- 12 - Escalade de violence
- bleuts
- 19 nov. 2024
- 48 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 déc. 2024
Partie 1 - La crypte de GemmeNoire
Après avoir quitté Sarah, Öta rentra, la tête pleine de pensées. Il retournait ses paroles dans tous les sens, se demandant s’il devait suivre ses conseils ou non.
A peine fut-il arrivé qu'Alda l’alpagua. Elle tenait sa fille dans les bras, une moue exaspérée sur le visage. Il s’attendait à ce qu’elle lui pose de nouveau des questions sur ce qui lui était arrivé, mais elle s’exclama :
« Tu tombes bien ! Tu peux t’occuper de Ausra le temps que je remue mon idiot de mari ?
– Euh oui. Que se passe-t-il ? » bredouilla Öta.
Alda souffla, agacée. Elle désigna Élan, qui fumait avec un air bienheureux non loin de là. Il avait l’air vraiment bien, posé sur le canapé, fumant sa pipe avec un sourire béat.
« Ça fait deux heures qu’il est comme ça. »

Élan et sa pipe, c’était toute une histoire d’amour. Ce n’était pas étonnant de le voir fumer pour se détendre et prendre du bon temps. Mais là, il ne semblait pas être dans son état normal. C’était comme si les plantes qu’il fumait étaient plus puissantes que d’habitude.
Öta fronça les sourcils. Il s’approcha rapidement de Élan, lui arracha sa pipe des mains et compris.
« J’y crois pas, t’as vraiment osé ?! » s’exclama t-il, en colère. « T’as fumé MES FEUILLES ? Tu m'avais promis de ne jamais le faire !
– Oups. » répondit simplement Élan, souriant bêtement. « Je regrette rien, c’est la meilleure décision de ma vie. Wouah. »
Heureusement, la grand-mère de Jol n’était pas là. Aucune des deux n'avait connaissance des feuilles d'Öta. Ce dernier les cachait très bien et le sujet n’était abordé qu’en privé. Parler de magie sous ce toit était beaucoup trop dangereux.
Après tout, la magie était illégale dans le royaume et passible de peine de mort.
Élan tenait à sa vie et avait insisté pour garder le secret. Ou peut-être qu'il n'y tenait pas tant que ça, étant donné ce qu’il avait décidé de fumer. Au vu du regard qu’il lui lançait, Öta comptait bien l’étriper.
« Tu ferais mieux d’accompagner Élan dans votre chambre. » fit Öta, tremblant de rage, en se retournant vers Alda. « Je ne pense pas que ce soit une bonne idée que ta mère le voit dans cet état en rentrant.
– Oui, elle n’aime déjà pas le voir fumer en temps normal. » soupira t-elle en retour.
Öta prit la petite Ausra dans ses bras, tandis que Alda secouait son mari pour qu’il daigne se lever et la suivre. Le bébé gazouilla dans ses bras et Öta se détendit immédiatement devant sa bouille adorable.
« Oui Ausra, moi aussi je t’adore. Par contre, ton père est un sacré con. »

Le lendemain matin, Öta était toujours furieux. Il n’était pas question de se laisser faire. La veille, il s’était faufilé dans l’atelier d’Élan et avait récupéré toutes les feuilles qu’ils avaient stockées ces derniers jours. Il avait également jeté les plantes que Élan fumait dans sa pipe, pour le punir et se venger.
Quand Élan s’était rendu compte du carnage, il avait d’abord feint la colère, avant de se retrouver face à un mur. Öta ne plaisantait pas. Il avait alors tenté de se justifier, en vain. Chacun de ces mots agaçait Öta, qui se sentait trahi et bafoué. Élan tenta alors de le convaincre de lui rendre les feuilles qu’il lui avait achetées, afin qu’il puisse au moins avancer sur les élixirs qu’il comptait vendre aux Abarians.
« Je te les rends à une condition : à partir de maintenant, je double mes prix.
– Mais Öta…
– Bien, alors ils seront triplés. »
Élan grimaça. Il payait cher sa bêtise.

Élan tenta bien de chercher du soutien auprès de sa femme, mais Alda n’était pas très coopérative. Elle préférait soutenir Öta, considérant qu’il était en droit d’être mécontent.
« Öta et toi, vous vous êtes ligués contre moi ! » râla-t-il.
Le bébé en profita pour gazouiller à ce moment-là et Alda répondit :
« Pas que nous. Même Ausra est de notre avis.
– Je suis offusqué ! Trahi par ma propre famille, quelle honte ! »
Alda leva les yeux au ciel, blasée.
« Et si tu présentais tes excuses à Öta ?
– Mais je me suis excusé !
– Non. Tu as tenté de te justifier. À aucun moment, tu ne lui a demandé pardon et admis tes torts. »
Élan fronça les sourcils, perplexe. Vraiment ?

Les jours qui suivirent, Élan eut beaucoup de mal à se retrouver seul avec Öta. Il avait bien l’intention de s’excuser, mais ce dernier passait ses journées chez Ulrich… et lorsqu’il rentrait le soir, il s’enfermait seul.
Mais finalement, un soir Élan parvint à se faufiler dans sa chambre. Comme tous les soirs, ce dernier s’était installé et pratiquait la magie pour se sentir bien. Élan était toujours impressionné par la facilité avec laquelle Öta avait pris en main la magie élémentaire, l’adoptant avec aisance comme s’il en avait toujours fait. C’était comme respirer pour lui.
Jamais il n’avait vu ça, et les talents de son élève le rendaient profondément fier.
Mais surtout, sa magie était très différente de ce que Élan connaissait. Plus brute, plus forte. C’était fascinant et effrayant à la fois. Il toussota, pour indiquer sa présence. Öta, qui lui tournait en partie le dos, ne se retourna pas.
« Que veux-tu ? Je suis occupé. » fit-il sèchement.
Élan croisa les bras et grommela, gêné :
« Je suis désolé… Pardonne-moi s’il te plait ?
– Je vais y réfléchir, maintenant laisse-moi. »
Élan décida de ne pas insister, et se contenta de dire d’une voix triste :
« Si tu veux parler, je suis là. »
Puis il quitta la pièce. Öta soupira. Il était en colère, blessé, et savait qu’il allait trop loin dans son isolement. Mais cette histoire, c’était la goutte qui avait fait déborder le vase. Il lui avait fait confiance, et Élan en avait abusé !
D’abord Nora le bafouait, puis Jol, et maintenant lui… Qu’avait-il fait pour mériter tout ça ?
Évidemment Élan n’était pas responsable du comportement de Nora et Jol, mais c’était si facile de se défouler sur lui. Lui faire du mal était si simple… Il sentit les larmes monter et poussa rageusement les plantes autour de lui. Les pots tombèrent sur le sol et se brisèrent.

Alda commençait sérieusement à s’inquiéter du comportement de Öta, qui évitait tout le monde et dont le sourire avait perdu en intensité. Quelque chose avait dû se passer entre Jol et lui, car sa fille lançait régulièrement des regards sombres à Öta, qui se contentait de détourner les yeux.
Elle avait évidemment essayé de tirer les vers du nez de Sarah. La jeune fille avait tenté de la rassurer, lui expliquant qu’Öta avait convaincu Jol de couper les ponts avec le garçon qui l’avait agressé.
Mais Alda se doutait que ce n’était pas si simple. Sinon, pourquoi une telle tension entre eux ? Tout ça était bien étrange. Elle n'aimait pas ça.
Ce soir-là, Élan descendait les escaliers après avoir tenté de parler à Öta, lorsqu’ils entendirent un immense fracas. Ils s’échangèrent un regard et sans attendre grimpèrent les escaliers. Öta était assis par terre dans sa chambre, entouré de débris de pots de plante, de terre renversée, de plantes abîmées. Il pleurait, s’arrachant ses feuilles en gémissant, répétant :
« J’en ai marre, j’en ai marre, j’en ai marre ! »
Alda eut à peine le temps de comprendre ce qu’il se passait que Élan était déjà à côté de Öta et le prenait dans ses bras.
« Chut mon garçon, calme-toi. »
Elle recula et quitta la pièce, préférant les laisser régler ça entre eux. Elle croisa Jol, qui avait vu toute la scène et qui fronçait les sourcils. Alda prit sa fille par l’épaule et lui dit :
« Laissons-les. Et si nous allions voir comment va ta petite sœur ? C’est l’heure de son repas.
– Oui, mère. »
Jol la suivit, non sans jeter un dernier regard en arrière. Élan avait fermé la porte, mais elle pouvait toujours entendre les sanglots d’Öta.

Öta pleura longtemps dans les bras de Élan. Ce dernier lui caressait la tête doucement, tout en le berçant légèrement. Ce n’était pas la première fois que le jeune homme pleurait dans ses bras et il s’y sentait en sécurité. Bien qu’heureusement, ce soit très rare.
Lorsque Öta commença à se calmer, Élan commença à lui parler pour l’inciter à en faire de même. Mais Öta ne se confia pas. Il se contenta de hausser les épaules, en sanglotant :
« Ce n’est rien. Mes nerfs lâchent, je suis fatigué… Je suis désolé… »
Élan n’était pas né de la dernière pluie, il avait comprit que Öta lui cachait quelque chose. Cependant, insister n'était pas la bonne solution. Il chercha quels mots lui offrir pour le réconforter, mais ne trouva que ceux là :
« Tu devrais peut-être essayer de fumer tes feuilles. J’te jure, ça détend. »
Öta, qui ne s’y attendait pas du tout, éclata de rire.
« T’es vraiment trop con. »

« Et on devrait aussi en donner aux autres, parce qu’elles sont vraiment coincées. » ajouta Élan, soulagé de voir Öta rire. « Alda la première, elle est toujours là à nous faire la morale c’est épuisant !
– Et ta belle-mère aussi, elle est trop sérieuse ça me fait peur ! » rétorqua Öta nerveusement, entrant dans son jeu. « Et Jol ! Un petit sourire ça ne lui ferait pas de mal !
– Tu m’ôtes les mots de la bouche. Les femmes dans cette maison sont des terreurs, on devrait fuir tant qu’on le peux encore… »
Öta acquiesça, approuvant totalement cette affirmation. Il sécha ses larmes, soulagé par la tournure que prenait la discussion. Élan se leva et entrouvrit la porte, faisant mine de regarder discrètement si quelqu’un était de l’autre côté.
« La voie est libre ! Viens, suis-moi je connais un endroit sympa où on sera tranquille. »
Dans quoi avait-il prévu de l’embarquer ? Öta lui emboita le pas, intrigué.
« Mais avant toute chose, on va s’occuper de tes bras. » souffla Élan, en entrant dans son atelier.
L’homme le força à s’assoir et banda ses avant-bras, après avoir nettoyé le carnage. Lors de sa crise, Öta s’était arraché de nombreuses feuilles et n’y était pas allé de main morte. Il resta silencieux tandis que Élan prenait soin de lui.
Il avait toujours des gestes très doux lorsqu’il s’occupait de lui. C’était à ces moments que l’on pouvait vraiment voir la tendresse qu’il avait pour Öta. Car chaque fois qu’il se blessait, Élan était là pour le rafistoler.
« Et voila, j’ai fini ! » fit Élan lorsqu’il eut terminé, avant d'ajouter avec inquiétude : « Ne recommence plus ce genre de chose, c’est… »
Mais Öta le coupa. Il se leva, et s’exclama :
« Bon, tu me montres cet endroit sympa oui ou non ? »
Message reçu. Élan lui fit signe de le suivre, et après s’être couverts ils quittèrent la maison discrètement en évitant soigneusement la pièce où se trouvait le reste de la famille.


