- 35 - L'entrée du Creux
- bleuts
- 19 oct. 2024
- 26 min de lecture
Dernière mise à jour : 14 déc. 2024
Partie 1 - Retrouver Léo
« Nous faudra-t-il des provisions ? » demanda Öta.
Ils se trouvaient dans la petite chambre qu’il louait pour discuter des préparatifs.
« Pas vraiment. Juste de quoi tenir en cas de souci. Nous encombrer pourrait-être dangereux. On devrait pas avoir d’problème à se nourrir, entre le gibier et tout ce qui y pousse on sera tranquille.
– Il y a des animaux ?
– Ah ça, oui ! Et y’a beaucoup de végétation par endroit. Tu verras, les forêts et les lacs sont magnifiques.
– J’ai terriblement hâte de découvrir ça. »
Tyra sourit, contaminée par la détermination et l’enthousiasme d’Öta. Elle en oublierait presque les raisons pour lesquelles ils prévoyaient leur expédition.
Elle se refusait de penser à Söl et Wilfrid, préférant de concentrer sur les potentiels vivants. Elle savait qu’en se laissant pleurer, elle perdrait vite pied et sombrerait dans une humeur qui détruirait ses derniers lambeaux d’espoir.
« Donc, si je chasse je vais prendre mes outils.
– T’encombre pas.
– Oui, oui. Il nous faudra des armes aussi, je suppose ? J’ai mon arc, mais toi tu n’as rien. Aujourd’hui j’irais voir Darius pour voir ce qu’il a en réserve. De quoi as-tu besoin ?
– Darius ?
– Tu l’as déjà rencontré, c’est lui qui s’occupe de la petite Merry. Il l’a prise sous son aile, elle est son apprentie désormais.
– Oh ? C’est vrai qu’ça fait longtemps que j’ai pas vu Merry. J’me demande comment elle va.
– Dans ce cas, tu veux t’en charger ? Je vais t’indiquer où se trouve son atelier. Tu pourras prendre ce qui te convient le mieux. Par contre, interdiction de lui voler quoi que ce soit.
– Ça me va. » répondit Tyra en roulant des yeux. « Et pendant ce temps, toi tu pourrais chercher Léo ? J’ai quelques idées d’auberges en ville où il aurait pu se réfugier.
– Parfait alors.
– C’est bien beau tout ça, mais comment on entrera dans les souterrains ? » soupira Tyra. « Tous les passages que je connais sont liés au village. Je peux les emprunter seule, je suis assez discrète pour me faufiler sans être vue, mais à deux ce sera impossible.
– J’ai ma petite idée sur le sujet, mais je t’expliquerais plus tard. »

Öta s’était attendu à devoir chercher Léo dans toute la ville, à devoir rentrer bredouille et à devoir annoncer à Tyra qu’il n’avait plus aucune piste. Il s’était attendu à ce que ce ne soit pas simple. L’homme pouvait très bien avoir décidé de rentrer à VieuxBois sans attendre, ou bien avoir choisi d’être hébergé par des amis en ville.
Et bien qu’incapable d’imaginer toutes les situations possibles, Öta savait qu’il y avait une myriade de possibilités qui se dressaient en travers de son chemin.
Ainsi, lorsqu’il entra dans la deuxième auberge de sa liste il était peu confiant. Il s’attendait à ce que personne ne l’ait vu et ne puisse lui donner la moindre indication. Mais Léo s’y trouvait.
Affalé sur une table, entouré de chopes vides, les yeux de l’homme étaient fermés et ses joues rosies. Il s’était noyé dans l’alcool.
« Léo ? »
Il ne bougea pas lorsqu’Öta s’assit ses côtés pour lui secouer l’épaule.
« Vous v'nez-le chercher ? Il était temps. » fit une voix derrière lui. L’un des serveurs de la taverne le dévisageait avec mépris, les mains posés sur les hanches. « Ça fait des jours que vot pauvre père traîne ici à vous attendre.
– À m’attendre ?
– Z'êtes son fils non ?
– Non, mais on peut dire que je viens de sa part. » soupira Öta. « Je suis désolé du dérangement. Vous pourriez m’apporter un verre d’eau s’il vous plaît ? »
Öta secoua une nouvelle fois Léo, qui finit par entrouvrir les yeux. Il cligna avec difficulté avant de marmonner :
« David ?
– Non, Öta. Tiens, bois de l’eau ça te fera du bien.
