- 10 - La fille des herboristes
- bleuts
- 22 nov. 2024
- 51 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 déc. 2024
Partie 1 - Rencontre avec Jol
Dans la maison d’Élan et Alda, au fond de la forêt de BrancheNoire, c’était l’effervescence. Il fallait s’occuper de leur fille, qui était née quelques semaines auparavant, mais aussi se préparer à partir.
Il était enfin temps de prendre la route pour la capitale, GemmeNoire. Demain, ils partaient.
« Ma mère sera ravie de nous accueillir quelque temps et tu pourras avoir ta propre chambre ! Et tu rencontreras notre adorable petite Jol ! » s’exclama Alda, qui était terriblement excitée à l’idée de revoir sa famille.
Öta aidait le couple du mieux qu’il pouvait, enchaînant le travail à l’atelier pour finaliser les commandes et la garde de la petite Ausra. Et durant ses rares moments de répit, il continuait de se maquiller. Il testait des choses, suivant les conseils avisés de Alda.
Mais avec étonnement, ce fut Élan qui l’inspira le plus. Öta était fasciné par ses dessins. Élan peignait beaucoup de créatures venant de divers folklores. Il les représentait en s’inspirant des maquillages et tenues traditionnelles des pays liées aux légendes. Toutes ces belles peintures lui donnaient des idées et il prenait du plaisir à s’en inspirer.
« C’est un peu n’importe quoi, mais ça te correspond bien. » lui fit plusieurs fois remarquer Alda. « Mais que vas-tu faire quand nous serons arrivés à la capitale ?
– Je ne sais pas. Je verrais. » répondit Öta. « Quoi que je fasse, on me juge sur mon apparence. Alors, à quoi bon me tracasser ? »

« GemmeNoire, BrancheNoire, Mortherbe, PierreBrulée… dans le Nord, vous donnez des noms déprimants à vos cités. » grommela Élan, alors qu’ils finissaient de tout préparer pour le départ, avant d'ajouter : « Pourquoi ne pas s’inspirer de l’Est ? VertChamps par exemple, c’est printanier.
– Rappelle-moi le village d’où tu viens… RougePrairie c’est ça ? » rétorqua Öta, échangeant un regard amusé avec Alda. « Moi ça m’évoque une prairie recouverte de sang, pas le printemps.
– Non, mais… »
Öta le coupa, amusé :
« Ah, mais c’est vrai, son nom vient de là. »
Élan grimaça et ronchonna : « Ça reste quand même plus joli que GemmeNoire ou Mortherbe, mh. »

Une fois leurs préparatifs achevés, ils prirent enfin la route pour GemmeNoire. Le temps était avec eux, ils avaient beaucoup de chance. Le soleil rayonnait dans le ciel, bien qu’il ne fasse pas particulièrement chaud.
S’ils étaient partis quelques jours plus tôt, ils auraient voyagé dans le froid et sous la pluie. Pour l’avoir déjà fait à plusieurs reprises, Öta était bien content d’éviter ce calvaire.
Heureusement, la forêt où vivait Élan et Alda n’était pas extrêmement loin de la capitale. La route n’était pas difficile. Ils arriveraient rapidement.
Öta passa la majeure partie de son temps à dormir avec la petite Ausra dans les bras. Le jeune homme était toujours aux petits soins avec le bébé, s’occupant d’elle à tout instant. Patient et attentif à ses besoins.
« J’ai bien fait de prendre cet apprenti. » fit remarquer Élan, souriant. « On à un larbin ET une nourrice à moindres frais, il est parfait.
– Attention à ne pas te faire voler ta place, elle va finir par croire que c’est lui son père ! » rétorqua Alda.

« Plus tard j’aurai plein d’enfants ! » fit Öta, la petite Ausra dans ses bras. « Je rêve d’une famille nombreuse.
– Il faudrait déjà que tu te trouves quelqu’un. » rétorqua Élan, un sourire railleur sur le visage. « Bonne chance à celle qui sera assez bête pour te donner ta chance.
– Ça tombe bien, tu as une fille aînée non ? Jol c’est ça ? »
Élan perdit son sourire, plissa les yeux et grogna :
« Si tu oses ne serait-ce poser ton regard sur elle, je coupe la vilaine brindille qui pousse entre tes jambes. »

Ils arrivèrent à la capitale alors que le jour se couchait. La maison de la mère de Alda se trouvait dans un quartier riche, facilement accessible depuis la porte qu’ils avaient traversée.
Öta était émerveillé, voilà des années qu’il n’était pas venu par ici et la cité était plus belle encore que dans ses souvenirs.
Il perdit un instant son sourire en se rappelant que lors de sa dernière visite, il était accompagné de sa mère. La femme adorait cette cité, elle s’y rendait régulièrement pour y voir ses amies. Il y avait un éclat de joie et de bonheur dans ses yeux lorsqu’elle en parlait.
À cette pensée, il eut un pincement au cœur. Elle n’était plus là aujourd’hui et il ne lui avait pas pardonné ses actes. Il ne voulait plus penser à elle. Mais il retrouva sa bonne humeur rapidement lorsque Alda s’exclama :
« Par ici ! La maison de ma mère est sur cette place. »
Fantastique ! Il avait hâte de retrouver un peu de confort. Juste avant d’entrer dans la maison, Élan attrapa l’épaule d’Öta et murmura d’un air sinistre :
« Je te préviens, cette femme est un démon. Ne la contrarie surtout pas. »
Alda l’entendit et se retourna. Elle croisa les bras, leva les yeux au ciel et lâcha :
« Élan, ce que tu es mauvaise langue ! » puis un sourire au bout des lèvres, elle expliqua à Öta : « Ma mère adore le martyriser et lui tirer les oreilles, ça le blesse dans son amour propre. Pauvre petit chaton. »
Élan voulut répliquer, mais il n’en eut pas le temps, car la porte s’ouvrit. La mère de Alda sortit, les sourcils froncés.

« Bon sang, qui est à l’origine de ce vacarme ?! » fit, elle avant de faire une pause, réalisant qui se trouvait sur son palier. « Oh, ma petite Alda ! »
Elle les invita aussitôt à entrer. Les retrouvailles furent joyeuses. Elles commencèrent à babiller à propos du bébé et de leur vie respective sans prêter attention aux deux hommes qui s’installèrent dans un coin.
« Où est Jol ? » demanda alors Alda au bout de quelques minutes. « Je meurs d’envie de la revoir !
– Suis-je bête ! Elle est à l’étage, je vais la prévenir immédiatement que vous êtes arrivés. »

Jol, la fille aînée de Alda et Élan, descendit peu de temps après. C’était une très belle jeune femme, aux allures délicates et douces. Son regard s’attarda deux secondes sur Öta, se demandant sans doute qui était cette personne, avant de se braquer sur ses parents. Elle sourit.
« Mère ! Père ! Je vous attendais plus tôt. » fit-elle poliment, yeux s’écarquillèrent en remarquant le poupon. « Oh. Je comprends mieux la raison de votre retard. »

Elle s’approcha gracieusement, se penchant vers sa sœur avec une expression attendrie.
« Qu’il est adorable ! Quel est son nom ?
– Ausra, comme la sorcière de l’aurore et du printemps.
– Quel superbe nom, il lui sied à merveille. »
Alda enlaça sa fille avec bonheur, puis lui chuchota à l’oreille :
« Vilaine menteuse, je sais que tu simules.
– Je ne vois pas de quoi vous parlez, mère. »
Personne n’avait entendu leur échange. Elle se redressa avec élégance, lançant un regard complice à Alda, puis se tourna vers Élan.
« Alors, comment va ma grande fille ?! » s’exclama-t-il en l’attrapant par l’épaule, tout sourire. « Tu manges bien ta soupe au moins ? »
Öta ne put s’empêcher de glousser en voyant le regard désespéré de la jeune femme. Il comprenait mieux pourquoi elle ne vivait pas avec ses parents. Qui voudrait d’un père aussi fatigant ?

Après ces retrouvailles chaleureuses, ils s’installèrent dans les chambres à l’étage et y déposèrent leurs affaires. La maison était très grande, richement meublée et confortable. Öta apprécia immédiatement l’ambiance qui s’en dégageait, car elle lui rappelait son propre foyer. Avant qu’ils ne redescendent, Öta prit à part Alda et déclara :
« Je comprends mieux pourquoi Élan a peur que je m’approche d’elle. »
Il désignait Jol, qui discutait calmement en bas des escaliers avec sa grand-mère. Elle semblait douce et gentille, mais était surtout très belle.

Après le dîner, ils discutèrent de nombreuses choses. Ils apprirent que Jol aimait beaucoup se promener dans la cité et avait prévu de sortir le lendemain pour la journée. Alda s’exclama alors joyeusement :
« Ça tombe bien, Öta meurt d’envie de découvrir la ville. Pourquoi ne lui servirais-tu pas de guide ? Élan et moi devons discuter de nombreux sujets privés avec ta grand-mère, alors profitez-en pour faire connaissance. »
Jol parut gêné. Elle rougit en répondant qu’elle comptait rendre visite à son amie Sarah, mais Öta répondit :
« Les promenades et les rencontres, voilà des choses que j’aime. Ce serait un plaisir de t’accompagner. »
Élan fronça les sourcils et marmonna à sa femme :
« Je n’aime pas l’idée que deux filles se promènent seules, mais je n’aime pas non plus l’idée qu’il soit avec elles.
– Tu vois le mal partout, ce n’est qu’une balade. » répondit-elle en souriant.

Le lendemain, ils partirent visiter la cité comme ils avaient convenu la veille. Öta mourait d’envie de découvrir la ville et d’arpenter ses rues. Tant de choses à découvrir… !
Mais dès qu’ils ne furent plus à portée de vue, Jol s’arrêta et le foudroya du regard. Son visage changea radicalement, il n’y avait plus une once de douceur dans ses yeux. Elle gronda :
« Maintenant, tu dégages. Va te balader seul, on se retrouve là tantôt. Et surtout, tu fermes ta gueule. Si tu mouftes, j’dirais à mon père que tu m’as tripoté. »

« Maintenant, tu dégages ! »
Jol s’attendait à ce qu’Öta l’écoute. Tous avaient peur de ses menaces, surtout lorsqu’il s’agissait de retourner Élan contre eux. L'homme était parfaitement incapable de réfléchir et de raisonner lorsqu’il s’agissait de sa fille adorée. Et elle en profitait bien.
Sa réputation n’était plus à refaire. La colère de son père était effrayante et personne n’avait envie de la subir. Mais Öta se contenta de hausser les épaules et répondit :
« Tu peux toujours rêver. J’ai promis à tes parents de ne pas te laisser seule. »
Alors que Jol fronçait les sourcils, étonnée et mécontente, Öta prit un air pensif et marmonna :
« Alda m’avait prévenu que tu étais désagréable, mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit à ce point. »
Jol s’étouffa.
« Comment ça, elle a dit que j’suis désagréable ?! » fulmina-t-elle, sa colère ne cessant de croître.
Öta éclata de rire. Vexée, elle décida de partir en l’ignorant. Elle ne pouvait pas le frapper sous risque que ça se retourne contre elle. Elle se faufila dans les coins les plus miteux et sales du quartier, songeant qu’une personne aussi propre sur elle n’apprécierait pas le voyage. Mais Öta ne semblait pas plus dérangé que ça par cet itinéraire.
« Arrête de me suivre !
- Nop. »

