- 01 - Premier voyage
- bleuts
- 6 déc. 2024
- 27 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 déc. 2024
Partie 1 - Esther
Ils ne firent aucun détour. Arriver au village de PindeBraise obsédait David. Il voulait connaître ses origines, tout savoir de la vie qu’avait eu sa mère avant d’être capturée et forcée à devenir esclave. Lui restait-il de la famille ?
Ce village se trouvait près d’une très ancienne forêt. C’est en croisant une vieille pierre gravée qu’il comprit qu’il avait atteint le bon endroit. Il ne pouvait oublier le symbole qui l’ornait.
S’il ne se souvenait plus du visage de sa mère, le pendentif à son cou était resté ancré dans sa mémoire. Pendentif orné du même symbole.

C’était un lieu pittoresque, entouré de nature et aux maisons anciennes. Mais étrangement, aucun des habitants ne voulait parler aux deux compagnons. Ils détournaient le regard, les ignoraient, ne répondaient pas à leurs questions. David avait l’habitude, il était un Orian, une race méprisée et souvent réduite en esclavage par les humains. Il ne s’attendait pas à un accueil chaleureux.
Ses oreilles pointues et sa grande taille le trahissaient. Rares étaient ceux à considérer les Orians comme leurs égaux, comme autre chose que des bêtes. Mais aujourd’hui il ne voyait nul mépris ou haine dans leurs traits, seulement de la peur.
Alors qu’Öta tentait de se renseigner, une vieille femme lui donna rendez-vous le soir même dans la forêt, au niveau de l’ancien autel. David et lui s’y rendirent, peu rassurés. Elle les attendait, et s’adressa à David.
« Tu es le fils d’Esther n’est-ce pas ? Je l’ai connue quand elle vivait ici. C’est dramatique ce qu’il lui est arrivé. Notre village a eu beaucoup de mal à s’en remettre, le sujet est aujourd’hui tabou. Mais nous te devons la vérité. »

La mère de David se nommait Esther.
Elle était originaire du village de PindeBraise, d’une famille modeste qui vivait là depuis de nombreuses générations. Elle naquit avec un teint d’ébène, une peau si sombre que les villageois le virent comme un présage : cette petite était sous la protection de la nature.
Sa peau de la couleur des arbres était vue comme le signe que la petite fille avait été visitée par l’entité protectrice du village, l’Abonde, qui l’avait bénie.
Rapidement, Esther grandit entourée de cette symbolique, admirée de tous.
Sa beauté ne cessait de s’accroître avec les années et elle devint une magnifique femme.
Mais malheureusement, la légende de cette beauté aux oreilles pointues et au teint sombre se répandit au-delà du village.
Des esclavagistes attaquèrent PindeBraise, réduisant une partie du village en cendres. Tous ceux qui tentèrent de la défendre furent tués et tous les Orians furent capturés pour être vendus.
Esther en faisait partie.
La suite, nous la connaissons.
Elle fut mutilée puis achetée par un noble qui abusa d’elle.
Ainsi naquit David.
Avec les années, le village se reconstruisit. Mais la légende d’Esther avait évolué. Il n’était plus question de bénédiction, les survivants qui avaient perdu leurs proches affirmaient que la jeune femme était la seule responsable du désastre, qu’elle était maudite et attirait les démons.
Si elle n’avait pas existé, le malheur ne se serait jamais abattu sur eux.
Avec les années, son nom devint tabou.

En cherchant les origines de sa mère, David avait espéré trouver un foyer, un endroit où s’installer et vivre en paix.
La vérité qui lui fut dévoilée brisa ses espoirs. Cet endroit était à l’origine de leurs souffrances. Jamais il ne pourrait leur pardonner d’avoir blâmé et tourné le dos à une innocente.
La maison de Esther était restée à l’abandon toutes ces années, considérée comme maudite par les habitants. Elle était un peu à l’écart du village, près des arbres.
David s’y rendit. Il ne restait presque rien, toutes les possessions de sa mère avaient été pillées par les esclavagistes lorsqu’ils avaient attaqué PindeBraise une vingtaine d’années plus tôt. Le temps avait terminé le travail.
Ils ne finirent pas par trouver de vieux papiers noircis, recouverts de symboles. David ne sachant pas lire confia ces papiers à Öta.

Mais ce n’était pas écrit en Nordan. Öta, qui avait été éduqué et instruit, reconnut l’écriture. Il ne pouvait pas la comprendre, mais pouvait affirmer une chose : ces papiers étaient couverts de symboles abarians.
Mais pour quelle raison des écrits d’une culture étrangère se trouvaient chez elle ?
Cette culture était considérée comme barbare et hérétique dans le Nord. Trouver ces feuilles dans un village purement traditionnel du Nord était étrange. Ni Öta ni lui ne pouvaient comprendre ce qui était écrit dessus. David tenta d’interroger la femme qui lui avait dévoilé la vérité au sujet d’Esther, mais celle-ci affirma ne pas savoir.
Cachait-elle quelque chose ou disait-elle la vérité ?
David décida d’en savoir plus. Si les Abarians n’étaient pas très bien vus dans le Nord, quelques-uns s’abritaient dans des cités qui les toléraient. Ces cités étaient considérées comme des lieux peu fréquentables, à la mauvaise réputation. Après tout, elles accueillaient des "barbares" en leur sein.
Mais David savait bien qu’entre les mots et la réalité, il y avait souvent un fossé. Leur prochaine destination était donc claire, car l’une de ces villes était à quelques jours de PindeBraise.

