57 - L'Artisan de Cristal
- bleuts
- 17 sept. 2024
- 39 min de lecture
Dernière mise à jour : 4 mai
David et Rhaen restèrent un instant sans voix, ne sachant simplement pas comment répondre ou se comporter face à cet étrange esprit. Ils échangèrent un regard perdu tandis que Lucus penchait la tête, un sourire dansant sur ses lèvres, dans une attente déguisée.
└ Allons, n’ayez crainte, je ne mords pas. Du moins, pas dans ce contexte-ci.
– Nous… je… ┐ commença Rhaen, mais il s’interrompit en voyant Unam bouger.
Le feu-follet s’était relevé pour faire signe au plus grand esprit. Lucus le prit dans ses mains et le laissa chuchoter quelques mots dans son oreille.
└ Non, je suis désolé. Ils n’ont point survécu, ce n’était que leur écho. ┐ murmura-t-il au feu-follet avant de l’écouter lui confier quelques nouveaux mots. └ Quoi ? Oh, je vois. Voilà qui est délicieux. ┐
Il le reposa lentement sur son épaule, avant de claquer les mains. D’un seul coup, lui et Unam disparurent dans un éclat de lumière. L’instant d’après, la salle était vide. Rhaen cligna des yeux.
└ Quoi… ?
– Où… ? ┐ balbutia David, aussi perdu, avant de froncer les sourcils et de s’écrier en retrouvant ses esprits : └ Hé ! Attendez ! Vous deviez nous aider ! ┐
Il s’élança vers le centre de la pièce, cherchant une trace des deux esprits autour de lui.
└ On avait un accord ! ┐
Sa voix résonna dans le vide. Aucune réponse. Rien que le silence, pesant, presque moqueur.
└ Rhaen, tu m’avais dit qu’ils nous aideraient ! ┐ répéta-t-il, se tournant vers lui avec insistance. └ Que se passe-t-il ?
– Je… je croyais… ┐
Un éclat de rire résonna soudain dans les hauteurs de la salle. Les deux garçons levèrent la tête d’un même mouvement et découvrirent Lucus, confortablement installé sur le balcon supérieur. Les jambes dans le vide, il les faisait balancer paresseusement, comme pour se moquer d’eux. Il souriait toujours, se délectant visiblement la situation.
└ Que vous êtes amusants ! Unam ne vous a rien promis du tout. ┐ gloussa-t-il. └ Il n’y a à point d’accord. Vous avez interprété cela tout seuls.
– Mais… on vous a libéré ! ┐ protesta David, les poings serrés. └ Vous pourriez au moins nous aider ! ┐
Lucus éclata de rire.
└ Ah, les dettes morales. Une belle invention des hommes pour se convaincre qu’un service imposé appelle une récompense. Mais soit. Voici quelques mots pour guide :
Suivez la lune, prenez son chemin,
Et peut-être y trouverez-vous un lendemain.
Ou croiserez-vous la mort, celle que l’on redoute ?
Incarnée par un nouveau trou sur votre route ?
Marchez donc et vous verrez bien,
Ce que vous réserve le destin.
Mais si je puis vous conseiller,
Plongez dans vos souvenirs,
Car c’est ainsi que vous pourrez
Trouver votre avenir.
Moi, je vous surveillerais du haut du ciel.
Pour vous répéter éternellement cette ritournelle. ┐
Et sur ces mots, il disparut de nouveau.

David et Rhaen restèrent quelques secondes immobiles, le regard rivé vers le balcon d’où Lucus s’était volatilisé.
└ On… on fait quoi maintenant ? ┐ murmura Rhaen, tremblant. └ Je ne suis pas certain d’avoir compris. ┐
David ne répondit pas immédiatement. Il faisait tourner les mots de l’esprit dans sa tête. Suivez la lune, prenez son chemin… C’était tout ce qu’ils avaient. Une énigme poétique lancée avec désinvolture par un esprit qui se moquait ouvertement d’eux. C’était maigre.
└ Et si c’était un piège ? ┐ demanda Rhaen, d’une voix triste et honteuse.└ Et s’il voulait juste qu’on se perde pour rire un peu plus ?
- On ne peux pas être plus perdu que perdu. ┐ relativisa David en lui ouvrant les bras pour qu’il puisse s’y réfugier quelques instants. └ Hé, c’est bon. On va s’en sortir. J’en suis certain. ┐
Rhaen s’accrocha à David, le nez plongé dans sa tunique, tandis que ce dernier lui caressait doucement la tête. Son regard parcourut à nouveau la salle, s’arrêtant sur les différentes portes. Laquelle était la bonne ? Elles étaient si nombreuses. Il fronça les sourcils et décida, lorsque Rhaen se détacha de lui, de monter jusqu’au balcon où Lucus s’était assis.
└ Examine les portes du bas, je vais voir en haut. ┐ fit-il.
Il était épuisé, et les blessures de son corps n’apprécièrent pas de grimper pour atteindre sa destination. Mais il avait raison. Cachée par les piliers et la végétation, se trouvait une porte où brillait un symbole pâle. Une lune.
Un croissant, symbole gravé dans la pierre, semblable au sourire en coin de l’esprit. En s’approchant suffisamment de cette lune, elle devenait visible grâce aux reflets du cristal géant, qui la faisait briller légèrement.
David s’avança jusqu’à s’arrêter au pied de la porte. Il la fixa quelques secondes avant de se retourner et de se pencher au balcon, s’écriant :
└ Rhaen ! J’ai trouvé une porte avec une lune au-dessus. ┐
Rhaen, qui était parti se soulager derrière un rocher, sursauta en entendant David l’appeler. Il le rejoignit aussitôt, et grimpa bien plus aisément que David. Rhaen leva lentement les yeux vers la porte. Il n’avait pas l’air convaincu, mais au moins, ses épaules s’étaient un peu décrispées.
└ Tu penses vraiment que l’on doit passer par là ? ┐ demanda-t-il. └ Ça me paraît trop simple.
- Ouais. ┐ répondit David, avec une certitude tranquille. └ J’ai réfléchi. Je pense que ce Lucus à dit plein de mots pour nous embrouiller, mais que seul le début est important. On suit les endroits avec des symboles de lune et la sortie sera à nous. Et puis de toute façon j’ai pas envie de pourrir ici à réfléchir pendant cent ans à ce qu’on aurait dû faire. ┐
Il tendit la main vers la porte. Elle était froide, presque gelée au toucher. Un petit frisson remonta le long de son bras.
└ Allez Rhaen. ┐ fit-il pour se donner du courage. └ Tu es prêt ?
- Prêt ? Non. Mais on va dire que oui. ┐
David grimaça et poussa la porte.