Finalement, Jol se fit une raison. Elle ne pourrait pas se débarrasser de lui aussi facilement. Et impossible pour elle de s’enfuir : sa robe, son corset et ses petits talons n’étaient pas adaptés à la course. Elle concéda :
« Bon, tu peux rester.
– Ah, tu vois ce n’était pas si difficile ! » se moqua Öta en réponse.
Ah ! Elle inspira et serra les dents en se répétant mentalement : « Je ne dois pas l’étriper, ce ne serait pas propre. »
Suite à ça, ils prirent enfin la direction de leur destination initiale : la maison de Sarah. La meilleure amie de Jol n’était pas n’importe qui. Sarah était la fille cadette de l’herboriste pour qui Élan travaillait autrefois, à l’époque où Alda et lui vivaient dans la misère.
L’homme était le parrain de Jol, elle passait beaucoup de temps chez eux et avait noué une amitié de longue date avec la jeune femme.
« Jol ! Te voilà enfin ! » s’exclama Sarah en ouvrant la porte. Elle remarqua aussitôt Öta derrière elle. Lorsqu’elles furent à l’intérieur, elle chuchota : « Qui est ce jeune homme ? Il est plutôt mignon.
– Joli minois, mais insupportablement bête et collant. » répondit Jol en soupirant. « C’est l’apprenti de mes parents.
– Il a l’air plutôt gentil pourtant… »
Jol leva les yeux au ciel. Elle cracha :
« Il s’entend bien avec mon père.
– Ah oui, ça, c’est louche. »
Non loin de là, Öta soupira.
« Je vous entends, hein. »

Öta admira la maison de Sarah. Elle ressemblait beaucoup à celle de Alda et Élan : il y avait des plantes un peu partout, des étagères remplies de livres, des dizaines de flacons et notes dispersés sur la table.
Du désordre organisé. Il aimait cette ambiance. C’était un savant mélange entre un atelier et une maison chaleureuse. Les deux jeunes filles discutaient ensemble dans un coin, semblant décider s’il était digne de confiance ou non. Ravi de les couper dans leur débat, il demanda :
« Vous n’aviez pas prévu de vous promener en ville ? Quand repartons-nous ? »
Jol leva les yeux au ciel pour la centième fois depuis le début de la journée et grogna :
« Tu peux venir. Mais j’dois me changer avant.
– Pourquoi ? »
Jol soupira pour la centième fois depuis le début de la journée et grogna :
« Parce que ces saloperies de robes et de corsets sont foutrement inconfortables ! »

Immédiatement après s’être changée, Jol enfila une cape et accrocha ses cheveux à l’aide d’un superbe foulard, le tout d’un beau violet sombre. Öta gloussa :
« À quoi ça servait que tu te changes ?
– Hé, il fait froid dehors ! » grogna-t-elle. « Et puis, il faut pas que les gens du quartier me voient comme ça, sinon ça va jaser. »
Mais malgré ses grognements, sa voix s’était déjà adoucie. Elle croisa les bras, le toisa du regard, puis lâcha :
« Tu pourras porter ma cape quand j’en aurais plus besoin.
– Quel plaisir, je trépigne d’impatience. »
L’ombre d’un sourire apparu sur son visage. Öta avait vu juste. Elle n’était pas aussi désagréable qu’elle voulait le montrer. Il ne comprenait pas pourquoi elle se cachait ainsi, alors que ses parents étaient les personnes les plus atypiques et ouvertes qu’il n’avait jamais vues. Que redoutait-elle ?
« Pourquoi tu caches cette facette de toi à tes proches ? » demanda-t-il joyeusement. « Tu as des goûts géniaux !
– Tu n’as jamais eu peur de décevoir ? »
Elle ne voulut cependant pas en dire plus, se fermant de nouveau. Mais Öta avait compris que Jol parlait de son père. Et il avait remarqué que l’homme idéalisait beaucoup trop sa fille.


Lorsqu’ils partirent, Sarah ne les accompagna pas. Remarquant le regard étonné d’Öta, elle expliqua :
« Je sers de couverture à Jol, mais je préfère largement rester chez moi au chaud avec mes livres. Les bains de foule, peu pour moi ! »
Ils quittèrent le quartier pour descendre plus bas en ville. Jol lui avait expliqué qu’elle devait retrouver des amis dans le quartier Brun. Öta s’imprégna de l’ambiance de la capitale, tandis qu’ils marchaient. Il vit progressivement les grandes maisons être remplacées par des demeures plus sobres, plus petites…
Jusqu’à arriver à destination. L’ambiance était radicalement différente de tout ce qu’il connaissait. C’était bruyant, sale, étroit et très peuplé. C’était la première fois qu’il voyait autant de personnes réunies dans le même lieu. Et ce n’était pas que des humains !
Il y avait aussi quelques rares Etris comme lui et surtout beaucoup d’Orians, la race aux oreilles pointues. Ici personne ne le dévisageait ou ne fixait ses cornes avec dégout, car à vrai dire personne ne le remarquait. C’était une sensation agréable.
Jol se dirigea vers une jeune femme et la serra dans ses bras affectueusement. Elle devait faire partie des amis qu’elle devait retrouver.
« Merry ! Tu es toute seule ? Où est Nora ? »
– Nora ? Il voulait faire un truc tout à l’heure, on doit le rejoindre dans la rue où y’a le boucher » répondit Merry.

Jol se précipita, les abandonnant derrière elle. Öta n’eut pas le courage de se lancer à sa poursuite, surtout que Merry non plus n’était pas très pressée. Lui Öta lança un regard mi-amusé et mi-étonné, mais elle détourna les yeux visiblement gênés. Elle avait l’air vraiment très timide. Tandis qu’ils avançaient tranquillement, Jol les ayant distancés rapidement, il tenta de faire la conversation.
« Elle a l’air vraiment pressée de le retrouver. »
En vain. Aucune réponse cohérente ne lui fut donnée. Cette jeune fille n’était pas très bavarde. Elle bredouillait et tripotait ses mains en fixant le sol. Lorsqu’ils arrivèrent dans la rue du boucher, Jol était sur le sol à côté d’un homme bien amoché.

Öta se précipita vers eux.
« Tout va bien ? Que s’est-il passé ?
– C’est qui lui ? » grogna l’homme en plissant les yeux.
Jol présenta rapidement Öta comme l’apprenti de son père, puis expliqua à ce dernier que ledit Nora s’était fait agresser dans la rue. Nora hocha la tête et grogna :
« On m’a déjà fait bien pire, je vais survivre. Mais ce con m’a pas loupé.
– Si je le retrouve, je l’étrangle cet enfoiré ! Enfin, il faudra qu’il se baisse. Il était immense ce con. » rétorqua Jol en se relevant.
En se relevant, Nora se tourna vers Öta et grommela :
« T’es l’apprenti d’son père c’est ça ? Donc t’es médecin, un truc du genre. T’as pas une potion magique pour moi, t’sais histoire que je cicatrise mieux ?
– J’ai quelques trucs dans mon escarcelle…
– Bah file-moi ça alors ! Tu m’dois bien ça, le mec qui m’a pété le nez avait le même accent que toi. Faut réparer les erreurs des gens d’chez toi. »
Öta leva les yeux au ciel amusé. Il sortit une petite fiole de son sac, un petit remède magique à base de plantes qu’Élan lui avait appris à faire « en cas de besoin ».

Après ces événements, le groupe prit la direction des quais. Sur le chemin Öta posa des questions, voulant mieux connaître les amis de Jol. Il avait peu souvent l’occasion de rencontrer des personnes de sa tranche d’âge. Et malgré son manque évident de politesse, Öta trouvait Nora sympathique.
Il apprit que Nora était le grand frère de Merry. Ils étaient orphelins et vivaient ensemble dans les rues depuis toujours. À sa manière de regarder sa sœur, il était évident qu’il était très protecteur envers elle. Et envers Jol aussi.
Öta remarqua leur proximité, la manière qu’ils avaient de se tenir la main et de rester l’un près de l’autre. La fausse douceur que Jol avait manifestée face à ses parents, Öta la retrouvait dans son regard quand il se posait sur Nora. Et elle n’était pas feinte cette fois. Comme d’habitude, Öta fonça dans le tas. De but en blanc, il posa la question :
« Vous êtes en couple ? »
Ils répondirent en même temps :
« Oui.
– Non. »

Jol se retourna vers Nora, les sourcils froncés. Visiblement très mécontente, elle lui aboya dessus :
« T’es pas croyable, tu recommences !
– C’toi qui t’obstines. »
Elle s’approcha plus près de lui, collant presque son visage au sien et gronda :
« T’es amoureux d’moi ?!
– Ouais ! » répondit-il en criant à son tour, ses joues se teintant de rouge.
Il ne fit aucun mouvement pour s’éloigner.
« Alors on est en couple !
– Nan. »
Ils commencèrent à se crier dessus et se couper la parole, sous le regard ébahi d’Öta, qui ne comprenait plus rien.

Ils commencèrent à se crier dessus et se couper la parole, sous le regard ébahi d’Öta, qui ne comprenait plus rien Finalement, au bout de plusieurs minutes de cris et d’insultes, ils finirent par se calmer. Nora, sachant qu’il n’aurait jamais le dernier mot, grommela :
« OK, t’as gagné pour cette fois.
– J’gagne toujours, idiot. »
Il leva les yeux au ciel en soupirant, un sourire au bout des lèvres, puis attrapa Jol pour l’embrasser. Elle devint rouge et balbutia quelques mots avant de devenir parfaitement silencieuse.
Il se redressa, regrettant à moitié son geste. Il avait oublié l’état de son nez et ravivé la douleur.
« Aie. Ça fait mal. »

Quand ils repartirent enfin, Öta eut la politesse de ne faire aucune remarque sur ce qu’il venait de voir. À vrai dire, il n’avait pas tout compris et s’en voulait d’avoir posé la question. Il entendit néanmoins Nora chuchoter à sa sœur derrière lui, tandis que Jol était trop loin pour remarquer :
« On devrait prendre nos distances, j’suis incapable d’lui résister. »
Merry répondit immédiatement, de sa petite voix inquiète :
« Arrête de te torturer. Elle s’en fiche qu’on soit pauvres et à la rue, profite d’avoir trouvé l’amour plutôt que de la rejeter.
– Mais c’est pas avec de l’amour qu’on trouve à manger pour sa famille. J’refuse de lui infliger notre vie. On doit arrêter d’la voir. »
Öta garda pour lui ce qu’il avait entendu et ne fit aucune remarque. Il ne connaissait pas Jol et son ami, ça ne le regardait pas. Il eut néanmoins un pincement au cœur pour eux. Leur histoire lui rappelait celle de Alda et Élan. Mais si Jol suivait les pas de ses parents, Nora semblait plus hésitant.
Ses pensées furent coupées par une exclamation venant de cette dernière. Ils étaient arrivés.
Leurs pas les avaient menés dans le quartier le plus pauvre, aux abords de la cité. La moitié des maisons y étaient détruites et l’autre moitié menaçait de s’écrouler. C’était un coin miséreux, triste.
Ils se faufilèrent dans les décombres d’une vieille cabane, qui avait été rafistolée avec quelques planches cassées.
« Bienv'nu chez nous ! » fit Nora joyeusement, tout en enjambant des gravats. « C’est pas l’grand luxe, mais c’est tranquille. »
Il leur fit signe de s’installer et Öta se posa par terre au milieu de la pièce, gêné. Jol s’assit à côté de lui, retirant sa cape et son foulard, tandis que Merry s’adossait à un mur en fermant les yeux.
Nora souleva une latte et sortit le sachet en tissus mité qui se trouvait dessous. Dedans, quelques dés gravés à la main. En remarquant le regard étonné d’Öta, il expliqua fièrement :
« C’moi qui les ai faits ! J’connais plein d’jeux. »
Un grand sourire éclaira le visage de Öta. Il adorait les jeux !

