des yeux était bien particulière, typique des Abarians.
David avait déjà vu cette forme dans les livres d’Ayel. Il ne s’en souvenait pas très bien, le récit associé ne l’ayant pas marqué, mais il était certain que c’était quelque chose d’important et répandu.
« Il est beau n’est-ce pas ? » sourit Tyra, faisant sortir David de ses pensées. « Et bientôt, tu auras le tien.
– C’est pour cette raison que je dois trouver celui d’un ogre ? Vous les fabriquez à partir de ça ?
– Exactement. »
Tyra se leva. Après avoir remis ses cheveux en place, elle s’épousseta et s’exclama :
« En parlant de ça, il te reste encore un peu de temps ! Nous pouvons encore t’en trouver un avant le retour des autres.
– Nous ?
– Je vais t’aider bien sûr ! »

David et Tyra étaient partis, laissant Senna derrière eux. Cette dernière restait sur place pour guetter le retour des autres veilleurs. Ainsi, elle pourrait les prévenir que David avait été retrouvé et que Tyra se chargeait de lui.
« Tu penses réellement que nous allons avoir le temps d’en trouver un ? » demanda David, peu convaincu.
Tyra haussa les sourcils, amusée :
« Évidemment. Il suffit de savoir où regarder. »

Joignant le geste à la parole, elle gratta du bout du pied un morceau de mousse sur le sol : il dévoila un minuscule fragment de masque cassé.
« Lorsqu’ils t’ont préparé au rite, les autres veilleurs on dû te le dire non ? La mousse pousse souvent sur les vieux morceaux qui traînent.
– Ils m’ont dit tellement de choses que j’en ai oublié la moitié. » avoua-t-il, penaud. « Je l'avoue.
– Et bien bravo, ça promet.
– Mais, pourquoi la mousse ?
– Ah ça… aucune idée. C’est un fait, mais la raison m’échappe totalement. »
Fantastique. Encore une chose inexpliquée, comme s’il n’y en avait pas déjà assez ! David serra les lèvres, agacé, tandis que Tyra le guidait dans les passages sombres.
Pendant qu’ils avançaient, elle continua à lui donner quelques astuces et conseils sur les souterrains. La jeune femme expliquait très bien, allant droit au but et évitant de se perdre dans une multitude de détails.
« Là ! » fit soudain David, en désignant un tas de terre et de roche recouvert de mousse.
Elle sourit. Effectivement, il n’y avait aucun doute sur ce qu’il se trouvait dessous.
« Je t’en prie, ne me maudis pas. » priait David, tandis qu’il déterrait le masque qu’ils avaient trouvé.
Il n’avait aucune envie de toucher à ce fragment d’ogre, bien qu’il soit soulagé de ne pas être forcé de le retirer à une carcasse entière. Il ne se rappelait que trop bien de tous les avertissements présents dans les vieilles légendes de son enfance.
« L’homme qui ose déranger un ogre dans son sommeil est maudit pour l’éternité, devenant créature du mal à son tour. »
Il frissonna. Il n’avait aucune envie de devenir un ogre, ou quoi que ce soit d’aussi effroyable. Mais, il se rassurait en se remémorant avoir touché le masque de Tyra sans subir de contrecoup. Et il gardait à l’esprit qu’Ayel avait également eu un contact avec un masque sans devenir un monstre. Avec un peu de chance…
« Pitié. »
Peut-être l’âme de l’ogre était-elle partie depuis tout ce temps ? Peut-être ne risquait-il rien en touchant un masque abandonné, séparé de son corps depuis si longtemps ?
Tyra ne dit rien, le laissant faire. Elle vit qu’il hésita, mais resta en retrait tandis qu’il attrapait enfin l’objet. Le masque était dans un sale état. La mousse le rongeait, ainsi que des champignons et diverses plantes. C’était un masque à cornes, mais l’une des quatre était brisée. Il manquait également une grosse partie du bas du visage.
« Il est abimé, mais ne t’en fais pas, c’est normal. Tous les masques séparés de leurs corps sont dans cet état. Tu ne trouveras rien de mieux sur notre territoire. »
David fixait l’objet avec attention. Dans ses yeux, il y avait de l’angoisse, mais également une profonde fascination. C’était le masque d’un ogre ! Il tenait, dans ses mains, le masque d’un véritable ogre. Il le touchait !
S’il avait été terrifié en voyant la carcasse qui se trouvait hors du territoire, écrasé par son immensité et l’effroi qu’il provoquait, il n’avait pas pleinement réalisé ce qu’il s’était passé.
Tout s’était déroulé si vite, entre l’arrivée de Tyra et l’attaque de l’étrange créature. Mais cette fois, il était parfaitement conscient. Ce masque était maintenant sien. Il eut un rire nerveux.
« S’il l’apprenait, Öta serait fou de jalousie. »