Partie 2 - PierreBrulée
David et Öta se rendirent dans la cité de PierreBrulée.
Au vu des rumeurs qui circulaient sur les habitants et leur culture, ils s’attendaient à trouver un lieu sinistre, malfamé. David s’était préparé mentalement à devoir protéger Öta et surveiller leurs arrières.
Ils furent étonnés de découvrir une ville en fête, pleine de musique, d’échoppes, d’animation et de vie. En se renseignant, ils apprirent que le seigneur local avait autorisé les Abarians à pratiquer leur culture en plein jour dans cette cité et que la fête qui avait lieu en ce moment même était une célébration du printemps.

Autant dire qu’avec tant de nouvelles choses à découvrir, Öta avait des étoiles dans les yeux. David appréciait, mais restait plus mesuré. Eux qui ne connaissaient pas les concepts de fêtes et de festival, en dehors des quelques réceptions nobles pompeuses qu’organisait la mère d’Öta, furent bien surpris.
Finalement Öta se montra raisonnable, les conseils de David tout au long du voyage avaient fait mouche. Il ne craqua que pour une chose… Le marchand lui avait expliqué que dans la tradition, le torque s’offrait à une personne chère à son cœur.
Alors Öta offrit un torque à David.
David fut particulièrement touché par ce cadeau, qui était le tout premier qu’il recevait.
La symbolique derrière le bijou le rendait d’autant plus précieux. Il décida de le chérir, car c’était désormais son plus grand trésor.



Mais David et Öta n’avaient pas oublié la raison initiale de leur venue. Il leur fallait trouver un traducteur. David était intimidé, la foule présente à cause du festival le mettait particulièrement mal à l’aise et il n’osait aborder personne. Öta décida de prendre les choses en main, comprenant le malaise de son ami.



Öta interrogea deux hommes, qui lui expliquèrent qu’il ne leur était pas possible de lire ces notes, mais qu’ils auraient sans doute plus de chance auprès de leur scribe. Après leur avoir indiqué où le trouver, ils leur proposèrent d’aller boire un verre, lorgnant sur Öta, mais ce dernier déclina poliment.
L’homosexualité chez les Nordans n’était vraiment un sujet de conversation. C’était quelque chose de tabou que l’on ne montre pas, très mal vu par la société. Alors qu’au contraire les Abarians avaient des mœurs très libres, chacun étant libre de vivre comme il le souhaite, faisant ce qu’il veut de son corps.
C’est l’une des nombreuses raisons qui poussaient les Nordans à considérer les Abarians comme des "barbares" et à interdire leur culture sur leurs terres. Mais Öta lui se fichait royalement des cultures et des tabous, il ne fut jamais le petit noble modèle après tout. Il se posait juste plein de questions.

David et Öta passèrent l’après-midi à chercher le scribe dont les deux hommes leur avaient parlé. La seule indication qu’ils avaient été :
« Kadh est probablement en train de picoler dans une taverne. Un joli brin de femme, les cheveux roux courts. »
Ils finirent par la trouver, festoyant effectivement en ce lieu. Elle accepta de jeter un coup d’œil aux papiers et reconnut immédiatement l’écriture.


Forcément, le thème intéressa fortement Öta, qui en demanda une traduction. Kadh prit grand plaisir à lui fournir, lui expliquant quelques subtilités de cette écriture.
Au vu du contenu des lettres, le doute n’était pas permis. L’homme qui les avait écrites connaissait très bien Esther et avait entretenu avec elle une relation bien plus qu’amicale pendant plusieurs années.
Kadh leur expliqua qu’il se nommait Léo et qu’il était également scribe, tout comme elle. Les scribes abarians étant très rares dans le Nord, elle l’avait rencontré à maintes reprises lors de son apprentissage. Il vivait dans un village très traditionnel en bas des montagnes.

David était perdu. Il ne savait pas quoi penser. Il ne savait pas qui était cet homme. Un simple amant ou bien plus ? Sa mère avait-elle été amoureuse de lui ?
Lorsqu’elle devint esclave, abusée par le père de David, pensait-elle à cet homme ? Pourquoi personne dans le village de PindeBraise ne lui avait parlé de lui ? Savait-il que sa mère était morte ?
D’un côté, il rêvait de le rencontrer pour lui poser mille questions, apprendre qui était sa mère au travers d’une personne qui l’avait peut-être réellement connue.
D’un autre côté il avait peur. Peur d’être de nouveau déçu. Peur d’apprendre qu’au final, cette relation avait été une autre source de souffrance pour sa mère. Peur que l’homme refuse de lui parler… Peur de mille choses.
La présence d’Öta à ses côtés le réconfortait. Le jeune homme était plus brave, plus tenace que lui. Sa motivation lui redonnait espoir.

Öta, qui appréciait énormément les festivités, décida de passer la soirée avec Kadh, le scribe avec qui il s’était lié d’amitié. David qui n’était pas intéressé, confia Öta à Kadh à condition qu’elle le surveille de près et ne le laisse pas seul.
Mais lorsque, très tard dans la nuit, David s’inquiéta de ne pas voir Öta revenir, il partit à sa recherche. Il trouva Kadh facilement en train de dormir contre un arbre, mais aucune trace d’Öta.
Paniqué, il écuma la ville à sa recherche avant de le trouver totalement saoul et dénudé. Il le ramena à l’abri, écopant au passage d’une belle trace de vomi sur ses vêtements.

Le lendemain, Öta avait des souvenirs flous et avait une magnifique gueule de bois. Quand David l’interrogea, le grondant pour avoir abusé de la boisson, Öta répondit qu’il n’avait jamais bu avant et qu’il avait fait confiance à Kadh.
Il n’osait pas dire non aux verres qu’on lui offrait si gentiment. Ainsi, David décida qu’Öta ne devrait plus approcher une goutte d’alcool.