– Ötaaa ? Haaaaa. Oué, ahahaha. » gloussa Léo. « J’pensais pas qu’en clamsant ce serait ton visage que j’verrais en premier. »
Lorsque l’homme se mit à rire nerveusement, au bord des larmes, Öta comprit que le chemin du retour serait très long.
« On rentre ? Où sont tes affaires ?
– Ahahaha, mes affaires ? Pffft.
– Oui, ton sac, ta bourse, ton manteau ?
– J’sais pas. J’crois j’ai tout bu. »

« Je savais que Léo avait vécu de nombreuses tragédies, mais je n’aurais jamais imaginé le voir dans cet état. Quand je l’ai rencontré il semblait si fort et confiant...
– Et pourtant. » soupira Tyra en refermant la porte, laissant Léo seul afin qu’il puisse de rendormir. « Ayel m’avait confié s’inquiéter pour lui. Il est très fragile et a déjà tenté plusieurs fois de s’ôter la vie.
– Si on le laisse seul, il va…
– Mais on ne peut pas le prendre avec nous. C’est trop dangereux. »
Öta hocha la tête. Il partageait son avis : prendre Léo avec eux n’était tout simplement pas envisageable. Et même s’ils avaient tenté de lui redonner de la force en lui promettant qu’ils allaient retrouver David, l’homme était à bout, usé par la vie et les pertes qu’il avait subies.
Il avait perdu toute notion d’espoir, car ses prières n’avaient jamais été exaucées. Voilà trop longtemps que ses proches décédaient ou lui étaient enlevés les uns après les autres.
« Tu ne connais personne qui pourrait s’occuper de lui ?
– C’est compliqué. » souffla Öta. « Que se passera-t-il si on ne revient pas, si on meurt là-bas ? Que ce soit le Refuge, Élan ou Petrus, ils pourraient effectivement l’héberger un temps, mais on ne peut pas leur imposer de le surveiller éternellement. Je ne veux pas m’imaginer qu’en cas d’échec, Léo se retrouve livré à lui-même.
– J’comprends. »
Tyra s’adossa à un mur et leva les yeux vers le ciel. La lune était très brillante ce soir et éclairait la rue de sa lueur bienveillante.
Elle n’arrivait pas à savoir si elle était inquiète ou soulagée qu’Öta prenne au sérieux les risques de leur voyage. Il n’avait tort : les chances qu’ils reviennent entiers étaient minces.
Dans ce cas, était-ce la dernière fois qu’elle voyait la lune ? Était-ce la dernière fois qu’elle voyait GemmeNoire, qu’elle arpentait ses rues ? C’était une pensée étrange et un peu effrayante.
« J’ai peut-être une idée. » marmonna Öta. « Je sais qu’il est proche de mon père, je suis tombé sur une correspondance récente entre eux. J’en étais d’ailleurs assez surpris.
– Oh ? Ëten et Léo sont amis ?
– On peut dire ça. » grimaça Öta.
Il remercia la nuit qui camouflait assez bien les touches de rose qui avaient envahi ses joues.
« Peut-être que je pourrais demander à Élan de l’emmener à Motherbois. Il connaît le chemin et voyage souvent. » continua Öta en réfléchissant. « Au moins, je sais que là-bas il serait en sécurité et bien entouré. Et le voyage pourrait lui changer les idées. Il y a de la place pour lui et il ne serait pas une gêne. Si je préviens mon père, il prendra soin de lui.
– Tu penses que Léo serait d’accord ? Il a peut-être envie de rester ici pour attendre David ?
– Léo n’a plus d’espoir. » la détrompa Öta en secouant la tête. « De toute façon, c’est décidé. Il a besoin qu’on l’aide. Je vais voir Élan tout de suite. »

Öta traversa la ville plongé dans ses pensées. Il se questionnait et réfléchissait à tout ce qu’il se passait en ce moment. Les chances pour que Tyra et lui reviennent sains et saufs de leur voyage dans le Creux étaient minces, quant à David… qui sait s’il était encore en vie ?
Öta s’efforçait de ne pas y penser, mais cette idée s’était dangereusement nichée dans un coin de son esprit. Envoyer Léo à Morthebois, loin de tous ces drames, était à ses yeux la meilleure chose à faire pour le bien-être du scribe. Il en était certain. Le savoir sous la protection de son père était le seul moyen pour Öta de partir l’esprit tranquille.
Mais il se demandait quelle décision prendre par rapport à Estelle.