Lorsqu’ils retournèrent au passage où Senna les attendait, la jeune femme n’était plus seule. Warin ainsi qu’un autre veilleur l’avaient rejointe. En les entendant arriver, ils se retournèrent, coupant court à leur discussion. Warin s’approcha de David, et le prit par les épaules de sa poigne de fer.
« Mon garçon, tout va bien ? Senna m’a tout raconté.
– Oui, je crois.
– Tu as vécu une sacrée aventure. » ajouta t-il, avant de baisser les yeux vers le masque que tenait David. « Et tu as réussi ta tâche ! Félicitations. »
David hocha la tête. Il n’était pas fier de lui, sans Tyra il n’y serait jamais parvenu. Et pourtant, maintenant ça ne lui paraissait plus si difficile. Si seulement il avait mieux écouté les recommandations…
« Senna vous a donc prévenu pour le Sylène qui rôdait vers le passage ? » demanda soudain Tyra à Warin, le visage sombre. Une pointe d’inquiétude dans la voix. « Il était particulièrement agité.
– Oui, c’est étrange. Ils n’osent pas s’approcher aussi près de la frontière en temps normal, ils gardent une certaine distance. »
David fronça les sourcils, une moue perplexe sur le visage. Warin le remarqua et s’adressa à lui :
« Tu n’étais pas censé être confronté à tout ça aussi vite, c’est normal que tu sois déboussolé.
– C’est peu dire. » grommela t-il en retour. « Cette créature était effrayante ! Que faisait-elle là ? D’où vient-elle ? Pourquoi nous à t elle poursuivit ? Et pourquoi nous insultait-elle de voleur ? Nous n’avons rien volé ! »
Les veilleurs s’échangèrent un regard abasourdi. Warin demanda d’une voix blanche :
« Tu as compris ce qu’il disait ?
– Et bien oui, c’est du vieux-nordan. Je ne le parle pas couramment, mais j’en connais les bases. Je vous rappelle que je viens de Morthebois. » répondit David comme s’il s’agissait d’une évidence.

Il y eut un silence, lourd et pesant. Il fallut quelques secondes à David pour comprendre : ils ne connaissaient pas l’existence de cette langue ni de Morthebois. Warin fronça les sourcils et demanda :
« Vieux-nordan ? Morthebois ? Mais de quoi tu parles ?
– Je… »
David souffla. Tout ce qui était évident pour lui était inconnu pour eux ? C’était étrange de le réaliser. Il avait déjà remarqué ce fossé avec Ayel, mais ce dernier avait grandi dans un village caché loin de tout. C’était encore différent. Comment leur expliquer ?
« Je viens de Morthebois. C’est un territoire à l’ouest d’ici, où les anciennes traditions sont toujours honorées. Les croyances y sont les vestiges d’antan. » commença t-il, cherchant ses mots au fur et à mesure qu’il parlait. « Celles qui datent d’autrefois.
– D’autrefois ?
– Oui. De l’époque où les Ogres régnaient sur le Nord. »
Les veilleurs derrière Warin commencèrent à chuchoter entre eux, avant que ce dernier ne leur lance un regard lourd de sens. Ils se turent immédiatement.
« Les ogres n’ont jamais régné sur le Royaume. » affirma t-il fermement. « Ce ne sont que des monstres morts depuis longtemps.
– Qui sait ? » répondit David, agacé. « En tout cas, du côté de Morthebois nombreux sont les villages à toujours parler le Vieux-nordan, l’ancienne langue du Nord…
– … la langue des Sylènes. » termina Warin.
L’homme s’assit sur un rocher. Il ferma les yeux quelques secondes, puis soupira.
« Si nous apprenons cette langue, nous pourrons communiquer et nous en servir contre eux. Ce serait incroyable. Tu serais prêt à nous en dire plus ? À nous l’apprendre ?
– Mais je ne le parle pas parfaitement. Et je n’ai aucune envie de faire carrière dans la traduction. Vous ne pouvez pas trouver quelqu’un d’autre ? »
David grimaça. Il aurait mieux fait de se taire dès le début. Il n’avait aucune envie de se retrouver de nouveau face à cette chose cornue et menaçante. Ni même de donner des leçons. N’était-ce pas plutôt à lui d’apprendre ?
« Je suis désolé, mais tu ne vas pas avoir le choix. » répondit Warin en se relevant. « Mais avant toute chose, nous allons rentrer et nous reposer. Tu nous diras tout quand nous serons en compagnie de nos autres compagnons. »
Dans quel bourbier s’était-il encore fourré ?

« Faut que tu m’apprennes des injures dans s’te langue ! » s’exclama Tyra, tandis qu’ils faisaient route vers le village.
Bien qu’il ne la connaisse que depuis peu, David avait décidé qu’il appréciait la jeune femme. Ce fut donc sur un ton amusé qu’il répondit :
« Ça tombe bien, j’en connais plein. »
Ils échangèrent un sourire complice.