Öta et Élan s’enfoncèrent dans la cité. Un voile noir avait recouvert les rues et seule la lumière de la lune éclairait encore les passages les moins fréquentés. Öta se questionnait. Où allaient-ils ?
« Tu vas adorer l’endroit que je veux te montrer ! » fit Élan sur le chemin, joyeusement.
Lorsqu’ils arrivèrent derrière la grande bibliothèque de GemmeNoire, Öta comprit.
« La bibliothèque ? » demanda-t-il dédaigneusement. « C’est ça que tu veux me montrer ?
– Ouais.
– T’es au courant que je suis le fils d'un seigneur ? J’y entre quand je veux, moi. »
On avait vite fait d’oublier qu’Öta avait des origines nobles, avec le statut et les privilèges associés. Élan et Alda avaient toujours dû se faufiler de nuit en secret par des passages dérobés pour accéder à cette source de savoir, tandis qu’Öta pouvait simplement entrer par la porte principale de jour.
« Fais-moi confiance, p'tite branche.
– Avoir confiance en toi ? Je ne suis pas assez stupide pour ça.
– Hé !
– Et si m’emmener ici est une tentative pour me séduire, c’est raté. » se moqua Öta, « Tu n’auras ni mon cœur, ni mon corps. Je ne suis pas Alda, moi. Les chats errants, peu pour moi.
– Je ne suis pas intéressé par les sales gosses, rassure-toi. »
Öta tira la langue et Élan leva les yeux au ciel.
« Prend le bon côté des choses, tu vas découvrir le lieu où nous avons conçu Jol.
– Berk. »

Élan le guida vers le passage caché par un buisson, qu’il prenait pour entrer dans la bibliothèque à la barbe de tous. On aurait pu croire qu’en seize ans quelqu’un aurait fini par s’en rendre compte… mais absolument pas.
Il confia sa lampe à Öta et se mit au travail. Après avoir crocheté le cadenas avec une facilité déconcertante, il ouvrit la porte et invita Öta à entrer. Sans oublier de lui faire une petite révérence moqueuse :
« Mon seigneur. »
Öta leva les yeux au ciel et entra dignement, sans mot dire. L’endroit était une mine d’or, remplie d’ouvrages en tout genre provenant d’époques et de lieux différents. Mais Öta n’ayant jamais été particulièrement studieux lorsqu’il ne s’agissait pas de plantes ou de légendes, il n’était pas des plus sensible à la beauté des lieux. C’était impressionnant, mais ça ne l'intérressait pas.
« Et maintenant ? » demanda-t-il.
Élan sourit, et lui fit signe de le suivre. Tandis qu’ils traversaient les rayons de livres, il expliqua :
« A l’origine, je comptais t’emmener ici dans deux semaines. Un petit cadeau pour fêter une date spéciale.
– Une date spéciale ?
– Ton arrivée dans nos vies. »
Effectivement, voilà bientôt un an qu’il vivait à ses côtés. Cette famille l’avait adopté immédiatement, l’aimant et l’épaulant comme s’il était de leur sang. Et que Élan se souvienne de la date et souhaite la fêter… c’était adorable. Öta rougit, touché.

Ils arrivèrent devant une lourde porte de bois, cachée derrière une rangée de livres et fermée par un autre cadenas. Élan l’ouvrit et poussa la porte. Le grincement résonna dans la salle. Heureusement, il n’y avait personne pour les entendre. Elle ne devait pas être souvent ouverte, car elle remua une quantité incroyable de poussière. Öta toussa.
« J’ai repensé à ce lieu lorsque nous sommes allés à Mortherbe ensemble. J’avais hâte de te le montrer ! »
De l’autre côté se trouvaient des escaliers qui s’enfonçaient profondément sous terre. Les deux hommes descendirent, atteignant une grande crypte. L’endroit était laissé à l’abandon, il y avait des débris, saletés et des zones qui paraissaient effondrées depuis des siècles.
Les quelques résidus de peintures et tentures aux murs ne laissaient aucun doute sur les origines de l’endroit. Öta hoqueta en comprenant :
« La bibliothèque a été construite sur des ruines ? Je reconnais ces motifs, ce sont les mêmes que ceux des décombres de Morthebois !
– Beaucoup de lieux dans la capitale nous cachent des secrets. Ils nous font croire que tout a été détruit, alors qu’ils sont simplement sous nos pieds. »
Au fond de la crypte, un cairn se trouvait là, abandonné. Il ressemblait à celui de Mortherbe, où Öta avait fait son offrande quelques mois plus tôt. Ce dernier s’en approcha, fasciné.
« C’est un autel en l’honneur d’une Abonde. » fit-il tristement. « Si plus personne ne viens la prier, elle doit être en colère et en vouloir aux habitants. »
Le culte des Abondes était autrefois la principale croyance du Nord, mais avait fini par disparaitre dans la plupart du Royaume. Seuls quelques villages et régions pratiquaient encore cette croyance, considérée comme désuète. Öta, qui était très pieu, avait grandit avec cette ancienne culture qui perdurait dans sa région natale.
« Encore une Abonde oubliée. » répondit Élan, en lui posant une main sur l’épaule. « Mais je me suis dis que ça te plairait de découvrir ce lieu. »
Ils restèrent quelques minutes ainsi, sans mot dire. Élan brisa finalement le silence :
« Je peux te faire revenir quand tu veux. Je sais que ton domaine te manque.
– Oui…
– Je me suis dis que ça te ferait du bien au moral de voir quelque chose de familier. Si tu as besoin de souffler un soir, ou même de prier. »
Élan n’était pas une personne portée sur la religion. Qu’il pense à celle de Öta et à son importance dans sa vie, c’était une belle marque d’attention. Öta ferma les yeux, touché.
« Merci. »

Ils restèrent longtemps dans cette crypte. Öta s’imprégna du lieu, admirant chaque détail, chaque élément ayant survécu au passage du temps. Öta ouvrit la lanterne et en sorti sa bougie. Il l’utilisa pour allumer les quelques cierges qui se trouvaient dans la pièce.
« Öta ? » fit Élan, inquiet, en voyant le jeune homme sortir son petit couteau de son escarcelle. « Que fais-tu ?
– Une offrande. Je refuse de laisser l’Abonde de GemmeNoire dans la solitude. »
Il s’entailla la main, répétant le rituel qu’il avait réalisé à Mortherbe. Son sang coula sur le cairn, d’un rouge profond. Öta ferma les yeux et pria. De longues minutes passèrent avant qu’il ne se redresse.
« Nous pouvons y aller. »
Tandis qu’ils quittaient la crypte, remontant les escalier tranquillement, Élan demanda :
« Si j’ai bien compris, lorsque vous faites une offrande à une Abonde, vous lui demandez un service en retour n’est-ce pas ?
– Oui, pourquoi ? Tu veux savoir ce que je lui ai demandé ? »
Élan opina. Öta sourit et répondit :
« Secret. »

Après être remontés de la crypte, ils flânèrent entre les rangées de livres. Öta avait finalement décidé de jeter un œil aux ouvrages, se demandant si quelque chose pourrait attirer son attention. La voix de Élan le coupa dans ses pensées.
« Je ne sais plus si je te l’ai déjà dis, mais j’aime bien ta nouvelle coupe de cheveux. Ça te va bien. »
Öta rougit, flatté. Seule Alda lui avait fait une remarque sur sa nouvelle coiffure lorsqu’il était revenu ainsi, mais il avait remarqué les regards des autres membres de la famille.
« En fait, je trouve que tu ressembles à Jol comme ça.
– Jol ? Ta fille ? »
Il eut une bouffée de panique. Jol faisait pourtant très attention à toujours se couvrir la tête. Élan avait-il remarqué quelque chose ?
« Mais non, la sorcière ! » répondit l’homme, amusé. « Tu sais, celle du conte. Je t’ai déjà montré des dessins que j’ai fais d’elle.
– Oh. »
Il parlait d’un conte Estan, dont Élan s’était inspiré pour nommer sa fille. Öta ne se souvenait que vaguement de ces dessins. Élan dessinait beaucoup, il y en avait trop pour se souvenir de tout.
« Je la représente avec une coiffure semblable à la tienne, et comme elle à des cornes....
– Ah oui, je me souviens. Elle à même des champignons qui poussent dessus ! C’est un peu bizarre d’ailleurs.
– Pas plus bizarre que d’avoir des feuilles sur la peau. »
Öta pouffa de rire. Élan avait peut-être raison, il ressemblait maintenant à ses dessins. Un digne personnage de conte.
« D’ailleurs, en parlant de Jol…
– La sorcière ?
– Non, ta fille. »
C’était le moment parfait pour se confier. Il se sentait bien, apaisé. Ses mots sortirent d’une traite de sa bouche, sans même qu’il n’ait le temps d’y réfléchir.
« Elletecachedestrucsetestencoupleavecunvaurienquim'aagressé.
– HEIN ? »

Évidement, après avoir lâché une telle bombe, Élan demanda expressément des explications. Son visage s’était crispé sous le coup de la colère et de l’inquiétude. Choqué, il écouta Öta lui confier les derniers événements, le coupant régulièrement.
« Et donc tu me dis qu’un vaurien se fait ma fille, la manipule…
– Je ne pense pas qu’ils couch— » tenta d’expliquer Öta, gêné, mais Élan le coupa, sans l’écouter.
« Et qu’il a agressé mon fils ?! »
Öta hoqueta. Élan, se rendant compte de ce qu’il venait de dire, grimaça.
« Je voulais dire mon apprenti. Je suis désolé.
– C’est bon. » répondit Öta, rouge.
Ils détournèrent tous les deux les yeux, embarrassés. Élan cracha :
« Je vais le tuer. Montre moi où il habite.
– Quoi ? Mais… »
Élan, qui avait commencé à avancer en direction des bas quartiers, grogna :
« C’est un homme mort. »

