- 18 - Le refuge d'Öta
- bleuts
- 11 nov. 2024
- 28 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 déc. 2024
Partie 1 - L'hospice
Öta n’avait plus vu Élan et Alda depuis deux semaines maintenant. Et même si leur présence lui manquait, il se sentait rassuré par cet éloignement.
Depuis leur dispute, il en voulait terriblement à Élan. Son avis n’avait pas changé à ce sujet. Au contraire, sa certitude s’était même confirmée : il avait eu raison de soigner Nora.
Il avait accepté de devenir son apprenti et de travailler pour lui tout ce temps pour soigner des gens, non pour les blesser.
Il ne savait pas ce qu’était devenu Nora et Merry depuis leur dernière rencontre, mais il espérait sincèrement que le jeune homme avait survécu et qu’il avait compris son erreur.
Ces deux semaines d’éloignement lui avaient permis de souffler, de mettre les choses à plat et de se sentir plus léger. Ne plus penser quotidiennement à ce qui lui était arrivé l’aidait énormément.
Il ne regrettait rien. À l’origine, il comptait rentrer chez lui. Faire ses bagages et retourner au domaine de son père. Mais Alda l’avait surpris, tandis qu’il se préparait à s’enfuir comme un voleur. Comme elle avait assisté à leur dispute, elle savait qu’Öta n’allait pas bien. Son sourire rassurant et ses mots réconfortants l’avaient apaisé et il s’était alors confié à elle.
Il lui avait évoqué sa déception à l’égard de l’apprentissage, mais également sa crainte par rapport à sa relation avec Élan.
« Il a dit que j’étais son enfant à deux reprises… Ce n’était pas réfléchi… mais ça me fait peur. Je ne suis pas son fils. Je ne veux pas qu’il me voie ainsi.
– C’est pour ça que tu veux partir ?
– Oui. J’ai déjà un père, je ne désire pas qu’Élan le remplace. Je ne peux pas lui donner la relation qu’il attend. Je ne peux pas être un substitut au fils que vous avez perdu. »
Alda avait senti les larmes perler aux coins de ses yeux. La mort de leur fils était un sujet douloureux qui l’avait brisée. Elle tentait de se montrer forte, mais elle ne s’en était jamais remise.
« Personne ne te demande de prendre sa place. Ce que ressent Élan est —
– J’ai besoin de temps. » la coupa Öta. « C’est pour ça que je dois partir. Je ne peux pas réfléchir si je reste avec vous. C’est trop dur.... Mais je ne veux pas non plus vous perdre. »
Öta détourna le visage, les larmes aux yeux. Il ne savait plus ce qu’il souhaitait. Tout était si flou dans sa tête !
« Je crois que je sais où tu pourrais aller. » avait alors murmuré Alda, après quelques secondes de réflexion. « J’ai un ami qui travaille dans un hospice éclaiste. Il traite les malades et accueille les pèlerins. Je peux te le présenter. »
Alda avait compris son appel à l’aide. Si Öta rêvait de soigner et soutenir son prochain, alors il fallait l’encourager dans cette voie.
Et ainsi, grâce à elle, Öta avait pu rencontrer cet homme et s’était immédiatement entendu avec lui. Depuis, il travaillait en échange d’une couche dans l’hospice et de repas chauds.
Il n’y avait pas de confort et la nourriture était pauvre, mais il n’en avait cure. Il aidait à s’occuper de toutes ces personnes dans le besoin. C’était incroyable !
Les premiers jours, ce fut cependant très dur. Il y avait beaucoup de malades, de blessés et d’âmes mourantes. C’était sale, il était au contact du sang et de la mort. Mais il s’y était vite fait, galvanisé par son travail et la sensation d’enfin être utile.
Il était toujours motivé, prêt à contribuer et à apprendre. En deux semaines, Öta s’était très vite adapté et s’était rendu indispensable.


Depuis ce jour, Öta travaillait sans relâche dans l’hospice. Il n’avait plus un moment pour lui. La fatigue pesait sur ses épaules, mais il en était heureux. Il se sentait utile et apprécié.
« Et dire que la belle Alda cachait un p’tit gars aussi efficace chez elle ! C’est un vrai soulagement d’avoir un peu d’aide, j’espère qu’tu vas rester longtemps. »
L’homme qui dirigeait l’hospice se nommait Petrus. C’était le fils d’un prieur éclaiste qui avait ouvert ce lieu plus de 30 ans auparavant, pour ses fidèles. À la mort de son père, Petrus avait continué son œuvre. Financé par le culte éclaiste, l’endroit ne souffrait pas trop du manque de moyens.
Ce n’était pas le grand luxe, cependant lorsqu’il y avait un couchage à remplacer ou des médicaments à acheter, ils pouvaient compter sur leur soutien.
Mais en tant que lieu appartenant aux prieurs éclaistes, ils devaient suivre leurs lois et ne soigner que des humains fidèles. Tous les orians, les non-croyants, les esclaves, les étrangers… ne pouvaient demander asile à l’hospice. Les quelques prieurs qui venaient apporter leur aide surveillaient de très près les personnes accueillies sous ce toit.
Et malgré le fait qu’il soit de culture éclaiste, Öta n’aurait normalement jamais pu travailler ici. Après tout, il n’était pas vraiment humain.
De plus, sa foi en la religion éclaiste était minime comparée à son respect des Abondes et des vieilles traditions du Nord. Morthebois, sa région d’origine, était l’une des rares à encore pratiquer les coutumes qui existaient avant l’arrivée des Éclaistes.
Mais sa famille étant de haut rang social, ceux qui finançaient ce lieu avaient fermé les yeux sur cet « écart ».
« Comme je suis à moitié humain par ma mère, je ne peux qu’à moitié travailler ici non ? Ça veut dire, plus de pauses ?
– Tu peux toujours rêver mon garçon, ça ne marche pas comme ça. »

Petrus était au premier abord un homme droit et strict, un peu grognon. Öta avait donc été intimidé en sa présence les premiers jours, avant d’apprendre à le connaitre et à l’apprécier.
Son humour, sa manière de réagir, son amusement à l’insolence d’Öta et sa passion pour son travail… lui rappelaient parfois Élan. Lorsqu’Öta se permit de faire la remarque, Petrus s’offusqua.
Il ne pouvait pas supporter l’herboriste, qu’il jugeait indigne d’une femme aussi merveilleuse que Alda ! Öta comprit sans peine que l’homme éprouvait un amour à sens unique.
Il y a de nombreuses années, Alda avait bien eu une relation avec lui, mais rien qu’elle ne jugeait sérieux. À ses yeux, il n’était aujourd’hui rien de plus qu’un très bon ami.
« Si seulement elle s’était acoquinée à une personne digne d’elle, plutôt que de ce vieux matou lubrique et douteux ! Alda est une femme pure, qu’il faut traiter avec délicatesse. »
Öta avait pouffé de rire. Alda ? Pure ? Délicatesse ? Petrus ne la connaissait peut-être pas si bien, finalement.