Ils restèrent quelques jours supplémentaires en ville, appréciant les festivités. Ils n’étaient pas pressés après tout ? Tant qu’ils ne touchaient pas à l’alcool, tout irait bien.
Öta en profita pour écrire une lettre à son père, lui racontant ce qu’il s’était passé dernièrement et ce qu’ils avaient appris au sujet de la mère de David.
L’endroit où vivait Léo était proche de la frontière, dans une zone glaciale et sauvage. Ça le rassurait que son père soit au courant du lieu où ils allaient.
David quant à lui décida d’acheter des vêtements plus chauds, afin de bien être protégé. Surtout qu’Öta s’était plaint plusieurs fois d’avoir un peu froid. Il trouva des habits de seconde main qui feraient l’affaire, même si cet achat faisait un trou dans leur budget.


Depuis qu’ils étaient enfants, Öta et David avaient une petite habitude, celle de lire des livres ensemble. David ne savait pas lire, un esclave n’en avait pas besoin. Mais Öta avait reçu une éducation poussée.
Quand il était enfant, il détestait réviser ses leçons ou lire les ouvrages qu’on lui donnait. Il préférait jouer ou faire des blagues. Sauf quand David était là. Ce dernier était très curieux, il persuadait Öta de lui raconter ses cours, ce qu’il avait appris récemment, etc. Et ce qui était une contrainte à l’origine devint un jeu pour Öta, qui prenait grand plaisir à lire pour son ami.
Il venait embêter David en pleine journée, alors que ce dernier travaillait, les bras chargés de livres et un grand sourire sur le visage. Durant le voyage, cette habitude ne se perdit pas. Öta avait pris avec lui un livre de contes. Parfois le soir, il ouvrait l’ouvrage et lisait un chapitre pour David.
Et quand il n’avait pas envie de lire, Öta inventait ses propres histoires, ses propres personnages le temps d’une soirée. David adorait ça.

Ils arrivèrent dans le village où vivait Léo, un scribe qui avait autrefois une relation avec la mère de David. Ce dernier ne tenait plus en place, à la fois pressé d’en savoir plus sur celle qui lui avait donné la vie et à la fois terriblement angoissé à l’idée de cette rencontre.
Il serrait très fort la main d’Öta, qui le rassurait doucement.

Ils demandèrent à un villageois où trouver l’homme. Il leur indiqua sa maison, non sans leur lancer un regard suspicieux. Il n’y avait pas souvent de visiteurs à cette période de l’année, et nos deux compagnons n’avaient pas vraiment l’air à l’aise.
Quand la porte s’ouvrit, il y eut quelques secondes de flottement.
David chercha ses mots en rougissant, bredouillant quelques phrases inintelligibles avant d’être coupé par une exclamation surprise :
« Attends… David ?! C’est bien toi ?!! »

David ne savait pas comment réagir. Pourquoi cet homme l’avait-il reconnu ? Comment connaissait-il son nom ?
Léo laissa les deux garçons entrer chez lui, leur proposant de s’asseoir pendant qu’il apportait une boisson chaude. Quand David fut moins crispé, Öta le rassurant doucement en caressant sa main, Léo demanda :
« Je t’ai connu quand tu étais enfant, mais tu ne dois pas t’en souvenir. Comment m’as-tu retrouvé ? »
David se confia alors. Sa vie d’esclave, sa libération récente, la découverte de la correspondance que Léo entretenait autrefois avec sa mère, son besoin d’en savoir plus. Léo l’écouta attentivement, avant de répondre :
« Je comprends mieux. Je peux te raconter notre histoire si tu le souhaites. J’aimais ta mère, et je ne l’oublierais jamais. Ces souvenirs sont gravés dans ma mémoire. »

Partie 3 - Esther et Léo
« À l’époque où j’ai rencontré ta mère, je venais tout juste de devenir scribe. »
Le père de Léo parcourait autrefois le Nord à la recherche d’informations sur les dieux abarians, écrivant de lourds ouvrages sur leur mémoire.
Dans la croyance abarianne, il était répandu de croire en la réincarnation. Les âmes des dieux renaissaient en certaines personnes destinées à faire de grandes choses. Selon la légende, on pouvait distinguer les réincarnations des dieux par leur peau grise et leurs yeux dorés.
L’homme recherchait ces personnes pour les interroger. Il les questionnait sur leurs souvenirs antérieurs et consignait tout ça dans ses ouvrages. Peu de personnes s’intéressaient réellement à son travail, mais Léo avait toujours vu son père comme un modèle.
C’est donc naturellement qu’il décida de reprendre le flambeau à la mort de son père, devenant ainsi le nouveau Scribe du village de VieuxBois.
Mais, par où commencer ?

« Un jour, un marchand me partagea une rumeur… »
Il se disait que dans un village plus au Sud se trouvait une femme à la peau d’ébène. Une femme d’une intense beauté et d’une sagesse infinie.
Léo sauta sur l’occasion. Cette femme était peut-être l’une des réincarnations que cherchait son père autrefois. Ce fut sans attendre qu’il prit la route pour PindeBraise. À cet instant il ne se doutait pas que cette aventure marquerait sa vie.
Après une très longue route, il parvint à destination. Ce ne fut pas simple de la rencontrer. La femme en question était vénérée des habitants. Un simple voyageur, un homme, abarian de surcroît, ne pouvait l’approcher.
Et la curiosité de Léo ne cessait de croître.