Partie 3 - Le lac
« David. » fit Warin, lorsqu’ils atteignirent le village. « Je te laisse tranquille, va te reposer. On se revoit demain. Et j’embarque le masque que tu as rapporté. »
David opina, heureux de pouvoir enfin rentrer chez lui. Chez lui. C’était encore étrange pour lui de nommer ainsi l’endroit où il vivait avec Ayel. Vivre dans une hutte plutôt que dans une vraie maison, s’y ferait-il un jour ?
David se posa sur sa paillasse, se détendant enfin. Quel soulagement ! Lorsqu’Ayel revint de l'atelier où il travaillait, quelques heures plus tard, David avait eu le temps de dormir un peu puis de se rincer le visage.
« David ! Tu m’as manqué ! » s’exclama-t-il en l’apercevant. Il l’embrassa, puis plongea son regard dans le sien : « Tu vas bien ? J’étais inquiet, les veilleurs m’ont dit que tu étais dans les galeries avec eux.
– Oui. Je n’ai pas le droit de t’en parler, mais c’était vraiment incroyable et effrayant !
– J’imagine. » Ayel se blottit contre lui.
David apprécia sa chaleur, ce contact qui l’apaisait. Il le serra dans ses bras. Ayel plissa le nez.
« Berk tu empestes.
– Toi qui aimes tant renifler ma transpiration, tu dois être comblé. »
David éclata de rire devant la moue boudeuse d’Ayel :
« Un petit tour au lac s’impose, tu m’accompagnes ? »

Ce fut dans un lac non loin du village qu’Ayel et David se rendirent.
« Tu viens nager avec moi ? s’exclama joyeusement Ayel.
– Non, ça ira. » David sourit, taquin. « Je préfère te regarder. »
David et Ayel restèrent longtemps dans le lac souterrain. Ce dernier se trouvait non loin du village et à cette heure-ci peu de personnes empruntaient ce chemin. Ils y avaient déjà fait plusieurs baignades depuis leur arrivée dans la caste.
Ayel en était ravi, puisque dans son village natal il avait également l’habitude de se baigner dans le lac proche de Cerfblanc. Un lac glacial beaucoup moins agréable que celui-ci. David avait été réticent à se baigner les premières fois, avant de se laisser convaincre par les yeux doux d’Ayel.
« Il m’habitue à de drôles de choses », songea t-il.
Tandis qu’Ayel barbotait gaiement, David s’adossa contre des pierres et ferma les yeux, se relâchant enfin. Il profita de cet instant de détente bien mérité, un sourire satisfait au bout des lèvres.

Alors qu’il s’assoupissait, il fut soudain réveillé par Ayel. Ce dernier venait de l’éclabousser et s’enfuyait maintenant en riant, tandis que David fronçait les sourcils. Il partit à sa poursuite, criant à la vengeance.
« Sale petit con ! Reviens là !
– Nan ! »
Lorsqu’il fut rattrapé par David, Ayel s’attendait à être poussé dans l’eau, mais celui-ci préféra l’embrasser amoureusement.
« Si c’est pour que tu m’embrasses comme ça, je t’embêterai plus souvent. » gloussa le roux, taquin, en se dégageant de son étreinte.
David le poussa alors, puis l’éclaboussa tandis qu’il tentait de se relever. Ayel râla :
« Ah j’ai bu la tasse !
– Bien fait pour toi. »

Ils se rapprochaient du bord pour sortir de l’eau, lorsque soudain une voix s’éleva d’une autre rive non loin d’eux.
« Wouah. Jolies fesses. »
David tourna la tête immédiatement, reconnaissant cette voix : Tyra. La jeune femme les fixait avec un sourire amusé. Dépourvue de tous ces atours, elle était vêtue d’une simple robe écrue. David s’empourpra, tandis qu’Ayel s’exclamait joyeusement :
« Le postérieur de David est une merveille. »
Gêné, David le poussa de nouveau, et Ayel bascula dans l’eau en riant.
Il y a quelques mois de ça, être surpris nu dans le lac l’aurait angoissé. Terrifié. Mais aujourd’hui, même s’il restait embarrassé, il parvenait à faire bonne figure. Ce n’était pas la première fois que cette scène arrivait en un an ; bien qu’il fasse toujours attention à venir aux heures où ils étaient le moins susceptibles d’y croiser âme qui vive.
Que ce soit à Cerfblanc ou ici, tout le monde venait se baigner et il n’était pas rare de croiser d’autres villageois.
Aux yeux de David les Abarians manquaient cruellement de pudeur, et ne semblaient jamais gênés de rien. Leur culture était radicalement opposée à celle du Nord, qui était austère sous de nombreux aspects. Il avait parfois du mal à s’y faire.
Ils l’habituaient définitivement à d’étranges choses.
« Je pensais profiter qu’il n’y ait personne pour me laver, mais il semblerait que vous ayez eu la même idée. » soupira Tyra, déçue, en s’asseyant sur le bord. Elle fixa Ayel et lui sourit : « Enchanté, je suis Tyra ! Tu es Ayel n’est-ce pas ? »
Tandis que David s’enfonçait dans l’eau, ne voulant pas qu’elle n’ait vue plus longtemps sur certaines parties de son corps, Ayel ne bougea pas et lui lança un regard interrogateur :
« Nous nous connaissons ?
– Indirectement. David m’a beaucoup parlé de toi, tu es son amant et un ébéniste de talent.
– Je ne lui ai rien dit ! » grinça David, gêné.
David oubliait facilement qu’il avait répondu à certaines questions de la jeune femme lorsqu’ils rentraient quelques heures plus tôt. Elle l’ignora et ajouta :
« Et sinon, je suis sa nouvelle amie préférée. »