Comment avaient-ils pu en arriver là ? Il était terrorisé par la scène qui avait lieu. Élan avait tant insisté pour qu’il le guide, qu’Öta avait fini par céder.
« Prend ma cape. Et tu devrais garder tes distances, ton couteau à la main au cas où. » avait dit Élan sur le chemin, toujours profondément en colère et bien décidé à en découdre.
Incapable de réagir, il l’avait vu entrer par effraction dans la vieille maison abandonnée où Nora vivait.
À peine avait-il eu le temps d’entrer à sa suite, que des cris se faisaient déjà entendre. Nora n’avait pas eu le temps de comprendre ce qu’il se passait et s’était retrouvé aux prises avec Élan, qui l’avait visiblement réveillé.
Merry tentait de les séparer, totalement affolée. Ils étaient au sol, Élan avait attrapé Nora et lui frappait le visage en l’insultant de tous les noms. Elle croisa le regard d’Öta et cria, paniquée :
« Fais quelque chose, arrête-les ! »
Öta n’eut pas le temps de réagir, que Nora reprenait le dessus. Il parvint à inverser leurs positions et attrapa Élan par la gorge, rappelant au jeune homme la scène qu’il avait vue quelque temps auparavant.
À cet instant, il arrêta de réfléchir et se précipita sur eux pour les séparer. Nora remarquant enfin sa présence relâcha Élan, qui toussa en reprenant sa respiration. Le voleur se redressa et s’approcha dangereusement d’Öta.
« Toi, t’es mort. »
Öta, acculé et paniqué, cria :
« Recule, recule ! Laisse-moi tranquille ! »

Que s’était-il passé ? Tout s’était déroulé si rapidement…
Öta se souvenait avoir été frappé par Nora, qui l’avait attrapé avec violence. Il se souvenait s’être défendu avec peine, tentant de se défaire de son emprise. Le regard du voleur l’avait terrifié : c’était une promesse de mort.
Il se souvenait s’être débattu, avoir reçu plusieurs coups, la douleur, puis les hurlements.
Que s’était-il passé ?
Nora criait, le visage en sang.
Sang. Öta en avait aussi sur lui.
Mais ce n’était pas le sien.
Pourquoi tout ce rouge alors ?
Son couteau était rouge, lui aussi.
Était-ce lui qui avait fait ça ?
« Putain de merde ! » criait Nora.
Ses hurlements de douleurs remplissaient la pièce d’effroi.
Merry s’était précipitée vers lui, tentant de l’aider. Élan, qui s’était relevé, se positionna derrière Öta et le prit dans une étreinte protectrice. Le jeune homme se laissa faire, telle une poupée de chiffon.
« Si tu t’approches de nouveau d’un de mes enfants, c’est moi qui me chargerai de te crever l’autre œil. » cracha-il avec un sourire narquois, insensible aux cris de Nora. « J’hésiterai pas. »
Nora, qui se tenait toujours le visage en pleurant et gémissant, ne répondit pas. Élan fronça les sourcils et quitta la maison, trainant Öta avec lui.
Bordel. Que s’est-il passé ?

Une fois éloigné de la planque de Nora, Öta commença à reprendre ses esprits et réaliser ce qu’il avait fait. Il se sentait honteux et sale. Nauséeux.
Il avait blessé une personne. Il avait fait couler le sang de Nora, et sans aucun doute marqué à vie son visage. La scène restait trouble dans son esprit, comme si elle ne s’était pas réellement passée. Il ne parvenait pas à distinguer le visage de Nora sous le voile de sang.
Lui avait-il crevé un œil, comme semblait l’affirmer Élan ? Il n’en avait aucune idée. Mais il espérait que ce soit faux. Élan au contraire paraissait très satisfait de la tournure qu’avaient prit les évènements. Il se félicitait de la « raclée » qu’ils avaient mise au jeune voleur.
« T’as versé ton premier sang ! » s'exclama t-il avec fierté. « T’es un homme maintenant.
– Mais… » commença Öta, troublé, mais Élan continua son monologue, imperturbable :
« Ouais je sais, techniquement t’a déjà blessé et tué des animaux à la chasse, mais c’est pas pareil. Là t’a remis à sa place un p’tit con ! Je suis fier de toi. »
Öta n’était pas certain qu’être félicité pour ça était une bonne idée. Mais il ne répondit pas, replongeant dans ses pensées.

Lorsque Élan et Öta rentrèrent, la nuit était très avancée. Élan chuchota :
« On va profiter qu’elles dorment pour nous faufiler discrètement à l’intérieur. Ni vu, ni connu. »
Malheureusement, c’était sans compter Alda qui les attendait de pied ferme. Assise dans le salon, elle se leva et se précipita à leur rencontre en les entendant entrer.
« Élan ? Öta ? Vous allez bien ? » s’exclama t’elle d’une voix inquiète. Dans le noir, elle les voyait difficilement et ne remarqua pas immédiatement leur état.
C’est en s’approchant qu’elle remarqua le sang sur Öta et les marques sur leur corps. Son cœur rata un battement. Öta était-il blessé ? Puis en regardant de plus près, elle comprit que ce n’était pas le sien. Öta, penaud, se cacha à moitié derrière Élan.
Alda reporta alors son attention sur son époux, la colère prenant le dessus sur l’inquiétude. Qu’est ce que cet idiot avait encore fait ?
« Où étiez-vous ? » gronda t-elle d’une voix trahissant son irritation. « Ça fait des heures que je m’inquiète !
– Calme-toi… » tenta Élan, qui fut coupé par Alda.
« ME CALMER ??!! Vous avez vu dans quel état vous êtes ?!!
– Mais pupuce…
– Silence, sac-à-puces ! »

Élan gémit, comprenant que le courroux de sa femme allait durer un certain temps. Il voulut s’approcher d’elle pour la prendre dans ses bras, mais elle l’esquiva et se dirigea vers Öta.
« Öta mon chéri, tu vas bien ? » fit-elle d’une voix plus douce, en lui posant les mains sur les épaules. Elle l’ausculta rapidement tout en lui parlant, vérifiant son état. « Tu es blessé ? Tu as besoin de soins ?
– Non ça ira… » murmura le jeune homme, embarrassé. « Je suis désolé.
– Pourquoi ? Qu’avez vous fait ? »
Öta détourna les yeux, sentant les larmes perler aux coins de ses yeux. Il murmura :
« J’ai tout raconté à Élan. A propos de Jol et de celui qui m’a agressé… »
Alda se redressa, les sourcils froncés. Elle se tourna vers son mari, indignée :
« Tu n’as pas fais ce à quoi je pense ? Tu n’es pas idiot à ce point j’espère ?
– Non, je ne suis pas idiot ! » rétorqua Élan. Fier, il expliqua : « On à retrouvé ce sale chien et on lui à réglé son compte ! Il ne couchera plus avec notre fille, je peux te l’assurer ! Pas vrai Öta ?
– Comment ça, coucher avec Jol ? » glapit Alda.
Elle écarquilla les yeux, réalisant enfin le dernier élément qu’il lui manquait. L’ami de Jol qui avait agressé Öta était… plus qu’un ami. D’où la réticence de Öta à lui donner son nom. Comment avait-elle pu rater ça ?
« Mais vous êtes totalement fous ?! Comment crois-tu que Jol va réagir quand elle va apprendre que vous avez agressé le garçon qu’elle aime ? Tu ne pouvais pas venir m’en parler avant ? C’était trop difficile pour toi d’en discuter avant d’agir ?
– Mais…
– Et en plus, tu as embarqué Öta dans tes bêtises ! Tu sais très bien qu’il est sensible et qu’il ne sait pas dire non, regarde dans quel état il est ! Le pauvre est totalement traumatisé ! »
Lorsque Alda s’était retournée vers Élan, Öta en avait profité pour fuir. Il s’était recroquevillé dans un coin et attendait que l’orage passe. Il fixait un point invisible devant lui, l’esprit ailleurs. En entendant son nom, il releva le visage et répondit en haussant un sourcil :
« Hé, je ne suis pas traumatisé. »
Mais Alda ne l’écoutait pas. Elle continua de gronder Élan.
« Je te préviens, je ne prendrai pas ton parti dans cette histoire. Tu as de la chance que Jol parte demain matin, ça va te laisser le temps de trouver ce que tu vas lui dire !
– Elle part ?
– J’y crois pas, je t’en ai parlé ce matin ! » grogna Alda, agacée. « Ma mère est de nouveau invitée chez la Dame de la Rose pour quelques jours et comme toujours Jol l’accompagne. »
Élan hocha la tête, se rappelant effectivement que Alda avait évoqué ce sujet le matin-même. Il l’avait totalement oublié.
« Bon maintenant tu vas me faire le plaisir de disparaitre avant que je ne t’étripe pour de bon. »
Elle se pencha vers Öta et lui tendit la main :
« Quant à toi, suis-moi. Je vais t’aider à te laver. Tu ne vas pas rester couvert de sang tout de même ? »

Le lendemain, Öta retourna travailler dans la boutique d’Ulrich. Évidemment, Il n’avait guère su trouver le repos après ce qu’il s’était passé. Il était épuisé, et n’avait pas dormi de la nuit.
Le matin, il avait croisé Élan, qui paraissait tout aussi épuisé que lui. Au vu de ses ronchonnement, l’homme avait dormi par terre. Alda l’avait exclu de leur lit, intransigeante.
Avant de partir, Öta s’était faufilé dans l’atelier de Élan. Il avait récupéré quelques médicaments qu’il avait ensuite caché dans sa besace, prévoyant de les confier à Sarah.
Öta espérait que cette dernière les donne à son tour à Merry. Il se sentait coupable de la blessure de Nora et ne supportait pas l’idée de ne rien faire. Il ressentait le besoin d’agir, de faire quelque chose pour soulager sa conscience.
Mais en arrivant dans la boutique, il se senti idiot. Sarah était la fille d’un herboriste. Elle avait tout autant accès à des médicaments et plantes médicinales que lui. Merry et Nora étaient entre de bonnes mains. Son idée était stupide. Il commença à hésiter et y pensa toute la journée avant de se décider.
Chaque soir, après la fermeture de la boutique Ulrich se cloitrait dans son atelier et confiait le bon soin de tout finir de nettoyer à Öta. C’était le moment parfait pour faire des choses dans son dos.
Après avoir passé le balais, il se faufila à la recherche de Sarah. S’il ne lui donnait pas les médicaments, il pouvait au moins la prévenir d’aller voir Merry. Il la trouva finalement.
Mais Merry l’avait devancé. Elle avait des cernes, était sale, les vêtements tachés de sang par endroit. Ses yeux bordés de larmes imploraient de l’aide.
« Tu sais bien que je ne peux pas parler de vous à mon père… Et si je me sers dans la réserve, il va me punir.
– Je ne veux pas que tu sois battue par ma faute, mais je t’en prie, Nora ne va pas tenir longtemps ! »