« Comme dans toute histoire d’amour, ce fut le coup de foudre. Au premier regard, je suis tombé désespérément amoureux d'elle… »
À force de surveiller le village, cherchant un moyen de rencontrer cette femme mystérieuse, Léo découvrit qu’elle s’absentait la nuit dans les bois à la barbe de tous.
Elle se posait sur un rocher et regardait le ciel pensivement. Parfois elle chantonnait, parfois elle dansait, parfois elle fermait les yeux et sommeillait à la lumière de la lune.
Léo la regardait de loin, gravant dans sa mémoire le visage de cette femme. Le lendemain à la lumière du jour, il la dessinait dans son carnet.
Mais il ne pouvait pas indéfiniment se cacher, il savait qu’un jour ou l’autre elle le surprendrait. Il l’espérait de tout son cœur, car il n’osait pas s’approcher.
Et finalement, ce jour arriva. En voyant cet inconnu dans les bois, elle prit peur et rentra chez elle en courant. Les nuits qui suivirent, Léo ne la vit plus.
Puis elle revint. Cette fois il prit son courage à deux mains et se présenta avant qu’elle ne disparaisse de nouveau.

Leur première rencontre fut rapidement suivie d’une deuxième, puis d’une troisième… Presque toutes les nuits, Esther continuait de s’absenter en douce… mais maintenant, elle le faisait pour retrouver Léo dans les bois.
Esther, qui n’avait jamais quitté son village et qui n’ avait le droit de ne voir personne en dehors de sa famille, buvait les paroles du jeune homme. Il lui parlait de son propre village, des travaux de son père, de ses amis, de sa culture, ses croyances, etc.
Il avait rapidement compris qu’Esther n’était pas une réincarnation. Elle n’avait ni la peau grise ni les yeux dorés. Elle ne connaissait rien des choses du monde.
Mais quand il la voyait, ses yeux sombres brillants de curiosité et son sourire innocent, il n’avait aucun doute : il avait trouvé un bien plus grand trésor.
Au fil des semaines, des mois, l’amour s’installa entre eux.
Léo s’était installé dans un village voisin. Pour réduire les risques d’être surpris et séparés par la famille d’Esther, ils décidèrent de s’envoyer des lettres.
Il lui avait appris les bases de l’écriture abarianne.
Ainsi, quand Esther ne pouvait pas le rejoindre ou que la situation était compliquée au village, elle glissait une petite lettre à l’intention de Léo dans un tronc d’arbre pour le prévenir.

« Mais un jour, mon cœur se brisa. En mon absence, le village de ta mère avait été dévasté… »
Toutes ces années, Léo ne se tourna pas les pouces. Esther avait finalement accepté de fuir avec lui ! « Peu importe ce qu’en pensent les miens, ma famille c’est toi ! » lui disait-elle.
Alors il enchainait les petits boulots, laissant ses livres de côté. Il voulait économiser assez d’argent pour son mariage avec Esther. Pour offrir une vie décente à sa future femme.
Il voulait qu’elle ne vive jamais la misère. Que leurs futurs enfants mangent à leur faim. Il ne souhaitait pas la précipiter dans l’inconnu. Alors il travaillait dur, l’idée de ce foyer aimant le galvanisait.
Mais quand Léo, à la fin du plus long hiver de sa vie, rentra pour enfin annoncer la bonne nouvelle à celle qu’il aimait, il ne la trouva pas.

« Ta mère aurait pu être partout ! Le pays est grand et les esclaves nombreux. Mais ça ne m’a découragé… »
Esther avait été capturée par des esclavagistes. Ces derniers avaient eu vent de la particularité de Esther, les rumeurs sur sa beauté atypique ayant fait le tour de la région. Ils avaient sans aucun doute trouvé un acheteur prêt à débourser une folle somme pour elle.
Léo pleurait de désespoir. Esther avait toujours détesté comment son physique avait influencé sa vie. Et alors qu’elle pensait pouvoir s’échapper de cette fausse vie, on lui ravissait sa liberté pour la même raison. Son physique, encore !
Léo ne se découragea pas. Il parcourut le pays à sa recherche. Il interrogeait les marchands, les voyageurs, les servants des familles aisées, leur demandant s’ils n’avaient pas entendu parler d’une femme à la peau sombre.
Et au bout de deux ans, il la retrouva.

« C’est en discutant avec des villageois que l’on me fit part d’une rumeur intéressante. »
Dans le domaine du baron local, une esclave à la peau sombre avait été vue plusieurs fois.
Sa présence alimentait les ragots populaires dans les villages alentour, car elle ne travaillait ni parmi les autres esclaves ni parmi les servants du domaine.
Beaucoup se demandaient ce qu’elle faisait là. Ils l’apercevaient parfois au détour d’un couloir. Mais elle disparaissait aussitôt qu’elle croisait quelqu’un.
Était-ce Esther ?
Léo qui n’avait que cette piste décida d’en avoir le cœur net.
Il se faufila dans le domaine, se faisant embaucher dans les cuisines. Chaque jour, il profitait de ce travail pour arpenter la zone à la recherche de sa bien aimée.
Il espérait lui aussi capter ce fantôme qui était au centre de toutes les discussions.
Et ce qui devait arriver arriva. Léo retrouva Esther au détour d’un couloir. Mais ce n’était plus la même.

Partie 4 - La Naissance de David
Esther n’était plus que l’ombre d’elle-même, rongée par les violences qui lui avaient été infligées. En devenant esclave, elle avait subi les mutilations dues à son rang.
Ses oreilles avaient été coupées, ainsi que sa langue. Maintenant silencieuse comme la mort. Elle était devenue le jouet du baron, forcée de faire mine de l’aimer pour ne pas être battue à mort.
Elle qui avait vécu toute sa vie dans une cage dorée, qui ne connaissait de l’amour que la douceur de Léo, avait découvert que le monde était terriblement violent.
Au fond de son cœur, elle espérait encore pouvoir un jour s’échapper. Elle pensait à Léo pour tenir bon. Elle se remémorait sa chaleur, sa tendresse, son amour.
Alors, quand elle le croisa au détour d’un couloir, elle crut d’abord à un rêve. Et quand ce dernier la serra dans ses bras, elle comprit qu’elle l’avait retrouvé.
Mais quelque chose était brisé en elle. Esther savait que rien ne serait plus comme avant. Elle avait honte de ce qu’elle était devenue, elle se sentait sale, souillée.
Son monde de couleurs était devenu gris.