Ayel et Tyra discutèrent quelques minutes au bord de l’eau, faisant plus ample connaissance, tandis que David en sortait discrètement. Il tenta d’essorer ses cheveux et sentant les nœuds sous ses doigts, il maugréa :
« Je vais encore passer des heures à les démêler… »
Finalement, Ayel le rejoignit, souriant et heureux d’avoir rencontré une nouvelle personne. Il était satisfait que David se fasse des amies plutôt que des amis. La petite pointe de jalousie dans son cœur en était adoucie.
Après avoir enfilé leurs bas et mis une cape sur leurs épaules, ils quittèrent ce lieu, laissant la place à Tyra pour se baigner tranquillement. Alors qu’ils s’approchaient du village, Ayel lança :
« Tyra a l’air d’être une fille bien. »
David fronça les sourcils et fit la moue, attendant la suite. Il sentait la raillerie de Ayel venir, aussi grosse que lui.
« Mais je ne lui donne guère plus d’une semaine avant de ne plus supporter ton sale caractère.
– Il est très bien mon caractère. » grogna t-il en croisant les bras.
Certes, il était un peu rustre, grognon, grincheux, râleur, colérique et rarement satisfait, mais ce n’était que quelques infimes défauts parmi sa myriade de qualités. N’est-ce pas ?

À peine venaient-ils d’entrer dans le village, qu’une femme se précipita sur eux. Ses cheveux courts étaient d’un blond cendré, son visage rond, ses lèvres pulpeuses marquées d’une cicatrice.
Immédiatement, David la reconnut. Il s’agissait de Senna, la veilleuse qui aux côtés de Tyra l’avait vaillamment secouru dans les souterrains.
Elle avait même fait face sans faillir au Sylène qui voulait s’en prendre à eux. Son courage avait impressionné David plus qu’il ne voulait l’admettre. La jeune femme semblait plus posé que Tyra, d’un tempérament plus apaisé. Sauf à cet instant, où son calme l’avait abandonné au profit d’une mine inquiète :
« David ! Je cherche Tyra, l’aurais-tu vue ?
– Je l’ai croisée au niveau du lac.
– Et elle allait bien ? Elle ne paraissait pas trop troublée ? »
David secoua la tête négativement. Ne la connaissant pas assez, il n’y avait pas fait attention. Il était trop concentré sur l’aspect embarrassant de la rencontre soudaine.
« Bon, j’espère qu’elle va bien. Je m’inquiète pour elle, elle serait capable de faire une bêtise. »
Après avoir prononcé ces mots, Senna prit immédiatement la direction du lac, d’un pas vif.
« On devrait la suivre. » fit Ayel, préoccupé. « Si elle n’est pas restée près du lac, on ne sera pas trop de trois pour la chercher. »
David opina, partageant son avis.

Rapidement, David et Ayel rattrapèrent Senna. Elle les gratifia d’un regard reconnaissant en comprenant qu’ils l’accompagnaient.
« Pour quelle raison penses-tu qu’elle puisse aller mal ? » demanda David, décidé à en savoir plus.
À ses yeux, Tyra ne semblait pas être malheureuse. Elle était souriante et confiante en elle, plus forte et courageuse que n’importe qui. Pourquoi diable cette inquiétude à son sujet ? Elle n’avait pas l’air si mal que ça, lorsqu’elle leur souriait un peu plus tôt.
Quoiqu’en y repensant, il était vrai qu’elle avait les yeux rouges et les traits tirés. Mais il avait mis ça sur le compte de la fatigue.
Après tout, quelques heures auparavant, ils courraient dans les souterrains pour fuir une créature étrange. Lui-même n’était plus très frais et avait besoin d’une bonne nuit de sommeil.
« C’est vrai que vous venez d’arriver. » répondit Senna, en ralentissant le pas. « Tout le monde dans le village est au courant, ce n’est pas un secret…
– De quoi ?
– Elle a perdu le bébé qu’elle attendait. C’était l’année dernière, mais elle ne s’en est pas encore remise. Il faut dire que ce qui lui est arrivé est vraiment moche. »
Ils ne dirent rien, ne sachant pas quoi répondre. C’était terriblement triste. Senna continua :
« Le père du bébé l’a— », mais elle s’arrêta avant d’avoir fini sa phrase.
Ils étaient arrivés au lac. Tyra se trouvait là, recroquevillée sur elle-même au bord de l’eau et sanglotant. Elle ne remarqua pas leur présence avant que Senna se ne précipite vers elle pour la prendre dans ses bras.

