58 - Le jugement [ En cours ]
- bleuts
- 15 sept. 2024
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Dernière mise à jour : il y a 16 minutes
Le groupe partit aux premières heures du matin. Il faisait encore nuit et le village était encore plongé dans l’obscurité lorsqu'ils se préparèrent. L’odeur du bois brûlé persistait dans l’air, et quelques cendres flottaient encore, se collant aux vêtements et à la peau comme si elles cherchaient une nouvelle source de chaleur.
Öta n’en pouvait plus de tousser. Il avait l’impression qu’à force de les respirer, les cendres s’étaient tassées au fond de sa gorge.
Heureusement, elles étaient de moins en moins nombreuses. Mais il avait hâte de repartir, ne serait-ce que pour respirer de nouveau.
Öta avait passé la nuit à aider les survivants, sans s’arrêter. Bien qu’épuisé, il était heureux d’avoir pu se rendre utile. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas passé une nuit de ce genre, à s’investir pleinement pour les autres. Cela lui rappelait le refuge, lorsqu’il veillait avec Petrus. Ce n’était pas si lointain et pourtant… Depuis son arrivée dans le Creux, tout semblait s’être accéléré. Chaque journée était si dense qu’il avait l’impression d’avoir vécu des mois ici. Il se sentait presque étranger à lui-même, un Öta qui était maintenant bien différent de celui de GemmeNoire.
Plongé dans ses pensées, il ajusta son carquois dans son dos. À côté de lui, Mylen finissait d’enfiler ses chaussures en grognant :
« Vous me faites chier. On aurait pu dormir quelques heures de plus… J’étais bien, moi.
– Ne te plains pas. » répondit Öta sans lever les yeux. « C’est toi qui as le plus dormi. Adrepo et moi, on a passé la nuit à aider pendant que tu ronflais.
– Ce qui prouve bien que je suis le seul ici à avoir un véritable sens de priorités. » marmonna Mylen en roulant les yeux.
Ils quittèrent le village peu après. Contrairement à eux, Adrepo ne montrait aucun signe de fatigue. Il semblait même plus alerte, comme s’il tirait son énergie de la nuit.
Öta songea au fait qu'il avait hâte de retrouver Tyra. Mais il ne pouvait s’empêcher d’appréhender la suite. Dynia avait-elle survécu à ses blessures ? Tyra avait-elle réussi à la calmer ? Si elle restait aussi agressive envers Adrepo et le village, cela risquait de poser de sérieux problèmes au reste de leur groupe.
Ils suivaient le sentier vers Yphen, quand Adrepo ralentit le pas pour marcher à côté d’Öta. Mylen, quant à lui s’était éloigné légèrement, ouvrant la marche d'un pas décidé.
└ Alors ? ┐ demanda Adrepo sur le ton de la conversation. └ Qu’est-ce que tu comptes faire en rentrant ?
– Tu veux dire, une fois que je me serai assuré que l’amie de mon amie n’est pas morte des blessures que tu lui as infligées ? ┐ répliqua Öta.
Il avait passé la nuit avec le guerrier et avait eu le temps de partager de nombreuses discussions avec lui. Mais bien qu’il ne le craigne plus autant, Öta restait méfiant. Leur relation s’était un peu apaisée, mais Adrepo demeurait à ses yeux un être bien trop étrange et imprévisible.
└ Mh. Oui. ┐ fit Adrepo, amusé. └ Une fois que ce sera fait. Tu vas retourner au Bois Sacré ?
– Sans doute. Cissus voudra savoir ce qui s’est passé. ┐
Adrepo acquiesça.
└ Oui. Il voudra savoir. ┐
Un silence s’installa, qu’Öta brisa au bout de quelques pas.
└ Et toi ? Tu comptes faire quoi pour… Coenan ? Tu vas confronter ta mère ?
– Oh oui. Elle va m’entendre. ┐ grogna Adrepo, les sourcils froncés. └ Elle n’aurait jamais dû faire ça. ┐
Le simple fait qu’Hedera ait traversé les terres de Racine pour sauver Coenan avant qu’eux-mêmes ne l’atteignent semblait le rendre furieux. Öta voyait dans ses yeux que cette situation le mettait dans une colère dangereuse. Il regrettait presque sa question, mais la curiosité était si forte qu’il continua tout de même, ajoutant prudemment :
└ Mais… qui est ce Coenan, exactement ? J’ai compris qu’il était dangereux, qu’il possédait ces terres avant Racine, mais c’est tout ce que je sais.
– Cette nuit, tu m’as dit que Cissus t’avait raconté son passé. Qu’est-ce qu’il t’a dit exactement ?
– Il m’a parlé de Nemus, et des ogres. ┐ fit Öta en fronçant les sourcils. └ Pourquoi ? Je ne vois pas le rapport.
– Il t’a seulement parlé de Nemus ? Il n’a rien dit de lui-même ? De Cissus ?
– Comment ça ? ┐

└ Il t’a seulement parlé de Nemus ? Il n’a rien dit de lui-même ? De Cissus ? ┐
La question, posée d’un ton tranquille, laissait pourtant entrevoir quelque chose de plus sombre. Adrepo pencha légèrement la tête, un regard indéchiffrable posé sur lui. Öta frissonna.
└ Comment ça ? ┐ répondit-il, perdu. └ Non, il… il n’a rien dit de plus. Pourquoi ? Ce n’est pas la même personne ? J’ai bien remarqué que vous étiez… bizarres, mais je ne comprends rien à tout ça. ┐
Et soudain, un rire secoua la poitrine d’Adrepo. Un rire franc, inattendu, qui fit sursauter Öta.
└ Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
– Bizarres ? Si tu savais. ┐ répondit Adrepo en riant franchement. └ Nous ne sommes pas comme vous. Nous sommes à la fois Enfants et Esprits. Cissus est autant Nemus que Cissus, tout comme, il à du te dire qu’Hedera est autant Hedera que Yliavae.
– Je… non ? Il ne m’a rien dit. Yliavae ?
– Hum. ┐ fit Adrepo en se penchant sur lui. └ Peut-être est-ce car nous sommes hors de votre compréhension. ┐
Son visage s’était rapproché à quelques centimètres du sien. Ses yeux bleus semblaient soudain plus anciens, emplis d’un savoir trop vaste. Il ajouta, presque amusé par ses propres révélations :
└ Ne retiens qu’une seule chose : Nemus n’est pas mon adelphe. Mais Cissus, si. Tout comme Coenan l’est. ┐
Öta le fixa, figé. Il allait poser une question lorsque Mylen les rejoignit et attrapa possessivement le bras d’Adrepo, fusillant Öta du regard.
« Je ne sais pas de quoi vous parlez, mais ça peut attendre que l’on rentre, pas vrai ? Vous ne m’avez pas réveillé pour traîner. »
Adrepo sourit. Il n’avait pas besoin de parler leur langue pour comprendre ce que disait Mylen, et amusé par sa réaction, se prêta au jeu en reculant d’un pas pour leur faire signe de reprendre la route.