« Même si nous étions de nouveau ensemble, nous retrouver pris du temps. »
Léo eut beau chercher, il ne trouva aucun moyen de sortir Esther de là. Elle était piégée, prisonnière du domaine. Aucune échappatoire. Leurs rencontres secrètes étaient périlleuses.
Ils décidèrent d’adopter la même dynamique qu’autrefois : des lettres, des rendez-vous la nuit lorsque le baron s’absentait.
Esther s’était liée d’amitié avec l’un des gardes qui surveillaient sa porte. C’était lui qui permettait à la jeune femme, lorsqu’il était de garde la nuit, de se faufiler un peu hors de sa chambre. L’homme risquait sa position en faisant cela, mais la détresse de la femme l’avait touché. Esther profitait de ces instants qu’il lui offrait pour retrouver Léo, s’oubliant dans sa tendresse.
Mais peu importe à quel point elle l’aimait, elle ne parvenait plus à sourire.

Et un jour, tout bascula de nouveau.
Esther tomba enceinte.
Qui était le père de l’enfant qui poussait dans son ventre ?
Léo ?
Le baron ?
Ils ne le savaient pas. Les chances pour que Léo soit le père étaient si minces… Ils décidèrent que le petit serait éduqué comme l’enfant du baron quoi qu’il arrive, un esclave bâtard né d’un viol.
Pour que la relation entre Esther et Léo ne soit jamais compromise, le petit ne devait rien savoir de leur amour. Jamais ils ne devaient se montrer la moindre affection devant lui. Pour éviter de les mettre en danger par inadvertance.
Mais peu importe que son sang ne coule pas dans ses veines, Léo considérait l’enfant comme le sien.
« David, tu étais notre rayon de soleil. Je ne te voyais que rarement, mais chaque moment à m’occuper de toi était comme un rêve. Un éclat de joie dans notre sombre prison. Puis ton frère naquit. Tu étais sans cesse collé à lui, à t’en occuper et le rassurer la nuit. Tu ne voulais jamais être loin de lui, pleurant quand ils vous séparaient. »
Le petit frère de David se nommait Elen.
Contrairement à son aîné, il n’y avait aucun doute sur ses origines. Léo et Esther ne se touchaient plus ces dernières années, cette dernière ayant définitivement sombré, détruite par ce qu’elle avait enduré.
Elen ne pouvait qu’être que le fils du baron. Léo faisait tout pour tenter de sauver Esther. Il avait tenté plusieurs fois de la faire s’évader, en vain. Il la réconfortait, lui apportait le maximum d’amour, mais elle était à bout de force.
Son âme s’était fissurée, brisée en mille morceaux.
Léo vivait très mal cette situation. Il se sentait coupable de ne rien pouvoir faire. Il désespérait de voir la descente aux enfers de Esther. Il voulait agir, mais il ne pouvait rien faire. Et il n’y avait pas pire torture.
Alors l’homme avait fini par se laisser contaminer par la morosité de sa bien aimée. Seule l’existence de ces deux petits garçons l’aidait à tenir.


« Mais un jour, le baron tomba gravement malade. C’était soudain, inattendu. »
Ce fut un hiver rude, qui avait emporté dans la mort de nombreuses âmes. Le baron ne fit pas exception. Peu de temps après, on retrouva le corps de Esther dans sa chambre, entourée de ses deux enfants.
Elle s’était donné la mort.
Pourquoi ?
Elle emporta la réponse avec elle, sans laisser ne serait-ce qu’une lettre. Juste deux orphelins, David et Elen, qui ne comprenaient pas encore que leur vie allait basculer.

« Avec la mort du baron, le domaine était en pleine effervescence. Son frère, qui avait hérité de tous ses biens, avait décidé de s’y installer. »
Toute cette agitation empêcha Léo de se rendre immédiatement auprès des enfants. Ce n’est qu’avec l’aide de son ami, le garde qui avait tant de fois aidé Esther et Léo à se voir, qu’il put enfin se faufiler jusque dans la chambre.
Il n’avait pas le temps de se morfondre. Esther était morte, mais son héritage était encore là. S’il ne pouvait lui dire adieu, il pouvait encore sauver les enfants. Grâce au chaos provoqué par la mort du baron, personne ne remarquerait leur fuite.
Il trouva Elen dans la chambre, affamé et terrifié. Mais aucune trace de David. Léo n’avait pas le choix, il avait peu de temps devant lui. Il le chercha, mais ne le trouva nulle part. C’est le cœur déchiré qu’il prît Elen et quittât le domaine avec lui.

« Une fois Elen en sécurité, j’ai tenté de te retrouver. Mais comme la première fois, mes recherches ne donnèrent rien. Pour cause, tu n’étais plus là. »
Le frère du baron avait vendu David à l’un de ses amis, un noble qui souhaitait offrir un jeune esclave à sa fille : la mère d’Öta.
Et ce fut ainsi que David rencontra Öta, le fils de sa propriétaire.