Lorsqu’il avait commencé à travailler dans cet hospice, il n’avait pas fallu beaucoup de temps à Öta pour s’indigner du manque de considération apportée aux personnes qui n’étaient pas humaines ou croyantes.
Il savait que Petrus n’avait rien contre eux, et qu’il s’agissait simplement de respecter les ordres du culte éclaiste. L’homme lui avait expliqué clairement que ce lieu leur appartenait : ils devaient suivre leurs lois.
Mais cette situation le révoltait. Parfois, des personnes dans le besoin venaient demander asile et Öta était contraint de leur refuser. Il ne pouvait accepter une telle injustice.
Alors, de temps en temps lors de ses pauses, il en profitait pour retrouver ces personnes et les aidait à sa manière. Il dérobait secrètement ce qu’il fallait pour les soins, prenait un peu de nourriture et les conseillait dans la mesure du possible.

Öta pensait être assez discret, mais il se trompait : Petrus avait remarqué ses escapades dès le premier jour. Ce petit manège qui avait duré quelque temps fut arrêté lorsque Petrus prit Öta à part.
Lorsque Petrus le confronta, Öta se tendit. Il n’était pas question qu’il arrête !
« Peu importe nos origines ou croyances, on ne devrait pas refuser de tendre la main aux nécessiteux ! » s’était-il exclamé, sous le regard épuisé de l’homme.
Ce dernier l’avait fait taire, répondant d'une voix séche :
« Calme-toi. Je suis de ton avis, mais tu manques de discrétion, ça ne va m’apporter que des problèmes.
– Que puis-je faire alors ?
– Ce soir tu dormiras chez moi plutôt qu’ici. On en discutera loin des oreilles indiscrètes. »
Petrus avait désigné du regard l’un des prieurs éclaistes qui traversaient un couloir non loin. Öta, qui avait compris le message, se fit tout petit ce jour-là. Et lorsque la nuit fut tombée, il avait emboité le pas de l’homme dans les allées obscures de la cité. Petrus possédait une petite maison, coincée au fond d’une rue étroite.
Mais ils n’y restèrent pas. Ils traversèrent le bâtiment, descendirent des petits escaliers et empruntèrent la porte de derrière. Petrus avait attrapé deux capes et en tendit une à Öta.
« Mets ça et cache bien ton visage avec la capuche surtout.
– Euh… »
Öta lança un regard gêné à son aîné, qui comprit alors. Il soupira, fatigué.
« Mes cornes… » tenta d’expliquer Öta. « Tu sais, ce n'est pas très compatible avec certaines capuches.
– Bon sang, pour la discrétion on repassera.
– Je suis désolé…
– Ah, les Etris ! Quelle idée d’avoir des cornes aussi ! »
Ce fut donc l’air penaud qu’Öta suivit Petrus, descendant toujours plus profondément dans les rues obscures de GemmeNoire.

Après avoir longtemps marché dans les rues étroites de la cité, descendant vers les quartiers les plus pauvres, Petrus s’arrêta devant une petite porte en bois. Anonyme, elle n’avait rien de spécial. Elle était légèrement cachée, coincée dans un renfoncement du mur. Petrus toqua et la porte s’ouvrit quelques secondes après.
Une femme se tenait là, le visage doux et avenant. Ses oreilles étaient longues et pointues, signe qu’elle était de la race des orians. Elle salua Petrus, qui entra sans demander son reste. Elle se tourna ensuite vers Öta :
« C’est donc toi le petit nouveau dont Petrus me parlait ? Entre donc, tu es le bienvenu. »
Öta se faufila à sa suite. C’était un lieu assez étroit et encombré, rempli de caisses, de sacs et de bouteilles. Ils traversèrent la pièce, avant d’atteindre une cour cachée par les bâtiments alentour.
Il y avait de nombreuses personnes ici, dont certaines qui paraissaient malades ou blessées. La plupart étaient en train de manger ce qui semblait être un grand bol de brouet. Une vieille femme servait ceux qui faisaient la queue, remuant un grand chaudron fumant.
Öta se rappela qu’il n’avait pas mangé aujourd’hui, et envia légèrement leur maigre repas. Petrus s’était assis sur une chaise, sortant de son sac une bourse qu’il tendit à la femme :
« Je n’ai pas pu récolter plus, aujourd’hui la plupart des dons ont été donnés directement aux prieurs. Et je n’ai pas pu m’approcher de l’urne.
– Je sais que c’est compliqué pour toi, merci. » répondit la femme, en prenant la bourse avec soin.
Elle compta les pièces et soupira.
« Ah, ça payera un peu de nourriture pour ces pauvres gens. Mais il nous manque toujours de quoi racheter de quoi les soigner.
– Demain, Mathius est absent. Sans lui je serais plus tranquille, j’irais prendre ce dont l’absence ne sera pas remarquée dans la réserve.
– Merci Petrus. »
Öta, qui avait suivi la conversation et commençait à comprendre, fronça les sourcils. Il toussota légèrement pour attirer l’attention des deux personnes, qui se tournèrent vers lui.
« Où sommes-nous ? Et qui êtes-vous ? »