Si Léo se rendait à Morthebois, alors il la croiserait sans doute et comprendrait ses origines au premier regard. Même en comptant le temps du voyage et quelques jours supplémentaires, Estelle serait encore là pour une ou deux semaines.
Il allait forcément la croiser, sauf si Ëten décidait de la lui cacher. Mais que fallait-il faire ? Lui présenter ou lui dissimuler ? Öta soupira. Peu importe, il savait que son père prendrait la bonne décision.
En entrant dans la haute ville, les pensées d’Öta se tournèrent vers Élan. Comment allait son très cher herboriste ? Que devenait-il ces derniers temps ? Öta savait qu’il pouvait compter sur lui, il n’avait aucun doute à ce propos. Élan allait forcément accepter de lui rendre service en accompagnant Léo.
Mais comment pouvait-il lui expliquer les raisons de cette demande sans aborder les problèmes dans la caste ? Sans aborder la disparation de David et la mort de Söl ?
Élan était-il déjà au courant pour les bouleversements qui avaient récemment eu lieu dans la caste, ou au contraire serait-ce à Öta d’être porteur de mauvaise nouvelle ?
Il savait qu’Élan et Söl étaient très proches. Plus d’une fois, l’homme lui avait parlé avec affection de l’ancienne dirigeante de la caste. Il l’aimait et était l’une de ses plus vieilles amies dans le pays.
Öta n’avait jamais vu cette femme, mais tout le bien qu’il avait entendu d’elle lui laissait une image positive et respectable d’elle. Il aurait aimé la rencontrer et pouvoir partager ne serait-ce que quelques mots avec elle.
Il était trop tard aujourd’hui. Öta regrettait maintenant de ne pas avoir accompagné Élan à ses entrevues avec elle.
Mais au moins, ça lui évitait la douleur de la perte. Mettre un visage sur son nom aurait sans doute rendu les choses plus difficiles. La mort d’une inconnue était plus facile à encaisser.
Öta était triste pour Tyra et Élan, mais il n’était pas en deuil.
C’est en songeant à tout ça qu’il arriva enfin devant la maison où vivait Élan. Les lumières au rez-de-chaussée et à l’étage indiquaient que des personnes s’y trouvaient. Öta toqua à la porte.
Ce fut Jol qui lui ouvrit quelques instants plus tard. Surprise, elle se figea en le fixant bêtement avant de soudain s’écrier :
« Öta ?! Oh, tu es de retour ! »
Elle se retourna aussitôt et se précipita dans la maison. Elle avait laissé le champ à Öta qui ne se fit pas prier pour entrer d’un pas tranquille et refermer la porte derrière lui.
« Papa ! PAPA !!
– QUOI ? AUSRA VIENT DE S’ENDORMIR, FAIT MOINS DE BRUIT !
– BAH NE CRIE PAS TOI NON PLUS ALORS ! ET ÖTA EST A LA PORTE !! »
Le visiteur entendit quelqu’un dévaler les escaliers et avant même d’avoir eu le temps de comprendre, se retrouva enlacé par deux bras puissants.
« Öta ! Tu m’as manqué p’tite branche !
– Élan, tu m’étouffes.
– Ah pardon. »
L’homme le lâcha soudain et recula d’un pas. Il le jaugea rapidement du regard avant de hocher la tête, relativement satisfait.
« Tu as l’air en forme.
– Oui, je reviens de Morthebois où j’étais parti quelque temps pour affaire familiale. » répondit Öta avant de rajouter rapidement : « Rien de grave, ne t’inquiète pas. Mais sortir un peu de la ville m’a fait du bien.
– Oh, je vois. Comment va ton père depuis le temps ?
– Il va beaucoup mieux. »
Élan accompagna alors Öta jusqu’au salon, suivi de près par Jol qui sautillait sur place de joie. Après tout ce qu’il avait appris ces derniers jours, c’était réconfortant d’être entouré de sourires et de joie. Il se sentait déjà un peu plus léger.
« Où est Alda ?
– Je suis là. » fit la voix de la femme.
Öta leva la tête et vit Alda descendre les escaliers d’un pas calme. Elle lui fit un sourire bienveillant avant de se tourner vers son époux et sa fille :
« Vous avez de la chance qu’Ausra et ma mère ne se soient pas réveillées, avec vos cris je pense que tout le quartier sait désormais qu’Öta se trouve ici.