Tyra se laissa faire, plongeant son visage dans son cou. Elles restèrent ainsi quelques minutes, Senna l’étreignant avec douceur.
« Que s’est-il passé ? Ton frère m’a dit que vous vous étiez de nouveau disputés. »
Tyra eut un petit hoquet et renifla. Senna lui caressa la tête, rassurante. Ses gestes doux et maîtrisés montraient que ce n’était pas la première fois que cette scène se jouait.
« Vous vous êtes querellés au sujet du bébé ? Que t’a-t-il dit cette fois ?
– Oui… » Elle sanglota, puis tenta de sécher ses larmes, en vain. Sur un ton se voulant plus ferme, dans lequel sa colère se laissant sentir, elle s’exclama : « Il m’a dit que je devais passer à autre chose, que je devais laisser derrière moi ce que m’a fait endurer Nora et que si je voulais vraiment un enfant, je n’avais qu’à en refaire un ! »
Elle cria douloureusement ces derniers mots, sa voix se brisant, puis elle éclata de nouveau en pleurs, se détachant de l’étreinte de Senna. Les mots de son frère l’avaient profondément blessée. Elle serra ses bras autour de son ventre, les yeux embrumés de larmes.
« Il a tué mon bébé. » gémit-elle, dévastée. « Comment pourrais-je l’oublier ? »
Elles restèrent ainsi quelques minutes. Senna murmurant des mots de réconfort, des paroles de soutien à son amie, tout en l’écoutant avec attention.
« Je voudrais tant rejoindre mon enfant… » répétait Tyra entre deux sanglots.
David et Ayel se regardèrent, touchés par cette scène. Ils se sentaient de trop, ne sachant pas comment agir. Que dire ? Que faire ?
« On devrait les laisser seules. » murmura David, et Ayel hocha la tête, partageant son avis.

Tandis qu’ils rentraient, bouleversés par ce qu’ils avaient vu, David murmura :
« Tu te souviens du voleur ? Celui que nous avons croisé en arrivant en ville ?
– Oui, pourquoi ? »
Sur le coup, Ayel ne comprit pas pourquoi David l’évoquait à cet instant. Ils n’avaient pas vraiment reparlé de cet événement depuis qu’ils s’étaient installés dans la caste. L’accès de colère et de violence de David n’était pas un sujet qu’ils aimaient aborder.
« Juste avant le rite, il y a trois jours… Tyra m’a remerciée de l’avoir frappé. Elle m’a avoué qu’elle était présente, et que c’est pour ça qu’elle nous avait remarqués.
– Tu veux dire que… ?
– Elle m’a confié que c’était son ancien amant. Je crois que c’est peut-être lui, le père du bébé. Nora, je crois ? »
Ayel fronça les sourcils, troublé. De ce qu’ils avaient compris, il était responsable de la fausse-couche. Ils ne savaient pas exactement ce qu’il avait pu faire à la jeune femme, mais son désespoir et sa détresse étaient évidents.
Il soupira. Et bien, si c’est vraiment lui… finalement, David avait peut-être eu raison de le frapper.
« Si un jour je le recroise » ajouta David, en colère. « Je lui éclate la gueule et je lui arrache les couilles.
– Et cette fois, je ne t’arrêterai pas. » murmura Ayel, peiné.