Tout en jouant aux dés, Nora et Öta commencèrent à discuter joyeusement. Nora était une personne très bavarde, capable de libérer un flot de paroles assez impressionnant. Il avait toujours quelque chose à dire, que ce soit un avis à donner ou une anecdote à raconter.
Öta lui posa de nombreuses questions. Il apprit que si Nora n’avait que quatre doigts à chaque main, ce n’était pas du tout à cause d’une malformation ou d’une maladie. La majorité des Orians, la race aux oreilles pointues, naissaient comme ça.
C’était une caractéristique de leur race, qui pouvait disparaître lorsqu’ils se reproduisaient avec des humains. Les Orians à cinq doigts avaient forcément au moins un ancêtre humain. De fil en aiguille, la discussion divergea et Öta demanda :
« Les quelques Orians que j’ai rencontrés lors de mon voyage étaient abarians. Ils étaient très sympathiques. C’est ton cas ?
– Pfeuh ! Les Abarians c’est qu’des cons. »
Öta fut étonné par tout le mépris qui se dégageait de ses mots. Nora avait beaucoup de rancœur. Il planta ses yeux dans les siens et demanda :
« Pourquoi ? »
Jol se leva et se posa contre Nora, dans un geste de réconfort. Il rougit et lui rendit son sourire. Elle était adorable. ll se tourna vers Öta et grogna :
« Avec tes cornes, t’dois bien connaître ça. Cette haine qu’ont les humains pour ceux qu’leur ressemblent pas. »
Öta opina. Depuis toujours, il subissait le mépris et les insultes sur son physique. Ne pas être humain, dans un royaume gouverné par ceux-ci… c’était souvent dur. Il avait la chance d’être né dans une bonne famille, autrement…
« Nous les orians, on subit ça tout le temps. » cracha-t-il. « Pas d’boulot pour les oreilles pointues ! Pas d’sous pour eux ! Pas d’respect. Quand on est pas esclave, on est des moins que rien. On vit dans la rue, on crève d’faim. Quand Merry et moi on était gosses, on avait personne sur qui compter. Des pauvres orphelins, obligés d’voler pour grailler. On nous avait dis qu’les Abarians c’était des gens bien. Qu’ils accueillaient ceux qu’étaient victimes d’la haine, peu importe leur race.
– Vous leur avez demandé de l’aide. » comprit Öta. « Oh.
– Ouais. Mais ils nous ont laissés dans la merde parce qu’on croyait pas en leurs conneries d’dieux. J’suis pas un menteur moi, si j’crois pas j’vais pas faire semblant. » soupira Nora. « Pfft. Ils valent pas mieux qu’ceux qui croient qu’on est une sous-race à cause d’leurs traditions d’merde. Laisser des gosses crever d’faim, c’est dégueulasse. »

L’histoire de Nora rendit Öta soucieux. Il repensait à David, qui vivait aujourd’hui dans un village Abarian. Comment allaient-ils, Léo et lui ? Au travers des quelques lettres qu’ils avaient échangées, son ami ne semblait pas inquiet. Au contraire, il parlait de son intégration avec joie. Il paraissait heureux.
Mais mentait-il ou était-ce la vérité ? David n’était pas une personne très pieuse. À l’instar de Nora, il n’avait jamais vraiment montré d’attrait à la religion. Öta commença à douter. Et si David, pendant tout ce temps, avait subi le rejet des personnes du village ? Et s’il mentait pour ne pas l’inquiéter ? Il en serait bien capable.
De plus, il n’avait pas eu de réponse aux dernières lettres qu’il avait envoyées. Pourtant, il avait indiqué à Léo comment le joindre. C’était inquiétant. C’était décidé, demain il écrirait une nouvelle lettre et irait prier pour son ami.
« Et si on continuait d’jouer ? » fit Nora, en remarquant le trouble d’Öta. « C’est ton tour ! »

La journée avait bien avancé, lorsque Jol fit remarquer :
« On va devoir partir, il faut rentrer maintenant.
– Déjà ? » s’étonna Öta. Le temps passait vite en leur compagnie.
Entre les jeux et les discussions, il avait filé à une vitesse folle.
« Une jeune femme bien éduquée doit rentrer tôt. » répondit Jol en grimaçant.
Si ça n’avait tenu qu’à elle, en plus de repartir tard… ils auraient traîné dans la rue et dans les tavernes toute la nuit. Mais Nora faisait tout pour qu’elle reste en sécurité. Elle détestait ça. Elle se leva et embrassa son compagnon, le serrant fort dans ses bras.
Il lui rendit son étreinte avec affection. Jol ne voulait pas partir… mais n’avait pas le choix. Il y avait tant de règles à respecter ! Il lui caressa doucement la tête et murmura :
« Il faut qu’on parle de notre relation, c’est…-
– On verra la prochaine fois. » le coupa Jol.
Il n’avait pas envie de s’embrouiller de nouveau avec elle alors qu’elle partait, si bien qu’il n’insista pas.

Un peu plus tard, lorsque Jol et Öta furent loin, en chemin pour la maison de Sarah, ils commencèrent à discuter. Jol demanda :
« Ça va aller ? T’avais pas l’air bien tantôt. »
Elle faisait référence au petit passage à vide qu’il avait eu, lorsqu’il repensait à David. Öta esquiva la question et sourit, railleur :
« Oh, tu t’inquiètes pour moi ? Serait-ce le début d’une grande amitié ?
– Non. » Jol plissa son nez et grogna : « J’admets que t’es sympa, mais t’es vraiment lourd. Tu ressembles trop à mon père. »

Pendant ce temps, Nora et Merry se préparèrent à ressortir. Ils n’avaient toujours rien à manger pour ce soir, la tentative de vol de Nora ayant échoué un peu plus tôt.
« Tu dis vouloir prendre tes distances avec Jol, mais tu n’refuses pas ses baisers. » fit remarquer Merry, se moquant gentiment de son frère aîné.
Il soupira, sachant pertinemment qu’il n’arriverait à rien comme ça. Si seulement il n’était pas aussi amoureux d’elle, tout serait plus simple !
« D’ailleurs en parlant de baiser… » ajouta-t-il en changeant de sujet : « …il est vraiment mignon ce Öta, j’ai bien envie d’le dévorer. »

Après être rapidement passés chez Sarah, afin que Jol puisse se changer de nouveau, ils rentrèrent. En arrivant, le comportement de cette dernière redevint parfait. Sourire maîtrisé, démarche gracieuse, elle faisait parfaitement illusion.
« Tu as passé une bonne journée ? » demanda Élan tout en serrant sa fille dans ses bras. Il leva ensuite la tête et fusilla Öta du regard : « Ce vaurien ne t’a rien fait de suspect ? Il ne t’a pas touché ?
– Votre apprenti s’est montré très galant et courtois. » répondit-elle. « Je ne doute pas un instant qu’il ait tout appris de vous, père. »
Öta se retint de rire. Alda remarqua son hilarité. Elle le prit à part et après avoir vérifié que personne ne pouvait les entendre, demanda :
« Une vraie petite terreur, n’est-ce pas ?
– Elle a hérité de ton caractère. »
Alda lui tira la langue. Ils échangèrent un regard complice, avant d’éclater de rire. Elle ajouta ensuite :
« Alors, tu penses toujours avoir une chance avec elle ?
– Aucune ! Mais je l'aime bien ! »

Partie 2 - Le rendez-vous
Les jours suivant son arrivée, Öta décida de se débarrasser de ce qu’il considérait comme étant une corvée épuisante et contraignante : rendre visite à sa famille.
Une de ses tantes, sœur cadette de sa mère, était mariée à un riche marchand qui vivait dans les quartiers aisés. Il était évident que si elle apprenait sa présence dans la capitale, elle se ferait une joie de se plaindre de son impolitesse.
Il l’entendait déjà geindre de sa voix stridente :
« Ce petit-mal élevé ne daigne même pas venir me saluer ! Digne fils de son père. »
Il prévint donc Élan et Alda de son absence le lendemain, bien qu’il n’en ait réellement aucune envie. Öta aurait largement préféré passer sa journée à se promener de nouveau dans les rues avec Jol, Merry et Nora. Il les aimait bien.

Lorsqu’il se rendit chez sa tante, Öta s’attendait à tout sauf à y trouver son grand-père. Ce dernier n’habitait pas GemmeNoire, et comme l’homme était malade et très faible, il ne voyageait plus depuis longtemps.
« Vous avez fait tout ce chemin seul ? Ce n’est pas sérieux de votre part ! » s’inquiéta Öta.
Mais l’homme ne voulut rien entendre. Les retrouvailles furent longues et épuisantes. Fastidieuses. Entre les reproches de sa tante sur le peu de lettres qu’il leur envoyait, et le regard froid de son grand-père qui jugeait le moindre de ces gestes, Öta se sentit mal à l’aise.
Personne n’évoqua la mère d’Öta, son nom étant désormais tabou dans la famille. L’ambiance en était pesante. Il tint bon toute la journée et lorsque le soir arriva, il fut bien heureux de repartir. Sa tante avait insisté pour qu’il loge chez elle, mais il avait refusé poliment, esquivant cette corvée.
Cette réunion de famille était bien pire que dans ces souvenirs, et il se promit de ne plus jamais refaire l’erreur de leur rendre visite.
« Tu es sur une mauvaise pente, à ton âge tu devrais déjà être l’époux d’une jeune femme de bonne naissance et père d’un robuste héritier.
– Nous t’avons trop gâté. »
Ah… qu’il aimait sa douce famille !

Évidemment, lorsqu’il rentra ce soir-là et raconta sa mésaventure à Alda et Élan, ce dernier se moqua de lui.
« J’aurais aimé voir ça ! » gloussa-t-il, faisant grimacer Öta.
Plus tard, Jol ne fut pas en reste et vint le narguer. Elle était bien contente de pouvoir l’embêter un peu à son tour, profitant de la douce revanche du destin.
« Tel père, telle fille… » grommela-t-il.

En apprenant la visite d’Öta chez sa tante, la grand-mère de Jol comprit enfin qu’il n’était pas simplement l’apprenti d’Élan, pauvre et opportuniste comme son maître. Il était d’origine noble, héritier d’un domaine, de titres, et des richesses des siens. Bien que ce ne soit pas très visible physiquement… il était étrange, avec ses cornes, son maquillage et ses cheveux emmêlés.
Elle avait déjà entendu parler de cette famille, dont l’histoire était connue. L’adultère de sa mère, Elisabeth, et sa condamnation avaient été le cœur de nombreuses discussions à GemmeNoire. Plus d’un avait été scandalisé par son attitude, une femme trompant son époux avec un vulgaire esclave. Quelle honte !
Personne ne savait ce qu’il était advenu de cette femme ensuite, la famille gardant le silence à ce propos. Mais la grand-mère de Jol se fichait bien de ces ragots. Chaque famille avait son lot d’histoires sombres.
Ce qu’elle voyait, c’est que sous son toit se trouvait un parfait parti pour sa douce Jol, qu’elle rêvait de marier à un homme riche. Et du peu qu’elle pouvait voir, les deux jeunes semblaient bien s’entendre.
Elle ne savait pas si cet Öta avait déjà une fiancée ou des vues sur quelqu’un, mais elle ne voulait pas manquer cette opportunité et demanda à sa petite-fille de se rapprocher de lui.