Ce fut ainsi qu’Öta apprit l’existence du Refuge.
C’était un lieu où l’on accueillait ceux qui étaient rejetés à cause de critères tels que leur race, leur religion ou même leur état physique et mental. L’emplacement et son existence étaient gardés secrets, car nombreuses étaient les personnes prêtes à tout pour faire fermer les rares lieux recueillant les plus défavorisés.
Malheureusement, on ne pouvait donc le trouver que si on y était invité.
Comparé à l’hospice où travaillait Petrus, c’était un endroit bien exigu et pauvre. La femme qui le tenait et qui avait ouvert la porte à Öta se nommait Ambroisie. Elle était épaulée par trois autres femmes qui se dévouaient corps et âme à ce projet.
Il y avait aussi plusieurs hommes, des frères et des maris, qui les assistaient et venaient en aide aux miséreux de la cité. Öta fut immédiatement séduit par ce lieu. Ils réalisaient ce qu’il avait tenté de faire, mais de façon beaucoup plus structurée et discrète que lui.
« Je veux vous aider ! C’est bien pour ça que vous m’avez amené ici, Petrus ? » s’exclama Öta avec un immense sourire.
Petrus lui répondit par un rictus fatigué et Ambroisie ajouta :
« Il s’occupe des blessés et des malades la nuit, mais avec son travail de jour il ne prend pas le temps de se reposer. N’est-ce pas, Petrus ? Depuis combien de temps tu n’as pas eu une vraie nuit de sommeil ?
– Hum. »
Petrus leva les yeux au ciel et croisa les bras, sans répondre. Ah ! Öta comprenait mieux l’origine de ses cernes et de ses nombreux bâillements en journée.
« Il m’a dit que tu es très doué pour t’occuper des malades et que tu es un herboriste de talent. » continua Ambroisie, la voix douce et avenante. « Si tu nous aides, tu penses que tu pourrais le remplacer une nuit sur deux ?
– Ce serait un honneur ! »

Hospice le jour, Refuge la nuit. Ce fut ainsi qu’Öta se retrouva à jongler entre les deux durant les deux semaines qui suivirent.
Lorsqu’il ne remplaçait pas Petrus, il s’arrangeait toujours pour venir donner un coup de main durant quelques heures. De temps en temps, il se faufilait hors de la ville et partait dans la forêt chercher quelques plantes qu’il jugeait utiles pour aider et soigner ceux qui en avaient besoin.
Il n’en avait normalement pas le droit, car la forêt appartenait au roi et était bien gardée. Mais certaines zones étaient moins surveillées puisque victimes de vieilles superstitions, qui suffisaient à faire fuir les hommes.
Öta en profitait pour s’y introduire en douce et cueillir ce dont il avait besoin. Toutes ces plantes qui n’attendaient que lui ! Il exploitait également ces moments de solitude, entouré de nature, pour continuer à utiliser la magie loin des regards indiscrets.
Il ne pouvait pas tenir sans : la magie était le sang qui coulait dans ses veines. Sans elle, il ne pouvait vivre.
Malheureusement devoir se cacher et camoufler ses feuilles en permanence lui pesaient. Il s’y était habitué, mais il aurait aimé pouvoir pratiquer au grand jour. Mais peu importe ! C’était heureux qu’il revenait au Refuge avec sa récolte.
« Tu ne devrais pas faire ça, si tu te fais prendre ils te couperont les doigts. » grognait Petrus pour le dissuader, tout en le couvant d’un regard fier.

En rentrant ce soir-là, Öta se posa et discuta avec les autres femmes qui dirigeaient le Refuge. Il s’agissait de trois sœurs, de vieilles dames qui aimaient particulièrement se moquer de Petrus.
« Öta, tu es si serviable. » sourit l’une de ces dames, lorsqu’Öta leur servit des infusions des plantes qu’il avait cueillies en forêt.
Elle fut suivie de ses sœurs :
« Et beaucoup plus avenant que ce vieux Petrus !
– Si je t’avais connu dans ma jeunesse, je t’aurais volontiers épousé. »
Öta hésita entre l’amusement et la gêne.
« Nous avons reçu des dons, tu veux venir voir ? » demanda Petrus en s'approchant, sauvant Öta de cette discussion.
Le visage du jeune homme s’éclaira.
Dans la capitale existait un trafic qui faisait passer des cargaisons illégales issues du Sud. Il s’agissait de contrebande pour le marché noir. Tout le monde en avait entendu parler, les rumeurs allaient de bon train, mais personne ne savait vraiment qui réalisait ni où se déroulaient ces transactions.
Öta savait que Élan y était lié, car il vendait sa marchandise au marché noir lui aussi. L’amie dont il lui avait parlé plusieurs fois, Söl, était l’une des dirigeantes de ce trafic. Petrus quant à lui avait des amis sudans qui profitaient de ces « envois » pour faire passer des caisses de dons au Refuge, à sa demande.
Il y avait dedans des denrées, des tissus, des outils et diverses babioles offertes par des personnes qui avaient entendu parler d’eux. Ces caisses n’arrivaient qu’extrêmement rarement, et Öta fut surexcité à l’idée de pouvoir les ouvrir et fouiller dedans.
Il passa plusieurs dizaines de minutes, sous le regard amusé de Petrus, à ouvrir les caisses et commenter leur contenu.
« En remerciement pour ton travail ici, tu peux choisir ce que tu veux et le garder.
– Vraiment ? » demanda Öta, touché. « Ce que je veux ?
– Oui, vas-y.
– Alors je veux ça ! J’ai déjà ma petite idée de comment je vais l’utiliser. »
Petrus perdit le sourire en découvrant ce qu’il désignait.
« Ah ! Ça faisait longtemps, j’espère que je n’ai pas perdu la main. » ajouta Öta, trépignant d’impatience.
D’une voix blanche, Petrus répondit :
« Tu nous prépares un sale coup toi. Tu ne vas nous attirer que des ennuis.
– Mais non ! Aie un peu confiance, voyons. »