Öta resta en retrait quelques instants, profitant qu’elles ne l’avaient pas encore remarqué. Il n’avait pas prévu de voir Merry, et n’en avait aucune envie. Comment pouvait-il la regarder dans les yeux, après ce qu’il s’était passé ? Comment allait-elle réagir à sa présence ?
Il valait peut-être mieux attendre qu’elle soit partie. Il se trouvait dans l’embrasure de la porte et recula, tentant de ne faire aucun bruit. Mais son geste attira l’attention de Merry, qui tourna la tête. Elle n’eut pas le temps de le voir, seulement le mouvement du rideau qui se refermait. Sarah en fit de même et s’exclama :
« Qui va là ? »
Elle savait très bien que son père était enfermé dans son atelier à cette heure-ci. C’était d’ailleurs pour cette raison que Merry pouvait venir la voir, connaissant les horaires et habitudes très carrées de Ulrich. Il n’y avait donc qu’une personne qui pouvait les avoir surprises. Elle fit signe à Merry de l’attendre là et sorti de la pièce.
« Öta ? »
Öta était sur le point de sortir, mais en entendant son nom il s’arrêta et tourna la tête. Il avait l’air épuisé et son visage était marqué.
« Sarah, bonsoir. Tu vas bien ? J’allais justement partir… il se fait tard tu vois ?
– Öta…
– On se verra demain, je suis pressé je dois y aller ! »
Ne laissant pas le temps de répondre à Sarah, il ouvrit la porte et s’enfuit. Elle fronça les sourcils. À quoi jouait-il ?
Son regard fut ensuite attiré par une forme sur le sol. Öta avait oublié son sac. Elle le ramassa, prête à le poursuivre, mais s’étonna de son poids. Curieuse, elle l’ouvrit. Il était rempli de potions, bandages, et divers outils de soin.
Des objets qui ne venaient pas de chez Ulrich, elle connaissait le matériel de son père. Sans doute provenaient ils de chez Élan. C’était comme si le jeune homme avait tout fourré en vrac dedans, sans vraiment regarder ce qu’il prenait.
« C’est quoi encore cette histoire ? » marmonna t-elle.
Merry ne lui avait pas dit avec qui Nora s’était Élan. Uniquement qu’il était gravement blessé au visage suite à une bagarre, son œil crevé. Mais avec tout ça, il n’était pas très difficile de faire le rapprochement.
« Bon sang. »
Au moins, il y avait largement de quoi aider Merry dans ce sac.

Lorsque Sarah revint avec le sac de Öta, elle hésita. Devait-elle dire à Merry d’où il venait, au risque qu’elle refuse de prendre les médicaments, ou au contraire taire leur provenance ? Finalement, elle préféra jouer la sincérité.
« Dis Merry. » commença t-elle en entrant dans la pièce. « Celui avec qui Nora s’est battu, c’est Öta ? L’apprenti du père de Jol ?
– Ouais, pourquoi ? Comment tu as deviné ? » répondit la jeune fille avec un air interrogateur. « C’était lui derrière la porte ? »
Sarah ne répondit pas, se contentant de lui tendre le sac rempli. Merry l’attrapa et regarda dedans, l’air surpris.
« Mais c’est ...?
– Des médicaments oui. Il a laissé ça dans l’entrée avant de s’enfuir, je pense qu’il voulait que je te le donne. Il semblait inquiet et épuisé. »
Merry sourit faiblement. Elle ne lui en voulait pas vraiment, Öta n’avait fait que se défendre. Son grand-frère était trop violent, elle s’en rendait parfaitement compte et ne cautionnait pas toujours ses actes… Ce n’était pas faute de tenter de le raisonner.
« Je peux le prendre ? Sans ça, Nora va… » demanda t-elle doucement, serrant la besace contre elle comme s’il s’agissait d’un trésor.
Le sac sentait bon la forêt, l’odeur était apaisante.
« Oui bien sûr. »
Lorsqu’elle rentra, elle fut soulagée de voir que l’état de Nora ne s’était pas trop aggravé. Elle s’occupait de lui avec le peu qu’ils avaient, mais ces médicaments allaient faire la différence.

Partie 2 - Incompréhension mutuelle
Öta avait angoissé toute la nuit. Il ne s’était toujours pas remis de l’altercation qu’il avait eue avec Nora, ressassant en boucle la scène dans sa tête. Il s’en voulait terriblement de l’avoir blessé, car à ses yeux peu importe que ce soit un accident et que Nora l’ait menacé, personne ne méritait ça.
Il savait que la violence ne pouvait rien apporter de bon, et ça le rendait incapable de se pardonner. Pire encore, il se rendait parfaitement compte que les conditions de vie de Nora et son manque d’accès aux soins pouvaient provoquer une infection.
Öta ne désirait pas avoir sa mort sur la conscience. Ainsi toute la nuit il avait espéré que Sarah ait trouvé son sac et compris l’utilité des médicaments à l’intérieur.
« Faites qu’elle les ait donnés à Merry. » avait-il prié, encore et encore, jusqu’à s’endormir d’épuisement.
Alors, lorsque le lendemain matin, Sarah le prit à part pour le remercier, il fut profondément soulagé. Mais elle enchaina ensuite :
« Il faut vraiment être stupide pour avoir envie de se battre avec Nora. » râla-t-elle, tandis qu’Öta détournait les yeux. « Je t’avais pourtant dit de laisser tomber !
– Je ne voulais pas. J’ai suivi Elan, c’était son idée… »
Sarah fronça les sourcils.
« Et en plus, tu as mêlé le père de Jol à tout ça ? Bon sang, c’est vraiment n’importe quoi. »
Öta renifla, penaud. Avec un peu de chances, tout s’arrangerait ? Non ?

Malheureusement, rien ne s’arrangea. Au contraire. Lorsqu’Öta rentra ce soir-là, après une journée épuisante dans la boutique de Ulrich, il se retrouva confronté à Élan. L’herboriste était de mauvaise humeur et prit Öta à part.
« Tu as pris des médicaments dans mon atelier, sans m’en avertir ! J’espère que tu as une bonne excuse pour ça.
– Oui, je les ai donnés à la sœur de Nora pour qu’elle le soigne. »
En entendant ça, Élan entra dans une colère noire. Il cria :
« Tu as fait quoi ?! »
Une violente dispute débuta alors entre eux. Élan était furieux que son apprenti l’ait volé, surtout pour aider un vaurien. Les médicaments dérobés par Öta coutaient cher et étaient difficiles à produire.
À ses yeux, Nora ne méritait pas leur pitié et avait cherché ce qui lui arrivait. Mais Öta n’était pas du même avis.
« Si j’ai accepté de devenir ton apprenti, c’est pour pouvoir soigner et soutenir mon prochain ! Pouvoir tendre la main à ceux qui en ont besoin, de la même manière que Alda et toi l’avez fait pour moi ! Et surement pas pour répandre le sang comme un vulgaire criminel ! »
Finalement, en entendant leurs cris, Alda se précipita dans la pièce. Elle les sépara, exaspérée et déçue par leur comportement. Élan claqua la porte, irrité.

Depuis leur dispute, Elan n’avait plus vu Öta. Au début, il ne s’était pas inquiété plus que ça.
« Il doit bouder dans un coin. » se disait-il

Mais au bout de plusieurs jours, il commença à se poser des questions. Certes, Öta était un adulte et avait l’habitude de vivre de son côté sans nécessairement être présent auprès d’eux au quotidien… mais jamais il n’avait disparu aussi longtemps.
Lorsqu’il commença à montrer des signes d’inquiétude à ce sujet, Alda roula des yeux. Le soir, il décida d’aller toquer à la porte de sa chambre, mais personne ne répondit.
« Öta ? »
Silence. Se rendant compte que la porte n’était pas fermée, il entra. Ce qu’il y vit le paniqua. Rien. Il n’y avait rien. Aucune affaire d’Öta, aucune trace de vie récente. La chambre était vide.
Öta était parti.
Tandis qu’Élan parcourait le quartier à sa recherche, cette phrase tournait en boucle dans son esprit. Où diable pouvait-il être ? Il n’était pas parti définitivement, n’est-ce pas ? Ce ne pouvait pas être possible. Pas Öta. Pas lui.
Le cœur d’Élan se serra. Il n’arrivait plus à imaginer sa vie et son quotidien sans son apprenti. Öta était un membre de la famille. Il ne pouvait pas les quitter. Pas comme ça.
Il tenta d’abord de se rendre chez son ancien maitre, persuadé qu’il saurait quelque chose. Öta n’était pas le genre de personne à abandonner ses responsabilités. Mais non. Voilà plusieurs jours que le vieil homme n’avait plus vu Öta. Mécontent, il grogna :
« Ne compte plus sur moi pour prendre tes apprentis à ma boutique. »
Élan s’excusa plusieurs fois, jusque apaiser la colère de l’homme. Ensuite, il tenta de prendre contact avec la famille d’Öta sur la capitale, en vain : ils ne l’avaient pas vu.
Alors, il arpenta les rues. Encore et encore. Toute la nuit jusqu’a s’écrouler d’épuisement. Le lendemain, il recommença. Il s’en voulait de ne pas avoir été attentif.
Ces derniers jours, il n’avait pensé qu’à Jol. Comment lui parler et la convaincre de ne plus fréquenter Nora. Son retour prochainement l’angoissait bien plus qu’il ne désirait le montrer. Et pendant qu’il se focalisait sur ses propres craintes, il en avait oublié Öta.
Bon sang, comme il s’en voulait maintenant de ne pas avoir su voir et comprendre la détresse du jeune homme.
« Je devrais peut-être faire des affiches. » songea-t-il.