– Pardon pupuce… »
Alda plissa le nez, mais ne dit rien. Son visage se détendit lorsqu’elle s’adressa de nouveau à Öta :
« Mon chéri, comment vas-tu ? Et que nous vaut le plaisir d’une visite si tardive ? »

« Je vais préparer de quoi boire pour tout le monde pendant que vous parlez ! Et chercher des biscuits ! » s’exclama Jol en quittant la pièce sous le regard attendri de ses parents.
Öta hésita. Que devait-il dire à Élan ? Devait-il commencer par le début, ou simplement omettre les détails qui pourraient le blesser ? Il soupira. C’était difficile, mais Élan méritait au moins de savoir pour Söl.
« Élan. J’ai une question à te poser.
– Oui ? Qu’est-ce qu’il y a ?
– C’était quand la dernière fois que tu as eu des nouvelles de Söl et des abarians ? »
L’homme se figea. Il perdit aussitôt son sourire et échangea un regard lourd avec Alda.
« Alors, c’est finalement arrivé ? C’est Tyra qui t’en a parlé ?
– Tu es déjà au courant ? Tu sais que Söl est… ?
– Oh bon sang. » souffla Élan. « Elle est venue me voir il y a environ deux semaines pour me faire ses adieux.
– Ses adieux ? Elle savait qu’elle allait mourir ? »
Élan hocha silencieusement la tête, les yeux brillants. Alda lui posa alors une main sur l’épaule avant de répondre à Öta :
« Söl avait des visions. Un pouvoir qu’elle affirmait tenir des dieux et qui lui permettait de lire l’avenir.
– C’était une devineresse ?
– Une sybil. » répondit Élan.
Tout s’expliquait. Lors de la discussion entre Dan et Tyra, Öta avait cru comprendre que la femme avait des visions. Mais il n’était pas certain d’en avoir saisi réellement la nature.
De peur de blesser Tyra avec des questions indiscrètes, il s’était abstenu de lui partager ses interrogations. Il avait fait quelques déductions du peu qu’il avait entendu et était rassuré de ne pas s’être trompé.
« Il y a très longtemps, elle a eu une vision au sujet de sa propre mort. » continua Élan. « Selon elle, ça devait se produire le jour où elle n’aurait plus de pouvoirs.
– Quelle horreur !
– Elle m’en avait parlé à l’époque, je me souviens que ça l’a terrifiait et qu’elle en faisait des cauchemars » souffla Élan. « Et elle est revenue sur le sujet récemment, persuadée que ce jour était arrivé. Je lui ai dit de ne pas s’en faire, que ce n’était que passager. Elle était très angoissée et fatiguée par tout son travail.
– C’est vrai qu’elle était à fleur de peau. » confirma Alda. « La pauvre était à bout de force.
– Oui. Elle a toujours été comme ça, à se ruiner la santé pour autrui. Elle ne sait… ne savait pas s’arrêter. »
Élan baissa la tête. Alda lui prit la main et il se détendit légèrement.
« Du coup c’est vrai ? C’est vraiment arrivé ?
– Je suis désolé…
– Comment ?
– Un duel. Un autre membre du village l’a défiée pour le rang de chef et… »
Les mots se coincèrent dans sa gorge et Öta ne parvint pas à finir sa phrase. Élan ferma les yeux. Des larmes coulaient le long de ses joues.
« Je vois. Elle va me manquer. »

Son chat sur l’épaule, Jol revint de la cuisine avec plusieurs tasses fumantes et un petit bol de biscuits. Elle les déposa sur la table en souriant.
« Et voilà. Quelques petites tisanes pour tout le monde ! » s’exclama-t-elle joyeusement. « Qu’est-ce que j’ai manqué ? »
Durant les quelques secondes de silence qui suivirent sa question, elle se rendit compte que l’ambiance avait changé. Son père semblait soucieux et Öta le fixait en se mordant nerveusement la lèvre. Qu’avaient-ils pu bien se dire pour perdre ainsi leurs sourires ?
« Merci, c’est parfait » répondit Alda en prenant tranquillement une tasse. « Öta a demandé un service à ton père et ce dernier hésite.
– Ah bon ?
– Il me demande d’escorter l’un de ses amis jusque Morthebois. Mais ça fait une petite trotte et…
– Oh ! Dis oui s’il te plaît !
