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- 21 - Le retour de Tyra

  • bleuts
  • 7 nov. 2024
  • 31 min de lecture

Dernière mise à jour : 10 déc. 2024

Finalement, David ne cassa les dents de personne. Et Tyra réapparut le lendemain. Tous les veilleurs ne parlaient que de ça, théorisant sur sa sanction et les conséquences de ses actes tandis qu’elle s’expliquait avec Söl.


Lorsqu’elle se montra enfin, elle n’en menait pas large. Les épaules tombantes, les yeux fuyants : elle avait honte de son comportement. Elle entra dans le quartier des veilleurs et le silence se fit. Tous la fixaient avec curiosité ou colère. Elle s’excusa publiquement et partit s’installer à une table calée dans un coin, seule.


Les discussions reprirent, accompagnées de nombreux chuchotements et de regards en biais.


David se leva et changea de table pour la rejoindre. Il attrapa en chemin deux chopes de bière qu’il remplit et en posa une devant elle.


« Alors ? Ça va ? » demanda-t-il, un peu mal à l’aise. Il savait que tous les autres veilleurs les fixaient avec attention à l’affut de chacun de leurs mots. « Tu veux une bière ?

– Ça ira, merci. » répondit-elle en levant les yeux vers lui.


Ils étaient rouges et gonflés. Bien qu’il soit en colère contre elle, il ne parvenait pas à lui en tenir rigueur lorsqu’elle se montrait dans un tel état. Il était trop tendre. David se releva alors et lui fit signe d’en faire de même.


« Et si on allait dehors pour parler ? » proposa-t-il.


Lorsqu’ils furent à l’extérieur, au niveau du terrain d’entrainement des veilleurs, elle murmura :


« Je suis désolée… »


Les épaules voutées, elle s’en voulait visiblement énormément. David lui posa une main sur la tête et répondit :


« C’est bon. Et si tu me racontais plutôt où tu étais ? »


Elle se mordit la lèvre, hésitante. Finalement, elle déclara :


« J’ai trouvé Nora.

– Tu as pu lui parler ? » s’enquit-il, inquiet.


Il avait tant œuvré pour qu’elle puisse lui dire au revoir et passer à autre chose qu’il espérait de tout son cœur qu’elle ait réussi.


« Non. C’est trop tard maintenant.

– Oh. »


David n’était peut-être pas le plus empathique des amis, mais il réalisait bien qu’à cet instant Tyra n’avait aucune envie d’aborder le sujet aujourd’hui. Il hésita. Que dire ? Un silence gênant s’installa.


« Je suis désolée… » fit Tyra, en remarqua le malaise de David.

« Arrête de t’excuser.

– Désolée.

– Tyra.

– Je suis désolée. » Elle réalisa immédiatement sa bourde et bredouilla : « Ah pardon j’ai pas fait exprès, je te le jure ! »


Elle rougit de honte, embarrassée. David lui donna un coup de coude amical, la faisant tanguer.


« Et alors ? Söl t’a sanctionné ?

– Ouais, je vais devoir me coltiner Lothar pendant une semaine. » grogna t-elle, se détendant légèrement. « Il va encore me forcer à nettoyer les latrines ! C’est toujours pour ma pomme ce genre de travaux pourris. »


David leva les yeux au ciel.


« À ce sujet… J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle pour toi.

– Quoi ? » répondit-elle suspicieuse. « Tu me fais peur.

– La bonne nouvelle, c’est que les latrines sont propres. J’ai dû me les farcir.

– Oh. Et la mauvaise ?

– Disons que ta hutte ne sent pas vraiment la rose. »


Tyra fronça les sourcils.


« Ah ! Mais c’était ça l’odeur !

– Quoi ? T’es déjà passée chez toi ? »


Elle recula et murmura :


« Hum, on peut dire ça. »


Presque inaudiblement, d’une voix rapide et embarrassée, elle chuchota :


« Je-me-suis-faufilée-plusieurs-fois-dans-la-caste-sans-me-faire-voir-désolée. »



Tyra traina David jusque dans sa hutte, pour qu’ils se posent quelques minutes avant le début de la journée de travail. Elle voulait lui montrer quelque chose ! David plissa le nez en entrant, sentant encore l’odeur âpre embaumer le lieu.


« Berk. » grogna t-il. « Je comprends mieux Ayel.

– Bah, on s’habitue vite ! » répondit Tyra, secouant la main pour exprimer son désintérêt.


Elle déposa son sac, qui paraissait lourd et bien rempli, et monta ensuite sur la table.


« Tu sais, les tables ce n’est pas fait pour s’asseoir dessus. » siffla David, en attrapant un tabouret pour se poser.


Tyra haussa les épaules.


« On s’en fiche ! Regarde plutôt ça ! »


Elle se pencha pour fouiller dans son sac, un grand sourire éclairant son visage. Elle semblait déjà aller beaucoup mieux. Curieux, David tendit la tête en avant pour voir.


« J’ai ramené plein de trésors ! »


Tyra commença alors à sortir plusieurs objets de sa besace. Une énorme tasse en forme de citrouille, un foulard brodé, un bracelet en bois, un livre à la reliure brune… Ça ne s’arrêtait pas !


« Wow. Où as-tu trouvé tout ça ?

– Je les ai volés ! » répondit-elle avec un immense sourire, comme s’il s’agissait d’une évidence.


David s’étouffa.



Il toussa quelques secondes avant de réussir à reprendre son souffle.


« Quoi ?! Volés, mais…

– Bah, c’est joli tu trouves pas ? »


Elle attrapa la tasse en forme de citrouille et la tendit vers lui. Ses yeux brillaient de joie.


« Elle est si parfaite ! Je n’ai jamais eu un aussi bel objet. Je vais toujours boire dedans, maintenant !

– Mais…

– Puis d’toute façon, les gens chez qui j’lai prise en ont plusieurs ! Une de plus, une de moins… J’suis sûre, ils ne verront pas la différence. »


Fière de sa conclusion, elle reposa la tasse avec précaution à côté d’elle. Mais en voulant se tourner, elle fit un geste brusque et manqua de la faire tomber sur le sol. David l’attrapa à temps et le reposa sur le meuble derrière lui, soupirant.


« Bon. Et le reste, c’est quoi ? » demanda David, en penchant la tête. « Tu pourrais presque ouvrir une boutique avec tout ce fatras.

– Bah, des trucs et bidules que je trouvais mignons. » Tyra saisit le foulard et fit semblant de le nouer autour de son cou. « Regarde comme c’est beau ! On dirait pas comme ça, mais le tissu est d’une qualité incroyable. C’est tout doux.