« Tu as trouvé quelque chose ? Une piste ? » demanda Élan en rentrant, essoufflé.
Il avait passé la journée à chercher Öta, en vain. Alda quant à elle était assise sur un banc et le fixa, les bras croisés. Elle n’avait pas l’air d’être sortie aujourd’hui.
« Non. Mais s’il veut partir, il est dans son droit. »
Élan remarqua alors enfin la colère de sa femme. Dans la panique, il n’avait pas prêté attention à sa réaction, car elle s’était montrée très distante toute la semaine depuis leur altercation avec Nora. Mais Alda était habituellement la première à s’inquiéter pour Öta.
« Toi, tu sais quelque chose. » comprit-il.
– Peut-être.
– Pourquoi tu ne m’as rien dit ? Où est-il ? Ça fait des heures que je cours partout à sa recherche ! » s’exclama-t-il, outré et blessé.
Alda eut un petit sourire narquois.
« Pourquoi ? Parce que tu n’es qu’un idiot. Et parce que tu l’as bien mérité. Tu aurais dû remarquer qu’il n’allait pas bien, plutôt que de le forcer à subir ton mauvais caractère.
– Mais…
– Laisse-le tranquille. Il a besoin de prendre ses distances. »

Élan était rassuré. Alda savait où Öta se trouvait, ce qui signifiait qu’il était forcément en sécurité. Ses épaules se détendirent et il soupira de soulagement. Ces dernières heures, l’idée qu’il se soit fait agresser ou qu’il lui soit arrivé quelque chose l’avait terrifié. Öta était si doux, si gentil… n’importe qui pourrait abuser de sa bienveillance.
« Je t’en prie, dis moi où il est » implora Élan. « J’ai besoin de savoir ! Je suis si inquiet… »
Alda le jaugeait du regard, hésitant. Elle avait beau de ne pas approuver le comportement d’Élan ces derniers jours, elle ne savait pas lui résister. Le voir la supplier ainsi l’attendrit un peu.
« D’accord, je vais te le dire. » répondit-elle finalement.
Le visage d’Élan s’éclaira, puis se referma lorsqu’elle ajouta :
« Mais uniquement lorsque tu auras parlé à Jol. Avec mère elles reviennent demain de leur voyage, tu vas devoir te montrer persuasif.
– Tu ne vas pas m’aider ?
– Non. »
Alda avait prévu de parler à Jol après Élan, car elle se doutait bien que tout ne se déroulerait pas sans encombre. Mais d’abord Élan devait assumer seul son rôle de père et ses erreurs, il devait comprendre que Jol n’était plus une petite fille innocente.
Évidemment si elle était là ou si elle agissait avant lui, tout se passerait mieux, mais ce ne serait que pour repousser à plus tard le problème. Ils avaient besoin de communiquer.
Ils ne se voyaient pas assez souvent pour qu’Élan réalise que Jol grandissait, même sans lui.
« C’est une jeune femme douce et docile, ça va aller. » marmonna Élan pour se rassurer. « Elle comprendra que j’ai fait ça pour son bien. »
Alda leva les yeux au ciel, agacée par la stupidité de son mari, mais n’ajouta rien.

Jol avait passé une assez bonne semaine, bien qu’un peu monotone. C’était toujours ainsi lorsqu’elle rendait visite aux amies de sa grand-mère. Entre les potins, le thé importé du BordMonde, les petits plaisirs sucrés, les balades à cheval, la couture et la broderie… tout était tristement répétitif.
Elle mourrait d’envie de s’enfuir à cheval, galopant dans les champs en quête de liberté. Mais elle se retenait, gardant une attitude parfaite et un sourire à toute épreuve. Constamment bien habillée, la tête couverte et de beaux bijoux pour la mettre en valeur. Elle ne comptait plus le nombre de fois où la Dame de la Rose avait demandé :
« Toujours pas de prétendant ? Il est pourtant temps de te trouver un bon parti. »
Et chaque fois, elle finissait inéluctablement par ajouter :
« C’est si dommage que tes sourcils gâchent ton beau visage. Qu’elle tristesse qu’une aussi adorable jeune femme ne soit pas de race pure. Au moins, tu n’as pas hérité des vilaines oreilles de ton père. Ce qui n’est pas le cas de ta sœur, n’est-ce pas ? Pauvre enfant. »
Jol détestait recevoir ces remarques. Si elle avait pu choisir, elle aurait apprécié être plus etris qu’humaine. Elle ne l’avouerait à personne, mais elle aimait les oreilles de son père et enviait sa petite sœur d’en avoir hérité.
Pourtant, ça aurait pu arriver. Les Etris avaient des attributs physiques liés à leur animal totem. Et bien qu’elle ait hérité du sang humain de sa mère, elle en avait également un.
Le chat. Un animal détesté, chassé et victime des superstitions, mais dont les douces oreilles étaient adorables.
Jol secoua la tête. Ça ne servait à rien de ressasser tout ça, elle ne pouvait pas changer son corps, peu importe à quel point elle le souhaitait.
Aujourd’hui, elle renterait enfin de son court voyage.
Comme toujours, Nora et Merry lui avaient manqué énormément. Elle aurait adoré pouvoir partager ces instants avec eux. Leur faire découvrir le thé, les sucreries, les balades à cheval… rendre beaux ces moments en les partageant avec ses proches. Avec l’homme qu’elle aimait.
Elle imaginait parfaitement Nora plisser le nez devant le gout amer du thé du Bordmonde, et Merry se goinfrer de gâteaux avec les joues rougies de plaisir. Mais ce n’était pas possible. Et elle se sentait mal chaque fois qu’elle y pensait.

Lorsqu’elle arriva, Jol fut accueillie par sa mère. Toujours rayonnante et douce, elle l’étreignit avec amour. Avec toutes les règles qu’elle devait respecter pour être une fille de bonne famille parfaite et délicate, elle ne pouvait pas se montrer trop chaleureuse avec ses parents.
Mais Jol aimait la douceur de sa mère. Alda avait cette manière de la prendre dans ses bras, qui était pleine de tendresse. C’était bien différent des étreintes de son père, qui l’étouffait et l’écrasait à chaque fois, sous le regard désapprobateur de sa grand-mère.

Mais lorsqu’ils soupèrent tous ensemble, dans un silence pesant, Jol sentit immédiatement que quelque chose n’allait pas. Ses parents semblaient tendus. À fleur de peau.
Évidemment, elle remarqua l’absence d’Öta, mais ne s’en formalisa pas. Ce n’était pas inhabituel. Il ne participait pas toujours aux dîners, et ces derniers temps il était souvent enfermé dans sa chambre, ce dont elle ne se plaignait pas, au contraire : elle était bien heureuse de ne pas le croiser tous les jours.
Depuis que Nora lui avait dévoilé les menaces qu’Öta avait proférées à son encontre et la violence dont il pouvait faire preuve, elle n’avait plus aucune envie de le voir. Alors, lorsque Alda lui expliqua à la fin du repas qu’Öta serait absent quelque temps, Jol s’en réjouit.
Enfin le retour de sa tranquillité !
Mais au fond d’elle, bien qu’elle avait du mal à se l’avouer, elle se sentait tout de même légèrement mal. La dernière fois qu’elle avait vu Öta, il était en train de pleurer. La vision du jeune homme, le visage tordu par la douleur et le désespoir lui avait fait mal au cœur.
Elle avait aussi remarqué les étranges feuilles qui lui poussaient sur les bras, et qu’il s’arrachait avec violence. Elle se posait de nombreuses questions à ce sujet. Tout était toujours si bizarre avec lui…
Après le repas, comme elle était épuisée du voyage, elle décida de se coucher tôt. Alors qu’elle était dans sa chambre, sur le point de se changer, on toqua à sa porte. Étonnée, elle l’ouvrit et tomba nez à nez avec son père.
« Père ? Que puis-je faire pour vous ?
– J’aimerais te parler. Je peux entrer ? »
À peine son père eut-il prononcé ces mots que Jol sentit que c’était important. Élan ne lui parlait pas. Il ne prenait pas le temps de discuter avec elle. Qu’il vienne ainsi seul, dans sa chambre, était tout sauf une situation normale.
Elle le fit donc entrer, ne laissant rien paraître de son inquiétude, et Élan s’assit sur un de ses fauteuils. Il lui fit signe d’en faire de même, et elle se posa sur son lit. Cette scène lui rappelait étrangement la visite d’Öta, lorsqu’il était venu la rassurer à propos des projets de mariage de sa grand-mère.
À l’époque, elle avait apprécié son geste et s’était même permis d’imaginer devenir son amie. Quelle idiote ! Il s’était bien moqué d’elle. La douleur de la trahison, alors qu’elle commençait tout juste à lui accorder sa confiance, était encore difficile à supporter.
« J’ai appris que tu fréquentes un garçon. » commença t-il, cherchant ses mots.
Jol se tendit immédiatement. Le moment qu’elle redoutait tant arrivait. Depuis que ses parents étaient revenus, elle savait que ce n’était qu’une question de temps.
« Père, je peux tout vous expliquer… » tenta-t-elle d’une petite voix.
Élan fronça les sourcils. Tout sauf ça. Elle ne pourrait pas supporter le regard empli de déception de son père, non.
« Ta mère et moi sommes contre cette relation. Tu es trop jeune et ce n’est pas un bon garçon. » Élan tâchait de se contenir, ne voulant pas brusquer sa fille. « Tu ne le verras plus. »
Jol répliqua alors, les larmes aux yeux :
« Trop jeune ? Vous aviez mon âge quand vous avez épousé mère ! Et vous n’étiez pas de bonne famille non plus, vous viviez dans la rue.. Vous devriez me comprendre, nous ne sommes pas si différents !
– Silence ! » claqua la voix d’Élan, faisant reculer Jol. Il se leva et lui attrapa le bras, grondant avec force et colère : « Je t’interdis de reproduire nos erreurs, tu mérites mieux que ça ! »

Jol tenta de se défaire de sa poigne. Il lui faisait mal. Mais il ne l’écoutait pas. Elle cria alors de désespoir :
« C’est votre apprenti qui vous a dit ces mensonges sur Nora, n’est-ce pas ? C’est une vipère, ne le croyez pas ! Il vous manipule ! »
Élan craqua, ne supportant pas d’écouter Jol dire du mal d’Öta.
Il cria :
« Öta est la personne la plus douce et attentionnée que je n’ai jamais rencontrée, je refuse de t’entendre dire du mal de lui ! Tu devrais avoir honte !
– Vous préférez défendre un débauché que vous connaissez à peine, plutôt que votre propre fille ? » gémit elle, la voix brisée : « Vous ne me rendez guère visite qu’une fois par an, et jamais vous ne vous demandez ce que je veux réellement ! Vous êtes tellement persuadé que je suis une poupée que vous en oubliez que j’ai des sentiments, moi aussi ! »
Ce fut au tour d’Élan de reculer, blessé par les paroles de Jol. Était-il un si mauvais père que ça ? Le visage rouge et en larme de sa fille lui brisa le cœur. Il défit sa prise et tenta de la prendre dans ses bras, mais Jol le repoussa avec hargne.
Ce geste le blessa, et il gronda de colère :
« Tu as le droit d’aimer, mais pas comme ça. Pas lui. Ce garçon est un vaurien violent et malfaisant, s’il s’en sort je refuse qu’il s’approche de toi de nouveau ! »
Jol écarquilla les yeux. D’une voix blanche, elle répéta :
« S’il s’en sort ? »
Comprenant qu’il en avait trop dit sous le coup de la colère, Élan se rassit et croisa les bras. Elle n’avait pas besoin de savoir les détails. Il en était hors de question.
« Rien qui ne te concerne. Tu ne le verras plus, tu n’as pas le choix. »
Jol sentait les larmes perler aux coins de ses yeux. Avait-il fait du mal à Nora ? Elle ne comprenait pas. Elle avait tant espéré que son père et Nora puissent s’entendre un jour, eux qui étaient si semblables… Ne pouvait-il pas ouvrir les yeux ?
« Qu’avez-vous fait ? » insista-t-elle, la voix brisée.
Acculé, Élan ne put que répondre :
« Ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne t’agresse, alors j’ai fait ce que tout père aurait fait : je lui ai réglé son compte. »
Jol hoqueta, les yeux écarquillés, et soudain se précipita vers la porte de sa chambre. Élan tenta de la retenir, mais elle l’esquiva et commença à dévaler les escaliers en courant.
Sa robe volait derrière elle. Elle arracha son voile et le jeta par terre, dévoilant ses cheveux. Elle retira aussi des chaussures en chemin, dont les talons étaient une gêne. Peu importait maintenant de bien se comporter. Elle voulait juste rejoindre Nora au plus vite. Nora. Son nom tournait en boucle dans son esprit, l’inquiétude la rongeant.
Elle passa devant Alda et quitta la maison. Élan la suivait de près, mais Alda le retint. Elle avait très bien compris ce qu’il s’était passé, leurs cris n’étant pas franchement discrets.
« Elle va voir ce vaurien, j’en suis sûr ! » cria-t-il de colère mais Alda le gifla, le stoppant net. « Tu...
– Calme-toi. Dis-moi où il habite, je m’en charge. »
Il cligna des yeux, éberlué.