Partie 5 - Rester ?
« Je ne pouvais rien faire et j’ai dû prendre une décision déchirante. J’ai abandonné l’idée de te retrouver, afin de pouvoir élever correctement Elen. » murmura Léo. « Je m’en veux terriblement, j’aurais aimé te sauver. Mais aujourd’hui, quand je vois le beau jeune homme que tu es devenu, je suis soulagé.
– Léo…
– Nous allons rattraper le temps perdu, il n’est pas trop tard pour fonder une famille, n’est ce pas ? »

Lorsque, plein d’espoir, David demanda où se trouvait Elen, Léo lui expliqua que ce dernier était parti depuis un moment. Il avait décidé de reprendre les travaux de Léo sur les réincarnations et de voyager comme son père et son grand-père avant lui.
Sauf qu’il n’avait ni demandé l’autorisation avant, ni indiqué où il allait. Il avait simplement embarqué les livres avec lui, laissant une lettre comme unique indice.
« Il reviendra quand il en aura assez de voyager, je ne me fais pas de soucis pour lui. Ce garçon est tellement insupportable que même les pires mécréants le fuient comme la peste. »

Après avoir longuement discuté, Öta et David décidèrent de rester quelques temps chez Léo. David avait enfin trouvé une personne liée à son passé, une personne qui se considérait de sa famille… Il ne voulait pas laisser passer cette occasion. Il voulait apprendre à le connaitre, tout savoir de cet homme.
David espérait sincèrement pouvoir tisser des liens avec lui, pour enfin se sentir à sa place quelque part. Même si, il devait bien l’avouer, tout cela le terrifiait.
Il avait peur d’espérer tout autant qu’il avait peur de ne pas être à la hauteur des attentes de Léo. Heureusement, Öta était là pour le rassurer.

L’arrivée de David et Öta dans le village ne passa pas inaperçu. Le fils perdu du scribe qui réapparaissait d’un coup ? Évidement, David fut le principal sujet de conversation durant un moment.
Les deux garçons furent rapidement appréciés de tous, au plus grand désarroi de David qui n’était pas certain d’apprécier toute cette attention.


Mais Léo rassura David, les femmes du villages qui lui avaient parlé de mariage étaient un peu trop enthousiastes, mais n’allaient le forcer en rien. Elles étaient simplement contente d’avoir un nouveau garçon dont s’occuper.
Surtout que depuis le départ de Elen, le village était un peu triste. Ses bêtises, aussi insupportables soient-elles, leur manquaient un peu.


Léo avait remarqué les gestes tendres et les regards de David pour Öta. Étonnamment, David fut plus soulagé que gêné.
Léo lui avait promis de garder le secret et de le soutenir s’il avait besoin d’aide pour conquérir le petit blond. Mais David ne se sentait pour l’instant pas prêt à dévoiler ses sentiments.
Pendant ce temps, Öta se renseignait sur les croyances des Abarians. Les villageois étaient ravis de lui conter les mythes et légendes de leur culture. Öta buvait leurs paroles, passionné. Il trouvait leurs peintures corporelles magnifiques et demanda à Léo de le maquiller comme eux.


Öta souhaita maquiller David à son tour, mais ce dernier refusa catégoriquement. Ce n’est pas que les peintures Abariannes lui déplaisait, au contraire il trouvait ça plutôt joli. Non, c’était plutôt l’idée de se faire maquiller par Öta qui l’effrayait.
Il faut dire que dans leur enfance, Öta lui en avait fait voir de toutes les couleurs. Littéralement. Le petit blond avait plus d’une fois chipé le maquillage de sa mère pour se peinturlurer lui et ce pauvre David.
Ce dernier savait donc d’expérience que les talents de Öta en la matière étaient très médiocres. Il en avait fait des cauchemars.
Pour rien au monde il ne voulait vivre ça de nouveau.

Öta et Léo s’entendait très bien et discutaient souvent ensemble. Plus précisément, Öta s’intéressait de près aux écrits de Léo. Ce dernier lui avait expliqué qu’aujourd’hui sa principale source de revenus était l’écriture d’histoires érotiques.
Beaucoup de ses commanditaires étaient des nobles qui avaient les moyens de s’offrir ses talents. Il écrivait alors ces textes en nordan, pour qu’ils puissent les lire.
Mais au sein de la communauté abarianne, il avait donné plusieurs cours d’écriture en abarian aux jeunes scribes, afin de leur apprendre toutes les subtilités de son art. Dont des cours à Kadh, une de ses plus brillantes apprenties.

Partie 6 - Bouleversements
Un jour, un homme se présenta au village.
Il recherchait Öta. Que lui voulait-il ?

Quand Öta vit l’homme qui le cherchait, il le reconnut au premier regard : il s’agissait de Elliot, l’un des serviteurs de son père. Il s’inquiéta alors immédiatement.
Est-ce que ses parents allaient bien ? Que se passait-il ?
Pourquoi Ëten avait-il envoyé l’un de ses plus fidèles serviteurs le chercher ?
Elliot refusa d’expliquer en détail la situation. Il se contenta d’expliquer qu’Ëten souhaitait que son fils rentre au plus vite, pour une affaire urgente qui ne pouvait pas attendre.

Inquiet, Öta accepta évidemment.
David proposa de l’accompagner, mais Elliot refusa. Son seigneur lui avait explicitement fait comprendre que David ne devait en aucun cas venir.
Mais les deux jeunes hommes avaient passé tant de temps ensemble ces derniers mois que l’idée de se séparer leur brisa le cœur. Öta fit la promesse de revenir dès que possible, une fois que cette affaire serait mise au clair. David quant à lui fit la promesse d’attendre le retour d’Öta au village.
Ils espéraient se retrouver au plus vite.