Après avoir franchi la porte, David et Rhaen avancèrent de longues minutes dans un couloir obscur, avec comme seul repère le son de leurs pas résonnant sur la pierre.
Le passage semblait interminable, et David se demandait s’il n’était pas infini, lorsque soudain une odeur humide leur parvint, accompagnée d’une lumière douce.
Devant eux s’ouvrit une cavité plus vaste, une caverne parsemée de cristaux scintillants. Un petit point d’eau y miroitait doucement, reflétant tranquillement la lumière des cristaux. De l’herbe tapissait même le sol par endroit.
L’odeur était étrangement rassurante, et David se rendit compte que c’était exactement ce dont il avait besoin pour reprendre son souffle un instant.
Mais cette quiétude fut vite rompue par la silhouette familière de Lucus, assis sur un rocher au centre de la caverne. Il les attendait. Un sourire en coin, il tendit les bras, désignant deux passages creusés dans la roche, chacun semblant s’ouvrir vers une direction opposée.
Au-dessus des deux entrées, des croissants de lune étaient gravés. L’un n’en portait qu’un, l’autre en arborait deux, dessinés sous des angles différents.
Lucus laissa échapper un petit rire avant de déclamer :
Porte du père, ou celle de l’amant ?
Famille ou amour ? Choix déchirant.
Porte d’Automne, Porte de Printemps
L’une ment-elle, l’autre vraiment ?
Au fond du trou ou vers le ciel,
Choisissez la route qui vous appelle.
Et il s’évapora de nouveau.
David frissonna, tandis que Rhaen se collait contre lui. Ce dernier murmura :
└ S’il est là, c’est qu’on est sur la bonne voie… non ?
– Je suppose…
– Tu as compris ce qu’il a dit cette fois ? ┐ s’enquit Rhaen avec espoir. └ Porte du père ou de l’aimé ? Automne ou Printemps ? Je suis perdu.
– Automne et Printemps sont des saisons. À mon avis c’est juste pour—
– Oui, je sais. Les saisons sont l’œuvre de Matière, elles se manifestent évidemment aussi dans le Creux. ┐ le coupa Rhaen. └ Mais je ne vois pas le rapport.
– Ce que j’essayais de dire avant que tu ne me coupes, c’est que c’est peut-être juste symbolique. Chez nous, on associe souvent les saisons aux directions. L’automne, c’est la gauche ; le printemps, la droite. L’hiver, c’est le haut, et l’été, le bas… Enfin, un truc comme ça. Bref, j’crois que c’est surtout pour faire joli et nous embrouiller.
– Ah. ┐ rougit Rhaen, un peu honteux. └ Bon. Par contre la porte du père ou de l’aimé, je crois que c’est important. Mais à quoi ça correspondrait ? ┐
Sa question resta sans réponse. David s’adossa au rocher où Lucus était assis quelques instants plus tôt, et soupira. La fatigue était telle que sa vision se troublait. Tenir debout devenait difficile, et réfléchir encore plus. Il ferma un instant les yeux, s’autorisant un repos bien maigre, pendant que Rhaen s’approchait des deux passages pour les observer de plus près.
Ils restèrent de longues minutes ainsi, théorisant et tentant de mettre une idée claire sur leurs pensées, jusqu’à ce que Rhaen lève le doigt vers la porte de droite :
└ Cette lune est dans le même sens que celle que Carnyx se peint tout le temps sur le cou. Tu crois que ça pourrait être lié ?
– Oh. C’est vrai ça. C’est ton père. ┐ réalisa David en se levant aussitôt. Il jeta un œil à l’autre porte et ajouta : └ Sur l’autre, les deux lunes, ça peut correspondre à celles de Ayel.
– Ah ?
– Mon compagnon. Mon amant. ┐ fit David en insistant sur le second mot. └ Il a deux lunes sur les joues, dans deux angles différents. Comme là. ┐
Un silence s’étendit quelques instants, avant que Rhaen ajoute :
└ Il parlait de se plonger dans nos souvenirs lors de son premier chant. Si ça se trouve, c’est ça ? Tu crois qu’il à lu dans nos souvenirs ? Si c’est un esprit d’Âme…
– Peut-être, et je n’aime pas trop cette idée. Mais ça ne nous dit toujours pas quelle porte prendre… ┐ soupira David.└ Je t’avoue que je suis à bout de force. J’ai besoin de sortir de là. Je vais prendre la porte d’Ayel, j’ai une chance sur deux, on verra bien.
– Je… ┐ frissonna Rhaen, rassemblant son courage malgré la peur qui nouait son ventre. └ Je vais prendre celle de Carnyx, alors. J’arrive pas à croire que je dise ça mais… au moins comme ça, on est sûr que l’un de nous deux survivra. ┐

Rhaen avançait lentement, les mains tendues de part et d’autre de son corps pour toucher les murs de pierre. C’était là une tentative pour garder l’équilibre et se rassurer.
Il se persuadait ainsi que les murs ne se refermeraient pas sur lui s’il faisait ça. Il regrettait déjà d’avoir choisi ce passage, effrayé de se retrouver seul et dans un endroit aussi exigu.
Rhaen déglutit. Chacun de ses pas résonnait trop fort, le bruit le faisant sursauter légèrement à chaque fois. Il était terrifié et son cœur battait à toute allure.
Il s’arrêta un instant, persuadé d’avoir entendu une voix, et tendit l’oreille. Rien. Il reprit sa marche. Sa gorge était sèche et il se reprocha de ne pas avoir bu une gorgée d’eau dans la caverne précédente.
Au fur et à mesure qu’il avançait, son souffle devenait de plus en plus court, de plus en plus plus rapide. Il s’obligea à ralentir.
└ Ne panique pas. ┐ se répéta-t-il. └ Ce n’est qu’un tunnel. Tu vas t’en sortir. ┐
Il s’arrêta à nouveau, tentant de calmer sa respiration. Il ferma les yeux, et inspira profondément. Une fois. Deux fois. Trois fois. Et c’est là qu’il l’entendit de nouveau. Une voix, au loin. Une voix familière.
└ Rhaen ? David ? Vous êtes là ? ┐
Il rouvrit les yeux, figé. Son cœur manqua un battement. Il n’osait pas y croire. Était-ce… ?
└ Hé oh ? Rhaen ?
– … Carnyx ? ┐ souffla-t-il, la gorge nouée.
Il n’attendit pas une seconde de plus. Il se mit à courir sans réfléchir, parcourant le couloir avec l’espoir de découvrir le visage de son père. Et soudain, une silhouette apparut. Carnyx.
└ Papa ! ┐ s’écria Rhaen.
Il était là. En chair et en os ! Rhaen se jeta sur lui, les larmes aux yeux, et Carnyx l’enlaça avec force. Il l’écrasa dans son étreinte, le serrant contre lui avec tendresse. Son odeur rassurante était tout ce dont il avait besoin pour se sentir en sécurité.
└ Oh divins, j’ai eu si peur… ┐ sanglota Rhaen, la tête enfouie contre sa poitrine. └ J’ai cru que…
– Chut… C’est bon maintenant. Je suis là. ┐
La main de Carnyx glissa dans ses cheveux puis dans son dos, une tendre caresse comme il lui en faisait souvent pour l’apaiser. Rhaen trembla. Il ne voulait plus lâcher prise.
└ Où sont les autres ? Et Nephos ? Ils sont… avec toi ? ┐
Il releva la tête pour croiser son regard, mais ce n’était plus Carnyx qui le regardait. Son visage avait changé, devenant celui de l’esprit. Lucus sourit et fit simplement :
└ Bouh. ┐
Rhaen hurla. Il repoussa Lucus de toutes ses forces et se mit à courir à l’aveugle. Il entendit le rire amusé de l’esprit le suivre, et accéléra sa course.
Il fuyait depuis de longues minutes lorsque soudain, il heurta une masse et manqua de tomber, rattrapé de justesse par deux bras puissants.
└ Rhaen ? Qu’est-ce que…
– Ah ! ┐ sursauta ce dernier en fermant les yeux et se débattant avec hargne. └ Non, lâche-moi, pas encore !!
– Hé, doucement. C’est moi, David ? ┐
Rhaen ouvrit les yeux et reconnut le visage soucieux de son compagnon de route. Aussitôt, il se mit à pleurer, sans retenue.
└ Rhaen ?
– Il… il avait son visage, David… c’était lui… je l’ai vu…J’ai cru que Carnyx était là pour me sauver… Mais c’était… c’était Lucus…
– Oh. Quel bel enfoiré. ┐
David caressa la tête de Rhaen. Il avait lui-même cru entendre la voix d’Ayel quelques minutes auparavant, lorsqu’il avait atteint une intersection. Il avait préféré l’ignorer et prendre l’autre route, sachant pertinemment qu’Ayel ne pouvait pas être ici.
└ C’est bon. On est de nouveau ensemble, c’est ça l’important.
– Mais… comment… on allait dans des directions différentes ?
– Je ne sais pas. Ces chemins changeants vont nous rendre fous, et je crois qu’il en profite pour se moquer de nous. On ne se sépare plus maintenant. ┐
Rhaen hocha doucement la tête.