– Quoi ? »
Jol, qui s’était assise entre temps, se releva d’un coup. Les yeux brillants, elle s’exclama :
« Je veux venir ! S’il te plaît, s’il te plaît ! Ça fait longtemps qu’on à pas voyagé ensemble, dis-oui et emmène-moi !
– Mais ?
– Papa, s’il te plaît ! Tu te souviens quand tu m’emmenais dans ton chariot pour t’accompagner lors de tes voyages ? C’était si bien ! »
Élan haussa un sourcil surpris. Il tourna la tête vers sa femme pour chercher du soutien, mais celle si secoua la tête avec amusement.
« Il semblerait que tu n’aies plus le choix mon chéri. BrancheNoire est sur le chemin, tu en profiteras au retour pour passer chez nous et nous rapporter les affaires qu’il nous manque.
– Je… euh… pourquoi pas ?
– Merci papa ! »
En se retournant pour s’asseoir, Jol fit un léger clin d’œil à Öta.

Au moment de partir, Öta fut raccompagné à la porte par Élan. Il se retourna une dernière fois et murmura :
« Dis Élan ?
– Quoi ?
– Avant de partir, je tenais juste à m’excuser. Je suis désolé.
– Désolé ? » s’étonna l’homme. « Pourquoi ?
– Pour tout. »
Öta se frotta la nuque, embarrassé. Il marmonna d’une voix peu assurée :
« J’ai pris mes distances et on ne se voyait plus trop ces derniers temps, mais j’espère qu’on pourra repasser du temps ensemble à l’avenir.
– Aaah, je vois. » sourit Élan. « T’en fais pas p’tite feuille, le plus important pour moi c’est de savoir que tu vas bien. T’auras qu’à passer nous voir quand t’auras retrouvé ton ami.
– Oui, avec plaisir. »
Öta avait répondu avec un sourire gêné. Il n’avait pas confié à Élan son départ dans les souterrains de peur de l’inquiéter. Il s’était contenté d’évoquer la disparition de David et son projet de le retrouver avec Tyra sans toutefois en préciser le lieu.
Élan avait donc imaginé qu’Öta allait fouiller la ville et les cités alentour. Après tout, pour ne s’y être jamais rendu, il n’avait que peu conscience des souterrains et de leur immensité.
« M’enfin si tu te débrouilles aussi bien qu’as notre rencontre, ton David a du souci à se faire. » ne put s’empêcher de se moquer Élan. « À mon avis ce pauvre gars est perdu à jamais.
– Comment ça ?
– C’était pas son frère que tu cherchais ? Elen ? Toujours pas de nouvelle de lui ?
– Je sais que j’ai pas assuré, tu vas me le rappeler encore longtemps ? » bouda Öta en croisant les bras. « J’ai au moins eu le mérite d’essayer ! »
Élan éclata de rire.
« Allez vas-t’en, va dormir, il est tard.
– Moui moui. »

« Je ne sais pas trop. » mumura Léo à son réveil.
Il avait écouté Öta lui confier ses plans, sans vraiment être sûr de la réponse à lui donner. C’était beaucoup de choses à assimiler d’un coup.
« Voyager jusque Morthebois et loger chez ton père ? C’est une idée, mais je ne voudrais pas m’imposer.
– Ne dis pas de bêtises. Tu ne t’imposes pas, c’est nous qui te proposons ça.
– Et David nous tuerait si on te laissait seul. » ajouta Tyra en frissonnant. « T’imagines sa réaction autrement ? "Hé, David, on est venu t’chercher, mais par contre on a abandonné ton père !" Non merci. J’tiens à mes fesses, moi. »
La réponse de Tyra fit naître un petit sourire sur le visage de Léo, qui hocha doucement la tête.
« Ainsi, Léo. » continua Öta. « Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le au moins pour le charmant postérieur de madame.
– Oh ? Tu trouves mon postérieur charmant ? »
Léo continua de sourire, amusé par les échanges de ces deux là. Il attrapa sa tasse pour en boire une gorgée. Öta lui avait servi une sorte de potion à bases d’herbes fortifiante dont il avait déjà oublié le nom. Le goût était un peu amer, mais pas désagréable.
C’était étrange de se dire qu’Öta était un herboriste et guérisseur aujourd’hui. Il avait bien changé, ce petit noble naïf et rêveur.
Léo les contempla du coin de l’œil sans vraiment s’impliquer, plongé dans ses pensées. Une fois passé l’étonnement de savoir Öta à GemmeNoire, Léo n’avait pu s’empêcher de scruter chaque changement s’étant opéré en lui.