– Mouais.

– Et il sent bon ! Comme la forêt ! »


David secoua la tête, dépité. En plus de partager le même sourire innocent, Tyra avait les mêmes goûts que Öta. C’était typiquement le type d’étoffe qu’il serait capable de porter. Elle reposa la pièce de tissus. Elle hésita sur la prochaine chose à présenter à David. Finalement, elle attrapa le livre et lui tendit :


« Regarde ! C’est un livre qui explique plein de trucs sur les plantes !

– Tu sais lire le nordan toi ? » rétorqua David, en reconnaissant l’alphabet du Nord. « Je pensais que tu ne lisais que l’abarian.

– Non. Mais les dessins sont jolis. »


David leva les yeux au ciel. Bon sang.


« Bon, il est l’heure d’aller travailler. » conclut-il en se levant. « Je vais te laisser.

– Mais attends, je ne t’ai pas tout montré ! Regarde, j’ai même récupéré des gants tout doux ! Et pour toi j’ai pris…

– Ça ira merci, j’ai besoin de rien. Tu me montreras le reste une prochaine fois hein. » répondit-il.



Ayel était d’excellente humeur lorsque David rentra ce soir-là. Il ne cessait de fixer sa main avec un sourire bienheureux.


« Regarde ! Tyra m’a offert une bague ! » s’exclama-t-il avec joie, alors que David venait tout juste d’entrer dans la hutte.


Il s’était levé et agitait sa main pour lui montrer le bijou. Effectivement, une très jolie bague dorée ornait son doigt. David répondit, attendrit :


« Elle te va bien, c’est mignon. »


Ayel rayonnait de bonheur. Il regarda de nouveau sa main avec un immense sourire avant de fermer les yeux, faisant un petit couinement de satisfaction.


« Et sinon, elle t’a dit où elle se l’est procuré ?

– Non. » répondit-Ayel, peu concerné. « Elle a dû l’acheter à la surface, je pense.

– Et tu sais combien ça coute, une bague comme ça ?

– Aucune idée. Pourquoi ?

– Rien. Elle est vraiment très belle, je suis presque jaloux. »


David décida de ne rien lui dire. Il n’était pas sûr qu’Ayel apprécierait d’apprendre qu’il s’agissait d’un bijou volé. De toute façon c’était trop tard, personne ne viendrait la réclamer ici.


« En tout cas, c’est décidé : j’aime bien Tyra. Elle est vraiment sympathique, je suis heureux d’être son ami. » ajouta Ayel, faisant lever les yeux au ciel à David.


Alors comme ça, il suffisait de l’acheter pour obtenir son amitié ?


Note de l'auteur : J'ai oublié les lunes sur les joues de Ayel. Oups.
Note de l'auteur : J'ai oublié les lunes sur les joues de Ayel. Oups.

Les jours qui suivirent, David ne croisa que brièvement Tyra. S’il avait trouvé Lothar dur avec lui, ce n’était rien comparé à ce qu’il infligeait à la jeune femme. Tyra courrait dans tous les sens pour effectuer les besognes qui lui étaient données. Des travaux que David ne lui enviait absolument pas.


En la voyant s’agiter ainsi, il devait bien avouer qu’il était particulièrement heureux d’en avoir terminé avec sa sanction. Tyra n’étant plus chargée de lui et Warin n’étant pas encore rentré, David se retrouva donc à soutenir d’autres veilleurs.


Il avait été décidé qu’il continuerait d’épauler les hommes qu’il avait aidés sur les quais, car sa contribution avait été fortement appréciée. Et ce n’était pas pour lui déplaire : il aimait de plus en plus cette routine. Du moins quand le soleil était au rendez-vous, car être dehors lorsqu’il grésillait, c’était insupportable.


Au moins dans les souterrains, il n’avait pas ce problème.


« Quand Warin va rev'nir, tu vas nous manquer p’tit gars. » fit l’un des veilleurs un soir, tandis qu’il partageait son repas avec lui. « T’es fort utile, t’sais.

– À ce sujet, vous savez quand il sera de retour ?

– Mhhh. Z'aurait d’ja du rentrer. Donc j’pense pas qu’il d’vrait tarder t’vois. J’mise sur demain ou après-d’main. »


Et effectivement, il n’avait pas tort, puisque l’expédition revint le lendemain soir. Warin fut le premier à passer le pas de la porte. À cette heure-ci, plusieurs veilleurs mangeaient ensemble et tous tournèrent la tête vers lui.


L’homme posa son masque sur la première table qu’il repéra. Ses compagnons entrèrent à leur tour. David plissa les yeux à la recherche de Senna. Où était-elle ?


Il trouva rapidement la jeune femme. Elle était parmi les derniers à être entrés. Elle était pâle et épuisée, mais en vie. Il soupira de soulagement.


Tous les veilleurs se précipitèrent alors vers les arrivants et les criblèrent de question. Comment s’était passée l’expédition ? Pourquoi avaient-ils été aussi longs ?


Une femme secoua la main avec autorité pour les faire taire et les éloigner d’elle. David l’avait déjà vue aux côtés de Warin, elle l’accompagnait le jour où il s’était perdu sur le territoire des Sylènes.


Il s’agissait de la coéquipière de Warin, une certaine Dynia.


De ce qu’il avait compris, elle avait été nommée en l’honneur d’une déesse fondatrice pour les abarians et elle en était très fière. Avoir le droit de donner à son enfant le nom de l’un des dieux majeurs était une récompense très rare.


« Tout va bien. Notre retard est dû à un petit accrochage avec des Sylènes. Toujours à se fourrer dans nos pattes. » expliqua t-elle. « Mais pas de perte de notre côté. Nous avons dû en tuer deux.

– Le sang appelle le sang. Il n’y avait pas eu de mort depuis un moment, il se peut qu’ils se montrent plus agressifs ces prochaines semaines, soyez prudents et surveillez bien les frontières. » ajouta Warin.



Il y eut de nombreuses questions et réponses que David n’écouta que d’une oreille distraite. Il avait presque oublié cette histoire de créatures dans les souterrains. Senna remarqua enfin sa présence et s’approcha de lui.


« Hé, David ! » s’exclama Senna en s’approchant de lui. Elle lui fit un sourire fatigué.


Vue de près, elle semblait encore plus épuisée. Ses yeux étaient cernés de poches d’un noir profond et son visage aussi pale que la craie.


« Ça va ? » demanda-t-il, inquiet. « Tout s’est bien passé ?

– C’était vraiment incroyable ! » répondit-elle, la voix cassée, mais enthousiaste « C’est la première expédition que je faisais avec autant de vétérans réunis, j’ai beaucoup appris d’eux.