Parmi toutes les choses présentes dans les caisses, Öta avait choisi un arc en bois. Petrus lui avait expliqué que lorsqu’ils recevaient des armes ou tout autre objet sans intérêt pour le Refuge, ils avaient l’habitude de les revendre pour payer de la nourriture.
« Pas question de le vendre ! Il est à moi ! » s’était exclamé Öta en serrant son arc contre lui.
Comparé aux arcs d’excellente facture qu’il avait eus dans sa jeunesse, ce dernier faisait pâle figure. Mais, il avait un petit charme rustique et brut qu’Öta avait immédiatement apprécié.
« Je possède un arc magnifique confectionné dans le plus beau des bois par un artisan réputé de l’Est. C’est un cadeau de mon père. » expliqua t-il avec nostalgie. « Je m’en servais quand j’allais à la chasse avec lui. Mais je l’ai laissé au domaine lorsque je suis parti. »
Öta était plutôt bon chasseur. Il n’était pas le meilleur, mais il avait un certain talent. Lorsqu’il habitait chez Élan et Alda dans la forêt de BrancheNoire, il lui arrivait de chasser pour le repas.
Ainsi, lorsqu’il avait vu cet arc dans les caisses, il avait immédiatement songé à ses escapades en forêt. Il pourrait profiter de ses moments pour chasser et apporter de quoi manger aux protégés du refuge.
Quelques jours plus tard, lorsqu’Öta revint avec ses premières prises, Petrus gronda de colère :
« Mais tu es fou ? C’est du braconnage ! Si tu te fais prendre, tu ne perdras pas que tes doigts !
– Oui, oui. » répondit Öta, sans vraiment l’écouter. « Du coup, tu n’en veux pas ? »
Petrus se renfrogna. Il croisa les bras, leva les yeux au ciel et grommela :
« … Bon allez, on ne va pas gâcher quand même. »

Si Petrus voyait d’un mauvais œil les escapades d’Öta, ce n’était pas le cas du reste des membres du Refuge. Ambroisie et les trois dames admiraient son courage et son implication. Les protégés quant à eux étaient simplement heureux de pouvoir manger de la viande et d’être dorlotés par ce jeune homme doux et avenant.
« Des repas consistants, c’est primordial lorsque l’on est mal en point. Un ventre rempli est tout aussi important que les soins pour se rétablir. » affirmait Öta, qui prenait très à cœur sa tâche.
Il avait même envoyé une lettre à son père, pour lui demander de quoi aider le refuge. Mais Morthebois étant très loin et les routes peu sûres, Öta n’était pas certain que ce dernier recevrait son message rapidement.
« Tu ne veux pas nous rapporter un plus gros gibier la prochaine fois ? » fit Yann, l’un des petits frères d’Ambroisie qui était un peu plus jeune que Öta.
Le jeune homme était extrêmement collant et particulièrement gourmand.
« Je ne fais pas de miracles, Yann. Tu crois vraiment que je vais aller chasser un sanglier avec mon petit arc et que je vais m’amuser à le trainer devant les gardes sans me faire voir ?
– Bah pourquoi pas ? » répondit-il, l’air benêt.
Öta leva les yeux au ciel.

Partie 2 - Un patient très spécial
En arrivant au Refuge ce soir-là, Öta ne fut pas surpris de voir Yann se précipiter vers lui. Le petit frère d’Ambroisie lui collait aux basques, ce qui commençait légèrement à l’agacer. Il ne pouvait pas une passer une minute seul !
Alors qu’Öta s’apprêtait à le rabrouer, n’étant pas d’humeur ce soir, Yann s’exclama :
« Öta ! Tu tombes bien, on a besoin de toi. »
Il semblait essoufflé, comme s’il avait fait un effort. Öta lui emboita la pas, retirant sa cape en chemin et la déposant sur une chaise.
« Que se passe-t-il ? Un nouveau blessé ?
– Oui, tout à l’heure sous nos yeux une personne s’est jetée dans le fleuve. Depuis le Pont-Gris, celui qui est pas loin d’ici. On l’a repêchée, mais…
– Ah je vois. » Répondit Öta.
Les tentatives de suicide n’étaient pas rares, mais les personnes survivaient rarement. Depuis qu’il travaillait à l’hospice et au refuge, Öta avait déjà pu assister à trois décès. Si au début il l’avait mal vécu, il s’était vite adapté. Il n'avait pas le temps de pleurer.
« Petrus ne viendra pas ce soir, je vais m’en occuper. Vous l’avez installé ?
– Oui ! »

Öta entra dans la pièce du Refuge qui avait été aménagée pour accueillir les blessés. L’endroit était un peu sombre et exigu, mais ils n’avaient guère mieux. Lorsqu’il vit la personne détrempée et allongée dans l’un des lits de fortune, il s’arrêta.
Avec ses cheveux emmêlés et sales, ainsi que son visage marqué de cernes, il était difficile de le reconnaitre. Mais le bandeau sur son œil et la cicatrice à son oreille droite ne laissaient aucun doute.
L’individu qui avait tenté de mettre fin à ses jours en se jetant du Pont-Gris était Nora.
Que faisait-il là ?
Pourquoi s’était-il jeté de ce pont ?
Il semblait terriblement souffrant, respirant péniblement et tremblant. Mais il était conscient. Ce dernier point donna de l’espoir à Öta, qui laissa ses doutes de côté et s’occupa de lui.
« Sortez, j’ai besoin d’être seul avec lui. » ordonna t-il aux jeunes hommes qui avait repêché Nora.
Grâce à leur rapidité, il n’était pas resté longtemps dans l’eau.
« Toi aussi, Yann. » ajouta-t-il ensuite en voyant que ce dernier ne sortait pas.
Le garçon prit la porte, déçu de ne pas pouvoir rester.
Malgré ce que Nora lui avait fait, il ne méritait pas de souffrir. Il était hors de question de le laisser à son sort. Öta s’occupa de lui avec attention durant toute la nuit, l’aidant à se calmer, à se réchauffer, et lui prodiguant les soins dont il avait besoin. Lorsque son état fut plus stable, Nora gémit :
« Öta… »
Ce dernier, qui préparait un médicament, se retourna et se pencha vers lui :
« Oui ? Comment te sens-tu ?
– Je… J’ai merdé. »
En colère, Öta soupira très fort et gronda :
« Non, sans blague ?! »

« Arrête de dire des évidences, et repose-toi. » ordonna Öta, en coupant Nora. Ce dernier hocha faiblement la tête, fermant les yeux pour se rendormir.
Les quelques jours qui suivirent, Nora dormit profondément. À croire qu’il n’avait plus eu une véritable nuit de sommeil depuis bien longtemps. Öta en profita pour s’occuper des diverses blessures sur son corps. Son œil était bel et bien crevé. Ce n’était pas joli à voir, mais il ne risquait normalement plus de s’infecter.
Chaque fois qu’il regardait cette plaie, il se sentait coupable. En le soignant, il releva aussi des marques sur le reste de son corps. Ses bras étaient couverts de vieilles blessures qui avaient mal cicatrisé avec le temps.
Il y en avait également sur son dos. Comme s’il avait reçu des coups de fouet, il y a bien longtemps. Mais ce qui le fascinait le plus était ses mains. Lorsqu’ils s’étaient battus, le soir où Élan l’avait trainé de force chez Nora, Öta avait cru apercevoir un tatouage sur le dos de ses mains.
Il n’était pas sûr de ce qu’il avait vu et n’y avait plus vraiment pensé après. Mais en les regardant de près, il n’avait plus aucun doute. Le triangle noir, la marque des mages.
Il comprenait mieux pourquoi Nora portait toujours ces sortes de mitaines à la forme si particulière. Elles servaient à masquer ce tatouage.