Sa voix était posée et ses gestes fermes. Il avait acquis de l’expérience et parlait avec assurance. Ce n’était clairement plus le garçon innocent qui avait autrefois toqué à sa porte en compagnie de David, les yeux emplis d’étoiles.
Il avait perdu son insouciance, et si son regard n’était plus aussi lumineux qu’autrefois, les récents événements n’en étaient clairement pas la seule cause. Qu’avait-il vécu ces dernières années ? Et surtout… pourquoi ses yeux étaient-ils verts ?
Dans ses souvenirs ils étaient bruns, ou peut-être un peu noisette, mais en aucun cas d’un tel vert intense. Léo fronça les sourcils, agacé. Sa mémoire lui jouait des tours et il n’aimait pas ça.
« C’est bien beau tout ça, mais nous avons à faire. » annonça Öta, faisant brusquement sortir l’homme de ses pensées. « On ne peut malheureusement pas traîner plus longtemps. Vous êtes prêts ? »
Léo hocha la tête et se leva pour prendre sa cape. Il l’enfila en écoutant Öta expliquer :
« Léo, on va t’accompagner jusque chez Élan, mais on n’entrera pas. Je me connais, autrement je ne pourrais pas m’empêcher de perdre du temps en discutant avec lui et il me tiendra la jambe toute la journée.
– Ne t’en fais pas. Je m’en sortirais. » répondit-il en feignant l’assurance. « J’ai hâte de rencontrer l’homme qui t’a pris sous son aile, il a fait du bon travail.
– Je t’en prie, ne lui dis jamais ça ! » paniqua Öta. « Il est déjà assez insupportable comme ça..
– Ah d’accord, je crois que je vois le genre. »
Ils quittèrent la chambre d’Öta quelques minutes plus tard et lorsqu’un peu moins d’une heure après, le groupe se sépara dans la haute ville, Léo ne put s’empêcher de souffler à l’oreille d’Öta :
« Avant de partir, je voudrais juste te féliciter.
– Me féliciter ?
– Tyra et toi. C’est surprenant, mais vous êtes superbes ensemble. Je vous souhaite beaucoup de bonheur.
– Oh. Je… euh… » bredouilla Öta en détournant les yeux. « Merci.
– Revenez-nous entier, d’accord ? Que je puisse de nouveau te retranscrire une des énigmes de Tyra.
– C’était toi ? »
Léo lui fit un clin d’œil. Après un dernier signe d’au revoir, il s’engouffra dans le jardin de la maison laissant Öta et Tyra seuls. Tyra, qui était accroupie pour vérifier une dernière fois qu’elle n’ait rien oublié dans son sac, tourna la tête vers Öta et demanda :
« Il a l’air d’aller mieux, tu n’trouves pas ?
– Ce n’est qu’une façade, il simule bien. J’espère qu’il tiendra le coup.
– Je croise les doigts. » répondit Tyra en se relevant.
Elle ajusta son sac sur son épaule avant de de demander :
« Alors c’est décidé ? T’es sûr de toi ? On y va ?
– Oui. À partir de maintenant, on improvise. J’aurais aimé qu’on prenne le temps de discuter des souterrains avant, mais je crois qu’on a bien assez tardé ainsi.
– J’suis de ton avis. J’expliquerais tout sur place, t’en fais pas.
– Merci.
– Du coup, on entre par où ? »

Partie 2 - A la recherche d'une entrée
« Du coup, on entre par où ? »
Öta commença à marcher et Tyra lui emboîta aussitôt le pas. Il répondit, embarrassé :
« Je ne suis pas du tout sûr de moi. J’espère ne pas me tromper.
– J’suis sûre que c’est par la bibliothèque. Je me souviens que tu m’avais parlé d’une entrée là-bas.
– Oh. Tu as bonne mémoire. » fit Öta, impressionné. « Mais non. L’entrée de la bibliothèque est scellée.
– Si c’est qu’une question de sceau, tu sais que —
– Quand je dis scellée, c’est qu’ils ont construit un mur pour la boucher. » la coupa Öta. « Alors à moins que tes dons te rendent capable d’exploser la roche, je doute qu’on puisse s’y faufiler. Et c’est pareil pour l’entrée du château. Tous les passages recensés dans les livres sont fermés. »
Tyra grimaça. Effectivement, ça compliquait un peu les choses. Pourtant, son idée n’était pas mauvaise et avec un peu de poudre elle était certaine de pouvoir tout faire exploser. Mais elle n’était pas sûre que Öta apprécie l’idée de détruire les fondations de la bibliothèque.