– Ah… »


David lui sourit en retour. C’était bien qu’elle ait passé un bon voyage, mais il pensait à autre chose. Il avait appris que Senna était enceinte juste avant son départ… mais il n’osa pas lui poser de questions. Comme elle voulait garder cette information secrète pour le moment, il ne pensait pas que ce serait une bonne idée de l’évoquer en plein milieu d’une pièce emplie de veilleurs.


À vrai dire, il ne se sentait pas légitime de lui demander. Après tout, il ne la connaissait que depuis peu et avait appris la nouvelle uniquement, car Tyra n’avait pas su tenir sa langue. Senna n’avait sans doute pas envie qu’il l’embête avec ça. Il espérait juste que tout allait bien pour elle à ce niveau-là.


Ils discutèrent ensuite quelques minutes. Senna semblait beaucoup admirer Dynia, car elle évoqua plusieurs fois la bravoure et l’intelligence de son aînée.


« J’aimerais vraiment devenir aussi forte qu’elle !

– Tu es en bonne voie, p’tite lionne ! » fit Warin dans son dos.


Elle se retourna, étonnée. L’homme avait entendu une partie de leur discussion. Il posa sa main sur son épaule de Senna et sourit. Il lança à David :


« Senna est une camarade de qualité, elle est la meilleure recrue de sa génération. Avec elle, il ne fait aucun doute que la relève est assurée.

– Vous exagérez ! » répondit Senna, en rosissant de plaisir.


Warin ne semblait pas être un homme à complimenter facilement autrui. David fut heureux pour elle.


« J’exagère ? Tu as tué un Sylène et tu as sauvé tes camarades durant l’expédition, ce n’est pas rien !

– N’importe qui en aurait fait de même… »


David écarquilla les yeux. L’un des deux Sylènes tués lors de l’expédition avait été abattu par Senna ?



Cependant, une fois la surprise passée, il réalisa que ce n’était pas si étonnant que ça. Il repensait à sa première rencontre avec elle, lorsqu’elle l’avait sauvé dans les souterrains. Elle avait permis à Tyra et lui de s’enfuir, tandis qu’un Sylène les poursuivait. Senna avait barré le passage de la créature avec fermeté, sans faillir. Son sang froid avait été exemplaire.


Il se souvenait encore de son sourire amusé lorsqu’elle les avait rejoints, quelques minutes plus tard.


« Vous auriez dû voir sa tête quand il a compris qu’il ne vous aurait pas ! C’était superbe. » s’était-elle exclamée, un brin moqueuse.


Senna n’était définitivement pas une personne à prendre à la légère. Après avoir échangé quelques mots avec Senna, la complimentant pour son travail avec un sourire fier, Warin s’exclama :


« Et sinon, que dirais-tu de montrer notre récolte à David avant que tout soit stocké ? Je suis sûr que ça l’intéresse.

– Oh, oui ! C’est une excellente idée ! »


Senna se leva et fit signe à David d’en faire de même. Perplexe, il s’exécuta.


« Viens, nos charrettes sont dehors. Tu vas voir, c’est magnifique. »


Il lui emboîta le pas, curieux. Il savait que l’expédition avait été montée pour chercher des plantes lumineuses. Celles qui éclairaient la partie ouest du village ne tiendraient plus longtemps, il fallait les remplacer au plus vite.


Senna lui avait aussi expliqué que Warin comptait en profiter pour vérifier l’activité des Sylènes et récolter de nouvelles pierres de protection. Avaient-ils trouvé tout ce qu’ils souhaitaient ?


Rapidement, Senna le mena vers l’arrière du camp où les quelques chariots étaient entreposés pour le moment. Il y avait des sacs tissés qui paraissaient bien remplis posés à l’intérieur.


« Ferme les yeux. » ordonna-t-elle.


Il soupira et obéit. Il entendit Senna passer devant lui et tripoter les sacs dans le chariot, avant de lui dire qu’il pouvait rouvrir les yeux. David resta sans voix, ébloui.


Dans le sac que Senna avait ouvert se trouvaient des cristaux de toute taille et forme, d’un blanc immaculé et brillant comme la lune. C’était d’une incroyable beauté. La lumière émise était superbe, douce et forte à la fois.


Senna tendit la main vers le sac et attrapa un cristal qu’elle lui donna. David le fixa, fasciné.


« Regarde-moi ces merveilles. C’est magnifique, n’est-ce pas ? » lança-t-elle fièrement. « Nous avons découvert une nouvelle carcasse d’ogre qui regorgeait de cristaux purs. De quoi nous protéger un bon moment.

– Vous les avez pris sur un ogre ? »


David reposa aussitôt le cristal, écœuré.


« Oui, on trouve toujours les plus purs et puissants sur eux. C’est difficile d’en dénicher de cette qualité ailleurs. Ils meurent trop rapidement.

– Ils meurent ? »



David repensa aux pierres grises et ternes qu’il avait vues dans le bureau de Warin. Étaient-elles mortes ?


« Oui. Dès qu’un cristal est extrait, il commence à perdre petit à petit sa lumière. C’est long, mais inéluctable. On s’en sert pour effrayer les Sylènes, mais lorsqu’ils ne brillent plus ils deviennent inutiles.

– Je vois… »


Senna montra ses boucles d’oreille du bout des doigts et expliqua :


« Je les ai reçus peu de temps après notre rencontre. Les boucles d’oreille que je possédais avant étaient devenues ternes.

– Et tu as fait quoi des boucles précédentes ?

– Je les ai restituées à l’artisan, qui en changera les pierres et les donnera à un autre veilleur. »


David hocha la tête. Il aimait comment tout allait et venait d’une personne à l’autre dans ce village. Senna referma le sac qui contenait les cristaux.


« Dans la plupart des autres sacs, ce sont des plantes lumineuses. Nous avons aussi récolté des herbes et champignons comestibles en revenant… on va se régaler.

– En parlant de ça, je n’ai pas encore mangé. » fit remarquer David, qui profita de l’occasion. Son ventre criait famine. « Que dirais-tu d’aller chercher Tyra, pour que nous soupions ensemble ?

– Hum, c’est vrai qu’un bon souper me ferait du bien. Mais je ne resterai pas tard, je suis épuisée. » affirma Senna, en souriant. « Tu sais où est Tyra ? Je m’étonne de ne pas l’avoir vue dans la salle. »


David se gratta la nuque, hésitant sur la réponse. Devait-il lui raconter tout ce qu’il s’était passé durant son absence ou seulement l’essentiel ? Il décida finalement d’aller au plus simple.