└ Hé ! Attends ! Ne me laisse pas comme ça ! ┐ s’exclama Öta, abasourdit par le culot du guerrier. └ Comment ça Coenan est ton adelphe ? Ça veut dire que c’est aussi celui de Cissus ? ┐
Adrepo tourna la tête, appréciant visiblement la situation.
└ Tu sais quoi ? Si tu veux vraiment en savoir plus sur Coenan, demande à Cissus. Dis lui que tu viens de ma part, il sera "ravi" de te parler de son jumeau. ┐ lança t-il en s’éloignant.

Öta ouvrit la bouche, abasourdi, puis la referma aussitôt. Jumeau ? Coenan était le jumeau de Cissus ? Comment cela pouvait-il être possible ? Il se redressa, le cœur battant, et se lança aussitôt à la poursuite d’Adrepo, qui s’éloignait déjà.
└ Attends ! ┐ s’écria Öta. └ Comment ça, jumeau ? Et pourquoi est-ce que j’ai comme l’impression que Cissus ne va pas du tout apprécier si je lui pose cette question ? ┐
Adrepo s’arrêta de nouveau et se retourna lentement vers lui.
└ Parce qu’il va détester ça. ┐ répondit-il avec un sourire narquois.
Mylen, à côté d’eux, fronça les sourcils. Son regard allait de l’un à l’autre, visiblement frustré de ne rien comprendre à leur conversation. Il ouvrit la bouche pour parler, mais Öta fut plus rapide que lui.
└ Adrepo. Tu ne peux pas me laisser comme ça. J’ai encore plus de questions maintenant ! ┐
Mais ce dernier haussa les épaules.
└ Je t’en ai déjà dit plus que ce que savent la plupart des villageois. ┐ répondit-il. └ Mais tu es amusant. Si tu veux vraiment tout savoir…
– Quoi ? ┐
Adrepo prit une légère inspiration, tout en passa lentement sa langue sur ses lèvres, comme pour peser chacun de ses mots.
└ Hmmm. Cissus et Nemus sont la même personne. Mais autrefois, ils étaient deux. Deux âmes distinctes unies aujourd’hui en une seule. ┐
Un silence lui répondit. Öta le regardait, les yeux écarquillés, les pensées embrouillées. Comment ça ? Cela faisait sens, tout en étant particulièrement incompréhensible. Comment était-ce possible ?
└ Que… quoi ?
– Comment résumer ce qui ne se résume pas ? Comment expliquer à ceux qui ne possèdent pas la compréhension nécessaire ? ┐ soupira Adrepo avec dédain, d’un ton faussement las.
Cette phrase arracha une grimace à Öta. Adrepo reprit, plus doucement, lentement, comme s’il s’adressait à un enfant :
└ Voyons. Disons que « Cissus » aujourd’hui est un écho du… hum. Du gardien de Nemus. Oui, c’est ça. Son gardien. S’il est possible de se garder soi-même, bien sûr. ┐
Öta plissa les yeux. Gardien ? Il y avait pensé, vaguement, mais ce qu’il entendait maintenant ne faisait que rendre les choses plus floues encore. Il s’apprêtait à poser une nouvelle question, mais Adrepo le devança :
└ Et Coenan… disons que d'une certaine manière, il est un écho de Nemus. ┐

Adrepo avait réussi à perdre Öta, qui recula d’un pas, secouant la tête comme si ce geste allait aider ses pensées à se réorganiser. Adrepo, de son côté, savourait la confusion qu’il venait de semer, un sourire fin au bout des lèvres, presque amusé.
└ Enfants-Esprits. Gardiens du Bois Sacré. ┐ fredonna t-il└ L'un est un écho de Nemus, l'autre est un écho en Nemus.
– Quoi ? ┐ souffla Öta, qui cligna des yeux avant de répondre :└ Merde. Je pensais avoir compris que Nemus et Cissus ont fusionné, ou quelque chose comme ça. Mais Coenan ? Quel rapport avec lui ? Et comment tout ça est possible ? Je suis perdu. ┐
Adrepo fit signe à Öta de le suivre, et ce dernier lui emboîta le pas, comprenant qu’il avait enfin réussi à obtenir une véritable discussion sur la route, au grand dam de Mylen.
└ Hum. Reprenons du début. Autrefois, Cissus et Coenan étaient deux jumeaux, nés de l’un des Gardesprits de notre mère.
– Nés d’un Gardesprit ? Comment ça ?
– Lorsqu’une Dame souhaite donner naissance, elle utilise son Gardesprit comme vaisseau. ┐ répondit Adrepo, qui avait compris à son regard surpris qu’Öta ne savait pas cela. └ Qui sait ? Si tu en digne un jour, peut-être que ta semence servira à donner naissance à l’enfant de ta Dame. ┐
Öta frissonna. Cette idée lui semblait étrange. Il savait qu’il serait le premier à se sentir honoré d’une telle chose, et pourtant, la façon dont Adrepo en parlait le rendait étrangement mal à l’aise.
└ Attends. ┐
Il attrapa son carnet qui se trouvait dans l’escarcelle dans son dos, et se mit à écrire dedans au crayon, sous le regard surpris d’Adrepo, qui ne s’attendait pas à ça.
└ Qu’est-ce que tu fais ?
– Je prends des notes. Il va falloir que je me renseigne. Tu peux m’en dire plus à ce sujet ?
– Tu… prends des notes ?
– Oui. J’ai tout un carnet où je note chaque chose que j’ai apprise ici. Ça m’aide à garder les idées claires et quand je retournerais à la surface, je vais pouvoir croiser ça avec les connaissances issues des quelques ouvrages en ma possession. ┐ répondit Öta en montrant ledit carnet avec fierté.
Adrepo éclata de rire, un rire si soudain qu’Öta sursauta, faisant tomber son crayon sur le sol.
└ Hé ! ┐ protesta Öta, vexé.
Hilare, Adrepo riait de bon cœur, tapotant l’épaule de Mylen en tentant de reprendre son souffle.
└ Tu as entendu ça ? Il prend des notes ! ┐
Mylen secoua la tête, ne comprenant rien, et souffla :
« Öta ? Qu’est-ce que t’as foutu ? »

Adrepo ne semblait pas pouvoir s’arrêter. Une main posée sur un arbre, et l’autre sur son ventre, il était pris d’un fou rire franc qui résonnait dans les bois. Mylen et Öta le regardaient, stupéfaits devant cette scène. Et finalement, au bout d’une éternité, Adrepo parvint enfin à retrouver son souffle. Il s’essuya les yeux du revers de la main, la poitrine encore secouée de quelques hoquets.