Jol traversa la ville sans s’arrêter, terrifiée à l’idée qu’il ait pu arriver quoi que ce soit à Nora. Son cœur battait à tout rompre, elle peinait à respirer tant l’angoisse prenait sa poitrine.
À cette heure-ci, le soleil était couché depuis longtemps et elle peinait parfois à voir devant elle. Plus d’une fois, elle faillit tomber.
Mais elle parvint à rejoindre la basse-ville. Elle entendit des sifflements sur son passage, sa belle robe maintenant sale attirant les regards. Elle ne prit pas la peine de tourner la tête, continuant son chemin.
Jol se faufila dans la maison à moitié détruite et abandonnée où Nora et Merry se cachaient. L’endroit était toujours aussi insalubre et froid, dénué de tout confort.
« Nora ! » cria-t-elle en le voyant.
Le jeune homme avait l’air très mal en point. Son visage était en partie couvert de bandages sales, creusés par la fatigue et constellés de taches de sang séché. Son teint était encore plus blême que d’habitude et son seul œil visible était terne et cerné.
Mais il était vivant. Il se redressa en entendant son nom et son regard s’éclaira en apercevant Jol. Nora se leva et Jol se jeta dans ses bras. Il l’enlaça avec douceur et ferma les yeux, profitant de sa chaleur.
Jol éclata alors en sanglots, le visage niché dans le creux de son cou. Elle tremblait. Nora ne dit rien, resserrant son étreinte et caressant sa tête jusqu’à ce qu’elle se calme.

Lorsque Jol sembla calmée, Nora la repoussa doucement en la prenant par les épaules. Il la détailla de haut en bas avant de grogner :
« T’es sortie comme ça ? Y sont où tes souliers ? Et r'garde l’état d’ta robe, elle est pleine d’boue ! C’pas croyable, même moi j’suis plus propre. »
Jol rougit de honte. Elle rétorqua, la voix cassée :
« Tu peux parler avec ta tronche de cadavre. »
Il grimaça et elle s’inquiéta aussitôt. Il avait réellement l’air mal. Jol tendit la main vers sa joue.
« Bon sang, tu es vraiment brulant. Tu devrais te rasseoir. »
Il s’exécuta, soulagé de se poser. Jol se tourna ensuite vers Merry, qui était présente depuis tout ce temps.
« Que s’est-il passé ?
– Cet idiot s’est encore battu. » répondit Merry. « Mais vu ton état, je pense que tu sais déjà avec qui, n’est-ce pas ? »
Jol opina du chef, le cœur serré. Elle n’avait pas envie d’aborder le sujet. Elle se pencha sur Nora et souleva son bandage. Il la laissa faire sans mot dire. Son œil était crevé, dans un état immonde et sale. Elle eut un haut-le-cœur.
« Tu as nettoyé sa plaie ?
– Oui, mais je ne suis pas guérisseuse. Sarah m’a donné quelques conseils, mais je ne peux pas faire de miracles. »
Merry désigna un seau d’eau, dont la couleur trouble ne laissait aucun doute sur son état.
« Tu sais que l’eau ici n’est pas très propre, mais en ton absence on à du faire avec.
– Désolé. Laisse-moi faire. »
Jol attrapa un récipient vide qui trainait par terre, puis se plaça devant le seau et se concentra. Rapidement, l’eau du seau commença à onduler. Elle le quitta ensuite, lévitant autour des mains de Jol.
Avec précaution, la jeune fille sépara le liquide en deux. Une part claire, et une autre sombre et boueuse. Elle déposa l’eau sale dans le nouveau récipient, puis redéposa la partie propre dans le seau.
« Faire la magie est toujours aussi épuisant. » soupira-t-elle, les joues rougies par l’effort. « Pfiouh.
– Merci Jol.
– Bah tu sais, j’ai l’habitude à force de vous purifier l’eau quand je viens. Même si c’est pas tout le temps, c’est déjà ça. J’ai aucune envie que vous retombiez malade, la dernière fois m’a suffi.
– C’était y’a longtemps. Je t’ai déjà dit que t’étais pas obligée, on est résistants.
– Ouais ouais, c’est ça. J’peux le faire, alors pourquoi s’en priver ? »

« Où avez-vous trouvé ces bandages ? Vous avez demandé de l’aide à Sarah ? » demanda Jol, tout en nettoyant doucement le visage de Nora. Merry opina, tandis que Jol continuait : « Et elle a pu agir malgré son père ? Qu’avez-vous d’autre ?
– Ouais. Des médicaments, ils sont là-bas. » répondit Nora, en désignant des fioles dans un coin de la pièce.
Elle se redressa et fixa le tas de flacons. Il y en avait beaucoup, ce qui l’étonna. Depuis quand Sarah prenait-elle autant de risques ? Ulrich allait forcément remarquer leur absence. Surtout que ce n’était pas juste quelques flacons isolés, mais toute une collection. Dont certains étaient des médicaments assez rares.
Jol n’était peut-être pas herboriste, mais avant de vivre chez sa grand-mère elle avait appris beaucoup de choses auprès de ses parents. Elle se pencha et regarda attentivement les étiquettes. Elle fronça les sourcils :
« Je les reconnais. Ces fioles proviennent de l’atelier de mon père.
– De ton père ? » répondit Nora, étonné. « Tu dois t’tromper, c’est Sarah qui nous les a donnés.
– Non, j’en suis sûre. Je les reconnaitrais entre mille. »
Merry toussota, gênée, attirant ainsi leur attention. D’une petite voix, elle expliqua en fixant Nora :
« Je ne voulais pas te le dire, de peur que tu refuses les médicaments.
– De quoi ?
– Ils ne viennent pas de Sarah, mais d’Öta. Il les a apportés de lui-même pour t’aider. »
Nora ouvrit la bouche, puis la referma. Il se renfrogna et resta silencieux, pensif.

Étonnée d’apprendre que les médicaments venaient d’Öta, Jol fut troublée. Elle bredouilla :
« Comment ça, d’Öta ?! Je ne comprends pas ? Pourquoi ferait-il une chose pareille ? Il déteste Nora.
– Et bien… » commença Merry, en jetant un coup d’œil rapide à son frère. « Je pense qu’il se sentait coupable. Après tout, c’est lui qui a crevé l’œil de Nora.
– C’est lui qui à… ? » répéta bêtement Jol.
Jusqu’alors, elle était persuadée que son père était le responsable de sa blessure. C’est ce qu’il avait eu l’air de dire, lors de leur dispute. Mais non. Il s’agissait d’Öta. Encore lui.
En voyant la réaction de Jol, dont le visage s’assombrit, Merry comprit qu’elle devait mettre les choses au clair. Elle ajouta alors :
« C’était un accident. J’étais présente. Les seuls fautifs sont Nora et ton père, qui se sont battus avec hargne. J’ai cru qu’ils allaient finir par s’entretuer. »
Jol fixa Nora en quête d’explication. Il n’avait pas l’air de vouloir se mêler à la conversation, mais elle comprit alors qu’il était en réalité perdu dans ses pensées. Dans son état, il faisait peine à voir. Soudain, il tourna la tête vers elle, l’air sérieux. Il plongea son regard dans le sien.
« C’est de ma faute. C’est moi qui ai ouvert les hostilités, j’ai merdé. J’arrête pas d’y penser.
– Nora…
– J’peux m’en prendre qu’à moi-même, j’ai fait l’con. »
Merry murmura, soulagée :
« Bon sang, il était temps que tu l’admettes. Depuis le temps que je te le dis.
– Remue pas l’couteau dans la plaie toi. »