« J’ai vu qu’elle aidait les lavandières hier, mais je crois qu’en ce moment, elle fait le ménage aux cuisines.

– Les lavandières, les cuisines… elle s’est encore fait punir ? Qu’a-t-elle fait cette fois ? »


Ouille. Senna avait très vite compris. David recula d’un pas. Elle semblait très remontée et il n’avait pas l’intention de subir ses foudres.


« C’est compliqué.. » répondit-il.


Il lui expliqua alors brièvement qu’elle avait disparu quelques jours, sans évoquer Nora et le contrat : si Tyra voulait en parler, elle le ferait d’elle-même. Senna fit claquer sa langue. Sans attendre se dirigea vers les cuisines. David lui emboîta le pas, mal à l’aise. Où trouvait-elle toute cette énergie ?


Tyra était en train de balayer la réserve, sifflotant de joie et satisfaite de son travail, lorsque Senna déboula.


« Tyra.

– Senna ?! »


Tyra n’avait pas encore appris pour le retour des veilleurs et ne s’attendait pas à la voir. Senna croisa les bras et la toisa du regard.


Tyra réalisa dans quelle situation elle se trouvait et tourna brièvement la tête vers David, qui lui répondit avec un regard sombre. Et merde.


« Senna… » souffla Tyra. « Je peux tout t’expliquer…

– Tout m’expliquer ? Et bien, je t’écoute. Explique-moi les raisons qui t’ont poussé à faire une énième fugue, alors que tu m’avais promis d’arrêter. »


Senna haussa les sourcils et tapa du pied, impatiente. Tyra chercha ses mots, paniquée.


« Je… euh… ce n’était pas vraiment une fugue ! » s’exclama-t-elle, en désignant son ami qui grimaça. « David était au courant !

– Hé, me mêle pas à ça toi ! » répondit-il, outré.


Senna s’approcha de Tyra et plongea son regard dans le sien. La plus jeune détourna les yeux, embarrassée.


« Je m’absente juste quelque temps, et voilà le résultat ! Je fais tout pour que tu t’intègres mieux dans la caste, et tu fais voler mes efforts en poussière !

– Mais… »



Tyra sentit les larmes perler au coin de ses yeux. David décida de s’interposer, trouvant que Senna allait trop loin. Il ouvrit la bouche, mais fut coupé par la voix de Tyra :


« Tu ne sais rien de ce qu’il s’est passé, tu n’étais pas là ! Tu n’as aucun droit de remettre en cause mes choix, je savais ce que je faisais et j’en ai assumé les conséquences ! »


Elle s’était redressée et fusillait maintenant Senna du regard, les yeux brillants. Elle se retenait de pleurer. Senna recula et plissa le nez, agacée.


« Mais…

– Et arrête de me parler comme si j’étais une enfant inconsciente de ses actes ! »


Tyra ne lui laissa pas le temps de répondre. Elle se dirigea vers la sortie, n’ayant plus envie de voir Senna. Mais juste avant de passer la porte, elle se tourna et cria :


« Nora est mort ! MORT ! C’est moi qui ai trouvé son corps, pendu dans sa maison ! »


Senna hoqueta et écarquilla les yeux. Elle fit un pas devant elle, avant de se raviser.


« Donc la prochaine fois, réfléchis un peu avant de m’engueuler sans savoir ! »


Elle claqua la porte. Senna resta droite, fixant le vide devant elle avec stupeur. David quant à lui n’attendit pas et sortit à la poursuite de Tyra. Il la rattrapa rapidement.


Elle n’avait marché que quelques secondes avant de s’asseoir contre un mur et se recroqueviller, le visage plongé dans ses genoux.


« Senna, laisse-moi tranquille. » fit-elle, en entendant David s’installer à côté d’elle. « J’veux être seule.

– Pas question. » répondit-il.


Tyra releva alors la tête et le dévisagea.


« David ?

– Tu sais, si tu veux me parler de Nora et de ce qu’il s’est passé, je suis là.

– C’est gentil, ça ira. » renifla t-elle, tentant de reprendre contenance.


Après quelques secondes de silence, elle marmonna :


« T’sais, je suis p't’être pas aussi forte, belle, talentueuse et appréciée que Senna, mais c’est pas pour autant que j’suis stupide et inconsciente.

– Je sais.

– Quand j’suis partie, j’savais que j’me ferais punir et que y’aurait des conséquences. Mais je l’ai fait, en connaissance de cause. Et si j’suis pas rentrée avant, c’est parce que j’avais besoin de temps.

– J’aurais fait de même. »


David la regarda tristement. Tyra posa sa tête contre son épaule et ferma les yeux. Il déplaça son bras et l’attira contre lui, la faisant sursauter. Elle se décala et siffla :


« Tu fais quoi là au juste ?!

– Bah, un câlin ? T’en as besoin, non ? »


Tyra bredouilla, surprise.


David fit un petit rire amusé et ajouta :


« Allez… profites-en, c’est pas tous les jours que je suis d’humeur. »



Tyra avait fini par accepter l’étreinte de David. Elle était chaude et réconfortante. Elle ferma les yeux. Elle voulait demeurer éternellement dans ce cocon douillet. Loin de tout tracas et du poids de sa vie.


Ils restèrent longtemps comme ça. Trop longtemps. Tyra ne bougeait plus.


« Tyra ? » fit David au bout d’un moment, remarquant qu’elle ne le lâchait pas.


Il comprit alors qu’elle s’était endormie. Il se savait confortable, mais à ce point ?


« Je veux bien te servir de coussin, mais pas de lit. » marmonna t-il en la secouant légèrement.


Elle sursauta et se dégagea immédiatement :


« Hein, quoi ?

– Tu roupillais.

– J’roupillais pas ! Je reposais mes yeux, c’est tout. »


Bien sûr. On y croyait tous. David se leva et lui tendit la main.


« Fin des câlins : j’ai faim ! Alors avec ou sans toi, je vais manger maintenant.

– Ça me va. » répondit-elle.


Elle essuya son visage, effaçant les dernières traces de larme, avant d’accepter sa main. Il l’aida à se redresser, et épousseta ensuite ses vêtements. Il remarqua que Tyra n’en faisait pas de même et regardait dans le vide. Amusé, il lança :


« Hé. T’as de la paille sur les fesses !

– Quoi ? Mes fesses ? T’as maté mon cul ? »


Tyra fronça les sourcils en se retournant, et posa les mains sur les hanches.


« Et dire que je te faisais confiance !