Lorsque sa grand-mère vint la voir pour lui demander de se rapprocher d’Öta, Jol se retint de crier. Tout sauf ça, quelle plaie ! Elle sourit et acquiesça, faisant mine d’être intéressée, mais intérieurement elle bouillonnait de rage.
Dès que sa grand-mère fut loin, elle se précipita dans le jardin pour retrouver Öta, qui regardait le ciel avec un air détendu. Il était allongé dans l’herbe, les bras croisés sous sa tête. En l’entendant débouler, il se redressa en souriant. En remarquant l’expression de colère de Jol, il devina que ce qui allait suivre serait drôle.
« Jol ? Que se passe-t-il ? »
Elle explosa, grognant de rage :
« Tu vas dire à ma grand-mère que t’es fiancé !! Sinon elle va plus me lâcher ! »
Immédiatement, Öta comprit et répondit avec un sourire satisfait, posant une main sur la tête de Jol :
« Nop. C’est beaucoup trop drôle.
– T’es vraiment un enfoiré !
– Ouep. »
Jol se dégagea et repartit, droite et fière en fulminant de rage.
« Elle est trop mignonne. » gloussa Öta en se rallongeant.

En sentant l’air se rafraîchir, Öta décida de rentrer à l’intérieur. À peine avait-il monté les escaliers pour retourner dans sa chambre qu’Élan déboula à son tour, aussi enragé que sa fille. Il l’attrapa par l’épaule, et grogna :
« Tu vas dire à ma belle-mère que tu es déjà pris, tu comprends ? »
Öta se retint d’éclater de rire, se contentant de détourner les yeux avec un petit rictus amusé sur le visage. Élan se crispa.
« Tu m’écoutes au moins ?! »
Öta secoua la tête, vraiment très amusé par la situation. Il avait bien compris que la mère d’Alda avait fait des siennes, évoquant sans dou l’idée de le lier à Jol. Ce dont il n’avait absolument pas envie.
Elle était belle et drôle, mais beaucoup trop fatigante. Il avait envie de passer du bon temps avec elle, mais absolument pas de se retrouver coincé dans un mariage arrangé.
« Rassure-toi, elle n’est pas mon type et je ne veux pas me marier avec elle, n’en déplaise à ta belle-mère. » répondit Öta.
Élan souffla de soulagement, comprenant qu’Öta l’avait fait marcher. Puis il se redressa, les sourcils froncés :
« Pas ton type ?! Comment ça ? Elle n’est pas assez bien pour toi, c’est ça ?! »

Le soir venu, durant le repas, Öta remarqua que Jol était très tendue et mal à l’aise. Elle savait bien cacher ses émotions, mais depuis toujours il était attentif et sensible aux autres. Elle avait la même manière de se tendre que David lorsqu’il n’allait pas bien.
Avec Élan il avait tant l’habitude de répliquer et lancer des piques, qu’il avait vite oublié qu’elle n’était pas son père. Elle avait sans doute mal pris leur discussion plus tôt. Il ne l’avait pas écoutée, la laissant paniquer et angoisser. Quand la nuit fut tombée, il toqua à la porte de sa chambre. Elle ne s’attendait pas à le voir et fronça les sourcils en ouvrant.
« Tu m’veux quoi.
– M’excuser ? »
Jol plissa les yeux, le jaugeant du regard, avant de soupirer.
« Bon d’accord, entre avant de réveiller tout le monde. » fit elle, en lui faisant signe qu’il pouvait la suivre.
Sa chambre était très propre, parfaitement rangée et ordonnée. Les couleurs étaient douces, les meubles d’excellente facture, le tout à l’image d’une jeune fille de bonne famille. Il s’installa par terre, prenant ses aises. Elle hésita, avant de s’assoir elle aussi. Jol ne comprenait pas pourquoi il était là.
« Je suis désolé si je t’ai froissé avec mon comportement. » commença Öta en chuchotant. « À force de fréquenter ton père, j’en oublie les bonnes manières.
– T’es vraiment venu pour me demander pardon ? Alors que je t’ai agressé ? T’es bizarre toi. » rétorqua Jol, interloquée. « J’espère que c’est pas une technique louche pour tenter de te rapprocher de moi ou me séduire.
– Non, je veux simplement être ton ami. »
Jol leva les yeux au ciel, tandis qu’Öta bâilla, épuisé. Il ajouta ensuite :
« Tu sais, je suis contre le mariage arrangé. Si j’épouse une femme un jour, je veux que ce soit par amour. On s’aimera et on se soutiendra toute notre vie, comme tes parents le font. Je les envie de s’être trouvés. »
Jol ne répondit pas, baissant les yeux. Elle le comprenait totalement. La relation qu’entretenaient ses parents était assez belle, avec son lot de défauts, mais tenace et passionnée. Il lui arrivait parfois de les jalouser.
« Je te souhaite de vivre la vie que tu souhaites, et de te marier par amour. Ne te laisse pas dicter ta conduite par autrui, ça va te ronger et tu en souffriras. Soi sincère avec tes proches. Ils t’accepteront tel que tu es.
– Mais mon père…
– Ton père est peut-être un peu lourd parfois, mais il t’aime. Je pense que la seule chose qui lui importe, c’est ton bonheur. Parle-lui.
– Facile à dire…
– Tu sais, si tu veux je peux lui en toucher un mot ? Sans trahir ton secret bien sûr. »
Jol fit un sourire gêné. Elle hésita à répondre positivement, car elle rêvait qu’on l’aide depuis longtemps. Mais même si Öta avait l’air sincère, elle ne le connaissait pas assez pour compter sur lui. Elle répondit finalement :
« C’est gentil de ta part, mais ça ira.
– Pas de problème. Si tu changes d’avis ou que tu as besoin de te confier, je suis là. »
Il se releva, s’étira et ajouta :
« Sur ce, je vais dormir. Bonne nuit Jol.
– Bonne nuit Öta. »
Jol se sentait un peu mieux. Ce garçon était bizarre, mais pas méchant. Peut-être qu’être amie avec lui ne serait pas si mal après tout ?

Depuis son arrivée à GemmeNoire, Öta passait la majeure partie de son temps à somnoler. Avec Élan, ils avaient décidé de vendre une potion qu’ils avaient créée à partir de ses feuilles. Élan avait réussi à créer un élixir dont quelques gouttes suffisaient à rendre plus puissants la plupart des potions médicinales, baumes, etc.
Si Öta avait d’abord été hésitant à l’idée de vendre ce produit, ayant peur d’empoisonner autrui par mégarde, Élan avait su apaiser ses craintes. Il n’était peut-être pas la personne la plus digne de confiance quand il s’agissait d’argent, n’hésitant à recourir à des procédés peu scrupuleux pour arriver à ses fins. Mais il restait un herboriste et guérisseur de talent, attentif et sérieux lorsqu’il s’agissait de santé.
Ils avaient donc décidé d’un commun accord de produire plusieurs flacons de cette potion afin de les vendre. Élan les concoctait, tandis qu’Öta fournissait ses feuilles. Les feuilles se développant plus rapidement lorsqu’il utilisait la magie, il était donc plutôt heureux de son sort. Il adorait ça.
Mais c’était épuisant et il piquait souvent du nez. Ses pauses étaient régulières, il s’allongeait dans le jardin et s’endormait sous les rayons timides du soleil. Quand il ne voulait pas dormir, il se reposait en admirant le paysage depuis une fenêtre ou dans la cour intérieure. La présence des plantes et des arbres le détendait, l’apaisait.
Un matin, alors qu’il était posé et se laissait bercer par le bruit du vent, il entendit quelqu’un dans le jardin.
« Psst, Öta ! »

Öta ne s’attendait pas du tout à voir Nora se faufiler dans le jardin. Mais il était très heureux de le voir. Il lui avait laissé une bonne impression la dernière fois, agissant comme s’ils se connaissaient depuis longtemps. C’était agréable.
« Nora ?! Que fais-tu là ? » s’exclama-t-il, tandis que le jeune homme s’approchait, l’air détendu. « Je ne crois pas que tu aies le droit de venir ici.
– Non, mais j’me donne le droit tout seul. » répondit-il. « De toute manière dans l’coin, tous les Orians sont des serviteurs ou des esclaves. J’passe inaperçu. »
Il n’avait pas tort. S’il n’avait pas connu Nora, il n’aurait même pas prêté attention à sa présence. Il rougit de gêne.
« Ça ne me dit pas ce que tu fais là. » Öta écarquilla alors les yeux, réalisant l’évidence : « Oh. Tu viens voir Jol.
– Uep. J’ai rendez-vous avec elle et j’veux en profiter pour lui parler sérieusement. »
Öta grimaça, gêné.
« Je suis désolé, elle est avec sa grand-mère. Ce matin, elles ont été invitées par des amis à déjeuner. Quelque chose comme ça. »
Nora haussa les épaules.
« Bah c’est pas la première fois qu’elle m’pose un lapin. » soupira t-il avant d'ajouta, l’air taquin : « Du coup j’suis libre. Ça t’dis d’aller faire un tour ? »

Öta accepta avec joie la proposition de Nora. Se dégourdir les jambes et visiter la ville le tentaient bien. Lorsqu’il était sorti aux côtés de Jol, il n’avait finalement pas vu grand-chose.
« Attends-moi le temps que je m’habille. »
Il monta dans la maison pour chercher sa cape et son écharpe. S’il trouva la première facilement, l’écharpe fut plus compliquée à retrouver. Elle n’était pas dans sa chambre ! Finalement, il tomba dessus dans les affaires d’Élan. Elle était posée en vrac dans la pièce qu’il occupait avec sa femme.
« Il faut qu’il arrête de me voler mes vêtements. » râla t-il en l’attrapant. « En plus elle pue. Je le hais. »
Il redescendit et rejoignit Nora. Il avait laissé un mot sur la table, expliquant qu’il partait se promener et qu’il ne fallait pas l’attendre. Tandis qu’ils s’éloignaient, prenant la direction des quartiers bas, celui-ci lui demanda :
« J’te fais visiter ? Tu veux voir quoi ?
– Je sais pas.
– T’as le choix. Taverne, marché, lupanar…
– Lupanar ? C’est quoi ...? »
Nora sourit devant l’innocence d’Öta. Il s’approcha et lui murmura quelques mots dans l’oreille. Öta écarquilla les yeux, à la fois gêné et intrigué.
« On verra une prochaine fois pour ça. » répondit-il en toussant, tandis que Nora éclatait de rire.