Jol dévisagea Nora et Merry. Elle ne comprenait plus grand-chose à cette histoire et était totalement perdue. Que s’était-il réellement passé ? Pourquoi Nora affirmait-il être fautif ?
« Tu as intérêt à tout me raconter. Depuis le début. » ordonna t-elle en croisant les bras, les sourcils froncés par la colère.
Nora se redressa, le visage déformé par un rictus. Il appréhendait ce moment depuis longtemps.
« C’est bon. » grogna t-il. « Je l'avoue. Après qu’tu nous l’ai présenté, j’ai trainé avec Öta.
– Oui tu m’as raconté. Et il t’a menacé.
– Non. J’lai embrassé. »
Jol écarquilla les yeux et porta ses mains à la bouche, retenant un petit cri. Comment ça, il l’avait embrassé ? Avait-elle mal compris ? Ce n’était pas du tout ce qu’elle s’était imaginé. Elle bredouilla :
« Mais, mais… c’est un garçon !
– Hein ? »
Il ne s’attendait pas à cette réaction. Nora eut un rire nerveux et se passa la main sur le visage.
« Les garçons, ça s’embrasse pas entre eux ! T’es fou ? T’as de la fièvre ? »
Jol se pencha sur lui et posa sa main sur son front, l’air concentré et inquiet.
« Tu es bouillant ! Je vais trouver quelque chose à te donner dans les médicaments pour faire passer ça.
– Jol... »
Elle se leva et se dirigea vers le fond de la pièce afin d’examiner de nouveau les flacons. Elle fixa les étiquettes, les larmes aux yeux. Ses mains tremblaient.
« Jol. » répéta Nora, d’une voix plus ferme.
Elle sursauta et fit tomber le flacon qu’elle tenait. Il rebondit sans briser, à son grand soulagement. Elle se baissa et le ramassa.
« Que je suis maladroite, j’ai failli le casser. Ça aurait été problématique.
– Jol. J’ai déjà eu des relations avec des hommes.
– Mais… et nous ? C’est pour ça que tu ne veux pas de moi ? Parce que tu aimes les garçons ? Tu aimes Öta c’est ça ? »
La voix de la jeune femme se brisa. Nora se leva et la prit dans ses bras. Elle se laissa faire, sanglotant.
« Öta ? J’le déteste. »
Il avait craché ces mots. D’une voix plus douce, il ajouta ensuite :
« Et t’sais très bien que si j’veux pas être avec toi c’est parce que j’t’aime. Tu mérites mieux qu’ma sale vie d’chien. »
Jol se blottit contre lui en fermant les yeux.
« Que s’est-il passé ensuite ? »
Nora évoqua alors sa peur lorsqu’Öta l’avait rejeté puis menacé de tout révéler à Jol sur leur soirée.
« J’voulais pas que tu me détestes. J’sais, c’est con. J’te repousse tout le temps et en même temps j’veux pas t’perdre.
– Nora…
– J’fais que des conneries. S’pour ça que j’te mérite pas. »
En entendant ces mots, les yeux de Jol se brouillèrent de larme. Blottie contre Nora, elle resta quelques secondes silencieuse, à profiter de sa chaleur réconfortante. Elle releva ensuite la tête et gémit :
« C’est parce que tu tenais à moi que tu as fait des bêtises et que tu as perdu ton œil. Tout est de ma faute.
– Jol…
– Je suis si désolée ! » pleura-t-elle, en cachant son visage contre son torse, les yeux fermés de douleur. « C’est moi qui ne te mérite pas. Ils se fourvoient tous sur ton compte, si seulement ils pouvaient te voir comme moi je te vois… »
Nora lui caressa la tête doucement pour la réconforter. Merry quant à elle contemplait la scène d’un air peiné. Elle se leva et sortit de la pièce, décidant de les laisser parler seuls.
« Jol, dis pas ça. » gronda Nora en la forçant à le regarder. « C’est pas ta faute hein. Ils ont raison d’penser que j’suis un salaud, c’est vrai. J’tai trompé en embrassant c’gars.
– Mais on est pas ensemble, c’est toi qui l’dis tout le temps. Tu as le droit d’aller voir ailleurs… »
Elle avait prononcé ces mots d’une petite voix, comme s’ils lui brisaient le cœur. Nora secoua la tête :
« Nan j’aurais du t’en parler. J’suis désolé.
– Tu sais, je me fiche de ce que pensent les autres. Et je peux tout accepter ! Même que tu fréquentes des garçons, je m’en fiche tant qu’on est ensemble ! »
Nora déplaça sa main, la posant sur la nuque de Jol et il l’attira vers lui. Il se pencha sur elle et l’embrassa. Lorsqu’ils se détachèrent, il murmura :
« J’fais tout pour t’résister, mais j’y arrive pas. J’voulais prendre mes distances pour disparaître de ta vie. Mais j’peux pas, pas quand tu m’regardes comme ça.
– Donc ça veut dire que… ?
– Ouais, t’as gagné. J’suis à toi. »

Ils restèrent longtemps blottis l’un contre l’autre, sans mot dire. Finalement, Jol brisa le silence en murmurant :
« Comment allons-nous faire ? Mon père veut m’interdire de te voir et m’a dit qu’il savait tout.
– Il t’a dit quoi ? » demanda Nora, en se raidissant un peu.
Jol ne répondit pas, continuant :
« Quand il m’a crié dessus, j’étais terrifiée.. Je ne pensais pas qu’il pouvait être comme ça. J’ai vraiment cru qu’il allait me faire du mal. » gémit-elle. « Ses gestes, ses mots… il me fait si peur.
– Parfois les hommes violents n’sont pas ceux qu’on croit. » répondit Nora, en resserrant son étreinte. « Tu devrais prendre d’la distance avec ta famille. Ils sont pas bons pour toi.
– Tu as raison… »
Jol renifla, les yeux brouillés de larme. Nora lui caressa le visage, tendrement. Elle se détendit, sa chaleur la réconfortant.
« Pars avec moi. Fuyons ensemble cette ville. » lâcha t-il soudainement, la mine sérieuse.

Elle releva la tête, étonnée.
« Quoi ? Maintenant ?
– Non, quand j’irais un peu mieux. J’ai entendu parler d’cités dans l’Sud où les orians peuvent trouver du boulot plus facilement. Avec ma force et mon endurance, j’pourrais m’rendre utile. J’travaillerais pour subvenir à nos besoins.
– Nora… »
Jol plongea son regard dans le sien. Elle espérait depuis si longtemps de pouvoir vivre avec lui, qu’elle n’osait pas le croire. Ces paroles, elle en avait rêvé tant de fois !
« Je… oui ! Je vais partir avec toi ! »
Nora sourit et lui vola un nouveau baiser. Il expliqua ensuite :
« Il nous faut d’l’argent. Fais croire à tes parents qu’on est plus ensemble pour qu’ils t’laissent tranquille. Et dans quelque temps, quand ils s’douteront de rien, prends tous les objets de valeur que tu trouveras. Bijoux, or…
– Mais c’est du vol ? » s’inquiéta Jol.
Nora la rassura immédiatement :
« Nan, c’ton héritage. Tu l’prendras juste en avance, pour qu’on puisse fuir ensemble. C’est bien c’que tu veux, non ? Qu’on puisse s’aimer, loin d’leur haine et d’leurs préjugés ?
– Oui. » Jol opina, comprenant ce qu’il voulait dire. « Je le ferais alors. »

« Tu devrais rentrer, j’vais te raccompagner chez toi. » fit Nora, en s’éloignant d’elle pour attraper son capuchon. « T’sembles épuisée.
– Je te retourne le compliment. » répondit Jol, les sourcils froncés. « Il est hors de question que tu fasses le trajet dans ton état. Je saurais me débrouiller.
– Merry peut t’accompagner. Elle connait mieux qu’toi les ruelles à éviter, t’seras en sécurité avec elle.
– Je vais lui demander. »
Jol s’approcha de lui pour l’enlacer, mais fut stoppée dans son geste par le capuchon de Nora, que ce dernier lui avait jeté sur le visage.
« Couvre-toi. »
Elle sourit et l’enfila. Nora était bourru, mais toujours extrêmement attentionné. C’est ce qu’elle aimait chez lui, cette part de douceur un peu timide qu’il avait parfois. Le capuchon était en piteux état, abimé par le temps et la saleté. Mais il avait l’odeur de Nora, c’était réconfortant.
« Merci.
– Ouste maintenant. »
Il lui vola un baiser avant de la pousser vers la sortie. Elle leva les yeux au ciel et passa le pas de la porte. Alors qu’elle sortait, elle angoissa à l’idée de revenir et de se faire réprimander par ses parents. Elle décida qu’elle en discuterait avec Merry pour avoir ses conseils sur le chemin du retour.
Mais, elle s’attendait pas à voir son amie aux côtés de Alda. Elles avaient l’air en pleine discussion, assez proche et sérieuse. Elle entendit Merry remercier Alda, mais n’y prêta pas attention, s’exclamant :
« Mère ! »

Si Jol avait redouté la confrontation avec son père, de peur de le décevoir et de voir son regard se teinter de mépris, elle redoutait celle avec sa mère pour d’autres raisons. Alda avait cette fâcheuse habitude de toujours trop bien comprendre. Elle avait ce talent insupportable de lire à travers les gens et elle adorait rendre ça particulièrement gênant.
« Merry a l’air d’être une jeune femme très sympathique. » fit Alda, en brisant le silence.
La mère et la fille avançaient dans le noir depuis plusieurs minutes, se dirigeant lentement vers leur maison. Elles n’avaient pas encore parlé ensemble, sauf lorsque Alda l’avait invité à la suivre pour rentrer. Jol, contente d’éviter le conflit, l’avait écouté sans mot dire.
« Oui, elle est gentille.
– A choisir, j’aurais préféré que tu tombes amoureuse d’elle. »
Jol s’empourpra, dévisageant sa mère avec gêne et malaise. Ne sachant pas quoi répondre, elle rétorqua :
« Mais c’est une fille !
– C’est un problème ? »
Elle ouvrit la bouche puis la referma. Voilà ! C’était exactement ça qu’elle détestait chez elle ! Crispée, elle ne répondit pas. Alda continua :
« D’ailleurs, son frère a bien tourné autour d’Öta. C’est peut-être de famille ?
– Comment le savez-vous ? » demanda aussitôt Jol, avant de se rendre compte de l’idiotie de sa question.
Öta avait probablement dû lui dire, tout comme il avait trahi ses autres secrets.
« C’est Merry qui me l’as appris tout à l’heure. »
Jol s’étouffa.
« Tu sais, ça fait un moment que je suis là. J’ai eu le temps de discuter un peu avec elle.
– Vous devriez parler avec Nora aussi, vous pourriez voir à quel point c’est un garçon formidable. » répondit-elle aussitôt, avant de se rappeler qu’elle était censée faire mine d’avoir rompu avec lui.
Elle tenta de se rattraper, mais le regard de sa mère la découragea rapidement : elle ne la croyait pas une seconde.