Dans le Nord, la magie était interdite. L’utiliser était un crime, passible de la peine de mort. Mais comment traquer les mages, lorsque son utilisation était si facile à camoufler ?
Depuis une quinzaine d’années, une nouvelle loi à ce sujet était passée. Tous les esclaves et les personnes ayant enfreint la loi au moins une fois étaient tatoués. Et ce peu importe le délit.
On gravait dans leur chair un triangle avec une encre invisible qui ne se révélait que si son porteur usait de lui-même de la magie. Ainsi, quiconque arborant ce triangle visible était forcément un mage.
Une inégalité qu’Öta détestait. Il se souvenait du jour où David avait reçu son tatouage. C’était au tout début, lorsque la loi n’existait que depuis peu. Cette encre était épaisse, dure à manipuler. Et les hommes qui l’appliquaient n’étaient pas doux. Ils n’avaient aucune compassion.
À cette époque, David venait tout juste d’arriver dans le domaine. Öta avait assisté à la scène, caché derrière une porte entrouverte. David s’était retenu de pleurer, mais son regard avait marqué Öta. Une douleur et une incompréhension qui lui avaient brisé le cœur.
Pourquoi l’esclave devait subir ça tandis que ses maîtres restaient loin de tout soupçon ? Pourquoi seulement lui ? Parce qu’il était esclave, il était forcément plus à même d’enfreindre la loi ? C'était si injuste...
Tandis qu’Öta fixait distraitement la main de Nora, ressassant ces souvenirs, ce dernier se réveilla. Son œil ambré dévisagea Öta, hésitant.
« Tu fais de la magie. » chuchota Öta.
Nora opina du chef, silencieux.
« De la Magie noire ? »
Nouveau hochement de tête.
« Bon sang. »
Öta se leva. Il se passa la main dans les cheveux, soupirant de frustration. Dans un geste de colère, il renversa tout ce qu’il se trouvait sur la table.
« Et merde, merde, merde ! »
Le bruit attira les autres membres du Refuge, qui se trouvaient à l’extérieur de la pièce. Aussitôt, Nora cacha ses bras sous ses couvertures et ferma les yeux, faisant mine de dormir.
« Öta, tout va bien ? J’ai entendu un grand bruit.
– Oui, oui. » Soupira-t-il. « Je suis juste à bout de forces. Désolé pour le désordre.
– Va dormir, Yann va ramasser tout ça. »
Öta lança un regard sombre en direction de Nora, avant de partir.

Cette nuit-là, Öta ne dormit pas. Il n’y arrivait pas. Comment fermer l’œil, après ce qu’il venait d’apprendre ?!
Il comprenait mieux pourquoi Nora s’était montré si brutal, si colérique et contradictoire. Il était un mage. Un mage noir ! La plus sombre des magies, celle qui détruisait la vie. Celle qui droguait son utilisateur au point d’en perdre l’esprit… Et si ça se savait ?
Il mettait en danger le Refuge par sa simple présence.
« Il doit partir. » songea-t-il, avant de secouer la tête « Non. Je suis vraiment le pire des cons. »
Comment pouvait-il se permettre d’en vouloir à Nora, alors qu’il ne valait guère mieux ? Qui donc allait en forêt pour utiliser la magie élémentaire, loin des regards indiscrets ? Qui donc en cachait les stigmates, pour ne pas être pendu ? Öta n’était pas si différent de lui, finalement.
Ne parvenant pas à se calmer, il se rhabilla. S’il ne pouvait pas dormir, alors autant bouger. Il avait une chose importante à faire. Öta quitta le Refuge et emprunta un chemin qu’il ne pensait pas revoir de sitôt.
Lorsqu’il arriva à destination, la maison abandonnée où vivait Nora, il hésita. Tant de violence, tant de mauvais de souvenirs étaient liés à cet endroit, qu’il en frissonna.
Il entendait encore les cris de douleur de Nora. Il sentait encore l’odeur du sang. Öta se ressaisit et entra.
« Merry ? J’ai besoin de te parler de ton fr — ».
Il ne finit pas sa phrase. Le lieu était vide. Il y avait encore des traces de sang séchées sur le sol. Elles ne disparaîtraient jamais. Une couche de poussière avait commencé à recouvrir les maigres possessions de Nora et Merry.
Personne n’avait dormi là depuis des jours, mais il y avait dans la pièce un désordre sans nom. Comme si une bagarre avait eu lieu avant le départ des deux habitants. Merry ne vivait définitivement plus ici. Où était-elle ?

N’ayant trouvé aucune trace de Merry, Öta décida de retourner au Refuge. À cette heure-ci, tout le monde devait-être au lit. Il se faufila sans bruit dans la pièce où dormait Nora et le réveilla :
« Öta ? On est l’matin ?
– Non. »
Adossé contre un mur, les bras croisés, Öta attendit que Nora se redresse. Il lui expliqua alors :
« Je me suis rendu chez toi pour prévenir ta sœur que tu étais là. Je ne voulais pas qu’elle s’inquiète. Mais il n’y avait personne. Elle a disparu. »
Nora se mordit la lèvre. Tout dans sa manière de se tenir, de détourner les yeux, criait sa culpabilité.
« Qu’est-ce que tu as fait ? » grogna Öta, accusateur. « Où est ta petite soeur ?
– Elle est partie. Parce que je l’ai frappée.
– Quoi ?!
– J’suis devenu fou à cause de cette saleté d’magie, et j’ai tabassé Merry. Elle pleurait, mais j’continuais. »