Après s’être retrouvés, David et Rhaen marchèrent une éternité. Le chemin était épuisant, mais également rassurant : il ne cessait de monter. Chaque pas les rapprochait de la sortie, ils le sentaient. Ils s’éloignaient du fond des cavernes et remontaient vers la liberté.
C’était difficile, car la route était parfois abrupte et ils n’avaient plus beaucoup de forces. Mais ils se motivaient l’un l’autre, car ils savaient que s’arrêter n’était pas une option.
Ils finirent par atteindre une nouvelle salle. Une grande pièce aux nombreuses portes, qui étaient chacune ornées d’un symbole différent.
Et Lucus était de nouveau là. Il dansait joyeusement dans la pièce, virevoltant avec grâce, les bras tendus devant lui, tournoyant en chantonnant avec Unam comme partenaire, assis au creux de ses mains. Il continua quelques secondes avant de s’arrêter dans une pirouette, et de faire une petite révérence aux nouveaux arrivés.
└ Mais qui revoici ? Mes deux voyageurs favoris.
– Toi ! ┐ s’exclama David en s’avançant, attrapant l’esprit par le col. └ Ne refais plus jamais ça. Ne touche plus un cheveu de Rhaen ou bien… ┐
Lucus pencha la tête, un sourire amusé sur le visage, peu dérangé par l'agressivité de David.
└ Comment résister ? Vos souvenirs chantent si fort, que je ne peux m’empêcher de suivre leur accord.
Durant un instant, l’enfant a cru,
Laissant sa peur et sa prudence perdues.
L’amour est un trou, profond et sans fin
Où l’on se précipite à la recherche d’un chemin.
Sans moi, il serait tombé au fond du néant,
Là où la lumière s’éteint lentement.
L’enfant retrouve le père… et le perd à nouveau.
C’est une leçon qu’il n’oubliera pas sitôt.
– Sans toi ? Une leçon ? ┐ siffla David, tandis que Rhaen se cachait derrière lui. └ Parce que tu penses vraiment nous aider en jouant avec nous comme ça ?
– Pourquoi pas ? Chacun son rôle dans cette pièce. Lui l’enfant, et moi le guide… Et toi, qui es-tu ? Un étranger ? Un frère ? Un guerrier ? Un amant ?
– Un type qui t’a à l’œil.
– Et qui n’en a visiblement qu’un. ┐ ricana Lucus en se dégageant agilement. └ Une plaie protégée par le fragment d’un de mes frères. Curieux, n’est-ce pas ?
– … Quoi ? ┐
David ne comprit pas ce que Lucus voulait dire par là. Il voulut ajouter quelque chose, mais l’esprit le devança et après une petite pirouette, entonna un nouveau chant :
└ Votre énergie mérite mon respect,
mais vous ne tarderez plus à flancher.
Vous redonner la liberté est une nécessité
si je ne veux point m’encombrer de macchabées.
Bien qu’une compagnie éternelle pourrait me plaire,
les corps et les squelettes, écouter, ne font guère.
Il se trouve qu’ils manquent de conversation.
Et ne peuvent apprécier mes douces chansons.
Voilà pourquoi, pour vous aider à sortir,
voici une petite ritournelle qui vous fera réfléchir.
Doubles saisons pour tant de lunes,
Chacune est réelle dans les coutumes.
Mais seulement lune est providentielle.
Celle qui, entière, éclaire le ciel. ┐
Et sur ces mots, après avoir fait un clin d’œil aux deux compagnons, il s’évapora de nouveau. David grimaça, agacé.
└ Doubles saisons… Huit saisons ? Il y a huit portes. ┐ fit Rhaen en les comptant.
Il n’avait aucune intention de perdre du temps. Les mots de Lucus lui avaient redonné un peu d’espoir. Bien qu’il soit tordu et terrifiant, il était maintenant persuadé qu’il essayait vraiment de les aider.
└ Doubles saisons pour tant de lunes. Chacune est réelle dans les coutumes… ┐ soupira David, acceptant de mettre sa colère de côté pour réflechir. └ C’est vrai que tous ces symboles représentent des lunes. Et—
– Pas du tout. Celles-là, oui. ┐ le coupa Rhaen en désignant les croissants. └ Mais les autres, ce sont d’autres symboles. Par exemple là, ce sont des soleils. ┐
Rhaen avait montré du doigt des portes représentant la nouvelle lune et la pleine lune. David ne put s’empêcher de rire.
└ Si si, ce sont des lunes.
– Mais la lune n’a pas cette forme ! Elle n’est pas ronde. Le rond, c’est la Magie, pas l’Âme. C’est le soleil. Tout le monde sait ça.
– Une belle leçon venant de quelqu’un qui n’a jamais vu le ciel. ┐
Rhaen s’empourpra aussitôt. Il croisa les bras et fusilla David du regard, le nez plissé par sa moue agacée.
└ Je sais très bien de quoi je parle, j’étudie auprès d’esprits, je te signale ! Et on est dans le Creux, pas à la surface. Si je te dis que ça, ça représente un soleil, alors c’est que c’en est un.
– Hum. ┐
David ne l’écouta pas et se dirigea vers la porte avec le cercle plein. Il l’ouvrit et s’engouffra dedans. Rhaen hoqueta et le poursuivit aussitôt.
└ David ! Qu’est-ce qui te prend ?
– Ce cercle est une pleine lune. C’est la bonne réponse, fais-moi confiance. C’était vraiment facile.
– Mais…
– Allez, Rhaen, accepte de ne pas toujours avoir raison. ┐ se moqua gentiment David. └ Viens. ┐
Rhaen grimaça, mais le suivit.
└ Si on meurt si près du but, ce sera ta faute.
– Oui, oui. ┐

Après avoir passé la porte et suivi un long couloir sombre, la caverne dans laquelle ils arrivèrent sembla bien différente des précédentes. Elle n’était pas plus grande, ni plus lumineuse, mais quelque chose dans l’air avait changé. David s’arrêta un instant, les sourcils froncés, puis souffla :
└ Tu sens ça ? L’air… Il est différent.
– C’est… c’est l’odeur de la forêt. ┐ répondit Rhaen d’une voix tremblante. └ On remonte. Tu avais raison… je crois que c’était le bon chemin. ┐
Leur pas se fit plus rapide, plus assuré. Le tunnel devant eux était par endroits tapissé de mousse et de petites plantes qui rappelaient l’entrée des grottes. David sourit sans s’en rendre compte.
└ Oui. On est pas loin de la sortie. J’en suis sûr.
– Moi aussi. ┐ murmura Rhaen avec espoir, en posant une main sur la roche. └ J’ai l’impression de respirer de nouveau. ┐
Ils continuèrent leur progression, David aidant Rhaen à grimper les passages plus escarpés. Ils débouchèrent finalement sur un couloir droit, plus praticable que tout ce qu’ils avaient dû traverser ces dernières heures.
Et soudain, Rhaen s’arrêta. Ses yeux s’écarquillèrent. Sur la paroi, peint sur la pierre, se trouvait un symbole bien familier. Rhaen s’en approcha, tremblant, et posa la main dessus.
└ C’est l’un des symboles de… oh. ┐ souffla-t-il, la voix brisée par l’émotion. └ Il est sec. Ils sont passés par là il y a un moment. ┐
Un petit rire lui échappa, entrecoupé de larmes qui coulèrent sur ses joues. David s’approcha à son tour et fixa le mur, surpris. Rhaen se retourna vers lui, un sourire immense sur les lèvres.
└ Tu te rends compte ? Ils sont passés par là. Ils sont passés par là !! Ils ont pris ce chemin. Ils ont survécu. On va les retrouver ! On n’a jamais été aussi proche du bout ! ┐