Finalement, ils décidèrent d’errer sans but. Ils discutèrent tandis qu’ils marchaient. Nora semblait connaître chaque ruelle et toutes les histoires qui y étaient liées :
« Ici, j’ai vu une femme se faire égorger. Et là, c’est le coin où les mendiants se réunissent. »
Cette cité était vraiment charmante. Au fur et à mesure qu’ils marchaient, Öta commença à parler un peu de lui. Il se confia à Nora sur sa famille, sans entrer dans les détails de ses origines. Bien que ce soit assez évident.
« Ils veulent toujours me dicter ma conduite, comme si ma vie leur appartenait ! » grogna-t-il. « Mais plus ils me font de reproches, moins j’ai envie de faire d’efforts pour les satisfaire.
– T’as raison, envoie-les chier. »
Öta appréciait de se sentir soutenu. Il n’osait pas forcément parler de tout ça avec Élan ou Alda, bien qu’il se confie beaucoup à cette dernière. C’était toujours difficile d’aborder des sujets aussi personnels avec des proches. Il ne savait pas si c’était par honte, gêne ou peur… mais il craignait de les déranger.
Dans ces moments-là, David lui manquait. Avant, c’était à lui qu’il se confiait. Il pouvait tout lui dire. Mais aujourd’hui il trouvait ça plus facile d’en parler avec quelqu’un qu’il ne connaissait pas vraiment. Comme Nora. Il ne semblait pas le juger, au contraire.
« Y’a tellement de choses que j’aimerais faire, porter ou dire, mais je sais pertinemment que ce n’est pas possible. Je n’ose pas.
– Ah bon ? Comme quoi ? »
Öta réfléchit un instant, avant de répondre :
« Et bien par exemple, j’aime beaucoup les boucles dans le nez, lèvres ou sourcils que j’ai vus chez certains abarians, ainsi que leurs encrages dans la peau. J’aime énormément comment Jol et toi avez rasé vos cheveux. C’est si beau… Sans compter certaines tenues que je ne peux pas porter, car je suis un homme… »
Öta baissa les yeux, triste. Nora posa sa main sur son épaule et sourit :
« On est pas loin d’ma planque. Allons y, j’ai exactement ce qu’il te faut pour t’remonter le moral. »

« Un peu d’alcool, y’a rien d’mieux pour oublier ses peines ! » s’exclama Nora en sortant une outre pleine, qui était cachée sous le plancher.
Le regard de Öta s’éclaira, tandis qu’il répondait :
« T’es le meilleur, Nora ! »
Avec Élan et Alda, ils avaient l’habitude de boire régulièrement lors des repas ou soirées, bien qu’ils n’abusaient pour autant. Il adorait ça. Alors cet après-midi-là, ils burent et jouèrent aux cartes. Nora adorait les jeux, et en connaissait de toute sorte. Sa passion transparaissait dans sa voix.
Si Nora tenait très bien l’alcool, ce n’était pas le cas de Öta. Si bien que ce dernier fut rapidement rouge, l’ivresse le prenant peu à peu, tandis que Nora l’incitait à toujours boire plus. Le jour commençait doucement à se coucher lorsqu’ils n’eurent plus de boisson. Öta s’exclama :
« J’ai une idée ! S’tu m’rases on va à la taverne et j’te paye à boire ! »


Nora sourit et accepta. Il n’allait pas refuser une si belle proposition ! Tandis que Nora s’occupait de ses cheveux, Öta n’arrêtait pas de bouger. L’alcool l’avait rendu joyeux et énergique, un véritable enfant.
Nora commença par couper les cheveux de Öta à l’endroit où il comptait le raser. Lorsqu’il lui confia ensuite les mèches, ce dernier les fixa pendant plusieurs minutes. Il ne réalisait pas vraiment, mais il était heureux.
« Je vais t’faire que l’arrière du crâne, ce sera plus joli. Et pas à blanc. » expliqua Nora. « Et s’tu veux plus, on pourra voir plus tard. Faut pas être trop gourmand. »
Öta acquiesça, sans vraiment écouter ce qu’il disait. Tandis qu’il bougeait une nouvelle fois, Nora gronda :
« Et arrête d’trémousser, sinon t’vas finir blessé. »

Il se calma un peu, laissant son nouvel ami faire son travail. Nora avait les mains douces, ses gestes étaient maîtrisés. Il avait l’habitude de le faire, ça se ressentait. De temps en temps, Öta sentait son souffle chaud dans sa nuque, et frissonnait. Nora avait les mains baladeuses, touchant parfois sa taille et caressant ses jambes, sans jamais aller trop loin.
Avec l’alcool, Öta n’y prêta pas vraiment attention.
Parmi les maigres possessions de Nora, il n’y avait pas de miroir. Öta ne put donc malheureusement pas s’admirer une fois le travail fini. Mais il haussa les épaules, s’exclamant :
« Je verrais demain, mais je suis certain que c’est parfait ! »
Il n’arrêtait pas de toucher la zone coupée du bout des doigts, amusé par la sensation. C’était étrange de se sentir plus léger. Il aimait ça. Öta ajouta :
« J’suis plutôt mignon comme ça, non ? Je vais encore faire chavirer les cœurs de ces dames.
– Mh » acquiesça Nora, l’air peu convaincu. « Peut-être.
– Bon, je t’ai promis à boire en échange, on y va ? »

Lorsqu’Öta et Nora sortirent, le soleil s’était déjà couché. La nuit reprenait ses droits. Et quoi de mieux que de passer sa soirée à la taverne ? Dans le quartier où vivait Nora, elles étaient nombreuses et loin d’être des plus paisibles. Öta était fasciné par toute cette vie dans la cité, lui qui avait l’habitude du calme de son domaine, bien que peu rassuré.
Lorsqu’ils entrèrent dans une taverne, que Nora avait l’habitude de fréquenter, ils furent stoppés par la voix d’un humain, visiblement éméché, qui cria :
« Hé ! C’est une taverne pour les hommes, pas pour les bestiaux ! »
Des rires éclatèrent autour d’eux. L’homme avait fait référence à Öta. Il était assez rare de voir des Etris en ville. Ayant l’habitude d’être comparé à un animal, Öta ne réagit pas. Mais Nora démarra au quart de tour, répliquant :
« Bah casse-toi alors ! Avec ta sale gueule d’gargouille, t’fais peur aux gens ! »
Le visage de l’homme se ferma. Il se leva, tanguant et rouge, et gronda :
« L’esclave, tu veux t’battre ?
– Viens, je t’attend ! »
Nora cracha au sol, et le fixa avec un sourire narquois. La main prête à attraper son poignard. Mais avant que ça ne dégénère, le tavernier s’interposa :
« Soit vous vous calmez, soit vous dégagez de mon établissement. Pas d’bagarre, ou vous payez les dégâts. » et lançant un regard lourd de sens à Nora, il ajouta : « Vous les orians, vous devriez apprendre à rester à votre place. On vous tolère seulement.
– Viens Öta, on va autre part. Ce taudis fait pitié de toute façon. »

Sur le chemin, ils reçurent de nouveau des remarques d’humains tout aussi, voire plus, éméchés qu’Öta. Souvent accompagnés de gestes obscènes vers lui.
« Bah alors l’esclave, tu ramènes la chèvre de ton maître dans son enclos ? Moi j’veux bien l’faire à ta place s’tu veux, j’sais dompter les bêtes. »
Ils accélèrent le pas, se faisant discrets. Finalement, ils trouvèrent une taverne plutôt isolée, dans laquelle il y avait peu de monde. C’était un lieu sale et misérable, mais tranquille. Ils se posèrent dans un coin, cachés à l’abri derrière un pan de bois.
« C’pour ça que j’emmène jamais Jol et Merry par ici, elles s’feraient dévorer toute crue. » souffla Nora, en s’installant.
« Et moi, t’as pas peur que j’me fasse dévorer ? » gloussa Öta, les joues rougies par l’alcool. Il s’exclama, hilare : « Je suis un pauvre petit bourge perdu dans les rues sombres de la capitale ! Si tu n’étais pas là, il pourrait m’arriver n’importe quoi. »
Nora plissa les yeux et s’approcha d’Öta :
« Ou peut-être qu’il t’arrivera un truc parce que j’suis là.
– Pfeuh. Tu fais le dur, mais t’es un mec bien. »
Ils discutèrent longtemps, buvant plusieurs bières avant que Nora ne décide de s’approcher d’Öta. Il murmura :
« Dis Öta, j’me demande…
– Quoi ?
– T’as déjà baisé avec un gars ? »

En entendant la question de Nora, Öta gloussa.
« Jamais ! » sourit-il avant d'ajouter joyeusement : « Mais quand j’étais plus jeune, j’étais amoureux de mon meilleur ami. Pourquoi ? »

« Pourquoi ? J’peux t’montrer tout de suite s’tu veux. » répondit Nora, tout en s’approchant d’Öta.
Son regard avait changé, plus sombre et joueur. Il se colla contre lui, tout en attrapant son visage d’une main. Öta rougit, comprenant qu’il allait l’embrasser.

Alors que Nora se penchait sur Öta, avec la ferme intention de dérober ses lèvres, ce dernier réagit immédiatement. Il lui plaqua la main sur le visage et le repoussa, très amusé.
« T’es con ! Dégage. » gloussa t-il tandis que Nora le fixait avec un air consterné.
Il ne s’attendait pas à cette réaction. Reprenant ses esprits, il se dégagea de l’emprise de Öta en crachant :
« Putain, Öta, mon nez !
– Ah oui c’est vrai, désolé. »
Nora avait toujours mal au nez après avoir reçu des coups quelques jours plus tôt ; un homme qu’il avait tenté de voler ne l’avait pas loupé. Il se redressa, les yeux plissés et vexé. Öta, toujours aussi joyeux et amusé, ajouta :
« J’embrasse pas mes potes en public, t’es bête.
– Pourquoi, en privé t’accepte ? » rétorqua Nora. « Intéressant.
– J’sais pas. Peut-être. »

Comment s’étaient-ils retrouvés dans une ruelle sombre, à s’embrasser et se serrer l’un contre l’autre ? Öta n’en avait aucune idée. Tout s’était passé si vite ?
« T’sens bon. » grogna Nora. « On dirait l’odeur d’la forêt.
– Toi, tu pues les égouts. » répondit Öta en plissant le nez.
Nora le bloqua contre le mur, glissant sa main dans sa chemise.
« Va te faire foutre.
– Bah justement, vu que t’en parles… »

Ötata posa sa tête sur l’épaule de Nora, se détendant dans ses bras. Il bâilla.
« Je suis fatigué… »
Nora fronça les sourcils, comprenant que Öta s’était endormi.
« Putain, fais chier. »
Il tenta de le secouer, en vain. L’alcool avait fini d’achever Öta, qui souriait comme un bienheureux.
« Tu dors, sérieusement ?
– Mmmmmh. »

Dans l’état où se trouvait maintenant Öta, n’importe qui aurait facilement pu abuser de lui. La cité était loin d’être sûre et ce quartier était malfamé. Mais Nora n’était pas comme ça.
« T’es vraiment chiant toi. » grogna t-il en se faisant une raison.
Il décida qu’il était temps pour eux de rentrer. Aidant Öta à avancer et l’empêchant de sombrer trop profondément dans le sommeil, ils prirent la route de la planque de Nora.
« Tu vas attraper froid s’tu restes comme ça, t’as foutu où ta cape et ton écharpe ?
– J’sais pas… »
Nora soupira, n’ayant pas le courage de se lancer dans une fouille des environs. Il se délesta de sa capuche pour l’enfiler à Öta. Ce n’était pas facile, entre ses cornes et ses cheveux c’était un sacré travail.
« Mais comment il fait pour s’habiller ? »
En arrivant chez lui, Merry était là. Comme souvent, elle avait passé sa journée à faire la manche et surveiller le marché pour repérer ce qu’elle pourrait voler. La jeune fille était rentrée depuis peu.
« C’est Öta ? Il va bien ?
– Ouais. Il est rond c’con. »
Après avoir allongé Öta, Nora se posa sur le sol en grommelant :
« Fais chier, j’avais envie d’baiser moi. »
Puis réalisant que Merry le regardait avec un air amusé, il ajouta :
« N’écoute pas mes conneries toi, c’est pas d’ton âge.
– Oui oui. »

Le lendemain matin, ce fut difficile pour Öta de se lever. Les effets de l’alcool lui avaient laissé une bonne migraine et quelques trous de mémoire. Il se souvenait avoir embrassé Nora et avoir eu envie d’aller plus loin avec lui… mais sans que ce soit réellement clair dans son esprit.
Ce dernier, qui était debout depuis longtemps, se préparait à chercher à manger avec Merry. Il lança un regard moqueur à Öta lorsqu’il se plaignit de sa migraine.
« Faut dire que t’y es pas allé d’main morte. T’étais dans un sale état hier, j’ai du t’porter jusqu’ici.
– Au moins je ne t’ai pas vomi dessus. » répondit Öta, amusé, en repensant à David.