Nora renifla, tremblant. Il ramena ses genoux vers lui et plongea son visage dedans.
« J’veux pas la revoir. Elle est mieux sans moi. J’suis sûre qu’elle est en vie quelque part, elle a l’cuir dur.
– C’est à cause de ça que tu as sauté de ce pont ? Parce que tu t’en voulais ? » demanda Öta, profondément dégoûté.
Merry était si douce… Il espérait de tout son cœur qu’elle ait pu survivre. Mais au vu de la force de Nora, il n’était pas aussi optimiste.
« J’étais dans un sale état, j’passé plusieurs jours dans l’flou. J’crois qu’j’étais en pleine crise quand j’suis tombé. Et c’quand j’ai percuté l’eau qu’jai repris mes esprits. »
Öta secoua la tête, la gorge nouée. Nora le répugnait. Il avait envie de hurler. Il ferma les yeux et d’une voix qu’il voulait ferme répondit :
« Je vois. »
S’il ressentait de la compassion pour Nora, il n’en était pas moins horrifié par ses agissements. Nauséeux, il cracha :
« Sors de ce lit, tu dégages. Tu es en état de partir, et il est hors de question que tu mettes en danger les autres membres du Refuge.
– Tu peux pas m’faire ça ! » s’exclama Nora.
Faisant fi de la douleur, il se leva et attrapa Öta par les épaules. Son œil ambré se plongea dans les siens. Sur son visage se dessinait une expression bien plus intense et authentique que toutes celles qu’il avait pu montrer jusque maintenant.
« J’t’en prie, m’chasse pas ! C’la première fois que j’mange à ma faim et que j’dors au chaud ! Et j’ai peur… »
Il se mit à sangloter, bredouillant des paroles inintelligibles. Öta le fixa avec les sourcils froncés durant quelques secondes, tentant de garder contenance.
« Tu ne peux pas rester. » couina-t-il. « C’est trop dangereux.
– Mais comment j’vais faire ? »
Nora avait l’air désespéré.
« Je n’veux pas sombrer d’nouveau dans la magie, aide-moi à m’en défaire j’t’en supplie.... J’veux plus jamais ressentir ce vide en moi… »
Öta secoua la tête. Il n’y avait rien à faire. Aucun remède, aucun traitement, ne pouvait rendre ce que la magie noire dérobait à ses utilisateurs.
Jamais Nora ne pourrait vivre comme une personne normale. Jamais il ne pourrait s’en sortir. Öta l’avait réalisé à l’instant même où il avait compris qu’il se servait de la magie noire. Il n’y avait aucune d’échappatoire. Nora était condamné.
« La seule chose que tu peux faire, c’est prier pour que ton âme perdure sur la Lune après ta mort. » répondit Öta, en retirant doucement les mains de Nora de ses épaules. « Car si aucun homme ne peut te sauver, tu dois t’en remettre a plus grand.
– Prier ? Ma mort ? Tu t’fou d’moi ?
– Non. Seule la prière pourra t’aider à trouver le repos. »
Nora recula, terrorisé.
« Maintenant, pars. » ajouta Öta, en ouvrant la porte. Chacun de ces mots était difficile à prononcer, mais il tint bon. « Tu n’as plus rien à faire ici. Je ne te dénoncerai pas, mais en échange tu dois me promettre de garder le secret de ce lieu. »
Nora hésita, cherchant une ultime lueur d’espoir dans le regard d’Öta. Mais ce dernier était sombre et fuyant.
« Je… Oui, j’comprends… merci pour ton aide. » lâcha finalement Nora avant de sortir, les épaules basses.

Le lendemain, Öta fut plongé dans ses pensées. Toute la journée, son esprit était ailleurs, ressassant encore et toujours la scène de la veille.
Avait-il pris la bonne décision ?
En refusant de tendre la main à Nora, ne l’avait-il pas condamné ? De sa faute, ne serait-il pas destiné à vivre dans la douleur et la solitude ? Il s’en voulait d’avoir été aussi ferme.
Les autres membres du refuge avaient remarqué le départ de Nora, mais personne ne s’en était inquiété. Ce n’était pas chose rare qu’une personne s’en aille ainsi. Si bien que personne ne se posa de question.
Le désintérêt de tous pour le sort de Nora rendit d’autant plus mal à l’aise Öta. Il ne se sentait pas capable de porter ce poids seul. Alors il se confia à Petrus. Ce dernier l’écouta, sans mot dire. Öta n’aborda pas sa propre magie et la nuit qu’il avait failli passer avec Nora, de peur que Petrus ne le haïsse.
Mais il lui avoua qu’il avait découvert que Nora était un mage qui avait agressé sa petite sœur. Et que cette raison l’avait poussé à le chasser, lui refusant l’aide qu’il lui demandait.
« Je suis désolé de te l’avoir caché. » s’excusa Öta, en évoquant la marque noire.
Petrus lui fit un sourire rassurant.
« Je l’avais remarqué. » répondit-il, sous l’œil étonné d’Öta. « Lorsque nous accueillons une personne dont nous ne savons rien, je vérifie toujours ses mains. J’ai regardé sous ses bandages.
– Pourquoi n’avoir rien fait alors ? »
Öta n’en revenait pas ! Pourquoi n’avait-il rien dit ?
« Je voulais voir comment tu t’en sortais. » expliqua-t-il, calmement. « Si tu décides de dédier ta vie aux autres… Tu devras parfois faire des choix difficiles. Et le bon choix n’est pas toujours celui que l’on croit.
– C’est si dur…
– Tu as pris la bonne décision. Je suis fier de toi. » le rassura Petrus, lui posant une main réconfortante sur l’épaule.
Öta hocha la tête, des larmes perlant aux coins de ses yeux. Il devait maintenant laisser cette histoire derrière lui, et s’occuper de toutes ces personnes qui avaient encore besoin de son aide. Mais c’était sans compter l’ombre qui se faufila dans le Refuge, une fois la nuit tombée.
Partie 3 - Les conséquences
Après le départ de Nora, Öta s’occupa de nettoyer la chambre où le jeune homme avait dormi pendant les soins. Les draps avaient bien besoin d’être lavés. Il le ferait demain matin. Et depuis combien de temps personne ne s’était occupé de les raccommoder ? Il y avait des trous partout !
N’ayant aucun blessé ni malade graves à traiter, il profita de son temps libre pour s’atteler à cette tâche. Et il était très mauvais. Il faut dire qu’il avait grandi avec des serviteurs qui se chargeaient de ces corvées-là.
Néanmoins, il était heureux de pouvoir le faire lui-même. Il y gagnait une certaine fierté.
Tandis qu’il tournait le dos à la porte, pliant le drap recousu avec fierté, une ombre se faufila dans la pièce. Sans un bruit.
L’ombre avait fait le tour de cet étrange lieu, sans trouver ce qu’elle cherchait. Frustrée, elle était sur le point d’abandonner et de repartir.
Mais lorsqu’elle découvrit Öta, elle le reconnut immédiatement. Comment oublier cette coiffure et ces cornes ? C’était l’homme qu’elle avait suivi la veille ! Celui qui s’était aventuré dans la maison de Nora, criant le nom de sa petite sœur.
Si une personne pouvait répondre à ses questions, c’était bien lui. Lorsqu’Öta se retourna, il n’eut pas le temps de comprendre ce qu’il lui arrivait avant d’être plaqué contre le mur.
Une jeune femme aux traits fins l’avait attrapé par le col, grondant :
« Dis-moi où il est ! »