– Hein ? Mais non… je…

– Je te préviens, je vais le dire à Ayel. Tu t’en sortiras pas comme ça ! »


A son air railleur, David se rendait compte qu’elle se moquait de lui. Il croisa les bras et gronda :


« T’as pas intérêt, sinon…

– Sinon quoi ?

– Sinon j’appelle Lothar pour qu’il vienne te corvéessifier ! »


Tyra gloussa.


« Corvéessifier ? Mais ça existe même pas comme mot !

– Maintenant, si. »



Tyra et David s’installèrent pour souper ensemble. Senna ne les avait pas rejoint après la dispute, et ils ne la cherchèrent pas.


« Avec l’expédition, elle doit être crevée. » fit remarquer Tyra, qui ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter pour son amie malgré leur différend. « J’irais lui parler demain. Tu crois qu’elle me pardonnera ?

– C’est à elle de s’excuser, pas à toi. » répliqua David, catégorique.


Tyra ne répondit pas. Mais au fond d’elle, elle était heureuse d’entendre David prendre ainsi sa défense. C’était vraiment une sensation agréable et rassurante.


« De toute façon, je n’avais plus trop envie de passer la soirée avec elle. » ajouta-t-il, grognon.


Tyra s’arrêta de manger et le fixa avec étonnement.


« Ah bon ? Pourquoi ?

– Je ne cautionne pas la manière dont elle t’a parlé. »


Il se pencha vers elle et ajouta plus doucement, marmonnant presque :


« À vrai dire, je ne sais pas trop quoi penser. Elle n’est pas méchante, mais il y a quelque chose d’étrange qui se dégage d’elle, quelque chose de faux.

– De faux ? Mouais, c'est Senna quoi. »


Tyra haussa les épaules et croqua ensuite dans une miche de pain. David but une gorgée de bière avant de continuer :


« Et puis, elle a tué un Sylène durant l’expédition. Ça me tracasse.

– Elle a tué un Sylène ? »


Tyra se mordit la lèvre, inquiète.


« Elle va gagner le respect des vétérans. » murmura-t-elle. « Mais ça craint, y’aura forcément des représailles.

– C’est déjà arrivé ?

– Ouais. Le sang appelle le sang. Ils peuvent se montrer vraiment féroces et rancuniers. »


David frissonna. Warin avait dit la même chose. Il avait peur de ce qu’il pouvait se passer.


« J’espère juste que je m’inquiète pour rien. » murmura Tyra. « Et il faudra que j’en parle à Senna pour savoir comment elle va. Elle n’avait jamais tué auparavant…

– Ah, ça ! Elle avait vraiment l’air fière d’elle. » David regarda autour d’eux, vérifiant que personne ne pouvait les entendre, avant d’ajouter plus bas : « Et ça me choque un peu, sachant tout ce qu’on a appris sur eux. »


Tyra opina du chef, soucieuse.


« Mh, je vois ce que tu veux dire. Y’a quelque temps, j’aurais été contente d’en abattre un. » expliqua t-elle. « Mais maintenant ? J’sais pas, ça m’ferait bizarre. J’ai envie d’en savoir plus sur eux et de voir si on pourrait pas s’entendre, tu vois ?

– Pour ça, il faudra attendre notre expédition. Mais je pense pas que Söl la lance de sitôt, surtout avec les nouvelles tensions.

– Aaaah, mais j’ai pas envie d’attendre moi ! »


Tyra posa le front sur la table et gémit :


« J’ai pas la patience ! »



Une fois le repas fini, David et Tyra décidèrent de marcher ensemble hors du village pour continuer de discuter et digérer loin des oreilles indiscrètes.


« J’aimerais tellement partir en expédition comme Senna ! » soupira Tyra. « Là, tout de suite ! Changer d’air et voyager dans les souterrains. C’est dangereux, mais vivifiant.

– J’imagine. » répondit David, qui n’était pas certain de partager son opinion.


Dangereux ? Oui.

Vivifiant ? Bof.


« J’ai hâte que Söl organise tout… Si seulement on pouvait y aller tout de suite ! Je sais que ça n'arrivera pas de sitôt, mais j'suis impatiente !

– Moi, ça me va d’attendre. » rétorqua David, en haussant les épaules. « Je viens tout juste de commencer à apprendre à me battre et me défendre. J’apprécie d’avoir le temps de m’entraîner avant, je n’ai pas envie de mourir.

– Mh, pas faux. Mais je te défendrai !

– Et puis, toi ça va te laisser le temps de t’entraîner avec ta magie bizarre ! »


Tyra se retourna et répliqua :


« Hé ! Ma magie est pas bizarre ! »


David lui répondit par un petit rire, tout en levant les yeux au ciel. Elle siffla :


« Et puis, qu’est-ce que tu crois que j’ai fait de mes journées pendant mon absence ? J’allais en forêt pour m’entraîner figure toi. Je ne t’ai pas attendu pour ça.

– Ah bon ? »


Tyra s’était donc exercée à la magie durant sa disparition ? David nota cette information. Elle avait beau ne pas se confier sur ce qu’elle avait vécu durant cette semaine, elle semait des indices petit à petit.


« À propos, tu veux que je te montre un truc chouette avec ma magie ?

– Pourquoi pas. » répondit David, curieux.


La jeune femme tira un couteau de sa ceinture et s’entailla le pouce. David tourna la tête, frissonnant de gêne à la vue du sang. Un filet rouge, brillant, s'éleva en dessinant des arabesques dans l'air. C’était étonnement… beau.


« Et à quoi ça sert ?

– À rien ! Mais c’est joli. » répondit-elle, en laissant retomber le filet de sang dans le creux de sa main.


Cette réponse n’était même pas surprenante. Du Tyra tout craché. David secoua la tête, affligé.


« Je pensais que tu me montrerais le fruit de ton entraînement secret à la surface, pas tes performances d’artiste de rue.

– Ah. »


Tyra lui attrapa alors la main, lui retira ses gants, et lui dessina sur la paume avec son sang, tout en marmonnant. David l’admira faire, perplexe. Qu’allait-elle lui inventer cette fois ?


« Tu fais quoi ?

– Tu veux voir un truc utile ? Alors mate moi ça. C'est petit sort de protection que j’ai créé. Il ne dure pas longtemps, mais admire le travail. »


Tyra reprit son couteau et tenta de lui planter dans la main. Le couteau dévia, ne lui laissant aucune trace. Aucune coupure.


« Woaw.

– Pas mal hein ? Je m’entraîne pour faire tenir le sort plus longtemps.

– Et c’est toi qui l’as créé ?

– Ouais ! J’suis p't’être pas aussi douée que Soren pour les sceaux qui influent sur le mental, mais j’me débrouille pas mal pour tout ce qui influe sur le physique ! »


David siffla, impressionné.