└ Bon, reprenons. Désolé. Je… ahahah…
– C’est bon. ┐ soupira Öta, légèrement honteux d’être la source de l’hilarité du guerrier.
Il leva son carnet, prêt à noter. Adrepo cessa immédiatement de rire. Il se figea et fixa le carnet avec tant de colère que l’on aurait pu croire qu’il s’agissait d’une arme pointée sur lui.
└ C’était très amusant, mais non. Pas de notes. ┐
Öta fronça les sourcils. Comment ça ? Il serra son crayon et répondit :
└ Ne t’en fais pas. Je vais juste prendre des notes parce que sans ça, je doute que mon esprit « de personne hors de votre divine compréhension »… ┐ il appuya ces derniers mots avec un sarcasme évident. └… puisse suivre.
– Non. ┐
Le ton d’Adrepo était sans appel. Öta soupira, et, agacé, posa une main sur sa hanche.
└ Pourquoi pas ? Et puis, zut, je n’aurais pas besoin de prendre des notes si tu expliquais bien !
– … Quoi ? ┐
Adrepo se redressa, dominant Öta de toute sa hauteur. Son regard bleu transperça le jeune homme, glacé, furieux. Et soudain il s’approcha, bloquant Öta contre un arbre, en sifflant :
└ Tu trouves que j’explique mal ?
– Exactement. ┐ répondit Öta sans hésiter.
Le silence qui suivit fut aussi tendu que la corde d’un arc bandé, prêt à tirer. Mylen recula d’un pas en grimaçant. Il n’avait pas besoin de comprendre le sens de leur conversation pour savoir qu’Öta était allé trop loin.
└ Bien. Dans ce cas, débrouille-toi tout seul. ┐ siffla Adrepo.
Et sur ces mots, il poussa Öta, qui, surpris, se cogna la tête contre l’arbre avant de glisser lourdement sur les fesses. Le choc fut plus humiliant que douloureux. Adrepo s'éloigna aussitôt, bien décidé à repartir. Il en avait fini avec lui.
└ D’ailleurs, sache que ce n’est pas en te donnant un faux air mystérieux que tu auras l’air plus intelligent ! ┐ s’exclama Öta, vexé, en se relevant et en s’époussetant rageusement.
Adrepo s’arrêta. Lentement, il pivota sur ses talons, posant ses yeux plissés sur Öta.
└ T’as dit quoi, là ? ┐
Sa voix était froide. Trop froide. Un silence épais s’abattit autour d’eux et Öta avala sa salive, se rendant compte qu’il était peut-être allé trop loin. Il se souvenait que trop bien de la dispute entre Adrepo et Dynia, et de son résultat. Réalisant qu’il était peut-être en train de signer son arrêt de mort, il déglutit, et ajouta précipitamment :
└ Désolé, je ne voulais pas dire ça. Je me suis laissé emporter. Je vous présente mes excuses. ┐ fit-il en baissant la tête.
Silencieusement, Adrepo le jaugea quelques secondes, comme s’il décidait s’il allait ou non lui arracher la langue. Finalement, il fit volte-face, le menton haut, et s’éloigna d’un pas vif, comme un prince vexé.
« Snob. » marmonna Öta.
Il poussa ensuite un long soupir et resta là un moment, autant blessé dans son orgueil, que soulagé d’être encore en un seul morceau.

Le reste du voyage se passa silencieusement. Adrepo, toujours furieux, n’avait pas prononcé un mot depuis son altercation avec Öta. En s’éloignant, il avait attrapé la main de Mylen et l’avait tiré à côté de lui, refusant de le lâcher.
Le blond avait d’abord voulu protester. Ce n’était parce qu’il n’appréciait pas le geste, au contraire, mais parce qu’il aurait aimé rester un peu en arrière pour narguer Öta. Pour se délecter de son air déconfit. Et aussi pour savoir ce qu’ils avaient bien pu se dire pour finir par se disputer comme deux enfants.
Cependant, il s’était ravisé en sentant la pression de la main d’Adrepo sur la sienne. Il avait compris que ce n’était pas le moment. Le Sylène avait les sourcils froncés, le regard fixe, et avançait à grands pas. Öta l’avait visiblement bien énervé. Mylen soupira.
« Tu me serres un peu trop la main. » fit-il finalement.
Adrepo ralentit aussitôt et tourna la tête vers lui avec un regard perdu, sortant de ses pensées pour revenir à la réalité. Mylen leva leurs mains jointes, mimant une grimace exagérée. Le Sylène desserra aussitôt sa poigne.
« Ha ! Je.ëtre desole. »
Mylen haussa les épaules.
« C’est bon. Mais par contre, tant que j’y suis, la prochaine personne que tu plaques contre un arbre, y’a intérêt que ce soit moi. Sinon… »
Adrepo haussa un sourcil.
« Sinon ? » répéta Adrepo.
Mylen répondit par un sourire moqueur et reprit la marche, dépassant Adrepo.
« Sinon, je te laisse en arrière. »
Ils marchèrent encore un moment, la nature devenant plus colorée et vivante au fur et à mesure qu’ils approchaient d’Yphen.
Le silence presque oppressant de la forêt de pierre n’avait rien à voir avec le bruit des bois autour d’yphen. Le bourdonnement des insectes, le chant des oiseaux, les murmures dans les feuillages… tout cela leur avait manqué.
Mais quelque chose clochait. Adrepo leva soudainement la tête. Il s’arrêta, les yeux fixés sur la cime des arbres.
└ Hum. Plus nombreux que d’habitude… ┐ murmura-t-il pour lui-même.
Mylen fronça les sourcils devant l’air inquiet d’Adrepo. Il lui demanda ce qui n’allait pas, mais Adrepo ne répondit pas. Ce dernier siffla, et soudain un autre sifflement lui répondit.
Il y avait des sylènes dans les arbres.
Mylen sentait effectivement leur présence, mais parvenait difficilement à les voir. Un, deux, trois, quatre… il était certain qu’il y en avait plus, mais ne les trouvait pas.
Adrepo le coupa dans son inspection en reprenant la route, accélérant le pas et Mylen dut trottiner légèrement pour le suivre. Ils arrivèrent enfin aux murailles de Yphen. Ces ruines antiques, brisées, effondrées ou recouvertes de lierre par endroit, qui marquaient l’entrée du village. Et alors qu’ils s’approchaient, une voix s’éleva du haut de l’une des pierres :
└ Vous revoilà enfin. ┐
Öta les rejoignit à ce moment-là, et tous trois levèrent les yeux vers les murs de pierre. Cissus s’y trouvait, assis tout en haut, les jambes pendant dans le vide. Il leur fit signe d’un geste en souriant.
└ Je vous attendais. ┐ fit il en sautant du mur, atterrissant devant eux avec agilité.└ Öta, viens avec moi.
– Quoi ? Je…
– Chut. On en discutera chez moi. ┐ fit-il en lui prenant le bras pour le tirer à sa suite.