« Encore heureux. Berk.
– D’ailleurs, je me souviens plus… on à couché ensemble ou pas ? »
Nora sourit et leva les yeux au ciel avant de répondre :
« Tu l’sentirais si c’était le cas.
– Oh. »
Nora était surpris qu’Öta évoque aussi rapidement leur soirée d’hier et lui demande de but en blanc s’ils avaient passé la nuit ensemble. Il profita de cette ouverture pour s’approcher et lui demander, confiant :
« S’tu veux… on peut reprendre où on en était ? »
Mais Öta répondit aussitôt, les joues rosées :
« Non. »
Il se dégagea fermement des bras de Nora, qui était beaucoup trop proche et tactile à son goût, et ajouta :
« Ne te méprends pas, je suis soulagé que nous n’ayons rien fait.
– T’es pas sérieux ?
– Hier j’avais trop bu. J’avais oublié Jol. Mais ce ne serait pas correct envers elle… satisfaire ma curiosité n’est pas une raison pour lui faire du mal. »
Nora serra les poings, le regard sombre. Öta le dévisagea et ajouta :
« Sincèrement… j’aurais aimé coucher avec toi. Mais ça n’arrivera pas.
– Mais Jol n’en saura jamais rien.
– Tu crois vraiment que je vais lui mentir ou lui omettre la vérité ? Je vais évidemment tout lui raconter. »

Soudain, Nora plaqua Öta contre le mur :
« T’as pas intérêt à lui dire.
– Je vais me gêner, tiens. » répondit-il, avec un sourire narquois.
La colère embrasa le regard de Nora. Öta perdit son sourire immédiatement. Nora l’attrapa, sa main serrant fermement son cou.
« S’tu lui dit quoi que ce soit, j’te bute. J’sais où tu crèches.
– D’accord, mais s’il te plait, lâche-moi… Tu me fais mal. »
Nora serra plus fort, plantant son regard dans celui d’Öta. Il se voulait dur et froid, mais une lueur de peur brillait au fond.
« Elle ne doit rien savoir.
– Tu… m’étouffes… »
Öta tenta de se débattre, mais Nora avait bien plus de poigne que lui. Les Orians étaient réputés pour leur force et endurance. Et bien que Nora n’était pas particulièrement musclé, il ne dérogeait pas à la règle.
« S’il… te… plaît… »

Finalement, Nora le relâcha.
« J’aurais dû m’écouter....t’baiser dans cette ruelle et t’laisser y pourrir. »
Öta chancela, la vision trouble. Il respirait fort, la bave aux lèvres et les joues rouges.
« Maintenant, tu dégages. »
Öta ne se fit pas prier. Alors qu’il voulait attraper son sac par terre, contenant sa bourse, Nora posa son pied dessus pour le bloquer.
« Non. Casse-toi. »
Apeuré, Öta quitta la maison délabrée. Dehors, il croisa Merry qui était assise sur une pierre et regardait le ciel paisiblement. Elle se tourna vers lui, inquiète :
« Öta ? Ça va ? Tu…
– Oui, je suis fatigué je rentre. » répondit-il, sentant le regard insistant de Nora dans son dos.
En voyant Öta partir aussi vite, paniqué et effrayé malgré ce qu’il tentait de lui faire croire, Merry comprit. Elle se tourna vers son frère, mécontente.
« Qu’est-ce que tu as encore fait ?
– Mêle-toi d’ton cul. » répondit-il en se crispant.
Elle fronça les sourcils, ne le lâchant pas du regard :
« Tu as recommencé ? Tu l’as frappé ? Ne me mens pas.
– J’l’ai juste un peu étranglé. » grogna t-il. « Ouais, j’y suis allé un peu fort, mais il l’a bien cherché ! C’con me menaçait d’tout répéter à Jol.
– T’es vraiment qu’un abruti.
– J’ai paniqué, tss. »
Nora cracha, agacé.

Dès qu’il ne fut plus à portée du regard de Nora, Öta se reposa contre un mur, terrorisé. Essoufflé. Il tenta de se calmer, en vain.
Il n’arrivait pas à penser correctement, la scène se rejouant sans cesse sous ses yeux. endant un instant, il avait vraiment cru que sa dernière heure était arrivée. Nora qui ne lâchait pas son cou, tandis qu’il peinait à respirer. Sa force, son regard, sa colère.
Comment une telle chose avait-elle pu se produire ? Nora n’avait jamais montré ce visage jusque là. Sans oublier ses mots… Öta était bouleversé par ce qu’il avait dit, ce moment où il avait évoqué le regret de ne pas avoir abusé de lui.
Et dire qu’il avait eu une entière confiance, se sentant en sécurité à ses côtés durant tout ce temps… Le regard d’Öta se brouilla, tandis que les larmes coulaient sur son visage. Ce qui l’inquiétait le plus, ce n’était pas ce que Nora pourrait lui faire. Non.
Il pensait à Jol. Et si un jour, il l’attaquait de la même façon ? Et si ce jour-là, il ne lâchait pas son cou ? Cette pensée le terrifia.

Après avoir réussi à se calmer, Öta se sentait perdu. C’était la première fois qu’on s’en prenait ainsi à lui physiquement. Jamais il n’avait vécu et vu une telle violence. Il ne savait pas comment agir. Avait-il des marques sur le cou ? Était-il rouge ? Il ne pouvait pas vérifier, mais il avait mal.
Öta n’avait qu’une envie… rentrer et se recroqueviller dans son lit. Ne plus voir personne quelque temps. Ne pas avoir à expliquer à Élan, Alda et Jol où il se trouvait, pourquoi il n’avait plus la moitié de ses vêtements, et pourquoi ses cheveux étaient ainsi coupés.
Ses cheveux… Nora avait fait du beau travail, il devait bien lui accorder ça. Öta inspira, décidé à se reprendre en main. Il se recoiffa, attachant ses cheveux ébouriffés en une coiffure bien plus propre. Il relaça sa chemise puis s’essuya le visage avec la main.
Malheureusement, il ne pouvait pas faire grand-chose de plus. Il frissonna. Il faisait très froid, sa cape et son écharpe lui manquaient. Sa tenue n’était pas adaptée au temps qu’il faisait.
Il se rendit compte qu’il était frigorifié. Quant à ses maux de tête, ils n’étaient pas partis, au contraire. Et il se sentait toujours pâteux suite à la quantité d’alcool ingérée la veille.
« C’est une magnifique journée. » soupira t-il.
Le ciel était gris, ne laissant passer aucun rayon de soleil. Et comme si le destin se moquait de lui, quelques flocons de neige commencèrent à tomber.

En rentrant, Öta décida de cacher son cou avec ses cheveux. Le collier qu’il portait l’aidait déjà d’une certaine manière. Il ne laissa à personne le temps de lui parler, s’exclamant avec une fausse joie :
« Je suis épuisé, je vais dormir ! Ne comptez pas sur moi aujourd’hui ! Je vous raconterai ma soirée plus tard. »
Et sous le regard étonné d’Élan et Alda, il grimpa les escaliers et s’enferma dans la chambre. Soupir. Il avait réussi ! Il passa les heures suivantes à ruminer, tourner en rond sans parvenir à dormir. Pourtant, ce n’était pas l’envie qui lui manquait.
Comme il ne pouvait dormir dans un lit normal, à cause de ses longues cornes, lorsqu’il était arrivé, on lui avait fait monter un fauteuil très confortable. Öta était enroulé dans sa couverture, dont le tissu chaud était doux et il avait bien besoin de sommeil.
Seulement, toute la scène tournait en boucle dans son esprit, encore et encore. Il ne parvenait pas à s’en défaire. Il ne comprenait pas, il ne savait pas quelle décision prendre et ça le rendait fou.
Il avait enroulé un foulard autour de son cou, afin de cacher les marques si quelqu’un entrait.
Lorsque Alda vint le voir dans la soirée, pour lui apporter de quoi se sustenter, il tenta de faire mine d’aller bien. Tentative vaine, car lorsqu’elle partit, lui tournant le dos, elle lança :
« Jolie coiffure. J’apprécie moins ton état. Si tu as besoin de parler, je suis là. »
Öta craqua.

Après avoir rendu son étreinte à Öta, l’ayant rassuré comme elle le pouvait et attendu qu’il se calme, Alda plongea son regard dans le sien. Elle lui ordonna :
« Bon, tu vas me retirer ce foulard ridicule et me montrer ton cou.
– Mais comment ?
– Tu crois vraiment que je suis aveugle ? Maintenant, laisse-moi voir ça. »
Öta se laissa faire, tandis que Alda regardait attentivement les traces. Elle fronça les sourcils, prenant un air sombre. Strangulation. Ce n’était pas trop grave, heureusement. Avec quelques soins adaptés, elles partiraient rapidement.
« Qui t’a fait ça ? C’est inadmissible. » gronda-t-elle, choquée et en colère qu’on s’en soit prise à une personne aussi douce et gentille d’Öta.
Il n’y avait rien de pire que la violence, et malheureusement dans cette cité ce n’était pas ce qu’il manquait. Alda savait qu’il ne connaissait personne avant d’arriver ici. Elle fit donc rapidement le rapprochement :
« C’est un ami de Jol ?
– Oui… » répondit Öta, qui ne savait pas mentir.
Alda recula. Mécontente, elle croisa les bras et continua :
« Lequel est-ce ? Dimitri ? Paul ? Nora ? Adel ? »
Alda avait prononcé cette phrase lentement, prenant le temps de faire une pause entre les noms pour jauger la réaction d’Öta. Mais ce dernier ne laissa rien paraitre, hormis de l’étonnement :
« Jol a vraiment tant d’amis que ça ? Je ne pensais pas. C’est elle qui t’en parle ?
– Non. »
Öta cligna des yeux sans comprendre.

« Je soudoie ses copines. » expliqua Alda, amusée. « Par exemple Sarah est très bavarde en échange de quelques sucreries. Elle m’envoie des lettres pour me raconter les épopées de ma fille, c’est très divertissant. »
Öta siffla, impressionné. Décidément, Alda était bien plus rusée que son époux. Élan avait encore de nombreuses choses à apprendre avant de la rattraper.