David et Rhaen franchirent le dernier tournant des galeries, le cœur battant, et l’espoir brillant dans leurs yeux. Et soudain leurs pieds foulèrent enfin de la terre meuble. Ils avaient atteint la sortie.
De l’herbe.
Des feuilles mortes.
Le bourdonnement des insectes.
La lumière des végétaux.
Une forêt ?
David s’arrêta, leva les bras et les étira en s’exclamant triomphalement :
└ On a réussi ! On a retrouvé notre foutue liberté ! ┐
Rhaen, quant à lui, resta figé quelques secondes, submergé par l’émotion. Il tremblait de fatigue, mais aussi de soulagement. Il n’osait pas y croire. Ils avaient réussi ce que de nombreux guerriers avaient échoué durant des siècles avant eux.
Un cri au loin le fit revenir à lui. Une voix furieuse. Et familière.
└ Nephos ! ┐
Sans attendre, Rhaen se mit à courir à travers les arbres. Les branches fouettèrent ses bras et il manqua à plusieurs reprises de trébucher sur des racines. David le suivit de près, surpris et boitant légèrement.
Ils débouchèrent rapidement sur une petite clairière, où un camp de fortune avait été installé. Un feu, quelques affaires éparpillées et surtout une odeur de viande grillée qui les fit saliver. Ils n’avaient pas mangé depuis une éternité.
Carnyx était assis, à moitié avachi sur un tronc d’arbre coupé, un gobelet à la main. L’air satisfait et le regard posé sur les flammes, il semblait bien détendu. Un peu plus loin, Gaïtin surveillait avec beaucoup de soin la cuisson de la viande, comme s’agissait d’une mission de la plus haute importance.
Et contre un arbre, solidement attaché par des cordes épaisses, Nephos se débattait furieusement. Les joues rouges, les cheveux en bataille, il hurlait des insultes à qui voulaient les entendre.
└ Enfoirés ! Vous allez le regretter ! Hé oh, vous m’écoutez ?! Relâchez-moi, bordel ! Merde ! Même votre corde est plus courageuse que vous ! ┐
Rhaen, qui venait de s’arrêter net à la vue de la scène, éclata d’un rire nerveux.
Le bruit attira l’attention des trois guerriers, qui tournèrent aussitôt la tête dans sa direction.
└ Rhaen !
– Oh grands divins… On vous à retrouvé ! Vous êtes en vie ! ┐ souffla ce dernier en se jetant dans les bras de Gaïtin, qui s’était levé pour se diriger vers lui.
Le grand guerrier ne sut comment réagir pendant une seconde, avant de le serrer contre lui en silence.
└ Tu vois Nephos, ça ne servait à rien d’y retourner. ┐ gloussa Carnyx en se relevant, s’époussetant avant de tapoter d’un air moqueur l’épaule du jeune guerrier ligoté. └ Je te l’avais dit. Ils se sont débrouillés tout seuls.
– Tu… Salaud ! T’étais persuadé qu’ils allaient mourir !
– Ah oui ? Autant pour moi. ┐ fredonna Carnyx avant de se retourner vers David. └ Bon. Content de vous savoir en vie, gamins. Vous nous avez fait une sacrée frayeur. Dès que nous sommes sortis, nous avons monté le camp pour vous attendre. On n’avait pas trop d’espoir, ceci dit. On comptait rester au maximum trois jours avant de vous déclarer officilement décédés.
– Et vous avez attaché Nephos ? ┐ demanda David, les sourcils haussés. └ Pourquoi ?
– Il l’a mérité.
– J’AI RIEN FAIT ! ┐ protesta Nephos. └ Ils m’ont dit que c’était pour mon bien ! POUR MON BIEN ! QUI FAIT ÇA POUR LE BIEN DE QUELQU’UN ?!
– Tu voulais retourner dans les cavernes, idiot ! ┐
Rhaen ne put s’empêcher de pouffer de rire à nouveau. Il rejoignit son frère et commença à défaire les cordes.
└ T’inquiète pas, Nephos. On est là maintenant.
– Je… J’ai eu si peur pour toi. J’sais pas ce que… ┐ fit Nephos en enlaçant son frère une fois libéré de ses entraves. └ J’pourrais pas vivre sans toi, Peluche. Je m’en veux tellement de t’avoir laissé seul. Je suis désolé…
– Nephos… c’est bon…
– On vous racontera ce qu’on a vécu. Vous allez pas en revenir. ┐ fit David en s’asseyant enfin au sol, le dos contre un arbre.
Il laissa échapper un soupir long et tremblant. Un soupir de fatigue, mais aussi de douleur. Il ferma les yeux et murmura :
└ Mais pour l’instant… on va juste se reposer un peu, d’accord ?
– Tiens, bois. ┐ fit Carnyx en lui tendant une gourde d’eau.
David l’accepta avec la reconnaissance. Et durant un instant, tout le monde se tut. Ils réalisaient que l’impensable s’était réalisé. Ils étaient tous vivants.

David s’était assoupi sans s’en rendre compte. L’épuisement, couplé au fait de se sentir enfin en sécurité, avait eu raison de lui. Lorsqu’il se réveilla, l’obscurité était tombée sur le camp.
Rhaen dormait à ses côtés, la tête posée sur ses genoux. Sur le coin de sa bouche se trouvait un petit reste de nourriture, prouvant que ce dernier avait tenu le temps de manger un petit peu avant de s’écrouler à son tour.
La cape de Carnyx les recouvrait, déposée sur eux par le guerrier pour les protéger du froid. Entre la chaleur du tissu épais, et celle du feu de camp, ils avaient tout ce qu’il fallait pour se sentir bien.
David aurait fait n’importe quoi pour ne pas avoir à bouger, mais avait bien trop faim pour rester ainsi. Son ventre était si vide qu’il en avait des crampes.
Comprenant qu’il ne pouvait pas se déplacer sans réveiller Rhaen, il le secoua doucement.
└ Hm ? ┐ fit le jeune sylène. └ David ?
– J’ai besoin de bouger. Tu me libère ? ┐
Rhaen se redressa lentement, le regard ensommeillé. Il se frotta les yeux s’étirant félinement, un bâillement sonore s’échappant de ses lèvres. David l’enviait d’être capable de bouger ainsi. Pour sa part, le moindre mouvement était synonyme de douleur.
Le bâillement de Rhaen avait attiré l’attention du reste du groupe. Carnyx fit signe à David de rester assis et attrapa un bol en bois qu’il apporta aussitôt à ce dernier.
└ Tiens. On t’a mis une portion de côté.
– Oh, merci. ┐ répondit David en attrapant le bol avec toute la reconnaissance du monde, tandis qu’à ses côtés Rhaen clignait lentement des yeux, peinant à se réveiller. └ Je suis affamé.
– Oui, on sait.
– Quoi ?
– Voilà deux heures que ton ventre fait le bruit d’un ours enragé. ┐ se moqua Carnyx. └ Ce qui s’accordait parfaitement à tes ronflements. ┐
David sentit ses joues chauffer, mais décida de ne pas répondre. Il n’attendit pas une seconde de plus et dévora le contenu du bol. La viande avait eu le temps de refroidir, mais il s’en moquait bien. Il avait tellement faim que ce simple repas lui semblait divin.
Carnyx s’accroupit devant lui, le regardant silencieusement manger en attendant qu’il ait fini. Et quand David reposa le bol, il était si propre qu’il semblait avoir été lavé. Il n’avait pas laissé une seule miette, et avait mangé si vite qu’il le regretta aussitôt, son ventre n’appréciant pas trop.
└ Bon. ┐ fit Carnyx en lui reprenant le bol des mains pour le déposer à côté de lui. └ Il est temps qu’on parle. Pourquoi avez vous disparu ? Et comment avez-vous fait pour vous en sortir ? ┐
Son regard était sérieux. Il n’arrivait visiblement pas à comprendre comment les deux égarés avaient pu réussir l’impossible sans leur aide.
Rhaen se tendit aussitôt. Il échangea un regard inquiet avec David, qui toussota et répondit à Carnyx.
└ Je suis désolé, j’ai paniqué. Je me suis éloigné, et Rhaen m’a suivi pour ne pas me laisser seul. ┐ mentit-il. └ Sans lui, je serais sans doute mort. ┐
Rhaen écarquilla les yeux, surpris, et fit un petit bruit qui attira un regard suspicieux de Carnyx.
└ Hum. Ce n’est pas très sérieux de ta part, David. On avait des consignes clairs. Tu sais que…
– Je suis désolé. ┐ continua sincèrement David. └ À vrai dire, Rhaen a aussitôt insisté pour qu’on revienne vers vous, mais le chemin avait changé. On s’est retrouvés seuls dans un nouveau dédale.
– Oui. C’est ce qu’on avait déduit. Et donc, après ça ?
– On à… ┐ commença David en échangeant un nouveau regard avec Rhaen. └ On n’a pas été très intelligents. On a vu une lueur bleue et on a cru qu’elle nous guiderait vers la sortie ? Ça paraît idiot dit comme ça, mais on la suivit. ┐
Carnyx poussa un long soupir. Il passa la main sur son visage avant de secouer la tête, ennuyé.
└ C’était un feu-follet. Hedera ne t’a rien appris, Rhaen ? On ne suit pas un feu-follet, bon sang !
– Je… ┐ bredouilla Rhaen en rentrant la tête dans ses épaules. └ On n’a pas encore étudié ces esprits-là… Je pensais que les esprits d’Âmes guidaient les gens perdus, pas qu’ils les perdaient encore plus !
– Rhaen. Quand on ne connaît pas un esprit, on ne le suit pas ! ┐ gronda Carnyx. └ Vous avez beau avoir survécu, vous ne vous rendez pas compte de la chance que vous avez eue. Mais ça explique mieux certaines choses…
– Ah ?
– Le feu-follet a tenté de nous avoir aussi, mais peu de temps après il s’est comme volatilisé. ┐ fit Gaïtin en les rejoignant. └ Carnyx était persuadé qu’il avait compris que vous étiez une cible plus facile et… disons que nous en avons profité pour nous échapper. Mais il nous a aussi raconté pas mal d’histoires qui finissent mal. Vous avez effectivement beaucoup de chance d’être encore là.
– Quoi, il nous a choisis en premier parce qu’on est plus faibles ? ┐ grimaça David.
Il avait beau le savoir, il n’aimait pas trop l’idée d’être considéré comme une cible facile. Il avait l’impression d’être comparé à un enfant.
└ Oui, ça ressemble bien à Unam. ┐ ajouta pensivement Rhaen.
Carnyx haussa aussitôt un sourcil.
└ Unam ?
– Je, euh…┐ bredouilla Rhaen, qui se rendit compte qu’il venait de laisser s’échapper une information importante. └ Oui ? C’est le nom du feu-follet ?
– Le nom de… Merde. Rhaen ? Comment sais-tu ça ?
– J’ai parlé avec lui après l’avoir enfermé dans un globe ? ┐ répondit ce dernier, d’une voix si basse qu’elle pouvait à peine être comparée à un murmure. └ Désolé, j’ai paniqué ?
– Rhaen —
– Pour sa défense ! ┐ les coupa David, avant que Carnyx n’ait eu le temps d’élever la voix. └ Le feu-follet était en train de me bouffer le visage !
– … quoi ? ┐