Adrepo lui bloqua aussitôt le chemin, la main sur le pommeau de son épée.
└ Cissus. Les remparts sont mon territoire, tu n’as rien à faire ici. Et il y a plus de sentinelles que d’habitude. Que se passe-t-il ?
– Je prends en charge mon protégé. Et tu devrais en faire de même. ┐ fit-il en désignant Mylen d’un geste de tête. └ Ce serait bête d'avoir sauvé joli-cheveux-d'or pour rien.
– Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
– Tu n’as pas reçu ma chouette ? ┐ s’étonna Cissus avant de soupirer. └ Zut. Elle a encore dû se perdre.
– Cissus ?
– Nenia a invoqué un jugement aux rochers suspendus, on doit s’y rendre à midi. ┐

Öta jeta un coup d’œil rapide vers Mylen et Adrepo, mais n’eut pas le temps de dire un mot : Cissus l’attrapa par le bras et l’entraîna derrière lui, le long des remparts. Il semblait pressé de retourner au Bois Sacré.
└ Ton protégé ? ┐ répéta Öta avec un sourire en coin. └ Alors maintenant, je suis ton protégé ?
– Bien sûr. ┐ répondit Cissus, sa voix se fondant dans un murmure. └ Je n’apaiserais pas ta faim si tu ne m’appartenais pas un peu. ┐
Öta détourna les yeux et se laissa guider quelques secondes sans répondre, avant de finalement demander :
└ Pourquoi es-tu venu me chercher ? Il s’est passé quelque chose ? Que signifie cette histoire de jugement ? ┐
Cissus ralentit et haussa les épaules. Il semblait tiraillé entre le fait de devoir se sentir concerné, et l’ennui profond que lui apportait ce sujet. Il répondit finalement :
└ Rien d’important. Un réfugié a fui après avoir fait des bêtises. Du coup, ils veulent enfermer les autres en attendant le jugement.
– Quoi ? Qu’est-ce que…
– Tu n’es pas concerné. ┐ le coupa Cissus. └ Mais les gardes sont nerveux. Ils t’auraient enfermé aussi, juste par excès de zèle. C’est pour ça que je suis venu.
– Que...
– Ne t’en fais pas. Toi, tu es à part. ┐ lança joyeusement Cissus, s’arrêtant pour se tourner vers lui. └ Tu m’as été confié à moi. Pas à Nenia. ┐
Il saisit ses mains pour le rapprocher de lui. Öta tenta de se dégager, mais l’étreinte se resserra. Cissus se pencha légèrement, leurs visages trop proches.
└ Tu es à moi, Öta. Elle n’a aucun droit sur toi. ┐
Öta tenta de reculer légèrement, mais Cissus continuait de lui tenir les mains, d’une poigne ferme. Öta balbutia :
└ M… mais… comment ça "des bêtises" ? Que s’est-il passé ?
– Une des villageoises a été tuée. La guérisseuse, je crois ? ┐ répondit Cissus en réfléchissant, relâchant légèrement la pression sur les mains d’Öta, comme si cette simple réponse nécessitait une profonde réflexion. └ Oui c’est ça. Mais ce n’est pas grave, un villageois ça se remplace facilement et puis ça nous fait un repas. Tu veux venir au jugement, ça peut être amusant ? Tant que tu es près de moi, tu ne craindras rien.
– Une villageoise… qui ? Qui l’a tuée ? Que s’est-il passé ? ┐
Öta fit un pas en avant, surprenant Cissus qui le lâcha enfin et grimaça. Il plissa le nez.
└ Je n’en sais rien. Une guerrière, je crois ?
– Tyra ?
– Tyra ? ┐ répéta bêtement Cissus.
Öta s’approcha encore plus, l’air inquiet. Paniqué.
└ Tu te souviens d’elle ? La jeune femme qui m’accompagnait et qui descend des Fatas ?
– Oh. Oui ! Ta compagne-pas-compagne ! Non, ce n’est pas elle. ┐
Le soupir d’Öta fut long, soulagé. Mais son cœur battait encore trop vite.
└ J’ai eu peur. ┐ murmure-t-il avant de se redresser, la panique revenant. └ Où est-elle ? Elle a été capturée ?
– Non. Elle est sur mes terres, dans la cachette de Noyer. ┐ sourit Cissus avant d’ajouter sur le ton du secret : └ Ce fripon adore me voler des affaires et les cacher dans sa tanière pour m’embêter. Il est persuadé que je ne sais pas où elle se trouve, alors je joue le jeu. C’est très amusant. ┐

└ Si tu sais où est Tyra, tu pourrais m’emmener la voir ? ┐ demanda Öta suivant Cissus, qui avait repris la marche. └ J’ai besoin de savoir si elle va bien.
– Non.
– Non ?
– Si je t’emmène la voir, Noyer saura que je connais sa cachette. Ce ne serait pas drôle. Je ne vais pas gâcher notre jeu pour si peu. ┐
Öta soupira. Il attrapa le bras de Cissus pour l’arrêter, le forçant à lui faire face.
└ S’il te plaît Cissus. ┐ fit-il avec une moue implorante. └ C’est important pour moi.
– J’ai pas envie.
– Si tu ne le fais pas, je ne te raconterais pas ma rencontre avec Racine. ┐ insista Öta, une touche de défi brillant dans ses yeux. └ Tu peux demander à Adrepo, mais ce sera moins bien.
– Je pense que je sais déjà ce qu’il s’est passé. ┐ répondit aussitôt Cissus en attrapant Öta par les épaules.
Le jeune homme recula de quelques pas, poussé par Cissus, avant que son dos ne bute contre la pierre des remparts.
└ Je parie que Racine est devenu fou en sentant ton odeur. Totalement fou. Il a pleuré, pas vrai ? Il se cache derrière son mauvais caractère, mais au fond, c’est un grand émotif.
– Tu sais que je n’aime pas quand tu fais ça. ┐ souffla Öta, tandis que Cissus enfouissait son visage dans son cou. └ Cissus. Lâche-moi. C’est toi qui deviens fou.
– Hmmm.
– On s'était mis d'accord pour arrêter ça. ┐ grogna Öta, repoussant plus fermement Cissus lorsqu’il remonta le long de sa gorge pour l’embrasser. └ Non. ┐
Cissus recula, hébété. Ses yeux papillonnèrent, perdus. Il revint doucement à lui et passa une main tremblante sur son visage.
└ Désolé. C’est plus fort que moi. ┐ souffla-t-il. └ Ton odeur…
– Je sais. Mais je ne suis pas lui. ┐
Öta soupira avant de poser la main sur le bras de Cissus, l’air attristé.
Depuis que Cissus l’aidait avec sa magie, l’essence de Feuille semblait ressortir dans son odeur. Tous ceux qui connaissaient autrefois l’esprit tabou en étaient déstabilisés.