« Comme tu le sais, j’ai échangé plusieurs lettres avec Dame Eléanore. » expliqua alors Öta en s’arrêtant. « Elle n’a jamais accédé à mes demandes d’accès aux passages officiels, mais en relisant notre correspondance je me suis souvenu qu’elle m’avait conseillé en réponse quelques lieux à visiter.
– Comment ça ?
– Des endroits dans la ville où l’on trouve encore vestiges des ruines de l’ancienne cité. Entre autres, certaines parties des égouts datent de cette époque. En m’y rendant, je n’y avais trouvé rien de bien intéressant, mais…
– Mais ? »
Öta soupira.
« Mais quand tu m’as conseillé de regarder plus loin que mes livres et de chercher des passages cachés dans les ruines, ça m’est revenu en tête. Je n’avais pas cherché lors de ma première visite, et contrairement à toi je ne peux pas ressentir les choses cachées. Mais peut-être qu’avec un peu de chance… ? »
Tyra hocha la tête, faisant mine de comprendre alors qu’elle ne se souvenait absolument pas de lui avoir donné ce conseil.
« Je vois. Mais pourquoi aurait-elle fait ça si elle t’a refusé l’accès aux passages officiels ?
– Connaissant la réputation de Dame Eléanore, je ne serais pas étonné que ses conseils soient pour elle un moyen détourné de m’offrir une piste vers des entrées méconnues.
– Oh. Je ne sais pas trop. Tu penses vraiment qu’une figure d’autorité nordante ferait ça ?
– Si je puis me permette, Dame Eléanore se fiche bien des règles. Elle est responsable de la culture, pas des lois. Et elle s’est déjà attiré de nombreuses fois des ennuis ce sujet.
– Dit comme ça… »
Öta sourit.
« Du coup, que dirais-tu d’une petite excursion dans les égouts ?
– Pourquoi pas ? Comment refuser une proposition aussi romantique ?
– Je te préviens cependant, l’odeur est assez insoutenable.
– Ce ne sera jamais pire que les latrines de mon village. »

« J’crois que je vais vomir.
– Tu comprends mieux pourquoi je n’étais pas très motivé à chercher la première fois que je suis venu ? »
Tyra et Öta s’étaient engouffrés dans les égouts à la recherche des lieux évoqués par ce dernier. En plus du canal, ils devaient éviter les trous et les fossés avec difficulté.
L’odeur y était insoutenable, et bien qu’ils parvenaient relativement à s’y habituer, ils n’avaient plus qu’une seule hâte : en finir.
« Là. Regarde. » fit Öta en levant sa lampe.
Il désignait une alcôve dans la pierre. Tyra plissa les yeux, l’obscurité des égouts l’empêchant de bien voir le mur. Lorsqu’Öta s’en approcha plus encore, elle finit par distinguer des motifs. Il s’agissait de peintures en partie effacées par le temps, accompagnées de motifs de tourbillons et cercles qui lui rappelaient ceux qu’elle croisait parfois dans les souterrains.
« Ah oui, t’as raison.
– Tiens. » fit Öta en lui donnant sa lampe. « Tu vois ou tu sens quelque chose d’intéressant ?
– Difficile à dire. »
Tyra grimaça. Ses sens étaient tourmentés par les relents nauséabonds qui les enveloppaient. Elle posa une main sur le mur et ferma les yeux.
« Effectivement, c’est un passage. Mais pas vers les souterrains. Je crois qu’il y à une pièce de l’autre côté.
– Une pièce ?
– Oui. C’est fermé par la même magie que nos passages. Je peux l’ouvrir si tu veux, ça devrait pas poser d’problème.
– Tu saurais faire ça ?
– Je l’ai jamais fait encore, mais dans ma famille on se transmet la technique pour les ouvrir et les fermer. Tu sais, c’est mes aïeux qui ont ouvert le passage dans la forêt. C’est par là que mon peuple est arrivé.
– Je me demandais justement quand et comment vous aviez fait pour y entrer à l’origine.
– Disons que mon arrière-grand-mère était très forte. »
Öta hocha la tête. Il recula, laissant de la place à Tyra. Elle déposa sa lampe à ses pieds et tira de sa ceinture une belle dague. Il s’agissait de l’arme qu’elle avait achetée à Darius. C’était un bel outil, bien plus pratique et efficace pour se défendre que la petite lame qu’elle cachait dans ses chaussures.