« Ça, c’est épatant. »


Tyra sourit, heureuse. Elle s’essuya les mains avec un mouchoir sorti de son escarcelle, avec les gestes d'une personne habituée à le faire.



« Et tu te sers quand de ta magie ? » demanda alors David, après s’être assis sur un rocher. « Je veux dire. Pour Soren et ton cousin, c’est lié à leur travail, mais toi ?

– Oh. » Tyra se gratta la nuque, hésitante. « Ouais, il m’arrive de m’en servir. J’aide surtout le soigneur du village et les habitants quand ils me le demandent.

– Ah bon ? Mais comment ? »


La magie du sang pouvait servir à autre chose ? David était curieux. La question le fascinait. Depuis qu’il vivait parmi les abarians, il en découvrait les différentes facettes. Pour lui qui avait grandi dans un domaine nordan, où l’interdiction de la magie était respectée et le sujet tabou, c’était quelque chose de nouveau.


Tout l’inverse de Tyra, qui avait toujours connu ça. Les Abarians se fichaient bien des lois du Nord. Après tout, même leur simple existence était illégale… Et pour eux, la magie était un don. Idée que David partageait.


« J’peux accélérer la cicatrisation d’une plaie, mais uniquement si elle n’est pas infectée. » expliqua Tyra, après s’être assise à côté de lui. « J’peux aussi stopper la perte de sang et ralentir les hémorragies. Mais j’puise sur mes propres forces, alors j’peux pas en abuser ni faire d’miracle. On m’appelle seulement dans les cas importants.

– Mais c’est génial ! Tu es une sorte de guérisseuse.

– Plutôt un super bandage de qualité. » gloussa t-elle. « Mais les personnes qui me demandent le plus d’aide, ce sont les femmes.

– Les femmes ? Pourquoi ?

– J’peux influer sur leur corps, t’sais pour les aider ou les empêcher d’tomber enceintes, et même réduire les douleurs des menstrues.

– Les menstrues ? C’est quoi ? »


Tyra s’empourpra. Elle bredouilla :


« C’est quand les femmes sont… indisposées. » Tyra détourna les yeux. « Ne me demande pas de préciser s’il te plait.

– Ah. » répondit-il, tout aussi embarrassé. « … Et donc tu aides les femmes à tomber enceintes ? Comment tu fais ?

– C’est compliqué à expliquer comme ça. Mais j’influe sur certaines choses dans leur corps selon leurs besoins.

– Et c’est efficace ?

– Ouais. Et c’est très utile quand il s’agit d’bloquer pour pas qu’elles aient d’mômes. D’ailleurs, t’sais la caste finance plusieurs bordels dans les quartiers bas d’la capitale. Söl m’a déjà envoyé aider des femmes là-bas plusieurs fois.

– J’aurais jamais imaginé que la magie puisse servir à ça. » murmura David, impressionné. « Et après, tu oses me dire que tu n’es pas très douée ? »


Tyra fit une moue gênée.


« Bah, c’pas aussi glorieux que d’protéger le village contre les Sylènes.

– On s’en fiche de la gloire. Je suis sûr que tu aides plein de gens avec tes pouvoirs. »


David n’était définitivement pas avare sur les compliments aujourd’hui. Mais ce n’était pas pour déplaire à Tyra. Elle appréciait lorsqu’il troquait son air grognon contre un regard émerveillé. Il y avait dedans le même éclat innocent que dans les yeux d’un enfant.


« Mais je ne fais pas toujours ça gratuitement. » ajouta t-elle, railleuse. David perdit son sourire. « Service contre service.

– Ah, je me disais aussi.

– La noblesse d’âme c’est bien… Mais le profit, c’est encore mieux ! »


Le portrait craché de Söl, songea t-il lorsqu’elle prononça cette dernière phrase. Tyra avait définitivement profité de la mauvaise influence de la dirigeante.



« Contre quoi tu échanges ton aide en général ? » demanda David, sa curiosité n’étant toujours pas tarie.


Tyra sourit.


« Ça peut être tout et n’importe quoi ! Par exemple j’aide souvent Sofie, notre jolie et gentille cuisinière. En échange, elle me rajoute un peu plus de viande dans mon assiette. Son ragoût c’est vraiment l’meilleur de tous.

– Gourmande.

– Totalement ! » rit Tyra, en se léchant les lèvres. « Quand j’ai aidé le cordonnier, il m’a donné de beaux lacets de cuir tout neufs pour mes grolles. T’sais, quand mes lacets s’abîment j’en demande à la réserve. Mais ceux qu’ils m’donnent ont toujours déjà servi. C’est la première fois que j’en avais des neufs, ils étaient tout lisses et même un peu durs !

– Ce sont ceux sur tes chaussures là ?

– Oui ! » répondit-elle en agitant ses pieds devant elle.


David trouva cette réaction adorable. Elle avait le don de s’émerveiller sur les petits détails, ceux auxquels il n’aurait jamais pensé.


« Ils sont un peu usés maintenant, mais j’les aime beaucoup. Je garde les anciens précieusement, je m’en sers parfois pour m’attacher les cheveux. T’sais, quand me je fais juste une queue d’cheval.

– Et il t’arrive qu’une personne n’ait rien à troquer avec toi ?

– Bah t’sais, un joli sourire et des remerciements ça me suffit. On n’a pas tous un métier qui permet d’faire des cadeaux. »


David hocha la tête. Il approuvait ces mots. S’il devait faire un cadeau pour remercier quelqu’un, que pourrait-il donner ? Peu de chose.


« Et c’est quoi le dernier cadeau que tu as reçu ?

– Un vêtement… » répondit Tyra, en baissant les yeux. « J’ai aidé la femme du tanneur accoucher, y’à quelques lunes. Elle perdait trop de sang. Son époux a tenu à me remercier. J’voulais pas, mais il m’a pas laissé le choix et a pris mes mesures pour faire quelque chose spécialement pour moi.

– Et c’est quoi comme vêtement ? » demanda David, intrigué.


Tyra se trémoussa, visiblement mal à l’aise.


« En fait, j’sais pas. J’suis pas allée le chercher. À vrai dire, j’osais pas trop. Un vêtement de cuir tout neuf, t’imagines ! J’ai l’impression de voler. »


David se retint de lever les yeux au ciel. Voler ne la dérangeait pourtant pas, d’habitude. Il répondit :


« Si tu as sauvé la vie de sa femme, ce n’est pas cher payé je trouve. Ce serait dommage de ne pas l’accepter. »


Elle opina, mais ne semblait pas vraiment motivée. On était bien loin de l’image de la profiteuse qu’elle avait tenté de se donner quelques minutes avant.