Ça avait commencé par Cissus, qui au début n’appréciait pas être touché, était devenu de plus en plus avide de contacts physiques. Il ne pouvait s’empêcher de toucher Öta,, de chercher son odeur, qui lui rappelait celle de son compagnon.
Après quelques dérapages, Öta avait posé des limites, mais Cissus n’était pas très doué pour les respecter.
Et c’était depuis l’instant où il était sorti du bois sacré, qu’Öta avait compris que Cissus n’était pas le seul à ressentir Feuille en lui.
Le regard que Noyer lui avait lancé, avant de cracher à ses pieds, le hantait encore.
Et Racine… Cissus avait raison. Racine avait pleuré dans ses bras. Il avait sangloté, s’accrochant à lui comme un enfant terrorisé, rassuré de retrouver l’un de ses parents.
Tout devenait si compliqué…
Il soupira. Au moins, il survivrait.
Grâce aux enseignements de Cissus, il nourrissait sa magie autrement. Elle ne le dévorait plus de l'intérieur. Au contraire, elle le renforçait. Et pourtant… cette transformation, cette odeur nouvelle qui flottait autour de lui et séduisait les ogres, n’était pas tout à fait à son goût.
Il se rassurait en se disant que c’était un mal pour un bien. Sentir bon en échange de la vie ? Ce n’était pas si cher payé que ça.
└ Alors. ┐ souffla-t-il, changeant de sujet, presque attendri par la culpabilité dans les traits de Cissus. └ Tu vas me montrer la cachette de Noyer ?
– Non.
– Et si te donne une de mes feuilles ? Une feuille bien chargée en magie ? ┐
Les yeux de Cissus s’écarquillèrent de joie.
└ Oui ! ┐

Ils ne savaient pas depuis combien de temps ils étaient là. Perdus dans la cachette de Noyer, cette petite salle dont l’entrée était cachée dans les fissures du temple en ruine, Tyra et Ayel avaient depuis longtemps cessé d’essayer de compter les heures.
Tyra, toujours aussi curieuse, avait fouillé tous les pots, les étagères et les sacs de trésors de Noyer. Avec un sourire satisfait, elle avait glissé quelques pinceaux dans ses poches.
Ce n’était pas du vol si l’objet était déjà volé, pas vrai ?
Au fond de la pièce, Ayel s’était installé sur sa cape, les jambes croisées. Il avait mis la main sur un petit couteau bien affûté, et l’utilisait pour sculpter des figurines de bois.
Noyer avait une impressionnante collection d’objets dérobés à Cissus, et parmi eux se trouvaient des outils qui avaient fait briller les yeux de l’artisan.
Pour Ayel, pouvoir s’occuper les mains en sculptant ces petites figurines était un vrai soulagement. C’était son passe-temps préféré au camp depuis qu’ils vivaient dans le village des sylènes, et le simple fait de pouvoir faire ça ici aussi lui redonnait une petite sensation de normalité au milieu de tout ce chaos.
Noyer était revenu après plusieurs heures d’absence, leur apportant d’une gourde d’eau et quelques fruits. Il semblait ailleurs, plongé dans ses pensées, marmonnant des choses sur Nenia, qui soi-disant refusait d’écouter ses arguments en dehors du jugement.
Tyra et Ayel avaient échangé un regard inquiet, mais à peine avaient-ils ouvert la bouche que le lutinae était déjà reparti.
Depuis, Tyra s’était donné une mission : décorer les murs. Parmi les innombrables pots, elle avait déniché de la peinture. Enfin, c’était surtout des pigments, qui la faisaient éternuer à chaque ouverture de couvercle.
Mais elle avait fini par trouver un petit pot bien scellé. La peinture était vieille, épaisse, mais encore utilisable. Concentrée, Tyra s’était mise à dessiner des fleurs, des feuilles, des soleils et des personnages heureux pour égayer leur cachette.
Elle réfléchissait à la manière d’ajouter de jolies abeilles autour d’une pâquerette quand un papillon surgit d'une fissures et vint se poser sur le mur, à l'endroit exacte où la fleur était dessinée. Elle sourit, amusée.
« Tu veux que je t’ajoute à ma toile ? » gloussa-t-elle. « C’est comme si c’était fait. »
Elle levait déjà son pinceau pour le peindre quand un bruit de pas retentit dans le couloir. Ce n’était pas Noyer. Ni Cissus. Cette personne portait des chaussures.
Aussitôt, Tyra lâcha son pinceau et porta la main à son arme, prête à se défendre. Mais ce fut une silhouette familière qui se dessina dans le passage.
« Aïe ! C’est vraiment étroit… » pesta une voix bien connue.
Une corne ripa contre le mur dans un son douloureux, et Tyra fit un cri de joie.
Son visage s’illumina. Elle n’attendit pas une seconde de plus pour se jeter dans les bras d’Öta. Il n’eut même pas le temps de comprendre ce qu’il se passait que Tyra l’enlaçait.
« Öta !
– Oui, je suis de retour. » répondit-il en lui caressant doucement les cheveux. « On a réussi. Racine est parti. Et Mylen est sain et sauf. Il est avec Adrepo.
– Vraiment ? Bordel. Enfin une bonne nouvelle ! »
Elle relâcha doucement son étreinte, le regard brillant, et leva les yeux vers lui, comme si elle cherchait à s’assurer qu’il était bien réel. Öta lui sourit, déposa un baiser sur son front, puis jeta un œil autour de lui.
« Alors c’est ici que vous vous cachez ?
– Oui. » répondit Tyra, la voix plus sombre, les épaules voûtées. « Tu es au courant ?
– Cissus m’a tout raconté… enfin, à sa façon, tu sais. Les gens dans ce village ont vraiment des soucis pour parler clairement. » fit Öta en roulant des yeux. « Il est resté dehors. J’ai cru comprendre qu’une guerrière aurait tué la guérisseuse ? Je ne pense pas me tromper en affirmant que c’est Dynia ? Elle avait encore la force de faire ça après… ?
– Oui… C’est ma faute. »
Tyra détourna le regard et s’éloigna de quelques pas. Son visage s’assombrit. Elle ne releva les yeux vers lui qu’après un long silence.
« Quand nous sommes arrivées dans la hutte de la guérisseuse, j’ai pris les devants et j’ai arrêté le saignement de Dynia. Mais ça m’a tellement épuisé que je me suis évanouie. » souffla-t-elle. « Et quand je me suis réveillée… Dynia avait disparu et la guérisseuse était morte. Le crâne fracassé avec un pot. »
Öta ne répondit pas, ses sourcils se fronçant d’inquiétude tandis qu’il l’écoutait raconter tout ce qu’elle avait vécu, la voix tremblante d’un mélange de rage, de crainte, et de déception.