C’est le cœur lourd qu’Öta prit la route pour rentrer chez lui. Sur la route, il ne cessa de s’interroger. Le silence de Elliot ne faisait qu’alimenter son angoisse.
Pourquoi se dernier refusait de lui donner des nouvelles sur ses parents ?
Il s’imaginait mille scénarios. Son père ou sa mère gravement malade. Le domaine familial qui avait brulé. Un mariage arrangé… Il aurait aimé avoir David à ses côtés, pour que le voyage du retour soit moins oppressant. Son ami l’aurait rassuré.
David était le seul à savoir apaiser Öta quand il était anxieux. Son absence se faisait déjà ressentir.

C’est épuisé et inquiet qu’Öta arriva. À peine fut-il arrivé qu’il se jetât dans les bras de son père. Il lui avait tant manqué ! Mais ce dernier, bien qu’heureux de retrouver son fils, semblait troublé.
Lorsqu’Öta demanda : « Où est Maman ? J’ai plein de choses à lui raconter ! » Ëten inspira profondément.
Il ne pouvait plus cacher la vérité à son fils.
« Ta mère est morte. »

Ëten raconta tout à son fils. Comment sa femme avait violé David dans leur dos. La façon dont elle avait détruit le jeune homme pendant des années.
Il expliqua qu’il n’avait pas eu le choix. Une fois David libéré et Öta loin de la vérité, il l’avait dénoncé au roi qui l’avait punie en conséquence. Il raconta comment elle fut mutilée, ses oreilles et sa langue coupées comme une esclave. Destituée de ses titres et de ses richesses, elle avait été abandonnée dans la nature.
Ëten l’avait fait surveiller. Même s’il la haïssait pour ses actes, ils avaient tout de même vécu ensemble plus de vingt ans. Il voulait s’assurer qu’elle trouve un abri, un endroit où refaire sa vie.
Elle avait tenté de demander de l’aide aux nobles qu’elle considérait comme ses amis. Ceux qu’elle avait fréquentés toute sa vie.
Mais tous lui avaient fermé la porte au nez. Elle était marquée par le déshonneur, personne ne voulait voir sa réputation ternir en l’aidant. Même son propre père l’avait reniée.
Alors elle avait erré. Ëten avait payé en secret des villageois pour qu’ils l’accueillent et l’aident. Mais elle avait refusé toutes les mains qu’on lui tendait.
Ces personnes étaient à ses yeux des moins que rien. Recevoir l’aide de paysans ? Une honte pour elle. Elle avait préféré son orgueil à la vie. Elle fut retrouvée morte. La faim et le froid avaient eu raison d’elle.
« Quand nous avons retrouvé son corps, nous nous sommes aperçus qu’elle était… enceinte ».
Elle l’avait parfaitement caché. Personne ne s’en serait douté. Pour toute potion, il existait un élément capable de neutraliser ses effets. La potion d’infertilité qui lui avait été donnée n’avait pas fonctionné… Car elle était déjà enceinte quand on lui avait administré.
Eten expliqua que c’était la raison pour laquelle David ne devait en aucun cas revenir. Maintenant qu’il était sur le point de retrouver un équilibre… Cette révélation ne l’aurait que brisé de nouveau.
« Quant à toi si je t’ai fait venir… C’est pour que tu puisses faire tes adieux à ta mère lors de son enterrement. »
Le monde d’Öta s’écroula.

Si Ëten avait fait venir Öta en urgence et lui avait révélé la vérité sur sa mère, c’était pour qu’il puisse assister à son enterrement. Mais Öta refusa. Il ne supportait pas l’idée qu’elle ait pu abuser de David, ça le rendait malade. Il se sentait coupable de n’avoir rien vu. Il se détestait d’avoir été aussi naïf.
Tant de choses tourbillonnaient dans son esprit qu’il lui était impossible de les mettre au clair. Il ne savait plus quoi penser. La tristesse et le dégoût se mélangeaient dans sa tête.
Et à partir de cet instant, il se renferma sur lui-même.
La mère d’Öta fut mise en terre sans grande cérémonie. Ëten avait pourtant prévu de belles funérailles, pour qu’Öta puisse lui dire adieu. Mais ce dernier ayant refusé d’y assister, rien n’eut lieu.
Une fois l’enterrement passé, il demanda à Öta s’il souhaitait repartir. Ëten pensait que retrouver David et continuer de voyager aiderait son fils à avancer. Mais Öta n’était pas de cet avis.
Il décida de rester.

Partie 7 - Fuir
Plus les jours passaient, plus Öta se figeait dans son mutisme. Ëten ne parvenait pas à trouver les mots qui feraient sortir le jeune homme de son isolement.

Puis vint le jour où Öta reçut une lettre de David. Léo avait parfaitement su adapter les mots de son fils, qui voulait prendre de ses nouvelles et exprimait toute son affection pour son ami. Il était perdu en son absence.
Öta fut profondément touché. Mais même si David lui manquait, Öta se sentait incapable de retourner auprès de lui. Il ne pouvait plus le regarder dans les yeux et lui sourire comme autrefois.
Quelque chose au fond de lui s’était brisé.