« Tu veux que je t’accompagne, c’est ça ?

– Si ça ne te dérange pas… » murmura-t-elle.


David soupira.


« Bien sûr. On ira demain soir si tu veux.

– Merci !

– Plus je te connais, plus j’ai l’impression d’être ton père

— Aïe ! »


Tyra lui avait donné un coup de coude dans les côtes pour le faire taire et lui tira la langue.



Après avoir laissé Tyra, David rejoignit Ayel dans leur hutte. Son compagnon était rentré quelques minutes plus tôt. David échangea quelques mots avec lui avant de replonger dans ses pensées.


Il ne cessait de ressasser sa discussion avec Tyra dans sa tête, intriguée et fascinée par tout ce qu’il avait pu apprendre. Finalement, il releva la tête et fixa Ayel, qui se retourna en sentant son regard sur lui.


« Ayel ?

– Oui ?

– C’est quoi des menstrues ? »



« Les menstrues ? » répéta Ayel, profondément perplexe. « Tyra t’a encore mis des idées bizarres dans la tête ?

– Bah… peut-être bien. Alors, c’est quoi ? »


Le roux se gratta l’arrière de la tête, gêné. Pourquoi c’était toujours lui qui se retrouvait dans ce genre de situation ?


« Allez ! » insista David, impatient.


Ayel soupira.


« Dans mon village, on m’a toujours dit que c’est quand les femmes sont souillées là où se trouve… euh tu sais quoi. Quand c’est le cas, il ne faut pas les toucher. Et elles peuvent faire pourrir les fruits, tourner le lait et plein d’autres choses bizarres.

– Mais pourquoi ? Et en quoi ça consiste ? Ça arrive quand ? C’est une maladie ?

– Euh… »


David plissa les yeux.


« En fait, t’en sais rien.

– Oui, bon voilà ! » rétorqua Ayel en rougissant. « J’aime les hommes, moi, alors je me fiche bien de ce qu’il se passe entre les jambes des femmes ! Puis toi aussi, alors qu’est-ce que ça peut te faire ?

– Eh, c’est pas faux. »


Il réfléchit. De toute façon, à qui demander d’autre ? Senna ? Non, jamais il n’oserait. Söl ? Sûrement pas. Plutôt mourir que de supporter son regard moqueur. Il soupira. Tant pis.


« Les femmes sont vraiment bizarres.

– Ça, je ne te le fais pas dire. » répondit Ayel, soulagé que la discussion s’arrête là. « Ravi que l'on soit d'accord là dessus.

– Par contre Ayel, j’aimerais revenir sur un point…

– Oui ?

– Moi, j’aime pas les hommes. J’aime UN homme. Toi. »



Le lendemain, David travailla toute la journée dans les entrepôts des veilleurs. Il fallait ranger la cargaison ramenée par les membres de l’expédition et il s’était naturellement porté volontaire pour le faire. Membres qu’il ne croisa quasiment pas : ils avaient le droit à un jour de repos, afin de reprendre des forces et profiter de leurs retrouvailles auprès de leurs proches.


Néanmoins, la pression ne se relâchait pas pour autant. Les patrouilles avaient été augmentées aux frontières et Tyra en faisait partie. Ses corvées terminées, on l’avait assignée aux rondes pour les prochains jours. Elle arpentait le chemin sa lance à la main, à l’affût de toute activité suspecte. Si quelque chose se manifestait, elle serait la première à le voir !


Mais rien ne se passa et le soir arriva bien rapidement. Au soulagement de tous.


David quant à lui n’avait pas oublié qu’il devait accompagner Tyra chez le tanneur. Après le repas, qu’il prit auprès de Ayel dans leur hutte, il sortit trouver la jeune femme. Il avait proposé à son compagnon de venir, mais ce dernier avait décliné en bâillant :


« Je suis épuisé, ce sera sans moi. Mais tu lui passeras mon bonjour. »


David retrouva donc Tyra près du quartier des artisans, non loin de l’atelier de Ayel. Même à cette heure tardive, il y avait encore du bruit : certains artisans travaillaient parfois jusque très tard dans la nuit.


Il vit Max courir non loin, les bras chargés de bois. L’apprenti manqua de trébucher, mais se rattrapa à la dernière minute, avant de continuer son chemin et de disparaître entre deux murs.


« Toujours aussi maladroit, ce garçon. » commenta Tyra, amusée. « Tu sais que quand il était petit, il rêvait de se marier avec Senna ? Il la suivait partout, la pauvre.

– Et maintenant, c’est Ayel qu’il suit partout. » répondit David en souriant. « Je vais finir par croire que c’est un rival. J’espère qu’il ne compte pas l’épouser avant moi. »


Ayel lui racontait souvent les bêtises de Max, qui voulait souvent l’aider, mais qui finissait la plupart du temps par provoquer une catastrophe dans l’atelier, au plus grand désespoir des artisans.


Presque tous les soirs, Ayel revenait avec une nouvelle anecdote sur les bourdes du jeune homme. David ne pouvait s’empêcher de pouffer devant le désarroi de son compagnon. Tyra lui répondit par un rire franc, imaginant Ayel et Max ensemble.


« Oh regarde, la maison de Sibert est juste là ! » fit-elle, quelques minutes plus tard en désignant le logis du tanneur.


C’était une cabane en bois, assez différente des huttes dont disposaient David et Tyra. Elle semblait être à la fois sa demeure et son atelier. Et un homme se trouvait justement dehors, travaillant encore à cette heure-ci. En entendant David et Tyra approcher, il abandonna son ouvrage pour se diriger vers eux.


« Mais si ce n’est pas la petite Tyra ! Et tu es David je suppose ?

– Oui, enchanté. »


David ne parvenait décidément pas à s’habituer à l’idée que tous dans le village connaissent son nom. Il y avait rarement de nouvelles têtes, alors son arrivée avec Ayel avait alimenté les ragots pendant de nombreuses semaines.


Ils échangèrent quelques mots polis, avant que David ne prenne les devants et n’explique ;


« Tyra m’a dit qu’elle avait aidé votre femme à accoucher. Cette idiote mourait d’envie de venir prendre des nouvelles, mais n’osait pas. »


Sibert, le tanneur, hocha la tête et sourit à la jeune femme. Il y avait dans son regard une étincelle d’affection et de respect qui lui donnait un air chaleureux.


« J’espère que ça ne vous dérange pas ?