Carnyx écarquilla légèrement les yeux. Il était si difficile de le surprendre, que l’étonnement sur son visage inquiéta aussitôt David et Rhaen. Il se pencha en avant et souffla :
└ Comment ça ? Vous êtes entré en contact avec le feu-follet ? Il t’a touché ?
– On… Oui ? ┐ répondit David, décontenancé. └ C’est grave ?
– Les esprits d’Âmes évitent comme la peste tout contact avec les hommes. C’est très dangereux. ┐ expliqua Carnyx, les sourcils froncés. └ Il devait vraiment être désespéré pour en arriver là.
– Oui. ┐ répondit fièrement Rhaen. └ On a échappé à un de ses pièges, et ça nous a fait tout droit atterrir dans sa tanière ! Il ne s’y attendait pas. On est pas si faibles que ça, finalement. J’ai longtemps parlé avec lui, tu sais ? Il n’était pas méchant, au contraire ! Juste seul. Je suis content d'avoir pu lui apporter un peu de compagnie. Il va me manquer. ┐
Carnyx entrouvrit la bouche, mais aucun mot n’en sortit. Il resta figé un instant, les pensées visiblement ailleurs. Puis, sans détourner les yeux, il lança d’un ton ferme :
└ Gaïtin. Va monter la garde avec Nephos. ┐
Le guerrier hocha la tête, comprenant qu’il n’était pas convié à la discussion, et s’éloigna sans un mot. Carnyx porta une main à ses lèvres, se mordillant l’ongle avec nervosité. Le silence s’étira, pesant. Puis, il demanda enfin :
└ Donc, il vous a attaqué, tu l’as englobé, vous avez discuté, et il a finalement décidé de vous aider à sortir ? C’est ça ?
– Euh, pas tout à fait. C’est plus compliqué que ça.
– Mais tu as parlé avec lui ? Rhaen, tu l’as touché, toi aussi ?
– Pas directement. Uniquement au travers du globe. Mais j’ai fait très attention ! Je sais à quel point les plus petits esprits sont fragiles, j’ai pris grand soin de lui. ┐ babilla Rhaen. └ Je suis juste un peu déçu, je n’ai pas pu lui dire au revoir. Je pensais qu’on aurait pu devenir ami, mais il n’est plus revenu vers nous après avoir été libéré du globe.
– Je vois. Tant mieux. ┐
Carnyx semblait légèrement soulagé, ce qui attira la curiosité de David. Le jeune homme demanda prudemment :
└ Tant mieux ?
– Oui. Rhaen, promets-moi quelque chose. Si jamais tu recroises ce feu-follet, ce Unam… n’essaie pas de l’approcher. Pour ta sécurité. Et pour la sienne.
– Quoi ? ┐
Carnyx soupira.
└ Tu es trop gentil, trop ouvert, trop… doux. Exactement le genre de personne dangereuse pour ce type d’esprit.
– P...pourquoi ?
– Parce qu’ils tombent facilement amoureux. Trop facilement. C’est la véritable raison pour laquelle ils évitent le contact direct. Et quand cela arrive… et bien, ça finit rarement bien. ┐
Rhaen rougit aussitôt, comprenant les implications.
└ Je… mais…
– Je te parle en tant que père. J’ai vu ce genre d’histoire finir en drame plus d’une fois. Et crois-moi, tu es exactement le genre à y laisser ton cœur. ┐ fit Carnyx, d’un ton plus tendre, lui ébouriffant doucement les cheveux. └ Ne joue pas avec ce feu-là, Rhaen. Je te déconseille vraiment cette voie. Promets-moi juste de faire attention, d’accord ? ┐
Rouge pivoine, Rhaen hocha vaguement la tête, incapable de répondre autrement qu’avec un petit gargouillis embarrassé.
└ Bref. Quand on rentrera, je demanderais à Adrepo de te faire un petit cours accéléré sur les esprits d’Âme. Il se fera un plaisir de répondre à tes questions. ┐ conclut Carnyx, avant d’ajouter plus sombrement └ Maintenant… parlez-moi de cette tanière, et surtout, comment vous en êtes sortis. Vous connaissant, j’ai comme un mauvais pressentiment. Je ne vais pas aimer la suite, pas vrai ? ┐

Rhaen évita un instant le regard de Carnyx, puis échangea un bref coup d’œil avec David. Ce dernier comprit qu’il était de corvée de tout relater. Il poussa un long soupir résigné.
└ Carnyx, avant tout… jure-moi que tu ne vas pas t’énerver.
– Je ne te promets rien. ┐ répliqua Carnyx en croisant les bras, ce qui agaça aussitôt David, qui plissa le nez. └ Parle maintenant.
– Par où commencer… ? Bon. On est effectivement tombés dans la tanière du feu-follet. C’était une zone très profonde, au plus bas des cavernes. Là où personne ne va jamais.
– C’était magnifique ! ┐ s’exclama Rhaen, oubliant vite ses craintes, les yeux brillants, tandis que David grimaçait. └ Plein de cristaux partout ! Plus purs et brillants que ceux à l’entrée des grottes. Du bleu, David ! Tu te souviens ? C’était bleu ! Du bleu partout ! ┐
David leva les yeux au ciel. L’émerveillement de Rhaen contrastait cruellement avec la gravité de leurs actes. Il lui donna un discret coup de coude, pour le ramener à la réalité. Rhaen se tut aussitôt, prenant un air penaud. Carnyx, lui, haussa un sourcil.
└ Et il y avait d’autres feux-follets ?
– Non. Mais, il avait dessiné des esprits sur chaque cristal. Il a dit à Rhaen que c’était sa famille. À mon avis, il devait vivre là depuis des siècles.
– Et ensuite ? Qu’avez-vous fait ?
– On a découvert une salle avec un cristal géant. Un cristal qui contenait un esprit très ancien qui avait été scellé à l’intérieur. ┐ répondit David, abandonnant tout espoir de maîtriser le récit. └ Et oui, on l’a libéré. ┐
Un hoquet s’échappa des lèvres de Rhaen, qui mit les mains devant son visage, comme pour s’effacer. Carnyx, lui, cligna des yeux. Il resta un instant sans voix, puis souffla, incrédule :
└ Vous avez fait quoi ?
– On a libéré un foutu esprit pour qu’il nous montre la sortie et il l’a fait. Fin de l’histoire. David et Rhaen traumatisés par un tordu de plus, mais en vie. ┐ répondit David en haussant le ton sous le coup de l’énervement. └ Et avant de nous engueuler, si on ne l’avait pas fait on serait sans aucun doute morts. Enfin, pas que ça t’aurais gêné plus que ça, de ce que j’ai pu voir. ┐
Carnyx se leva d’un bond. Il attrapa David par le col et le força à se lever à son tour, le plaquant contre le tronc de l’arbre derrière lui. Son regard était furieux.
└ Vous avez libéré un esprit ?! Un esprit qui était scellé dans un cristal ? Vous êtes fous ?! Quelle était son allégeance ? Âme, Magie ou Matière ? Et quel était cet esprit ? Qui ?!
– Un esprit d’Âme. ┐ siffla David. └ Un vrai taré, si tu veux mon avis.
– David. Son nom.
– Lucus. ┐
Carnyx relâcha aussitôt le jeune homme et recula d’un pas. Il répéta d’une voix blanche :
└ L… Lucus ?
– Ouais. Il s’est présenté comme étant l’artisan de cristal, ou quelque chose comme ça.
– Bordel. ┐ murmura-t-il, sous le choc.└ Lucus ? LE Lucus ? C’est donc là qu’il se cachait depuis tout ce temps ? Mais pourquoi ? Foutredieu, je m’attendais à tout, sauf à ça.
– Carnyx ? ┐ tenta Rhaen, inquiet.
Mais le regard de Carnyx était perdu, plongé dans ses pensées.
└ Lucus, hein ? Merde. Si c’est bien celui auquel je pense… Bon sang. Vous avez rencontré l’une des Huit Phases de la Lune. ┐