« Je suis retournée au camp. Mais il n’y avait plus personne. Sauf Ayel. » poursuivit-t-elle en désignant le roux au fond de la pièce, qui les regardait sans mot dire. « Dynia est partie. Avec sa femme et son fils. Elle nous a laissés derrière elle. »
Un silence pesant s’abattit sur la pièce. Puis Öta hocha doucement la tête en répondant :
« Et pour ne pas être accusé à sa place, Noyer vous a cachés. Vous avez bien fait. Cissus m’a dit que les gardes vous cherchent activement.
– Évidemment. » siffla Tyra. « Merde ! Je l’ai sauvée, Öta. Et elle… elle a tué quelqu’un, puis m’a laissée là ! Elle nous a abandonnés ! »
Sa voix se brisa, mais aucune larme ne coula. Elle avait déjà trop pleuré avec Ayel, durant les heures passées dans cette pièce qui empestait la poussière et les pigments secs. Elle renifla et ajouta plus froidement, dans un murmure :
« J’espère qu’ils vont l’attraper et la punir. Elle l’aura bien mérité. »

Öta fit le tour de la salle, curieux. Il n’était pas retourné près du vieux temple depuis sa première visite avec Tyra, et se demandait à quoi pouvait bien servir cette pièce autrefois.
Il remarqua le contour d’une porte dans le mur, comme si la pièce avait été murée, scellée il y a longtemps depuis l’intérieur du temple.
Est-ce pour ça qu’ils ne pouvaient entrer que par une fissure ? Et pourquoi faire ça ? Cet endroit n’avait rien de particulier. S’il avait autrefois pu contenir un secret, aujourd’hui ce n’était qu’une réserve de bric-à-brac sans intérêt.
« C’est donc ça, la cachette de Noyer ? » murmura-t-il. « Au moins, vous aviez de quoi vous occuper. »
Il désignait les dessins de Tyra sur le mur. Il esquissa un sourire en coin, avant de lancer un coup d’œil discret vers Ayel, assis dans un coin, silencieux.
La présence de l’homme le mettait mal à l’aise sans qu’il sache vraiment pourquoi. Ce n’était pas dans ses habitudes de fuir le contact. Et pourtant, il n’osait pas lui adresser la parole.
Peut-être… parce qu’il était l’ami de David. Un ami qu’il ne connaissait pas. Il représentait cette part de vie que David avait construite sans lui. Ce qu’il avait vécu, loin d’Öta. C’était une sensation étrange. De la jalousie ?
Pourtant, il n’était pas jaloux de Tyra.
Il détourna les yeux. Même si Ayel n’avait rien dit, même s’il n’était pas hostile, Öta sentait une tension émaner de lui. Il sentait qu’il n’était pas le bienvenu et que l’homme ne l’appréciait pas forcément.
« Oui, il a volé une quantité astronomique de matériel à Cissus, alors autant en profiter ! » déclara joyeusement Tyra, inconsciente du malaise d’Öta. « Tu aimes ?
– Oui. J’aurais dû t’engager pour décorer les murs du refuge. » répondit-il avec un sourire sincère. « Tu sais que tes dessins y avaient du succès ? Je les avais accrochés dans mon bureau. Tout le monde les adorait. »
Tyra rosit, ravie. Öta se rapprocha d’un pot qu’il ouvrit machinalement avant de se tourner vers elle.
« Bon. » soupira-t-il finalement. « Le jugement a lieu à midi et je vais accompagner Cissus.
– Quoi ? »
Aussitôt Tyra bondit.
« Hors de question ! Si tu y vas…
– Non non. » la coupa-t-il aussitôt en levant les mains pour l’arrêter. « Cissus m’a assuré que je ne craignais rien. Je ne suis pas considéré comme un réfugié.
– Comment ça ?
– Disons que ça fait partie des… privilèges que j’ai eus à mon arrivée. » expliqua-t-il en se frottant la nuque. « Tu te souviens, on nous a séparés. Toi, ils t’ont envoyée avec le groupe de réfugiés. Mais moi… »
Öta fait référence à leur arrivée à Yphen. À ce moment-là, Tyra et lui avaient été séparés. Si cette dernière avait été confiée au groupe de réfugiés, ceux qu’ils cherchaient lorsqu’ils avaient demandé asile au village, Öta n’avait pas reçu le même accueil.
Il avait eu sa propre hutte, non loin de celles des dirigeants, dans une zone qui n’était pas accessible aux villageois. Confié personnellement aux bons soins de Cissus, il avait vécu un traitement bien privilégié comparé aux réfugiés qui dormaient tous dans une grande tente à côté du village.
« Les trois Piliers ont chacun autorité sur des domaines différents. Contrairement à vous, j’ai été confié à Cissus, donc Nenia n’a pas de droits sur moi. Apparemment, c’est très important pour eux.
– Alors ça veut dire que Mylen est en danger, non ? » murmure Tyra. « Lui aussi, il a été confié à Nenia au début.
– Je n’ai aucun doute sur le fait qu’Adrepo le protégera. » rétorqua Öta avec un sourire en coin. « Vu leur proximité…
– Tu as assisté à quelque chose, toi ! » s’exclama Tyra, les yeux soudain brillants d’excitation. « Oh ! Dis-moi que Mylen lui a offert le pendentif ! »
Ayel releva aussitôt la tête, curieux. Öta rit de bon cœur, s’adossant au mur pour répondre :
« Un joli pendentif en bois en forme de lune ? Avec des plumes ?
– Oui ! Oui ! Oh par les dieux, il l’a fait ! Mylen… je suis si fière de toi ! Öta, tu dois TOUT me raconter.
– Je ne sais pas si c’est vraiment le bon moment. Cissus m’attend dehors.
– Évidemment que c’est le bon moment ! Il attendra ! Dis-moi tout. » le supplia Tyra. « Il lui a balancé en pleine face, pas vrai ? »
Öta pouffa de rire, imaginant la scène.
« Je n’étais pas présent. » répondit-il, s’attirant un petit soupir déçu de Tyra. « Mais j’ai passé la nuit à aider les survivants de Racine avec Adrepo. Tu aurais vu ça ! Il se pavanait avec son collier. C’était tellement évident qu’il voulait que tout le monde le voie. C’était à peine s’il ne le fourrait pas sous le nez de chaque villageois.
– Ouah, j’aurais voulu voir ça. »
Tyra rit doucement. Elle avait beau haïr Adrepo pour ce qu'il avait fait à Dynia, elle ne pouvait s'empêcher d'être heureuse pour Mylen.
Elle se rendit compte que cette discussion plus légère, c’était exactement ce dont elle avait besoin pour relâcher la pression.

Toujours adossé au mur, Öta hésita une seconde avant de se laisser glisser sur le sol. Un soupir s’échappa de ses lèvres au moment où ses jambes furent libérées de leur fardeau.
« Fatigué ?