« Peut-être que si tu nous l’avais présenté avant que l’on apprenne par nous-même votre relation, tout se serait mieux passé. » répondit Alda avec un petit sourire. « Bien que je conçois que ce soit difficile. J’ai moi-même eu beaucoup de mal à annoncer ma liaison avec ton père à l’époque où nous nous sommes rencontrés. »
Alda ajouta, dans un murmure moqueur :
« Il faut dire que ton père est tout sauf le gendre idéal.
– C’est pour ça que je ne comprends pas pourquoi père ne veut pas m’écouter ! Il juge Nora avec tant de force, alors qu’il sait ce que ça fait d’être soi-même jugé.
– Jol… Il t’aime et s’inquiète pour toi.
– Mais il m’a dit qu’il avait peur que je reproduise vos erreurs ! » gémit-elle, sentant les larmes monter. « Est-ce qu’il pense vraiment que je suis une erreur ? »
Alda s’arrêta, étonnée par ses paroles. Elle la prit immédiatement dans ses bras. Jol s’effondra en larmes, redevenant l’enfant qu’elle était.
« Ne dis pas ça. Tu es la plus belle chose qui nous soit jamais arrivée. Tu es notre rayon de soleil, notre petite sorcière aux champignons.
– Maman… »
Alda sourit. Voilà longtemps que Jol ne l’avait pas appelée ainsi.
Elle lui caressa doucement le dos pour l’apaiser.
« Ma chérie, même si on ne se voit que très peu, tu sais qu’on ne t’oublie pas ? On t’aime, peu importe la distance. » fit-elle, en continuant de sourire chaleureusement à sa fille.
Jol renifla, les yeux brouillés de larmes et il se passa quelques secondes avant qu’elle ne tente timidement :
« J’aimerais bien vous voir plus souvent…
– Mais c’est toi qui as choisi de partir vivre chez ta grand-mère. Tu as changé d’avis ? Si tu as envie de rentrer à BrancheNoire, tu pourrais repartir avec nous. » proposa Alda, bien qu’elle se doutait déjà de la réponse.
La jeune fille secoua la tête. Si seulement tout était aussi facile, s’il suffisait de rentrer pour aller mieux, elle ne souffrirait pas autant.
« Quand je suis partie, je vous ai dit que c’était pour devenir une dame et apprendre à vivre comme grand-mère. »
Alda hocha la tête.
« Mais en réalité c’est que ça me rendait folle de rester dans cette forêt ! » se confia-Jol, soulagée d’enfin en parler après toutes ses années de mensonges. « J’avais l’impression que le monde m’était caché par ces arbres, comme s’ils formaient tous ensemble une cage dont je ne pouvais m’extirper.
– Je comprends, j’aurais dû le remarquer. » s’en voulu Alda. « À vivre isolés dans notre petit village, on ne voit pas grand monde. Tu devais te sentir seule.
– Oui. » gémit-elle. « Mais finalement mon mensonge est devenu une cage lui aussi. Toujours à devoir être gentille, polie, la jeune fille parfaite… tout ça parce que j’avais peur qu’autrement vous ne me demandiez de rentrer à BrancheNoire ! J’avais peur que vous soyez déçus de voir mon vrai visage, vous qui étiez si heureux de mon choix ! »
Alda avait réalisé depuis longtemps que Jol leur cachait de nombreuses choses, mais en l’écoutant elle regretta de ne pas avoir agi plus tôt. Elle n’avait pas compris son mal être et se le reprochait.
« Ma chérie, jamais on ne t’en voudra d’être qui tu es. Nous t’aimons.
– Merci… » répondit elle en fermant les yeux quelques secondes. Puis elle demanda maladroitement : « Vous m’aimez autant que Ausra ? »
Depuis leur arrivée, Jol était distante avec sa sœur. Elle s’intéressait peu au bébé, l’ignorant la plupart du temps. Avait-elle peur d’être remplacée ?
« Nous vous aimons toutes les deux autant. » répondit Alda en lui faisant un baiser sur le front.
Jol sembla se détendre, hésita quelques secondes, et ajouta :
« Et autant que Öta ? »
Alda fut étonnée par cette question. Elle appréciait Öta comme un membre de sa famille, en un an il était entré dans leur vie et était devenue une part entière de leur quotidien. Jol avait dû le sentir. En y repensant, elle avait dû être très perturbée de voir un inconnu être aussi proche de ses parents.
« Évidemment. Tu es mon bébé, ma petite sorcière. » sourit Alda, faisant rougir Jol. « Pourquoi diable t’aimerais-je moins que lui ? Ta sœur et toi, vous êtes ce qui m’est le plus cher au monde. Je suis désolée que tu aies pu croire le contraire.
– Mais père… »
Évidemment. C’était Élan qui était proche d’Öta. La jalousie qu’éprouvait Jol envers Öta était liée à lui. Elle enviait leur relation. Jol aurait aimé être à sa place. Elle rêvait de pouvoir rire et passer du temps avec son père de la même manière. Aussi naturellement.
Leur complicité était douloureuse à voir. Lorsqu’Élan s’était précipité pour prendre Öta dans ses bras pour le calmer, elle avait compris qu’elle était profondément jalouse.
Elle aurait voulu pouvoir crier et pleurer comme Öta. Elle aurait voulu recevoir cette étreinte. La scène lui avait brisé le cœur. En y repensant, les larmes brouillèrent de nouveau son regard. Alda le remarqua et répondit :
« Je vais te dire un secret : je pense qu’il t’aime même plus que moi ! Je vais finir par être jalouse. »
Jol eut un petit rire, se détendant légèrement. Alda continua ensuite, plus tristement :
« Mais tu sais, il a beaucoup souffert lorsque nous avons perdu ton frère. Öta est parvenu à combler ce trou dans son cœur, il est comme un fils pour lui. »
Elle avait prononcé ces mots douloureusement, étant tout aussi marquée par ce deuil.
« Mais jamais ça n’entachera les sentiments qu’il a pour toi. Il est juste trop maladroit pour se confier à cœur ouvert. Il ne sait pas comment faire.
– Je crois que je suis jalouse… » avoua alors Jol, penaude.

« Tu sais, à longueur de journée, il ne me parle que de toi !
– C’est vrai ? » demanda Jol, pleine d’espoir. « Il parle de moi ?
– Tout le temps ! Même Öta a du supporter ses radotages à ton sujet. Si tu savais comme il avait hâte de te rencontrer ! Sur le chemin, on n’entendait que lui. »
Alda tenta alors de mimer Öta, prenant volontairement une voix niaise et enfantine :
« À quoi elle ressemble ? Tu crois qu’on pourra être amis ? Je suis pas doué pour me faire des amis, j’espère que ça ira. J’ai peur qu’elle ne m’aime pas. C’est vrai qu’elle a les yeux d’Élan ? Ça doit être si joli ! Et tu crois qu’elle aime la tarte aux pommes ? Moi j’adore la tarte aux pommes. On pourra en manger ensemble ? Haaaan ! Et elle pourra même me raconter plein de secrets marrants sur vous ! »
Jol recula, étonnée. Öta avait hâte de la rencontrer ? Vraiment ? Elle n’avait pas imaginé qu’il ait pu ne serait-ce qu’être au courant de son existence avant son arrivée.
Elle se sentit soudain coupable de son comportement avec lui. Elle avait voulu l’impressionner et l’effrayer, en se donnant l’image de fille sûre d’elle et rebelle dans l’ombre.
Pourtant, il s’était accroché. Il s’était montré toujours aimable lorsqu’il était avec elle. Elle hoqueta, réalisant son erreur.
« Je suis une idiote.
– Oui, tu tiens ça de ton père. » répondit Alda, ayant deviné le fil des pensées de sa fille. Son visage était terriblement expressif.
Jol rougit de honte.

« Tu vas bien ? Tu as froid ? » s’inquiéta Alda, en entendant Jol éternuer.
Celle-ci lui fit un petit sourire gêné. Elle était pieds nus depuis tout ce temps. Alda n’avait jusqu’alors rien remarqué, sa robe et l’obscurité ambiante cachant ses pieds.
« Bon sang, mais tu vas attraper la mort si tu restes ainsi ! Où sont tes souliers ?
– Dans les escaliers, je crois. Je les ai retirés en m’enfuyant. »
Sans attendre une seconde de plus, Alda s’assit sur un muret, se déchaussa et tendit ses chaussures. Jol les prit, étonnée.
« J’espère qu’ils t’iront.
– Mais…
– Enfile-les, tu n’as pas le choix. »
Jol s’exécuta sans un mot. Les souliers de sa mère étaient chauds, c’était agréable. Depuis qu’elle avait quitté Nora et Merry, elle était gelée. L’air froid de la nuit lui glaçait la peau.
Les deux femmes repartirent. Il n’était pas question de traîner plus longtemps. Le reste du trajet se déroula calmement, Alda racontant quelques anecdotes sur son enfance en chemin.
« J’ai déjà entendu cette histoire.
– Chut. Laisse-moi radoter un peu. »
Lorsqu’elles arrivèrent, Jol se cacha instinctivement derrière Alda. Elle craignait la colère de son père, bien que la discussion sur la route l’ait rassurée. Après tout, il criait tel un fou lorsqu’elle s’était enfuie. Alda murmura :
« Ne dis rien, laisse-moi faire. »
Élan ainsi que la grand-mère de Jol les attendaient. La vieille dame buvait une infusion, assise dans le salon. Elle leva les yeux en les voyant entrer, puis les baissa de nouveau pour boire une gorgée, sans faire mine de bouger de sa place. Élan quant à lui se précipita vers elles, manquant de renverser sa chaise au passage.
« Bon sang Jol, tu…
– Tu as vu l’heure ? » le coupa Alda aussitôt.
Jol se recroquevilla encore plus derrière sa mère, s’accrochant à sa cape. Alda enchaina :
« À cette heure-ci, nous devrions dormir depuis longtemps. Jol est épuisée et frigorifiée, je l’accompagne dans sa chambre. La pauvre enfant a bien besoin d’une nuit de sommeil. »
Et sans laisser le temps à Élan de comprendre, elle poussa Jol vers les escaliers. Alors qu’elles les montaient, Alda se retourna et ajouta en direction de son mari :
« Prépare-moi une tisane, avec une cuillère de miel sudan s’il te plait. Tu es un amour. »
Élan secoua la tête, et se dirigea vers la cuisine en grommelant.

Après avoir aidé sa fille à se changer et coucher, Alda redescendit pour retrouver Élan. Une tisane l’attendait sagement sur la table du salon. Elle s’installa et en huma le parfum. Elle attrapa la tasse et ferma les yeux quelques secondes. C’était terriblement agréable de sentir la chaleur entre ses mains. Elle en avait bien besoin.
Elle releva les yeux. Élan semblait déjà un peu plus calme à première vue, mais sa nervosité transparaissait dans ses gestes et son regard. Il fixait Alda, attendant qu’elle dise quelques mots.
« Où est ma mère ? » fit Alda, en se rendant compte qu’elle avait disparu. « Elle était là tout à l'heure ?
– La vieille est partie se coucher. Elle préfère nous laisser gérer ça entre « parents indignes » je cite. » répondit Élan, agacé.
Alda leva les yeux au ciel. La nuit s’annonçait longue.
Quelques minutes plus tard, Jol se faufila hors de sa chambre et tenta de s’approcher du salon sans un bruit. Elle voulait entendre ce que ses parents allaient dire d’elle. Il lui était impossible de dormir, tant la curiosité et la crainte se mélangeaient dans son esprit.
Malheureusement, elle ne parvint qu’à percevoir des chuchotements. Les deux adultes parlaient très bas. Elle resta une bonne demi-heure cachée.
La jeune fille avait fini par s’assoir par terre, épuisée. Mais n’entendant rien, ses yeux décidèrent de se fermer et elle s’endormit là.
Elle se réveilla légèrement lorsque bien plus tard, ses parents la surprirent ainsi. Élan la souleva, la prenant dans ses bras pour la porter à son lit. Elle referma les yeux et sombra de nouveau dans le sommeil.
Jol referma les yeux et sombra de nouveau dans le sommeil

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