« Mais ne change pas de sujet. Lequel t’a fait ça ? Comment ? Pourquoi ? Que s’est-il passé au juste ? » gronda Alda.
Le sourire d’Öta s’effaça. Il hésita. Lui parler de Nora était la solution de facilité. La femme était intelligente et de bon conseil. Se reposer sur elle serait plus simple. Mais était-ce vraiment une bonne idée ?
Jol n’apprécierait sans doute pas qu’il prenne une telle décision sans elle, mêlant ses parents avant même de lui en avoir parlé. Alda ne semblait pas savoir que Jol était amoureuse, même si elle connaissait les noms de ses amis. Ce ne serait pas étonnant que Sarah ait malencontreusement oublié de l’informer de ce détail.
Jol risquait de prendre ça pour une trahison si Öta dévoilait son secret. Il ne souhaitait pas la blesser plus encore. Il soupira.
« Merci de prendre soin de moi… Ce n’est pas contre toi, mais je préfère régler ça directement avec Jol.
– Je suis sa mère, j’ai le droit de savoir si un des amis de ma fille est dangereux ! » rétorqua Alda, en colère. « Öta !
– Désolé. Et tu ne pourras me soudoyer, même avec des douceurs. »
Mais Alda ne plaisantait plus. Elle insista :
« Öta de Morthebois. Tu vas me dire tout de suite de qui il s’agit.
– Non. »
Alda grinça des dents et se retint de le secouer. Öta était adorable, mais à cet instant elle n’avait qu’une envie : l’injurier. Pendant plusieurs minutes, elle tenta de le convaincre, mais plus elle lui demandait de parler, plus il se fermait.
Finalement, elle abandonna cette bataille. Elle n’avait pas l’intention de se disputer avec lui. Le pauvre garçon était encore sous le choc de ce qu’il lui était arrivé.
Loin d’être idiote, elle se doutait que si Öta avait rencontré un ami de Jol, Sarah devait-être au courant. Une petite visite s’imposait. Alors qu’elle quittait sa chambre, elle s’arrêta sur le palier. Elle se retourna une dernière fois et ajouta :
« Avec tout ça, j’avais presque oublié : Élan a pu discuter avec ses fournisseurs. Il aura la réponse à votre proposition dans une lune.
– Une lune ? C’est long. Mais j’espère que la réponse sera positive.
– Moi aussi. »
Lorsque Alda fut partie, Öta grimaça.
Avait-il pris la bonne décision ?

Partie 3 - Communication
Comme tous les matins, Öta s’occupait de la petite Ausra. En tant que son parrain , il prenait ce rôle très à cœur. Et bien que ce ne soit pas à lui de le faire, il était ravi d’aider et de passer du temps avec le bébé. Souvent Alda le regardait faire, attendrie.
« Vivement qu’il fonde son propre foyer et qu’il ait des enfants.. » glissa t-elle un jour à Élan. « Il ferait un père formidable
– Évidemment, c’est parce qu’il prend modèle sur moi.
– Bien sûr… »
Mais ce matin-là, Öta ne se leva pas d’aussi bonne humeur que d’habitude. Il avait l’esprit ailleurs. Sa dispute avec Nora et la violence dont il avait fait preuve l’avait marqué. Öta sentait encore l’angoisse qui l’avait étreinte lorsque Nora l’avait étranglé, l’étouffant et le bloquant avec une violence sans nom. Son regard, sa voix, sa force… Öta frissonna.
L’homme lui faisait peur.
Mais plus encore, Öta avait peur pour Jol ; la fille aînée d’ Élan. Cette dernière, amoureuse et proche de Nora, serait peut-être la prochaine à subir sa colère. Un homme capable d’exprimer une telle violence, un tel manque de contrôle, était dangereux. Il devait parler à Jol rapidement de ce qu’il s’était passé.
S’occuper du bébé lui redonna un peu le sourire, et il lui murmura pour se donner du courage :
« Cet après-midi je vais parler à ta sœur… Souhaite-moi bonne chance ! »
Ce à quoi Ausra répondit, de son incommensurable sagesse :
« Areuh ! »

Après s’être occupé de la petite Ausra, Öta se posa pour manger un morceau. Élan vint le voir, visiblement de très bonne humeur. Un grand sourire éclairait son visage.
« Bonne nouvelle ! Mon ancien maître a accepté de te laisser travailler dans sa boutique. Ça te fera une bonne expérience. Tu commences aujourd’hui. »
Öta fronça les sourcils, étonné. Il répondit :
« Mais j’avais prévu de…
– De dormir et de te reposer ? » le coupa Élan, amusé. « Tu m’as donné assez de feuilles pour le moment. T’es là pour apprendre non ? Aider Ulrich va beaucoup t’aider. »
Öta sourit. Il n’attendait que ça, apprendre toujours plus ! Mais cette nouvelle lui posait problème. Il comptait sur son temps libre pour parler à Jol durant l’après-midi. Comment allait-il faire ? Reporter sa discussion au soir ou au lendemain ? Sans doute.
Il n’avait pas vraiment le choix. Élan le coupa dans ses pensées :
« Par contre si tu veux que tout se passe bien avec Ulrich, retire ton maquillage et fais attention à ton comportement. »
Ah. Fantastique.

Élan et Alda avaient vécu dans la misère à l’époque où ils attendaient la venue de Jol. C’était à ce moment-là qu’ Élan avait décidé de trouver un emploi stable pour subvenir aux besoins de sa famille, abandonnant ses vols et arnaques au profit d’un travail rémunéré.
Ulrich, un herboriste tenant boutique dans la capitale, avait accepté de prendre Élan sous son aile comme assistant et apprenti. La raison qui l’avait poussé à l’embaucher n’était pas purement altruiste. Élan était né dans un autre pays, nommé l’Est. Il était fils d’une famille d’herboristes, ayant déjà des connaissances à ce sujet.
Des connaissances très différentes de celles d’Ulrich.
La différence de culture se répercutait aussi dans ce métier, les plantes qui poussaient dans l’Est étaient très différentes de celles du Nord. Et pour celles qu’ils avaient en commun, l’utilisation n’était pas toujours la même.
C’était fascinant. Il existait peu d’ouvrages sur la culture de l’Est, et un simple herboriste n’y avait pas forcément accès. C’était une des plus grandes frustrations de l’homme. Élan sous ses airs de mauvais garçon était en réalité très cultivé et une source importante d’informations. Un véritable trésor.
C’était donc à l’origine par pur intérêt qu’il avait pris Élan comme assistant. Avec le temps, ils s’étaient néanmoins liés d’amitié et Ulrich avait appris à aimer cette petite famille qui dépendait de lui.
Ainsi, lorsque Jol naquit, Ulrich devint naturellement son parrain. Il avait lui-même une fille, Sarah, qui était née peu de temps auparavant. La même Sarah qu’Öta avait rencontrée quelques jours plus tôt et que Alda soudoyait avec des sucreries. La meilleure amie de Jol.
Öta était donc très curieux. Cet Ulrich était une figure importante et respectée. À quoi ressemblait-il ? Quel caractère avait-il ? Une chose était sûre : Élan l’admirait.

« Et surtout, pas un mot à propos de la magie. Cache bien tes bras. Ulrich ne doit rien savoir. Ne lui parle pas non plus du marché noir et de mes commandes particulières. Motus et bouche cousue.
– Oui, je ferai attention. »
L’échoppe de Ulrich se trouvait dans une petite rue étroite, entourée de bâtiments de pierre noire. En arrivant, Öta eut une montée d’angoisse. Il espérait que tout se passerait bien.
Quand ils entrèrent, Ulrich leur tournait le dos. Il fouillait dans les nombreuses étagères de la pièce, l’air concentré. Élan se racla la gorge pour signaler leur présence.
L’homme se retourna et s’accouda à son comptoir. Il était de taille moyenne, les cheveux courts ondulés et les yeux d’un bleu perçant. Öta l’avait imaginé plus âgé, mais il devait avoir une dizaine d’années de plus qu’ Élan, pas plus.
« Ah Élan. Tu es en retard, comme toujours.
– Veuillez m’excuser. » répondit Élan, la voix étrangement basse.
Il poussa Öta devant lui et balbutia :
« Voici mon apprenti. Euh. Il s’appelle Öta.
– Évidemment, il fallait que ton élève ne soit pas humain. »
Öta se crispa. L’homme le dévisageait, le jaugeant du regard.
« Techniquement, j’ai du sang humain. Ma mère. » couina Öta en rougissant. Il se sentit immédiatement idiot et baissa les yeux. L’homme soupira :
« Bon, je n’ai plus qu’à espérer que ce soit son seul point commun avec toi. » Élan grimaça. Ulrich s’adressa ensuite à Öta, un petit sourire au bout des lèvres : « Bienvenue dans ma boutique, mon garçon. Ici, le travail, ça ne manque pas alors retrousse-toi les manches, tu commences tout de suite. »
« Et bien sur ce… » fit Élan, visiblement pressé de quitter les lieux.
Ulrich toussota.
« Repasse chercher ton apprenti ce soir, on discutera plus amplement à ce moment-là. » fit-il, avant d'ajouter avec agacement : « Et tu n’oublieras pas de me rendre les livres que tu m’as « empruntés » la dernière fois.
– Eeehm ma femme m’attends hein, je vais y aller. »
Öta ne put s’empêcher de sourire devant l’air coupable d’ Élan.


La première journée de travail d’Öta se passa calmement. Ulrich lui donna l’ordre de passer le balai, nettoyer les poussières et ranger la réserve.
« Et ce n’est pas grave si tu ne tries pas tout aujourd’hui, tu continueras demain. » fit l’homme, en abandonnant le jeune homme à son sort.
Öta fut un peu perdu. Il n’avait pas l’habitude de faire le ménage. Au domaine, c’était le rôle de leurs serviteurs. C’était quelque chose de tout nouveau pour lui. C’était la première fois qu’il tenait un balai.
Néanmoins, motivé à faire bonne impression, il s’attela à la tâche avec soin. Plus d’une fois, il faillit tout faire tomber et casser, mais il s’en sortit. Fier de lui.
« Tu reviendras demain matin, à la même heure.
– D’accord.
– Et Öta ? » ajouta Ulrich, au moment où le jeune homme franchissait la porte. « Tu t’en sortiras mieux si tu tiens ton balai avec tes deux mains. »
Öta rougit de honte.

Le soleil s’était couché lorsqu’il quitta Ulrich pour rentrer. Et évidemment, Élan n’était pas venu le chercher.
Öta prit la route tranquillement, ayant mémorisé le chemin du retour. Cette journée lui avait permis d’oublier quelques heures sa mésaventure avec Nora. Mais sur le chemin, tous ces doutes ressurgirent.
Öta rentra à l’heure du souper. Son ventre gargouillait. Il mourrait de faim. À peine eut-il posé ses affaires qu’il se retrouva attablé avec tout le monde.
Alda lui posa de nombreuses questions sur sa journée, curieuse et heureuse de le voir découvrir de nouvelles choses. Lorsqu’il expliqua qu’il avait fait le ménage, Élan ricana. Ça lui rappelait des souvenirs.
« J’ai été de corvées pendant des semaines avant qu’il ne daigne m’enseigner quoi que ce soit. » expliqua t-il. « Et je n’ai jamais pu m’occuper des clients pendant mon apprentissage, il n’avait pas assez confiance.
– En même temps je le comprends, qui voudrait te confier la moindre responsabilité ? » rétorqua Öta. « Je suis sûr que je ferais un meilleur assistant que toi !
– Mesquin et prétentieux de surcroît, tu ne t’améliores pas toi. »
Öta tira la langue en réponse, sous le regard outré de la mère de Alda. Dans cette maison, personne ne savait donc se tenir correctement ?
« Je prends exemple sur mon adorable maître !
– Tu étais pourtant si mignon quand je t’ai recueilli. J’ai créé un monstre. »
Amusé, Öta tenta de lancer un sourire amical à Jol, qui le regardait silencieusement depuis sa place. Cette dernière ne lui rendit pas son sourire, lui répondant par un regard froid.