└ Lucus, hein ? Merde. Si c’est bien celui auquel je pense… Bon sang. Vous avez libéré l’une des huit phases de la Lune.
– L’une des huit phases de la Lune ? Qu’est-ce que…
– Plus tard. ┐ siffla Carnyx en se détournant d’eux.
Il s’éloigna, son regard perdu au loin, l’esprit entièrement plongé dans ses pensées. Un frisson remonta le long du dos de David, tandis qu’il regardait l’homme faire les cent pas. Il s’était attendu à ce qu’il explose de colère, à ce qu’il crie et cherche à le frapper, mais non.
Le silence remplaça la fureur, et cela inquiétait davantage David. Son propre agacement s’était comme évaporé, telle une bulle crevée. Il ne lui restait plus qu’une boule d’anxiété coincée dans sa gorge. Oh, et évidemment, un immense poids dans son ventre.
L’esprit lui avait certes semblé tordu, dérangé même, mais dangereux ? Il n’aurait su le dire. Il se l’était imaginé au début, mais il les avait finalement sauvés. David devait bien avouer qu’il lui en était reconnaissant. Qui que soit ce Lucus, David et Rhaen étaient en vie grâce à lui.
Finalement, Carnyx passa une main dans ses cheveux et se tourna vers eux.
└ Rhaen, comment était la prison de Lucus ? Était-ce un sortilège ? Un sceau ? Quelle magie était utilisée ? Soit précis. Comment tu as fait pour libérer cet esprit ?
– À vrai dire, ce n’est pas Rhaen qui l’a libéré. ┐ murmura David, avec une moue coupable. └ C’est moi. Je ne l’ai pas fait exprès, même si on avait déjà décidé de le faire. ┐
Carnyx s’immobilisa. Il pencha la tête avec étonnement.
└ Comment ça ? ┐
David haussa les épaules, mal à l’aise.
└ Il y avait un arbre dont les racines scellaient le cristal et tout est tombé en poussière quand je l’ai touché. ┐ répondit-il, en agitant les doigts. └ C’est peut-être à cause de mes origines bizarres ? Tu sais, vos histoires d’Enfant ?
– Tu penses avoir utilisé de la magie ?
– Je ne pense pas. ┐ murmura timidement Rhaen. └ David n’a pas utilisé de magie, ça, je peux vous le garantir. ┐
Carnyx se détourna lentement, la mâchoire crispée, replongeant dans ses pensées. Il croisa les bras, ses doigts tapotant nerveusement contre son coude, puis se retourna d’un coup sec.
└ Je veux tout savoir. Dans les moindres détails.
– Bien sûr. ┐ répondit David. └ Nous —
– Non. Rhaen. ┐
Rhaen se tendit aussitôt. Il jeta un regard nerveux à David, puis à Carnyx. Il rentra la tête dans ses épaules et répondit d’une voix aiguë :
└ Moi ?
– Oui. ┐ confirma Carnyx en tendant la main.
Rhaen s’immobilisa. Une seconde. Deux. Puis il comprit. Le sang sembla quitter son visage, tandis que ses oreilles s’abaissèrent lentement.
└ Quoi ? ┐ gémit-il. └ Tu veux qu’on fasse… Ça ?
– Oui.
– Mais… ça fait mal… On ne peut pas juste te raconter ? Je te promets qu’on te donnera tous les détails ! ┐
David fronça les sourcils. Il observait la scène, perdu. Qu’est-ce que c’était que ce « ça » ? Et pourquoi Rhaen semblait-il redouter la douleur ? Que voulait Carnyx exactement ?
└ Non. ┐ répondit Carnyx. └ Considère que cette douleur sera ta punition pour avoir utilisé la magie noire sans autorisation. ┐
Rhaen ferma les yeux une seconde, puis les rouvrit, résigné, mais brillant étrangement de soulagement. Il hocha la tête lentement, tandis que David sentit un frisson lui remonter la nuque. Quelle punition lui était destinée à l’origine, et à quel point pouvait-elle être barbare pour que Rhaen accepte d’avoir mal avec soulagement ?
└ David, recule s’il te plaît. ┐
Il obéit sans discuter, ne voulant pas attirer plus d’ennuis à Rhaen, et recula de deux pas. Mais il n’aima pas ce qu’il vit.
Rhaen s’agenouilla lentement, en silence. Il se pencha vers l’avant, posant son front contre la main tendue de Carnyx. Ses épaules s’étaient tendues, ses mains sur les genoux, et ses yeux fermés.
Soudain une aura sombre, lourde, s’étendit autour d’eux. Le sol sembla vibrer. L’air se fit plus dense, chargé d’une magie froide et désagréable. Cela n’avait rien à voir avec ce que David avait pu voir jusqu’aujourd’hui.
Carnyx murmurait des mots inaudibles, les sourcils froncés, concentrés à l’extrême. Rhaen se mit alors à trembler. Des larmes coulaient sur ses joues, sans bruit. Puis, sans avertissement, un spasme le parcourut.
Un gémissement lui échappa. Son nez se mit à saigner, mais son front resta collé à la paume de Carnyx, tandis que ses mains s’enfoncèrent dans la terre, comme s’il cherchait à s’y ancrer pour ne pas tomber.
Et puis, brusquement, tout s’arrêta. Carnyx relâcha Rhaen et recula d’un pas, grimaçant. Il vacilla, semblant ailleurs, peinant à reprendre ses esprits. Rhaen quant à lui s’effondra en avant. David se précipita à ses côtés et l’aida à se redresser.
└ Ça va ?
– Ça va. J’ai juste… mal à la tête. ┐ gémit Rhaen. └ Ça va passer. Au moins maintenant, Carnyx à tout vu. ┐
Carnyx avait tout vu ? David comprit à cet instant que le guerrier avait utilisé sa magie pour plonger dans les souvenirs de Rhaen. Il serra les dents et se tourna vers Carnyx, le regard dur.
└ C’était vraiment nécessaire ?
– David, donne-moi ta main.
– Quoi ? Non ! Hors de question que tu fouilles aussi dans ma mémoire.
– David. Ta main. ┐
Il hésita, puis tendit une main.
└ L’autre. Celle qui a touché le cristal et l’arbre. ┐
Carnyx la prit, l’examina longuement, l’air absent. Puis, sans prévenir, il se mit à la sentir. David sursauta, écœuré.
└ Quoi, qu’est-ce que —
– C’est bien ce que je pensais. ┐
Carnyx relâcha David et croisa les bras, pensif.
└ L’esprit que vous avez rencontré correspond effectivement aux descriptions. C’est bel et bien Lucus. Cependant, ce n’est pas David qui l’a libéré.
– Quoi ? Mais si… J’ai touché l’arbre et…
– Exactement. Et avant cela, tu avais touché son cristal. Il s’est servi de toi. Sa magie perdure encore un peu sur ta main. Désolé, ce n’est pas tes origines qui l’ont libéré, tu lui as simplement servi de vaisseau. ┐ se moqua Carnyx. └ Personne n’est assez stupide pour toucher un cristal par ici. Il a dû voir ça comme une aubaine.
– Mais…
– C’est une bonne nouvelle, David. ┐ soupira Carnyx. └ On peut s’en servir pour remettre la faute sur l’esprit, et jouer sur la thèse de l’accident.
– Quoi ? ┐
David sembla perdu, et Carnyx ajouta :
└ Tu as libéré l'un des plus puissants Esprit d’Âme, qui était scellé sur le territoire d'un peuple avec lequel nous ne sommes pas en très bons termes. Tu ne t’attends quand même pas à ce que nous nous sortions sans conséquences, pas vrai ? On va devoir la jouer fine. S’ils l’apprennent, l’accès à leur passage vers la surface sera fortement compromis. ┐