La frayeur d’être ainsi surpris fut rapidement remplacée par de l’incompréhension. Öta fronça les sourcils, dévisageant la nouvelle venue. Qui était cette femme qui se permettait de lui crier dessus ?
« Qui êtes-vous, et que faites-vous ici ? » répliqua-t-il, tentant de garder un ton ferme et décidé, ce qui n’était franchement pas le plus crédible. « Vous êtes dans un lieu privé, vous n’avez rien à faire ici. »
La jeune femme ne se laissa pas intimider, resserrant sa prise. Elle plongea son regard dans le sien, répétant avec agacement :
« Dis-moi où il est ! Je t’ai vu sortir de chez lui, ne me mens pas ! »
Öta fronça les sourcils. Chez lui ? De qui parlait-elle ? Et soudain, il comprit. Nora. Il s’était rendu chez lui la veille, à la recherche de Merry. Cette femme avait dû le voir passer et l’avait suivi.
Mais qu’avait-il bien pu faire pour s’attirer ses foudres ?
« Si vous cherchez Nora, vous feriez mieux d’aller voir chez lui.
– Ha ! Ne me prends pas pour une idiote ! » siffla-t-elle, agacée. « J’ai passé plusieurs jours à le guetter, il ne vit plus là.
– Vous ne le trouviez pas parce qu’il était ici. Mais je l’ai renvoyé chez lui ce matin. » expliqua-t-il, tentant de se montrer calme et diplomate.
S’il répondait à son agressivité, il rentrerait dans son jeu. Il tenait trop à la vie pour ça.
Elle lâcha enfin son col. Öta se dégagea, tout en la gardant à l’œil. Il était hors de question de la quitter du regard ou de lui tourner le dos tant qu’elle n’était pas repartie. Elle plissa les yeux, le dévisageant avec insistance.
« Et t’es quoi au juste ? Un soigneur ? J’ai vu des blessés ici, vous les guérissez ? »
Soigneur ? Quel drôle de terme. Öta opina du chef, ajoutant :
« Oui. Nous avons aussi pris soin de Nora, mais il est guéri désormais. Vous ne le trouverez plus ici. »
Pitié, faites qu’elle s’en aille ! songea-t-il.
Pourquoi ne bougeait-elle pas maintenant qu’elle savait qu’il n’était plus là ?
« Humpf, soigner Nora ? Quelle idée stupide. » ricana-t-elle. « Vous feriez mieux d’vous occuper des gens qui en ont vraiment besoin, plutôt que d’perdre votre temps avec ce genre d’homme.
– Nous nous occupons de tous ceux qui en ont besoin, sans distinction de race, de croyance ou de rang social. L’intolérance n’a pas sa place ici. »
Persuadé qu’elle faisait référence au fait que Nora était un orian, la race la plus hait et victime de la haine des humains, Öta avait répliqué immédiatement avec une pointe d’agacement.
« J’suis pas intolérante avec les orians. » répondit-elle. « J’suis intolérante avec les cons. »
Dans sa voix, il y avait maintenant une note amusée. Öta se détendit légèrement, et répondit :
« Effectivement, sur ce point je partage votre avis. Nora est un con. »

L’intruse hésita et fixa Öta, indécise. Devait-elle lui faire confiance ? Nora était-il vraiment retourné chez lui, ou bien était-il caché par les habitants de cet étrange lieu ? Ce jeune homme n’essayait-il pas de la faire partir pour mieux détourner son attention ? Il sembla deviner ses pensées, car il soupira :
« Vous savez quoi ? Je vais vous accompagner, chercher Nora. Allons chez lui immédiatement. »
Öta attrapa sa cape et l’enfila. Il n’avait aucune envie de prendre des heures à faire passer ses cornes dans la capuche, si bien qu’il s’abstint de cette partie.
Il ouvrit la porte et traversa la cour du refuge, sous la lumière claire de la lune. Comme presque toutes les nuits, Öta était le seul résident réveillé à cette heure-là.
La jeune femme lui emboita le pas, les sourcils froncés.
Au moment où ils atteignirent la porte qui menait à la rue, Öta se figea. La serrure avait été forcée, et ce avec peu de délicatesse. Öta grogna, profondément agacé :
« Vous auriez simplement pu toquer à la porte. Je vous aurais ouvert.
- Tsss. »

Ils marchèrent dans la nuit sans échanger le moindre mot. Tendu, Öta accompagna l’intruse jusqu’à cette maison abandonnée où vivait Nora. Et s’il n’était pas là, que ferait-il ? Il craignait qu’elle ne se retourne contre lui et l’accuse de lui avoir menti. Elle semblait instable et irritable, le genre de femme à ne pas contrarier.
Lorsqu’ils atteignirent leur destination, Öta lui fit signe de continuer sans lui.
« Je n’ai aucune envie de le voir, et c’est réciproque.
– Humpf, je me doute. » répondit-elle, mi-compréhensive, mi-suspicieuse.
Öta trouva un muret sur lequel s’asseoir tandis qu’elle entrait dans la maison. Il était fatigué, les soirées qu’il passait à travailler au refuge l’épuisaient.
Heureusement qu’il alternait avec Petrus, lui permettant de profiter de quelques nuits de sommeils pour récupérer. Il comprenait mieux pourquoi ce dernier avait demandé son aide.
Il n’avait qu’une envie : rentrer et dormir ! Il ronchonna :
« Y’a vraiment que moi pour être assez con… »
Après tout, il venait de sortir en pleine nuit pour accompagner une personne qu’il ne connaissait pas et qui s’était introduite illégalement sur son lieu de travail… chez l’homme qui l’avait agressé.
« Si je rentre maintenant et que je barricade la porte du Refuge, elle ne pourra pas entrer… » se dit-il.
Et alors qu’il songeait à planter la jeune femme là, il entendit un cri.