Une fois rentrés et installés dans leur hutte, ils finirent de se sécher et de se rhabiller. Ayel brossa les cheveux de David, qui étaient définitivement emplis de nœuds, tandis que ce dernier grimaçait :
« Soit plus doux ! Aïe !
– Arrêter de râler, je fais ce que je peux.
– Humpf. »
Lorsqu’ils eurent fini, ils ne surent plus quoi faire. Toute l’euphorie et la détente de leur escapade dans le lac s’étaient envolées avec les larmes de Tyra, laissant les deux hommes perdus. Ils n’avaient pas la tête à rire aux éclats et à discuter comme si de rien n’était.
« C’est l’heure du souper. » fit finalement Ayel, en souriant doucement à David. Ce dernier se passa une main sur le visage, en soupirant : « J’ai pas envie d’y aller. Tu me rapportes un bol ?
– D’accord. »
Les repas dans le village étaient communs à tous. La distribution avait lieu le midi et le soir, et la plupart des villageois en profitaient pour se réunir autour des grandes tables installées sur la place centrale.
Ce n’était pas des plats élaborés, car il fallait réussir à nourrir tout le monde avec peu de moyens. Mais David en appréciait le gout après une journée de travail. Une bonne soupe, voilà qui lui redonnait des forces !
Ayel râlait souvent sur le gout du pain, le trouvant fade et insipide comparé à celui produit dans son village natal.
« Luc deviendrait fou si on le forçait à manger ça ! » riait-il, repensant à son ami.
Le jeune homme lui manquait énormément, et il se demandait souvent ce qu’il devenait.
David quant à lui n’était pas si fin gourmet. Il appréciait ce pain. Mais il n’avait aucun intérêt à le dire devant Ayel, sous peine de l’entendre geindre des heures sur son manque flagrant de gout. Il l’imaginait sans peine crier à la honte et au déshonneur.
« Je reviens ! »
Alors qu’il n’était parti que depuis quelques minutes, David entendit quelqu’un passer devant leur hutte. Étonné, il demanda :
« Ayel, c’est toi ?
– Non, c’est Senna. Je peux entrer ? »

« Je viens vous apporter des nouvelles de Tyra. »
Senna entra et David lui fit signe qu’elle pouvait s’installer où elle le souhaitait. Comme ça ne faisait que peu de temps qu’ils habitaient ici, la hutte était loin d’être un lieu présentable.
Leurs outils et leurs affaires étaient dispersés partout, la paillasse dans un piteux état, et il n’y avait rien d’autre. Leur habitation était bien vide et impersonnelle pour le moment.
Senna lui sourit, ne se formalisant pas de ce qu’elle voyait. Elle s’assit par terre et dit :
« Je suis désolée que vous ayez eu à la voir ainsi. J’ai réussi à la calmer et je l’ai installée près du feu, avec sa soupe chaude. Elle dort maintenant.
– Si je peux faire quoi que ce soit pour l’aider, ce sera avec plaisir. » répondit David.
Il le pensait sincèrement. Voir la jeune femme dans cet état avait remué des souvenirs en lui qu’il aurait préféré oublier. Il se revoyait, dans le même état de détresse, deux ans plus tôt lorsque la mère d’Öta abusait de lui.
Ce n’était pas la même raison qui avait poussé Tyra à bout, mais le désespoir dans ses yeux était le même.
« Et bien justement. » fit Senna, gênée. « Tu sais, Tyra tient beaucoup à son travail. Vivre parmi les veilleurs, ça l’aide à tenir le coup. Elle y met toute son énergie.
– Oui et… ? » répondit David, ne comprenant pas où elle voulait en venir.
Senna plissa les lèvres, visiblement embarrassées. Elle chercha ses mots, puis murmura :
« Je me demandais si tu pourrais parler à Warin de son courage ? Lui dire qu’elle t’a impressionné, à quel point elle est incroyable et forte ? Vanter ses mérites, dire des choses comme ça. Si c’est un homme qui lui dit tout ça, il le prendra au sérieux, même si tu n’es que son apprenti pour le moment.
– C’est tout ? » s’étonna David, interloqué. « Évidemment que je vais le faire ! Elle m’a vraiment impressionné. »
Le visage de la jeune femme s’éclaira, rayonnant de bonheur. Elle s’exclama, en se relevant à moitié :
« Vraiment ? Merci ! Si elle reçoit les compliments de Warin ou d’un autre veilleur vétéran, elle reprendra un peu confiance en elle. Avec un peu de chance, ils la récompenseront même ! Ça ne la consolera pas, mais ça la rendra heureuse. »
Alors que Senna embrassait la joue de David, le remerciant chaudement. Ayel entra dans la hutte, deux bols de soupe à la main. Il s’arrêta, tentant de comprendre la scène. Il plissa les yeux :
« Tu me fais des infidélités ?
– Mais, non, mais, euh ! » balbutia David.
Senna s’approcha alors de Ayel et lui embrassa également la joue, avant de sortir de la hutte en les saluant une dernière fois.
« Tu m’expliques ? Que faisait-elle là ? »
David soupira.