C’était sans nul doute une soirée dédiée aux longs soupirs, car Carnyx en poussa un nouveau.
Il se dirigea vers le feu de camp pour s’asseoir sur l’un des vieux troncs d’arbres coupés qui lui tenaient compagnie.
└ Bon. On n’a plus qu’à espérer que ça ne remonte pas trop vite jusqu’aux oreilles du peuple des pins… ┐ marmonna-t-il, la voix grave, en passant une main dans ses cheveux. └ Mais j’en doute. On va devoir faire très attention. ┐
David baissa les yeux, envahi d’un mélange de culpabilité et de lassitude.
└ Je suis désolé. ┐murmura-t-il.
Carnyx haussa les épaules. Lire les souvenirs de Rhaen l’avait visiblement apaisé. Son regard sombre se perdit dans les braises, tandis qu’il répondait d’un ton résigné :
└ Vous n’aviez pas vraiment le choix. C’est un enchaînement de circonstances qui font que ça ne pouvait pas vraiment se passer autrement. Je n’aurais pas dû vous prendre avec moi, j’aurais dû vous ordonner de rentrer avec Aylin. C’est de ma faute. ┐
David se pencha pour aider Rhaen à se relever. Le jeune homme, épuisé et tremblant, s’appuya lourdement sur lui. Ensemble, ils avancèrent lentement jusqu’à l’autre tronc qui entourait le feu et faisait face à Carnyx. David voulut aider Rhaen à s’asseoir dessus, mais ce dernier secoua la tête et se glissa sur le sol, déposant la joue contre le bois.
David récupéra la cape de Carnyx et s’en servit pour couvrir les épaules frêles du jeune homme. Ce dernier ferma les yeux. Il n’avait plus aucune énergie. Il semblait éteint.
Carnyx tira une gourde de cuir de son sac et en but une longue gorgée avant de la tendre à David.
└ Donnes-en à Rhaen. Il a besoin de boire de l’eau.
– D’accord. ┐
Pendant que David transmettait la gourde au jeune homme, qui rouvrit les yeux le temps de boire goulûment, Carnyx sortit un petit sachet de toile, gonflé d’herbes séchées.
Il le secoua légèrement, un sourire aux lèvres. David reconnut l’odeur familière des herbes et se rappela aussitôt la pipe que Carnyx lui avait donnée quelques jours plus tôt.
Un bref instant de panique le traversa : l’objet avait-il roulé dans le ravin quand il était tombé dans le piège du feu-follet ?
Il fouilla nerveusement dans son sac. Ouf. Elle était toujours là, au fond, parmi quelques autres possessions auxquelles il tenait. David la sortit et attrapa les herbes que Carnyx lui tendait, tentant maladroitement de bourrer la pipe. Après quelques essais infructueux, il abandonna et tendit l’objet à Carnyx. Ce dernier éclata de rire.
└ Il faudra bien que tu apprennes à le faire toi-même, un jour ! Tiens, regarde, je vais te montrer.
– Je suis trop fatigué pour ça ce soir.
– Bon, bon… ┐
Une fois la pipe allumée, les volutes de fumée s’élevèrent lentement dans l’air nocturne. Ils échangèrent quelques bouffées, en silence.
Carnyx leva finalement les yeux vers la voûte sombre de leur abri, l’air grave.
└ Lucus, hein ?
– Tu ne nous as toujours pas dit qui c’est. ┐ tenta David, intrigué.└ C’est si grave que ça ? Je n’y connais rien aux esprits, tu sais. ┐
À côté de lui, Rhaen, déjà assoupi, émit un léger ronflement. Carnyx lança un bref regard à son fils, puis hocha lentement la tête.
« Il existe plusieurs catégories d’esprits, chacun lié à un Divin spécifique. » fit-il en nordan.
Le changement de langue surpris David, qui avait remarqué que Carnyx faisait cela lorsqu’il ne voulait pas risquer de dévoiler certaines informations aux autres membres du groupe.
« Oui. Âme, Matière, et Magie ? À la surface, on les connaît aussi. Mais on les appelle Entités. »
David n’avait pas manqué de faire le lien entre les Entités présentes dans la culture éclaiste et abarianne, et les Divins dont parlaient les sylènes. Pour une fois qu’il y avait un point commun clair entre les légendes de la surface et celles du Creux, David appréciait.
Âme, nommée Esprit à la surface, était l’Entité de la Lune. Matière était celle de la Terre, et Magie celle du Soleil. Elles avaient créé le monde ensemble, mais se chamaillaient sans cesse. Surtout Matière et Âme, qui ne parvenaient pas à s’entendre. Une rivalité et une opposition aussi ancienne que le monde les séparait.
« Cela ne m’étonne pas que cette connaissance ait perduré. Quand j’étais jeune, c’était la religion principale et elle était toujours bien ancrée lorsque j’ai disparu. » répondit Carnyx. « D’ailleurs, j’ai été prêtre, tu sais ? Bien avant de devenir un Gardesprit et un roi, j’ai dédié ma vie aux trois divins.
– Toi ? Prêtre ?
– Issus d’une longue lignée. » se vanta Carnyx. « C’est pour ça que j’ai reconnu le nom de Lucus. J’ai étudié les esprits d’Âme au même titre que les autres, et j’ai même écrit des essais à leur sujet, bien qu’ils aient été détruits après ma chute. Mes souvenirs sont cependant très flous et détériorés. C’était dans une autre vie. »

À chaque fois que David pensait avoir à peu près tout appris de Carnyx, ce dernier le détrompait avec une nouvelle révélation sur son passé.
Il avait déjà eu du mal à concevoir que Carnyx ait été roi, fondateur de GemmeNoire. Alors, l’imaginer prêtre ? Cela ne collait en rien à l’image qu’il renvoyait : celle d’un homme plus prompt à menacer qu’à prêcher.
Carnyx sembla remarquer son air troublé, car il sourit et lui fit un petit clin d'oeil amusé.
« Donc, au sujet de Lucus… » repris David en penchant légèrement la tête. « Qui est-ce, exactement ?
– Comme tu as dû le comprendre, il existe plusieurs races d’esprits dans le monde. » expliqua Carnyx en posant les bras sur ses genoux, se penchant en avant avec un air sérieux. « Les feux-follets en sont une, au même titre que les lutins ou les fées. Ils vivent parfois en communauté et sont nombreux. Ils peuvent changer de forme, mais l’essence de leur être restera toujours la même : des échos de la pureté des Divins, à travers lesquels leur voix nous parvient. Cependant, il existe aussi des esprits plus… uniques.
– Et Lucus est l’un de ces esprits uniques, c’est ça ?
– Oui. Il fait partie d’une catégorie d’esprit que l’on surnommait à mon époque les Mains des Divins, car ils sont les premiers à avoir vu le jour. Ils sont aussi vieux que le monde lui-même et l’ont vu se construire. Parfois, ils y ont même participé. Nemus, l’esprit d’Yphen dont je t’ai parlé l’autre jour, est également une Main. Une Main de Matière. »
Carnyx se redressa. Il tira une bouffée de sa pipe, tandis que David assimilait les informations, ses yeux s’écarquillant lentement.
« Aussi vieux que le monde ? C’est… j’ai bien compris que les esprits étaient vieux, mais… wouah.
– Ahahaha. Étourdissant, n’est-ce pas ? Même moi, qui ai de nombreux siècles, ne suis qu’un enfant en comparaison. » rit Carnyx. « Et donc, Lucus est l’une des huit Mains d’Âme, les Phases de la Lune.
– Oh.
– Si je me souviens bien, son rôle est de donner naissance aux feux-follets.
– De donner naissance ? Comment ça ?
– Le mythe que j’ai étudié raconte que les premiers feux-follets naquirent des reflets de la Lune, lorsque ses rayons dansèrent sur de l’eau pure. Âme les façonna en leur offrant amour, sensibilité et rêves. Au début, il était inspiré, et donnait souvent naissance. Mais, au fil des siècles, il se lassa.
– Il se… lassa ?
– Âme est paresseux. » répondit Carnyx en roulant des yeux. « Il a donc proposé à Lucus, qui était l’un des esprits en charge de guider les âmes vers la lune, de le faire à sa place. Âme le refaçonna et lui offrit le titre d’Artisan de Cristal. On dit qu’assis sur la lune, Lucus sculpte les cristaux d’âme pour leur donner la forme de petits êtres. Et lorsque ses sculptures lui plaisent, il récupère un peu de lumière lunaire et leur insuffle pour leur donner vie. C’est ainsi qu’il donne naissance aux feux-follets.
– Donc… Unam a été créé par Lucus ? » murmura David.
Carnyx opina.
« Sans aucun doute. Et de ce que j’ai vu de sa tanière dans l’esprit de Rhaen, Unam a tenté à sa façon de reproduire la magie de son créateur. C’est ce qui explique les nombreux dessins sur les cristaux. C’est un mimétisme. »
David resta pensif un instant, le regard fixé sur les flammes.
« Est-ce que ça veut dire… que Lucus pourrait recommencer à créer des feux-follets ? »
L’idée de voir le Creux envahi de ces petites créatures n’était pas forcément ce qu’il attendait avec le plus d’impatience. Carnyx réfléchit un instant, comme plongé dans ses souvenirs.
« Il y a des chances. Et les esprits d’Âme sont comme la marée. On ne peut ni les retenir ni les arrêter. Donc si ça arrive, cela risque de perturber fortement le peu d’équilibre qu’il reste ici. » murmura-t-il en se frottant le menton. « Ou bien, il n’en fera rien.
– Quoi ?
– Les esprits d’Âme sont aussi paresseux que leur créateur. Ils passent plus de temps à dormir et rêver qu’à travailler. Ils sont libres de faire ce qu’ils souhaitent, et leur volonté est imprévisible. Si Lucus ne souhaite pas reprendre son œuvre, il n’y a rien ni personne qui puisse le forcer. Sauf peut-être Âme, mais sincèrement, Adrepo m’a assuré plus d’une fois qu’il était vraiment trop fainéant pour courir après ses fils. »