Öta ne cessait de se répéter que sa famille n’avait apporté que du malheur à David. Cette idée avait germé bien avant qu’il apprenne la mort de sa mère. Il avait gardé le sourire tout ce temps, cachant son trouble.
Mais depuis les révélations de Léo sur la naissance de David, Öta était en proie aux doutes.
Après tout, si à l’époque le grand-père d’Öta n’avait pas acheté David pour l’offrir… alors le jeune garçon aurait été présent dans la chambre avec son frère lorsque Léo était revenu pour les sauver. David aurait alors eu une véritable enfance, au sein d’un foyer aimant.
Öta savait qu’il n’était pas responsable des actes de son grand-père. Mais il ne pouvait s’empêcher de se sentir coupable. Alors, lorsqu’il avait appris que sa propre mère, celle qu’il aimait et chérissait plus que tout au monde, avait abusé de David…
Öta avait craqué.
Il ne pouvait plus sourire après ça. Pas en sachant qu’elle avait infligé de tels sévices à David, reproduisant le même schéma que le Baron avec Esther.
Sa famille n’avait apporté que le malheur à David.
Et ça, Öta ne pouvait se le pardonner.
Mais rester cloîtré dans sa chambre, à se morfondre, n’était pas la solution. Ce n’est pas comme ça qu’il corrigerait les erreurs du passé.
Ce fut cette lettre qui l’aida à s’en rendre compte. Öta savait pertinemment que s’il attendait, il n’aurait plus le courage de s’en sortir. C’est maintenant qu’il devait bouger.
Chaque jour, il s’enfermait un peu plus dans son cocon de désespoir. La maison qui l’avait vu grandir devenait son tombeau. Il ne pouvait plus y vivre. Tous ses bons souvenirs avaient été remplacés par le dégout.
Mais il ne voulait pas retrouver David, pas maintenant. Il n’était pas prêt.
Évidemment qu’il voulait tenir sa promesse : « Je reviendrai le plus vite possible, dès que cette affaire sera mise au clair. »
Mais rien n’était clair à cet instant. Tout se brouillait dans son esprit. Il n’avait qu’une pensée qui tournait en boucle : tant que ce sentiment de culpabilité enserrerait son cœur, il ne pourrait plus regarder David en face.
Il n’avait qu’une pensée qui tournait en boucle : tant que ce sentiment de culpabilité enserrerait son cœur, il ne pourrait plus regarder David en face.
Mais peut-être que s’il retrouvait Elen ?

C’était surtout une excuse pour fuir, mais elle fit son bout de chemin dans sa tête.
C’était un moyen pour lui de soulager sa conscience, de réparer les torts de sa famille… mais surtout, c’était un cadeau qu’il rêvait de faire à son ami. David le méritait. Il était toujours celui qui se sacrifiait, qui travaillait dur pour rendre son entourage heureux. Il était temps qu’Öta lui rende la pareille.
Trouver Elen serait dur. Il n’avait que peu de pistes. Mais le blond était déterminé, peu importe le temps que ça prendrait.
L’idée de laisser son fils partir seul dans l’inconnu inquiétait Ëten. La première fois qu’Öta était parti, il était accompagné de David en qui l’homme avait une confiance absolue. Mais aujourd’hui, il était seul et son mental était au plus bas.
Ëten eut beau proposer maintes fois à Öta d’engager des personnes pour retrouver Elen à sa place, le jeune homme refusa. Il voulait le faire par lui-même.
Il accepta néanmoins d’envoyer régulièrement des lettres, et surtout de ne pas hésiter à lui demander de l’aide s’il avait le moindre souci.
C’est la gorge nouée qu’il laissa son fils partir une nouvelle fois.
Était-ce la bonne décision ?


Pendant ce temps, du côté de David, la vie suivait son cours.
Ce dernier attendait avec impatience une lettre, une réponse d’Öta. Quand allait-il revenir ? Est-ce qu’il allait bien ?
Alors, quand le messager leur fit enfin parvenir celle-ci… David était fébrile.
La lettre d’Öta était brève.
Il n’aborda pas ses récentes découvertes sur le passé de David, ni même la mort de sa mère. Tout ce qui aurait pu blesser David ou lui faire deviner son but fut tu.
Il se contenta d’expliquer qu’il serait bien plus long que prévu pour revenir, car il avait des obligations qui lui prendraient du temps.
Il savait que David interpréterait ces obligations comme étant des impératifs liés à son rang social.
Öta avait choisi soigneusement ses mots pour que son absence ne soit pas vécue comme un abandon par son ami.
David avait toujours insisté pour qu’il prenne plus au sérieux ses responsabilités, lui rappelant la chance qu’il avait d’être né dans une bonne famille, loin du besoin.
Alors en écoutant Léo lire cette lettre, il fut triste que leur séparation dure… mais surtout heureux de voir Öta suivre ses conseils.
Mais la vérité était autre. Öta n’avait plus grand-chose à faire de la noblesse. S’il se rendait bien compte de cette chance, il savait que ce n’était pas sa voie. Gérer le domaine familial, son rang social, la noblesse, la fortune… ce n’était pas ce qu’il voulait faire de sa vie.
Il ne voulait pas finir comme son père. Ëten n’était pas taillé pour ça et en avait toujours souffert. L’homme regrettait son pays natal, son village et sa vie simple d’autrefois. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’avait jamais forcé son fils à se marier et à reprendre le flambeau.
Son voyage aux côtés de David avait fait comprendre à Öta qu’il avait toujours vécu dans une cage dorée… Que le monde au-delà de ces murs était bien plus vaste et riche que tout l’or du monde !
Si son objectif était en réalité de trouver Elen pour réunir les deux frères… Öta avait aussi l’espoir d’enfin se trouver lui-même.
Ainsi dans sa lettre, il se contenta de lui adresser des mots tendres, lui souhaitant de trouver l’amour et le bonheur auprès de sa famille.
Et comme David ne savait pas lire, Öta se permit une note à Léo. Il lui expliqua brièvement son vrai but. Ainsi si Elen donnait des nouvelles ou revenait, il pourrait contacter le père d’Öta pour le prévenir.
Léo respecta le choix d’Öta et ne divulgua pas le contenu de cette note à son fils. Et comme l’avait prédit Öta, ses mots apaisèrent les inquiétudes de David.



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