Lorsque la nuit fut tombée, Öta se faufila hors de sa chambre. Il avait attendu que chacun soit parti dormir pour rendre visite à Jol.
Il toqua à sa porte doucement, tentant de faire le moins de bruit possible pour ne pas réveiller les autres. Quelques secondes passèrent avant que Jol ne lui ouvre, les sourcils froncés.
Öta ne lui laissa pas le temps de réagir. Il se faufila dans sa chambre et ferma la porte derrière lui. Il inspira, s’apprêtant à parler lorsque Jol le coupa :
« Toi. » grogna t-elle. « Comment oses-tu venir me parler après ce que tu as fait ? »
Öta ne comprit pas. Qu’avait-il fait de mal ? Son expression étonnée sembla agacer Jol, qui plissa les yeux. La colère et la déception animaient ses traits. Öta fit un pas en avant, et la jeune fille recula.
« Ne t’approche pas de moi.
– Mais, je ne comprends pas… ? »

Alors qu’il tentait de s’approcher d’elle, Jol le gifla. Öta recula, abasourdi. Pourquoi ? Il porta sa main à la joue, sous le choc.
« Ne joue pas l’idiot. » siffla Jol, en colère. « Je sais tout, Nora est venu me parler aujourd’hui ! Tes menaces ne lui font pas peur, sale porc ! »
Comment ça, des menaces ? Öta réalisa alors enfin ce qu’il s’était passé. Nora avait très certainement profité de son absence pour dire ce qu’il voulait à Jol. Il lui avait retourné le cerveau, l’abreuvant de mensonges. Les larmes lui montèrent aux yeux et il tenta de les retenir, tandis que Jol crachait :
« Et dire que je commençais à te faire confiance… Tu n’as pas attendu longtemps avant de montrer ton vrai visage ! » la voix de Jol vacilla, sous l’émotion : « Agresser Nora et tenir de tels propos obscènes à mon sujet… je n’en reviens pas. Tu t’es bien joué de nous.
– Mais… »
Jol le contourna et ouvrit la porte.
« Maintenant, sors de ma chambre, ou je hurle.
- Jol... » gémit Öta. « Laisse-moi t’expliquer…
– Non. Je ne veux plus jamais te voir. Quitte ma chambre tout de suite. »

À peine eut-il fait un pas hors de la pièce que Jol claqua sa porte. Comment une t-elle chose avait-elle pu se produire ?
Choqué par ce qu’il venait de se passer, Öta se laissa choir par terre, dos au mur. C’était profondément injuste. Il ne s’attendait pas à ça et la tristesse enserra son cœur. Il était perdu. Comment devait-il réagir ? Que devait-il faire ? C’était la première fois qu’il se retrouvait dans une telle situation. Il ne savait pas quoi faire.
« J’aurais dû lui montrer les marques qu’il m’a laissées sur le cou. » songea t-il, se maudissant pour ne pas y avoir pensé. « J’aurais dû lui parler plus tôt. »
Il resta quelques minutes sans bouger, reniflant et sanglotant de temps en temps, fixant le vide en ressassant tout ça.
« Tout est de ma faute. »
Jamais il n’aurait dû chercher Nora. Il l’avait bien mérité. Il faisait toujours tout de travers, de toute façon. Tout était de sa faute, comme d’habitude. Jol avait raison, il était le pire.

Le lendemain, Öta se rendit à la boutique de Ulrich pour travailler. Il passa sa journée à nettoyer, balayer, se rendre utile… mais le cœur n’y était pas. Il ressassait, encore et toujours.
Il avait croisé Jol ce matin-là, avant de partir. Elle l’avait ignoré, faisant comme s’il n’existait pas. C’était blessant et Öta s’était senti encore plus mal.
Il était tiraillé entre l’envie de s’expliquer et l’idée qu’il était responsable de tout ça. Il voulait dire la vérité à Jol, mais pensait qu’il avait fait assez de dégâts comme ça. Peut-être devait-il en parler à Alda finalement ?
Mais si elle savait que l’homme qui lui avait fait du mal était le petit-ami de Jol, comment réagirait-elle ? Très mal, sans aucun doute. Mauvaise idée.
Il était incapable de gérer les conflits. Ça le terrifiait. Il avait voulu faire de son mieux, aller contre son habitude de fuir à la moindre contrariété, mais ça n’avait fait que de se retourner contre lui.
Et voilà, il continuait de ressasser. Il fixait le vide depuis une dizaine de minutes lorsque la voix de Ulrich le fit sortir de ses pensées.
« Un peu de nerf mon garçon. La boutique ne va pas se nettoyer toute seule !
– Oui, pardon ! J’y retourne. »

Peu avant de partir, alors qu’il terminait de ranger, Sarah vint le voir. C’était la fille de Ulrich. Öta l’avait déjà rencontrée quelque temps auparavant, lors de sa première sortie avec Jol. Elle lui servait de couverture lorsqu’elle retrouvait Nora.
« Öta ? »
Il se préparait à recevoir de nouveau des reproches, lorsqu’elle demanda d’une voix inquiète :
« Tout va bien ? »
Il la fixa, l’air étonné. Pourquoi lui posait-elle cette question ? Sarah lui fit un petit sourire, et Öta se détendit. Elle ne lui voulait pas de mal.
« J’ai vu Merry hier. » expliqua t-elle. « Elle m’a confié que tu avais eu un accrochage avec son frère. C’est elle qui m’envoie, elle s’inquiète.
– Oh. »
C’était inattendu. Mais c’était agréable, rassurant même, de savoir que quelqu’un s’inquiétait pour lui. Il sentit ses yeux se mouiller.
« Il ne t’a pas fait de mal j’espère ? Il n’est pas tendre. »
Öta sentit dans sa voix le peu d’estime qu’elle lui portait. C’était étrange. N’était-elle pas censée faire partie de leur groupe d’amis ? Après tout, elle couvrait Jol lorsque cette dernière voulait retrouver Nora et Merry.
« Tu n’as pas l’air de le porter dans ton cœur.
– Non, il me fait peur. » souffla t-elle. « C’est pour ça que je n’accompagne pas Jol quand il est là. Je lui fais croire que c’est parce que je préfère le calme, mais c’est faux… »

Ils se posèrent dans l’arrière-boutique, à l’abri des regards. Ulrich qui travaillait encore ne fit pas attention au départ de Öta. À cette heure-ci, le jeune homme pouvait s’en aller s’il le souhaitait.
« À vrai dire, moi aussi je me suis disputée avec Nora. C’était il y a quelques semaines. » chuchota Sarah. « J’étais trop proche de Merry, il avait peur que je lui vole sa sœur.
– Mais ça n’a pas de sens ?! » s’étonna Öta, qui ajouta naïvement : « On ne peut pas voler quelqu’un. Il devrait être heureux qu’elle ait une amie. »
La jeune femme regarda autour d’elle, vérifiant que son père était loin d’eux, puis murmura avec une expression inquiète :
« Merry m’a fait comprendre qu’avant ta dispute avec lui, vous vouliez passer la nuit ensemble ? Tu n’as donc rien contre les relations de ce caractère ?
– Oui pourquoi ? » répondit Öta, sans comprendre.
Il n’avait pas l’intention de le cacher et sa franchise étonna Sarah, qui rougit de gêne.
« Et bien, disons que Merry et moi, nous sommes plus qu’amies. »
Öta comprit alors et ouvrit la bouche bêtement. Sarah détourna les yeux, embarrassée :
« Surtout, ne le dis à personne. Mon père me renierait s’il l’apprenait. Et Jol ne comprendrait pas. Deux filles ensemble, ce n’est pas correct.
– Ne t’en fais pas, je ne dirais rien. » répondit Öta, avec un sourire avenant.
Plus le temps passait et plus il se rendait compte que chaque personne cachait une part d’elle-même pour correspondre à ce que l’on attendait d’elle. Ça l’attristait.
« Depuis que Nora le sait, il me mène la vie dure. Mais je ne l’ai pas dit à Merry, pour ne pas la blesser. » soupira Sarah, triste. « Elle n’approuve pas son comportement, mais elle aime profondément son grand-frère. Je ne veux pas lui imposer de choisir entre nous deux…
– Je comprends, c’est difficile. » répondit Öta, qui ne savait plus quoi dire.
Il n’avait pas l’habitude que l’on se confie à lui. Il voulait la réconforter. Mais comment ?
« Sans Nora, Merry ne pourrait pas survivre dans la rue. Il la protège, il s’occupe d’elle depuis toujours. Une jeune fille seule sans protection, c’est beaucoup trop dangereux.
– Sarah…
– Ça me fait si peur. »
De longues minutes, Öta l’écouta parler. Elle semblait vraiment en avoir besoin. Finalement, elle baissa les yeux et murmura :
« Je dois te paraître bien sotte, avec mes petits problèmes. Tu dois être ennuyé de m’écouter.
– Pas du tout. Je suis attristé et en colère. Plus le temps passe, et plus Nora me déçoit. »
Sarah lui répondit par un petit sourire, heureuse d’être soutenue. Soudain elle se redressa et s’exclama :
« Je parle de moi et j’en oublie la raison de ma venue ! Raconte-moi plus en détails ce qu’il s’est passé. Toi aussi tu as besoin de te confier ! »
Alors Öta raconta toute sa mésaventure à Sarah. Sans omettre aucun détail, il parla, soulagé de se confier à son tour. Sarah l’écouta, sans mot dire. Elle hochait la tête de temps en temps pour l’inciter à continuer, les sourcils froncés, concentrée sur le récit.
« Je vois. » répondit-elle finalement, lorsqu’il eut fini. « Je saisis mieux les raisons de l’inquiétude de Merry.
– Mais c’est de ma faute. » dit-il, d’une petite voix. « Je n’aurais jamais du…
– Tu ne pouvais pas savoir. Le seul fautif, c’est Nora. »
Il hocha la tête, peu convaincu. Il était persuadé d’avoir provoqué tout ça par son manque de discernement.
« Je ne sais plus quoi faire…
– A mon avis, tu devrais laisser couler. Si tu restes loin d’elle, Nora te laissera en paix.
– Mais, et Jol ? Je ne veux pas qu’il lui fasse du mal. Il est dangereux. »
Sarah soupira. Jol ne supportait pas que l’on se mêle de ses affaires. On lui avait tant de fois dicté sa conduite, que ses moments de liberté avec Nora étaient devenus plus important que tout le reste. S’ils insistaient, ils ne feraient que pousser plus encore Jol dans les bras de Nora. Elle le savait bien, pour avoir déjà tenté de lui parler.
Soudain Sarah ajouta, pensant à quelque chose qui ne lui était jusqu’alors pas passé par l’esprit :
« Attends… tu es amoureux d’elle ?
– Ouh là là non, rassure-toi ! » répondit-il immédiatement.
Quelle idée absurde, il la connaissait à peine ! Puis, il ajouta :
« Mais c’est vrai que si elle avait eu quelques années de plus...
– Il faut dire qu’elle est d’une rare beauté. »
Ils échangèrent un regard amusé. ur ce point, ils étaient d’accord.
« Mais ne t’en fais pas pour elle. Nora ne la touchera pas. Il la voit comme une poupée de porcelaine. Fragile et délicate. Il s’adoucit même en sa présence.
– Tu penses ?
– Nora ne s’attaque qu’à ceux qu’il considèrent comme des rivaux. Toi et moi, on est pareil. On empiète sur son territoire, on l’empêche de contrôler et ça l’énerve. »
Ah. Mais ce n’était pas très rassurant du tout ça.
« De toute façon, Merry m’a dit qu’il comptait la quitter. Elle pense que c’est une mauvaise idée, mais moi je crois que c’est la décision la plus sage.
– Oui, je les avais entendu évoquer ça. » se rappela t-il. « Mais va t-il vraiment le faire ?
– On verra bien. En attendant ne t’en fais pas, on ne t’a pas attendu pour faire attention à elle. Merry n’est jamais bien loin, elle veille au grain. »

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