– Oh non bien sûr ! » répondit l’homme, avant de leur faire signe de le suivre. « Entrez donc Perrine sera ravie d’avoir de la visite. »


En s’engageant dans la petite maison de bois, ils furent assaillis par l’odeur du cuir. C’était fort, mais une fois habitué… étrangement agréable. La femme du tanneur était assise et berçait son bébé, lorsqu’elle les vit arriver.


« Tyra ? Ma douce enfant, quel plaisir de te voir nous rendre visite.

– Perrine ! »


David resta légèrement en retrait, tandis que Tyra se détendait et se lançait dans une grande conversation avec la femme. Il la regarda s’extasier sur son petit et le prendre dans ses bras avec douceur… Tyra adorait les enfants, c’était incontestable.


« Oh, j’oubliais ! J’ai fabriqué ça… » se souvint alors Tyra.


Elle fouilla dans sa sacoche et en sortit une poupée de chiffon. Elle tremblait légèrement, angoissée à l’idée que son cadeau ne plaise pas. Elle donna l’objet au bébé qui l’attrapa avec ses petites mains.


« Merci Tyra, c’est superbe. » fit Perrine, les yeux brillants.


David était surpris. Il ne savait pas que Tyra avait amené un cadeau. Et vu l’application qu’elle avait mise à faire cette poupée, elle n’avait clairement pas pu avoir le temps la veille de s’en occuper.


C’était donc un présent qu’elle avait prévu de longue date. Mais pourquoi ne l’avait-elle pas donné avant dans ce cas ?


« Moi aussi j’ai un cadeau pour toi ! Je t’avais promis quelque chose, tu t’en souviens ? » fit Sibert, qui s’était assis entre temps et fumait sa pipe en regardant les femmes discuter.


Il se leva et se dirigea vers l’autre pièce de la cabane. Il revint avec un vêtement de peau, à la couleur sombre et douce. L’homme le tendit à Tyra, qui le prit et l’ouvrit.


« C’est magnifique… »



« Toi, tu es contente. » commenta David, tandis que Tyra et lui quittaient la maison du Tanneur.


La jeune femme ne cessait de fixer le vêtement avec adoration, les joues rougies de bonheur. Elle hocha vigoureusement la tête sans répondre, les larmes aux yeux. Tyra, n’ayant que brièvement essayé le vêtement pour vérifier la taille… avait hâte de rentrer chez elle pour l’enfiler vraiment !


Perrine lui avait même offert un serre-taille qu’elle avait confectionné pour elle-même autrefois et qu’elle ne portait plus depuis la naissance de son enfant.


« Il était déjà trop petit, et je doute en ravoir l’utilité de sitôt. Je préfère être plus à l’aise pour m’occuper de mon bébé. » avait-elle expliqué. « Et je suis certaine que tu seras magnifique avec. »


C’était un cadeau magnifique, que Tyra avait failli refuser. Mais David l’avait coupé, s’exclamant :


« Merci ! Elle apprécie. »


Il lui avait ensuite lancé un regard qui signifiait : tais-toi et accepte. Quelques minutes plus tard, lorsqu’ils atteignirent enfin sa hutte, Tyra se précipita à l’intérieur.


« Tu m’attends là, hein ! »


David croisa les bras et se posa dos à un mur en attendant qu’elle se change. Lorsque Tyra ressortit quelque temps après, vêtue de sa nouvelle tenue, David siffla d’admiration. Sibert et Perrine n’avaient pas fait les choses à moitié ! Tyra était magnifique dedans… Et surtout, elle rayonnait.


Perrine, qui avait confectionné la majeure partie du vêtement, avait su donner une très belle touche féminine à la coupe. Tyra avait également enfilé le serre-taille et avait accroché son foulard dans ses cheveux. Hésitante, elle se balançait d’un pied à l’autre en attendant le verdict de son ami.


« Ça me va bien ?

– Tu es très jolie. » répondit David. « Tu as intérêt à le porter souvent.

– Je vais tellement le mettre qu’il va finir usé avant l’heure ! » gloussa-t-elle, tout en triturant le cuir avec ses mains.


C’était si doux qu’elle ne pouvait s’empêcher de vouloir toucher la peau encore et encore et encore et encore…


Tyra se redressa soudain avant de plonger son regard dans celui de David, l’air fier. Elle fit mine de se retourner pour lui tourner le dos, soulevant les bords de sa tunique comme s’il s’agissait d’une robe.


Elle avança quelques pas en avant, dans une imitation très peu convaincante des dames de la haute ville.


« Humpf ! Maintenant qu’j’ai une tenue qui sied à ma prestance et ma beauté, je ne peux plus t’fréquenter.

– Quoi ?

– J’traine pas avec des pouilleux, moi.

– Le pouilleux t’emmerde. » rétorqua David. « Et puis, j’ai de trop beaux cheveux pour avoir des poux. »


Ils échangèrent un regard et pouffèrent de rire.


« Et bien, la belle dame que tu es tu vas pouvoir séduire tous les hommes du village, et rendre jalouses toutes les mégères qui te critiquent. » ajouta David quelques secondes plus tard. « N’est-ce pas merveilleux ?

– Ou bien, je vais séduire toutes les femmes du village et rendre jaloux tous ces vautours qui ne pensent qu’à nous reluquer ! Héhéhé.

– Ouais, ça peut aussi marcher. » répondit David, amusé. « Tu as l’embarras du choix. »



Un soir, lorsque David rentra il fut surpris de voir Tyra et Ayel ensemble devant sa hutte. Ils semblaient en grande discussion, souriants et amicaux l’un envers l’autre. Ayel rayonnait de joie. Mais pourquoi ? David s’avança vers eux pour les rejoindre. En remarquant sa présence, leur expression changea pour de la gêne et ils se stoppèrent dans leur conversation.


« Tyra ? Ayel ? Qu’est-ce que vous faites ?

– On, euh, c’est-à-dire que… » répondit Ayel, en cherchant ses mots.


Il lança une œillade paniquée vers Tyra, qui hocha la tête avant de s’exclamer :


« Hé, David ! J’suis là parce que je fais la distribution de pommes, t’en veux une ? »


Elle désignait un panier rempli qu’elle tenait dans ses bras.


« Pourquoi pas... » répondit-il en attrapant l’un des fruits.


Il croqua dedans, tout en fixant Ayel et Tyra, inquisiteur.


« De quoi vous discutiez ?

– De la.. euh..

– De la saveur des pommes !

– De la saveur des pommes ?

– Ouais, elles sont bonnes hein ? »


Les yeux de David se rétrécirent encore plus.


« Mouais. Les pommes. »


Ayel et Tyra échangèrent un regard soulagé que David ne manqua pas de noter.

Qu'elle bêtise préparaient-ils donc ?



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