– Si tu savais. » marmonna-t-il. « J’avais vraiment besoin de m’asseoir. Les longs trajets en forêt après une nuit blanche, ce n’est vraiment pas agréable. Surtout quand la seule personne qui connaît le chemin marche très vite devant toi. À un moment j’ai bien cru qu’Adrepo allait réussir à me semer. Je crois même que c’était son but, en fait.
– Je te proposerai bien un massage de pieds, mais je ne suis pas sûre que ce soit le moment. » répondit Tyra, en s’accroupissant devant lui. « Et je doute qu’Ayel ait envie d’assister à ça.
– Effectivement, non merci. » rétorqua le roux.
Öta replia ses jambes, posa les mains sur ses cuisses, et prit une longue inspiration. Ce bref instant de calme lui semblait presque irréel, étrange, comparé à tout le chaos ambiant. Il ferma les yeux une seconde et laissa son dos reposer contre la pierre fraîche. Tyra avait raison. Cissus pouvait bien attendre quelques minutes de plus.
« Je m’attendais pas à retrouver le village dans un tel chaos. » gémit-il. « Je pensais rentrer, et pouvoir m’écrouler aussitôt. Dormir pendant trois jours d’affilé à l’abri des arbres du bois sacré, loin des problèmes. À la place de ça, j’ai Cissus qui essaye de me renifler toutes les deux secondes et qui veut me traîner au jugement d’une personne que je ne connais même pas.
– Cissus qui essaye de te… renifler ? Quoi ? »
Si Tyra avait d’abord voulu rétorquer à Öta qu’elle échangerait bien sa place contre la sienne, elle fut stoppée dans ses pensées par cette dernière phrase. Comment ça, renifler ?
« Oh. Je t’ai pas raconté ?
– Quoi ?
– Depuis peu, il semblerait que j’ai la même odeur que mon ancêtre. » répondit Öta en se penchant en avant, lui murmurant dans l’oreille, légèrement mal à l’aise de parler de ça devant Ayel. « Les esprits qui l’ont connu en sont fous. Cissus ne me lâche plus.
- Woah. »
Elle ne s’attendait pas à ça. Devant son air stupéfait, Öta ajouta :
« Tu te souviens avec Noyer ? Lorsque…
– Oh. C’était pour ça ?
– Oui. Je ne sais pas s’il acceptera de me reparler un jour. » murmura-t-il.
Noyer était sa toute première rencontre dans le Creux. Même si le lutinae s’était plus lié d’affection avec Tyra qu’avec lui, il avait osé espérer pouvoir un jour être son ami. Mais maintenant, tout ça lui semblait impossible.
Tyra grimaça. Elle ne voulait pas lui mentir en tentant de le rassurer. Noyer pouvait se montrer très buté quand cela concernait ses relations avec les autres esprits et leurs actions. Son histoire avec Racine l’avait bien trop marqué pour que ce soit autrement.
« Peut-être qu’il te pardonnera si tu lui apprends que tu as fait fuir Racine ? » tenta-t-elle tout de même. « C’est quand même un sacré exploit et une preuve de bonne foi. Noyer et lui sont vraiment très ennemis alors…
– Oui, je sais. Mais je n’ai pas vraiment fait fuir Racine.
– Oh. J’avais cru comprendre ? Où est-il alors ? »
Un silence. Öta grimaça, ses traits trahissant un malaise soudain. Tyra le vit détourner les yeux, une moue coupable sur le visage.
« Öta ? Qu’est-ce que tu as fait ? » souffla-t-elle. « Öta ?
– Je… j’ai invité Racine à vivre à Morthebois ? »
Tyra le fixa, les yeux écarquillés.
« Tu as fait QUOI ? »

« Tyra, arrête !
– Je vais te… arg ! ÖTA !! »
La pièce n’était plus qu’un mélange de poussière, de pigments et de pots brisés. Öta tentait d’échapper à Tyra, qui lui lançait chaque objet qu’elle trouvait, hurlant sur lui.
« Comment tu as pu croire que c’était UNE BONNE IDÉE ?! INVITER RACINE A MORTHEBOIS ? VRAIMENT ?!
– Il avait l’air gentil ! » couina Öta en esquivant un couvercle de pot, qui rebondit contre le mur. « Il était en train de pleurer dans mes bras !
– GENTIL ?! MAIS C’EST UN OGRE !
– Un gentil ogre qui voulait retrouver son enfant ? Tu ne te souviens pas ? Tu avais de la peine pour lui toi aus—
– NE RETOURNE PAS MES SENTIMENTS CONTRE MOI ! MOI JE L’AURAIS PAS INVITE CHEZ MOI POUR AUTANT ! ÖTA HERBEMORT MACHIN DE MORTHEBOIS, TU… ARG ! »
Elle n’arrivait même plus à articuler les insultes. Ses bras tremblaient sous l’effet de la rage. Öta quant à lui avait trouvé refuge derrière une vieille caisse qu’il poussait devant lui comme un bouclier improvisé, espérant qu’il tiendrait plus longtemps que son bouclier précédent.
Ayel observait la scène depuis un coin de la pièce, les yeux écarquillés. Il ne disait rien, de peur d’attirer l’attention sur lui.
Il rampa discrètement, dos courbé, retenant sa respiration alors qu’un autre pot volait au-dessus de sa tête et éclatait dans un bruit sec contre la pierre.
Il priait tous les dieux pour atteindre la sortie sain et sauf, et mettre le plus de distance possible entre lui et ces deux fous furieux.

Öta ne comprenait toujours pas comment ils étaient passés d’une dispute bruyante à des larmes, dans les bras l’un de l’autre.
Mais c’était bien ce qui s’était produit. Ils étaient maintenant assis au sol, au milieu des pigments renversés. Tyra avait le visage rougi, les yeux gonflés, et elle s’agrippait à lui, le visage plongé dans sa tunique.
« Je suis vraiment désolé. » gémit-t-elle. « J’aurais pas du me mettre dans cet état.
– Chut, c’est bon. Tu es fatiguée et tu ne vis pas un moment facile. C’est normal d’être sur les nerfs. Tu avais besoin d’extérioriser tout ça.
– Mais je t’ai jeté un pot à la figure ! »
Plus d’un en fait, songea-t-il. Heureusement, elle ne visait pas très bien. Il soupçonnait qu’elle avait plus d’une fois fait exprès de viser à côté. Öta sourit à travers ses larmes et la serra plus fort.
« Je suis guérisseur, ce n’est pas ça qui va me tuer. Et puis, toi aussi, tu peux me soigner avec ta magie.
– Mais ce n’est pas une raison !
– Tu veux que je te lance un pot sur la tête pour compenser ? »
Tyra le fixa, soudain très sérieuse. Elle se leva, s'essuya les yeux, les ferma, et s’exclama d’un ton solennel :
« Vas-y. Je suis prête.
– C’était de l’humour, Tyra. T’es bête.