Contrairement aux oreilles rondes des humains et de certains Etris, les oreilles pointues des orians étaient connues pour bouger selon leurs émotions.
Les humains s’en gaussaient, jugeant cela comme un signe de faiblesse. Ils s’en servaient contre eux pour les brimer ou les blesser.
Certains humains, cherchant toujours plus de raisons pour opprimer cette race, étaient même parvenus à décréter que c’était une insulte si un Orian bougeait ses oreilles devant eux.
Les orians étant persécutés dans le Nord depuis des siècles, ils avaient fini par prendre l’habitude de toutes ces oppressions. Traditionnellement, les parents enseignaient à leurs enfants qu’il ne fallait pas bouger les oreilles. Toujours garder une expression neutre, pour éviter le conflit.
David n’avait pas dérogé à la règle, conditionné depuis tout petit par sa mère. Même si elle ne pouvait plus parler, elle avait su lui faire comprendre l’importance de se contrôler. Il se souvenait encore de ses petites tapes sur la tête, lorsqu’il oubliait de maintenir ses oreilles droites.
En grandissant, lorsqu’il avait vécu dans le domaine d’Öta, il avait gardé et entretenu cette habitude. La seule personne devant laquelle il se permettait des petits écarts était son ami.
Et aujourd’hui vivre avec Ayel et les abarians lui permettait d’apprendre à enfin se relâcher. Ici, pas de jugement, pas de brimade, chaque race était égale dans la caste. Humains, orians ou etris, ils étaient tous liés par le fait qu’ils partageaient la même religion : Abarian.
C’était la seule chose qui leur importait.
Quant à Ayel… ce dernier n’avait jamais eu à cacher ses oreilles, vivant dans un village abarian depuis sa naissance. Cette différence de culture et d’éducation creusait un fossé entre eux.
David pouvait lire aisément les émotions d’Ayel, tandis qu’à l’inverse Ayel avait parfois l’impression que David était un mur de pierre froide.
« Toi aussi elle t’a embrassé la joue. » fit David, amusé par l’expression boudeuse d’Ayel.
Voilà plusieurs minutes que ce dernier était rentré et avait accepté les explications de David sur la présence de Senna dans leur hutte. Mais, ses oreilles criaient sa jalousie.
« Ne sois pas si jaloux.
– Je ne suis PAS jaloux.
– Menteur. Tes oreilles te trahissent. »
Ayel croisa les bras et grommela :
« Gnagnagna.
– Mais quel enfant ! »
David se rapprocha d’Ayel.
Avec un sourire railleur, il s’exclama :
« Mais que dois-je faire pour que tu me pardonnes ? Que dois-je faire afin que mon adultère déloyalement infidèle soit oublié ? »
Ayel plissa les yeux, réfléchissant sur ce qu’il allait demander, avant de répondre :
« Ce soir, je veux la couverture pour moi tout seul ! Je veux pouvoir m’enrouler dedans !
– Les vœux de son excellence seront exaucés. Je dormirai avec ma cape et je te laisserai la couverture. »
Un sourire de pur bonheur éclaira le visage d’Ayel, qui s’écria :
« Génial ! »

Cette nuit-là, se rendant compte qu’avoir l’entière possession de la couverture signifiait l’absence de David auprès de lui, Ayel avait fini par abandonner sa revendication pour se glisser contre le torse chaud du brun.
David avait souri, songeant mentalement : « J’en étais sûr ! »
Le lendemain, David prit la direction du quartier des veilleurs. Mais seulement après s’être préparé pendant des heures, car Ayel insistait comme toujours pour le grimer des peintures rouges abariannes.
Il n’était pas vraiment pressé de vivre cette journée. Il savait que les veilleurs allaient l’assaillir de questions et ce n’était pas quelque chose qui le réjouissait. David n’avait toujours pas digéré certaines paroles de Warin : il avait dénigré à demi-mot sa culture, blessant le jeune homme.
Lorsqu’il arriva ce matin-là, le quartier grouillait de monde. Une bonne quinzaine de personnes étaient réunies, dont quelques visages familiers. Tyra, Senna, Gwen, Warin… et même Söl, qui était en grande discussion avec son époux.
« David… ? » fit Tyra, gênée, en s’approchant de lui. Elle profitait que personne n’ait encore remarqué sa présence. « Je suis désolée pour hier, j’ai — »
Il lui coupa la parole :
« Désolé de quoi ? T’as pas à t’excuser.
– Mais…
– Chut. Pas de mais. » grogna-t-il.
Tyra fit la moue. David voulait lui dire qu’elle n’avait aucune raison de se sentir coupable d’avoir craqué et qu’elle pouvait lui parler si elle en ressentait le besoin, mais Söl, toujours fidèle à elle-même, choisit ce moment pour les rejoindre. Elle gloussa :
« Et bah alors, David, c’est pas comme ça qu’on parle à une femme ! Un peu de douceur, voyons ! »
Le visage de Tyra s’éclaira en voyant la dirigeante du village. Un mélange d’affection et de profonde admiration brillait dans ses yeux. David à l’inverse, leva les siens au ciel dans une mimique désespérée.
« D’ailleurs David, n’oublie pas que tu as quelques travaux à faire pour moi prochainement. Ta soudaine célébrité ne doit pas entacher ton travail.
– Célébrité ?
– Évidemment ! Tout le monde dans le village ne parle que de ça. L’homme qui susurre à l’oreille des monstres, ça fait rêver. Tu es le sujet de toutes les conversations. »
Bon sang. Il n’avait vraiment pas besoin de ça.
« Mais je ne vais pas te retenir plus longtemps, mon époux attend avec impatience de pouvoir te parler. Il trépigne depuis hier, si tu savais !
– Tu ne devrais pas le faire languir plus longtemps. » ajouta Tyra.
Effectivement, Warin les fixait. David grimaça.