« Adrepo m’a assuré plus d’une fois qu’Âme était vraiment trop fainéant pour courir après ses fils. »
David fronça les sourcils. À chaque fois que Carnyx ou Rhaen évoquait Âme, le nom d’Adrepo finissait toujours par surgir. Pourquoi ? Il hésita avant de murmurer dans un souffle :
« Carnyx. Qui est vraiment Adrepo ?
– Mmh ?
– Je me souviens très bien qu’à notre rencontre, tu m’as dit qu’il était né de la Lune. Que vous le surnommiez votre Lune. Et quand l’on parle d’Âme, son nom revient à chaque fois.
– Je t’ai dis beaucoup de choses ce jour là, mais pas forcément que des vérités. » répondit Carnyx, qui esquissa un sourire amusé. « Mais celle-ci l’est, plus ou moins. Adrepo est effectivement lié à la Lune. C’est un esprit d’Âme. »
David secoua légèrement la tête, tentant de remettre un peu d’ordre dans ses pensées. Au bout de plusieurs secondes, il demanda avec hésitation :
« Tu ne m’as pas aussi dit qu’il était un Enfant ? Le fils d’Hedera ? Comment peut-il être à la fois l’enfant d’une Dame… et un esprit d’Âme ?
– Hum. Je pense qu’il ne m’en voudra pas si je t’en dis un peu plus. » réfléchit Carnyx en se frottant le menton, avant de répondre : « Tu préfères la version simple, ou compliquée ?
– Simple. Je ne suis pas sûr de pouvoir encaisser beaucoup plus. » soupira David. « J’en ai déjà la tête qui tourne. »
Carnyx tira une longue bouffée de sa pipe, puis la tendit à David, qui en aspira une à son tour.
« Dans ce cas, ne t’embête pas à comprendre le lien entre Hedera et ses Enfants. Pour cet aspect d'Adrepo, il vaut mieux faire comme s’il n’existait pas.
– D’accord. » répondit David, qui trouvait cela étrange. « Je vais essayer ?
– Bien. » sourit Carnyx.
Il inspira profondément, comme pour se donner un air solennel, avant de lancer d’un ton mi-sérieux, mi-satisfait :
« Adrepo n’a pas toujours été Adrepo. Autrefois, une partie de lui se nommait Arep et était l’une des Mains d’Âme. »
David hoqueta.
« Il était… une Main d’Âme ? Mais… quoi ?! »
Carnyx éclata de rire, visiblement ravi de l’effet de sa révélation.
« Garde ça pour toi. Rhaen ne le sait pas encore et les autres non plus. Adrepo est très secret sur son passé. La plupart des gens pensent qu’il était simplement l’un des premiers feux-follets. »
David resta sans voix, les yeux fixés sur Carnyx.
« Pour être honnête, je ne sais pas grand-chose de l’époque où il était Arep. » ajouta le guerrier, pensif. « Il parle volontiers d’Âme et des autres esprits, mais très rarement de lui-même. Ce que je sais, c’est que son titre était l’Orfèrêve. L’Orfèvre des Rêves. C’est lui qui façonnait les songes.
– L’Orfèvre des Rêves… » murmura David. « C’est un joli titre.
– N’est-ce pas ? »

Après avoir discuté quelques minutes supplémentaires avec Carnyx, David s’éloigna du camp pour se soulager. Il était si épuisé, que ce soit par les récents événements ou les émotions suite à tout ce qu’il avait appris, qu’il se sentait plus lourd que jamais.
Il repensait aux figures antiques, surgies tout droit de mythes, qui semblaient se côtoyer dans le Creux. Jamais il n’aurait imaginé qu’un tel monde puisse vivre directement sous leurs pieds, caché des yeux du reste du royaume. Et il s’y découvrait une soif nouvelle : celle des secrets et des histoires du passé. Il n’aurait jamais cru autant aimer ça.
Et c’est pour cela qu’il n’avait pas hâte de revenir dans le Nord. Ici, parmi les sylènes et les esprits, il sentait sa place se dessiner malgré lui. Quitter tout ça pour rejoindre de nouveau un monde qui n’avait jamais souhaité sa présence, allait être étrange.
Mais il avait bien l’intention de le faire, pour Ayel, pour Léo, et pour le reste du groupe qui comptait sur lui. Il avait hâte de terminer sa mission pour voir leurs regards soulagés er leurs sourires fiers.
└ Ce regard perdu, ce silence… Quel émoi ! ┐ chantonna soudain une voix railleuse dans son dos. └ Serais-tu en train de penser à moi ? ┐
David sursauta, jura et remonta son pantalon en vitesse.
└ Qu’est-ce que…
– … je fais là ? Ha ! Je profite de ma liberté, évidemment ! ┐
Perché sur une branche, Lucus se tenait là, ses pieds se balançant dans l’air avec un sourire malicieux.
└ J’apprécie un bon retour à la nature. Je ne suis pas très adepte des arbres, entre nous, ça empeste Matière et ses morveux, mais je dois avouer que c’est assez confortable. ┐ fit-il en tapotant l’arbre. └ Surtout après des années coincé dans mon propre cristal.
– Tu…
– Mais toi ? J’ai entendu mon nom être susurré, partagé par toi, mon nouvel ami, et un vilain adepte de Matière qui empeste de ses idées nauséabondes. ┐ continua Lucus. └ Petit conseil d’ami : celui-là, évite-le comme la peste. Il ne me plaît guère. ┐
David plissa les yeux. Pourquoi Lucus réapparaissait-il maintenant ? Et pourquoi s’adressait-il à lui, à un moment où il se trouvait ? Que manigançait-il ? Son groupe était-il en danger ? Il sentit une goûte de sueur glisser le long de son dos.
L’esprit éclata d’un rire cristallin, amusé par son air suspicieux.
└ Je ne ferais de mal à personne ce soir, rassure-toi. ┐ fredonna-t-il. └ Je suis juste intrigué par un nom que vous avez prononcé parmi tous les mots dénués de sens de votre conversation.
– Quoi ? ┐
Lucus sauta de sa branche et s’approcha, son expression passant soudain de la moquerie à une étrange sincérité.
└ Arep ? Où est-il ? Avant d’être scellé, je voyageais dans ces… 𝑡𝑒𝑟𝑟𝑒𝑠… à sa recherche. ┐ fit-il en désignant le paysage autour de lui d’un air répugné. └ J’aimerais fort terminer ce que j’ai commencé.
- Arep ? ┐ murmura David en reculant. └ Je… Je ne sais pas.
– Voyons ! Un petit mot, un indice pour moi ? Arep sera ravi de me revoir. Fais-nous cette faveur, et je t’en accorderai une à mon tour. ┐ fit Lucus en écartant les bras théâtralement. └ Tu souhaites remonter, n’est-ce pas ? Je peux rendre votre route bien plus simple. Si tu me dis où est Arep… le passage de ces terres ne vous sera pas refusé. ┐
David hésita. Lucus et Adrepo étaient de la même famille, n’est-ce pas ? Ils étaient tous deux mains d’Âme, alors… ils devaient se connaître. Et Adrepo était suffisamment fort pour décider ou non de chasser son… qu’étaient-ils l’un pour l’autre ? Frères ?
└ Pourquoi tu ne lis pas dans mes pensées cette fois ? ┐ tenta David.
Lucus leva les yeux au ciel.
└ Non merci. Je lis l’Âme, pas l’esprit. Et le tien… quel fouillis ! Une véritable tempête en bouteille. Tenter de simplement discerner ton but, fut comme plonger la main dans une mer de lames. Crois-moi, ce ne fut pas la plus agréable des aventures.
– Tant mieux. Je n’aime pas qu’on fouille ma tête.
– Peu importe. Acceptes-tu mon marché ? Une direction, contre l’assurance de mener à bien une mission ? Un prix modeste, tu en conviendras. ┐

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