Öta entendit un cri. Celui d’une femme. Il provenait de la maison de Nora, alors sans hésiter Öta se leva et entra à l’intérieur.
« Tout va bien ? » demanda-t-il, inquiet.
Il n’aurait jamais dû la laisser seule avec Nora ! Pas en sachant que ce dernier était un mage noir, dangereux et potentiellement en pleine crise ! S’il arrivait quoi que ce soit à cette femme, il s’en voudrait toute sa vie. Mais il ne s’attendait pas à ce qu’il découvrit à l’intérieur.
« Nora… » sanglotait la femme, la voix brisée.
Öta ne bougea pas. Le monde sembla s’arrêter tout autour de lui. Au fond de la pièce, le corps de Nora pendait dans le vide, sans vie.
Il s’était donné la mort.

Öta fixa le corps inerte de Nora, sans comprendre.
C’était si soudain, si violent.
Pourquoi ?
« Il faut le décrocher ! » hurla la jeune femme.
Elle cherchait frénétiquement dans la pièce de quoi couper la corde. Öta se ressaisit et attrapa le couteau qui se trouvait dans son escarcelle. Celui même qu’il gardait toujours près de lui. Celui qui lui avait servi pour l’offrande de l’Abonde et qui…
Öta déglutit. Il ne pouvait pas oublier que cet objet avait été maculé du sang de Nora, lui crevant l’œil par accident. Il avait voulu s’en débarrasser après ça, mais il n’y était pas parvenu. Il y tenait trop.
Sans attendre, il s’en servit pour couper la corde. Le corps de Nora tomba par terre, dans un bruit sourd. Il s’attendait presque à le voir se relever et grogner contre lui. Mais le corps ne bougea pas. Ce n’était qu’un cadavre.
La jeune femme se précipita vers lui et le serra dans ses bras, sanglotant.
« Nora… » pleurait-elle.
Öta quant à lui était nauséeux. Il se sentait coupable, se rappelant de la manière brutale dont il avait mis Nora dehors. Il lui avait dit des mots horribles, insinuant qu’il ne trouverait le repos qu’après sa mort. Était-ce pour ça ? L’avait-il poussé à mettre fin à ses jours ?
À cet instant Öta ne songeait ni à Merry, ni à Jol, ni à personne d’autre. Il ne pensait qu’à la terreur qu’il avait vue dans son regard, la dernière fois qu’il l’avait vu en vie. Si seulement il lui avait tendu la main…
Les sanglots de la jeune femme le tirèrent de ses pensées. Öta secoua la tête. Il s’approcha d’elle et posa une main sur son épaule.
« Hé. »
Elle se laissa faire lorsqu’il l’enlaça, lui caressant le dos pour la calmer.

« Je dois sortir.... de l’air. » murmura la jeune femme.
Depuis combien de temps était-elle là, à sangloter ? Trop longtemps. Elle avait besoin de respirer. Ne plus être dans la même pièce que lui.
Quand elle fut dehors, Öta se leva à son tour. Étrangement, il avait vite repris son calme et se sentait presque détaché. Il inspecta la pièce, à la recherche de ses affaires. Il retrouva son sac ainsi qu’une partie des médicaments qu’il avait volés à Élan pour soigner Nora.
Il repéra aussi des flacons vides qui jonchaient le sol.
« Ce sera utile pour le Refuge. » se dit-il en ramassant ce qu’il pouvait.
Il se sentait coupable d’ainsi piller un mort, mais il savait également que ces quelques fioles entamées pourraient sauver des vies. Il retrouva ensuite l’écharpe de Nora, celle que le jeune homme portait si souvent et qu’il lui avait prêtée lors de leur soirée. Öta hésita, avant de finalement la prendre.
Après avoir inspecté une dernière fois la pièce, en évitant de regarder le corps, Öta sortit à son tour. La jeune femme s’était posée sur le muret où Öta l’avait attendu un peu plus tôt. Elle tourna la tête vers lui et murmura :
« On ne peut pas le laisser là. Son corps…
– Je vais m’en occuper, ne t’en fais pas. » répondit-il, sans réellement savoir ce qu’il fallait faire. Mais il comptait bien demander de l’aide à Petrus le lendemain.
Elle hocha la tête, rassurée par cette réponse. Ils restèrent quelques secondes sans mot dire.
Finalement, elle brisa le silence :
« Je ne me suis pas présentée. Je m’appelle Tyra.
– Moi c’est Öta. » répondit-il, avec un sourire amical.
Avec tout ça, il ne lui en voulait plus vraiment de s’être introduite dans le refuge et de lui avoir crié dessus. Ça lui paraissait maintenant être un désagrément bien dérisoire.
« Ne reste pas seule ce soir. » ajouta t-il, en lui tendant la main. « Tu es la bienvenue au Refuge. »

En rentrant au refuge, Öta avait servi un bol de soupe à Tyra.
« Tiens. Ça va te faire du bien. »
Et tandis qu’elle mangeait dans la cour, il avait préparé son couchage. Il s’était attendu à ce qu’elle ne parvienne pas à dormir de la nuit, troublée et torturée par les images de ce qu’elle avait vu. Mais elle s’endormit presque immédiatement, épuisée.
Ce qui ne fut pas le cas d’Öta, qui tourna en rond jusqu’au petit matin. Comme il n’arrivait pas à fermer l’œil, il fit le ménage puis tria les médicaments qu’il avait récupérés en attendant l’arrivée de Petrus.
( Vous n’êtes pas seuls. Si vous avez besoin d’être écouté, de parler ou de vous confier, il y a des solutions.
Vous pouvez vous adresser au CMP (Centre Médico-Psychologique) près de chez vous si vous êtes en souffrance, c’est gratuit. N’ayez pas peur ou honte de demander de l’aide si vous en ressentez le besoin. Des bisous, prenez soin de vous ❤ )
Comments