« Allons dans mon bureau, nous serons plus tranquilles et à l’abri des curieux. » fit Warin, en poussant David vers une pièce à part. « Je veux tout savoir de ton étrange culture et de cette langue dont tu m’as parlé hier. Nous allons prendre le temps de tout mettre au clair, même si ça risque d’être assez long. »
David hocha la tête. Il n’était pas sûr que le peu qu’il sache puisse avoir réellement une importance ni même le moindre intérêt, mais il n’avait pas le choix.
« Assieds-toi là, je reviens. » ordonna Warin, en laissant David seul.
Ce dernier s’assit et en profita pour admirer la pièce dans laquelle il se trouvait. C’était une salle avec de nombreuses étagères de livres.
Sur les meubles, il y avait des pierres étranges semblables à celles qu’il avait pu voir dans les souterrains. Mais à l’inverse de celles de ses souvenirs, elles ne brillaient plus. Leur couleur était terne, presque nuageuse, d’un gris froid et triste.
Il continua son inspection de la pièce. Il y avait de nombreux papiers accrochés aux murs, des feuilles qu’il ne savait pas lire. Il reconnaissait quelques dessins, sans vraiment que ça puisse l’avancer.
Mais surtout, il y avait un immense plan accroché à un tableau de bois.
« Le territoire des veilleurs ? » se demanda-t-il, en tentant de comparer ce qui était représenté à ses souvenirs de ces derniers jours.
Effectivement, quelques endroits lui semblaient familiers.
Cette salle, c’était une mine d’or. Warin, qui dirigeait les expéditions dans les souterrains, devait y effectuer ses recherches avec ses camarades. Et justement, l’homme revint à ce moment-là. Il était accompagné d’une femme, qui fixa David avec curiosité.

« David, je te présente Aline. C’est elle qui se chargera de prendre en note notre discussion. C’est la gardienne des textes du village. »
Gardienne des Textes. David avait déjà entendu ce titre plusieurs fois. Lorsqu’on lui avait enseigné l’organisation des Castes abariannes et leur hiérarchie, cette fonction avait été plusieurs fois abordée.
La Gardienne des Textes était l’un des rôles les plus importants et respectés dans les villages abarians, au même titre que le Shaman. Il s’agissait toujours d’une femme, qui était la dépositaire de la mémoire et retranscrivait toute la vie de la Caste dans des ouvrages qu’ils gardaient précieusement.
C’était également elle qui protégeait les quelques reliques, trésors et ouvrages religieux que pouvait posséder le village. Ses connaissances et sa sagesse étaient un don précieux qu’il fallait respecter.
David avait déjà pu rencontrer celle du village d’Ayel, qui lui avait donné quelques leçons sur l’histoire. Il avait apprécié sa patience et son talent pour enseigner. Il se souvenait bien plus de ses paroles sur le passé des abarians que de celles de son amant. Il faut dire qu’elle, David ne la dévorait pas du regard.
« C’est un plaisir de faire ta connaissance, David. » fit Aline, d’une voix posée. « Je sais que tu as déjà rencontré ma fille, Senna. »
Oh. En y regardant de plus près, il était vrai qu’elles se ressemblaient. Aline sourit :
« Mais ce n’est guère le sujet. Nous avons beaucoup de travail devant nous. Ne perdons pas de temps. »

Lorsqu’ils furent installés, Warin commença, pressé :
« Dis-nous tout maintenant, nous t’écoutons.
– Non. » le coupa Aline. « Nous allons d’abord lui enseigner l’histoire des souterrains et tout ce que nous savons sur les Sylènes.
– Mais…
– Warin. Tu ne peux pas lui demander de t’apporter des informations sur un sujet dont il ignore tout. » expliqua t-elle, tandis que Warin se renfrognait. « Nous savons qu’il connait une langue proche de celle des Sylènes, mais c’est arrivé par hasard. S’il sait potentiellement quoi que ce soit d’utile pour ton travail, il faut d’abord qu’il sache où chercher. »
Bon sang. Il aimait cette femme. Enfin quelqu’un de censé dans ce village. Il lui lança un regard profondément reconnaissant. Elle le remarqua et sourit, amusée.
« Je me charge de lui parler. Raconter des histoires, c’est aussi mon travail. »
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