– C’est toi qu’est bête. » s’offusqua-t-elle aussitôt, moitié vexée, moitié amusée. « Hé oh ! Inviter un ogre… Tu penses qu’il va se passer quoi ? Que Racine va se pointer chez ton père, et lui dire : “Coucou, je suis un esprit sanguinaire qui aimerait bien vous bouffer, mais comme j’suis pote avec votre fils j’vais juste m’installer ici. Vous avez une chambre de libre ?”.
Öta pouffa de rire.
« Si tu m’avais laissé parler, tu aurais su que je n’ai pas fait ça n’importe comment.
– Öta de Morthebois. Tu m’as juste répété qu’il était gentil et qu’il pleurait. Pour moi, ce n’est pas une excuse ! Et puis, gentil… on à pas vu le même Racine. »
Elle frissonna. Le sourire tordu de l’esprit, gravé sur ce qu'il restait du visage de son ami Landry, allait longtemps hanter ses cauchemars.
« Tu sais, je pense au lutin de Morthebois. » murmura-t-elle en aidant Öta à se lever, lorsqu’il lui tendit la main.
« L’esprit qui t’a offert des pommes de pin ?
– Oui. Comment va-t-il réagir en voyant Racine arriver ? Peut-être qu’il va en souffrir. Ils sont sans doute ennemis, au vu de… » elle baissa la voix, hésitant. « Tu sais, le bois aux lutins. »
Öta hocha la tête, le regard soudain triste. Maintenant qu’il en savait plus sur les esprits, il n’était plus difficile de comprendre pourquoi, lorsqu’il avait amené Tyra sur ses terres, elle n’avait senti que le sang.
Du sang provenant de corps, un carnage enfoui sous un lieu sacré, dévoilant une histoire qu’il aurait préféré ne jamais connaître. Tyra et lui n’avaient pas besoin d’en parler. Un seul regard leur suffisait pour savoir qu’ils avaient désormais tous deux compris de quoi il s’agissait.
Lutinaes fora n’était pas le lieu paisible des légendes, celui où les lutins de l’l’Abonde naissaient et vivaient.
C’était l’endroit où les ogres avaient autrefois tué des enfants lors de sombres rituels, utilisant leurs corps pour en faire ceux que l’on nommait Lutinaes.
Des lutinaes tiraillés entre leurs deux identités, celle de l’enfant et celle de l’esprit. Des lutinaes qui, pour certains, s’étaient ensuite rebellés contre leurs créateurs.
« Racine a vécu un temps à Morthebois. » murmura Öta, en s’adossant au mur. « Il connaît très bien nos terres. Je lui ai indiqué où aller. Il ne s’approchera pas du domaine. »
Tyra haussa les sourcils, et Öta sourit tristement.
« Tu sais, on n’est pas la plus riche et la plus hospitalière des provinces du Nord. Au contraire. On est tous réunis dans l’été de la région, près de la frontière et de la mer, mais on possède aussi de grandes étendues inhabitées qui remontent vers l’hiver, près du désert blanc. La place de manque pas. »
– Vraiment ?
– Oui. Tu sais, je suis vraiment fier de Morthebois. Mais, on n’est pas vraiment une région très peuplée. Au contraire. Elle se vide de plus en plus. Les gens nous méprisent ou ont peur de nous. On est souvent vu comme des rustres, ou des arriérés. C’est pour cela que nos traditions se meurent. » soupira Öta. « Alors si les humains ne veulent plus vivre en Morthebois, autant rendre ces terres aux esprits, tu ne penses pas ?
– Tu as l’air d’y avoir beaucoup réfléchi… » murmura Tyra, qui ne s’attendait pas ça.
Elle écoutait maintenant Öta avec émotion. Elle aimait tant lorsqu’il parlait de chez lui et sentait dans ses mots tout l’amour qu’il avait pour Morthebois.
« Oui. Il y a une forêt, la forêt du Banvez, qui appartient à ma famille maternelle. » répondit Öta. « On l’appelle aussi le Banquet des Ogres. C’est un endroit bien sombre et lugubre, que tous évitent. C’est impraticable, plein de marais, de ruines, et de légendes qui font peur. Déprimant à souhait. Quand j’en ai parlé à Racine, il a adoré l’idée.
– C’est vrai que la description lui correspond à merveille.
– Alors c’est bon ? Je suis pardonné ? » murmura Öta avec espoir. « Mon plan tient suffisamment la route ?
– Pas vraiment. Je doute que Racine reste sage. Il est trop fier, et en voulait trop à Noyer pour se contenter de partir. Mais au final, ce sont tes terres, tu fais ce que tu veux.
– Il avait l’air sincère, tu sais ? »
Ils se regardèrent. Le calme était revenu, et les larmes étaient parties. Tyra s’approcha lentement, posa une main sur la joue d’Öta, qui tressaillit légèrement.
« Tu sais quoi ? Je crois que c’est ça qui me plaît chez toi. » murmura-telle en approchant son visage, leurs souffles se mêlant. « Tu arrives toujours à voir le bon, même là où seul le mal subsiste.
– Sauf chez Mylen. Lui, je peux vraiment pas le sentir.
– Rah ! Si tu pouvais éviter de parler de mon cousin au moment où je t’embrasse ? »
Öta sourit et l’attira vers elle, lui dérobant un baiser. Un baiser lent, doux, apaisant. Elle l’accueillit sans résister, sentant ses mains glisser autour de sa taille tandis qu’elle se perdait dans son étreinte.
Mais soudain, elle s’écarta légèrement, la respiration courte, et le fixa un instant avec surprise.
« C’est idiot. » souffla-t-elle. « Mais… je crois que le goût de tes lèvres a changé.
– Ah ? Elles ont quel goût maintenant ?
– Avant, c’était juste la forêt. Mais maintenant, on dirait qu’un champ de fleurs y a poussé.
– Que de poésie.
– Mais je dois encore vérifier, alors je vais te voler quelques échantillons supplémentaires pour en être certaine. » sourit-elle avant de l’embrasser de nouveau.
Öta répondit aussitôt à son baiser. Ses mains glissèrent le long du dos de Tyra, trouvant ses hanches, et dans un mouvement rapide, il la fit pivoter pour inverser leurs positions.
Il la poussa contre le mur, ses yeux amusés plantés dans ceux de Tyra, qui laissa échapper un petit rire.
« Tu sais, on à quelques minutes avant que Cissus et Ayel ne finissent par s’inquiéter. » murmura-t-il dans son oreille.
Elle hocha doucement la tête, ses doigts effleurant la joue d’Öta avant de glisser jusqu’à sa nuque.
« Quelques minutes ? Hum. Eh bien… » murmura-t-elle, en s’accrochant à sa tunique. « On ferait mieux de ne pas les gaspiller. »

Dernière mise à jour le 3 juin 2025.
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