« Avant toute chose, c’est tellement dégoutant ici que si j’attrape une saloperie et que j’en meurs, je veux une belle cérémonie et un grand feu pour mon corps.
– Oui, tout ce que tu voudras.
– Et des fleurs, plein de fleurs pour m’accompagner jusqu’aux dieux. »
Elle se mit alors à fredonner dans une langue étrange semblable à un sifflement. De sa main intacte, elle traça plusieurs symboles de son sang sur la porte. Ils semblèrent légèrement briller avant de disparaître.
Sa fine coupure se referma immédiatement et elle agita la main en grimaçant, se retenant difficilement de s’essuyer sur ses vêtements.
Il y eut soudain un grondement et le mur de pierre s’ouvrit. Öta et Tyra échangèrent un regard. Cette dernière ramassa alors la lampe et entra dans la pièce.
« Tu viens voir ? »
Öta ne se fit pas prier et lui emboîta le pas. L’air y était sec et poussiéreux. Tyra ne s’était pas trompée. Il s’agissait d’une pièce sans autre issue. À l’intérieur, sous des couches de saleté se trouvaient quelques paillasses. Des pots cassés, des outils rouillés, quelques tissus abîmés… mais rien de plus.
« On dirait une chambre. C’est sans doute là que dormaient des gens.
– Il n’y a rien d’intéressant ici.
– Mais au moins, on sait maintenant qu’il y a des choses cachées dans les égouts. On continue ?
– Oui. La prochaine n’est pas très loin. J’espère juste que ce ne sera pas encore une chambre. »
Mais le souhait d’Öta ne se réalisa pas. La pièce suivante était presque identique à la première, si l’on omettait la présence de ce qui pouvait s’apparenter à des ossements à l’intérieur.
« On dirait qu’ils ont été enfermés vivant. Regarde la porte, ils ont essayé de la casser ou de la bouger. Je sens encore les traces de sang dessus, ils se sont écorchés vifs pour tenter de sortir.
– C’est horrible. » souffla Öta, qui fixait les restes avec un mélange d’effroi et de fascination. « On va continuer, hein. »
Ils ouvrirent ainsi plusieurs portes, qui menaient toujours vers des chambres. Öta savait que la ville avait été construite au-dessus des vieilles fondations et que les égouts dataient de l’ancienne époque, mais c’était étrange à réaliser que ce lieu avait autrefois abrité des gens.
Au fil des heures ils s’enfoncèrent plus profondément jusqu’à atteindre la partie sous le château. Les couloirs des égouts changèrent progressivement, mais toujours pas d’entrée. Du moins, jusqu’au moment où Tyra s’exclama :
« Là ! Là, j’en suis sûre il y a des escaliers de l’autre côté. »

Tyra avait vu juste. Au-delà du mur qu’elle avait repéré se trouvait un escalier s’enfonçant profondément sous terre. Ils entamèrent leur descente avec appréhension, se demandant ce qu’ils allaient bien pouvoir découvrir au bout.
« Tu as fait beaucoup de magie, tu es sûre que ça ?
– T’en fais pas. » répondit Tyra. « Je dirais pas non à un p’tit somme, mais sinon rien d’bien méchant. Ouvrir des portes ça paraît impressionnant, mais c’est très peu fatigant lorsqu’on connaît la "recette" d’origine.
– J’imaginais ça différemment. Je suis presque déçu.
– Désolé. » répondit Tyra en haussant les épaules. « Imagine ça comme une poterie. C’est plus facile de briser une cruche que d’la fabriquer.
– Ah, je vois. C’est plutôt comme défaire un tricot en tirant sur le bon fil ? Si tu fais ça bien, ça vient tout seul.
– Ouais voilà, exactement. »
Ils continuèrent de descendre durant un temps interminable. Mais plusieurs fois, ils furent confrontés à de petites complications. À différents endroits, les murs ou les escaliers s’étaient en partie affaissés, les forçant à sauter ou à se faufiler dans des passages étroits.
« On va moins rire au retour. » murmura Tyra. « J’ai pas hâte.
– Je ne veux pas y penser. »
Mais par chance, ils parvinrent toujours à passer. Le chemin continuait, encore et encore, les guidant toujours plus profondément dans les tréfonds.
« Dis Tyra, comment à réagit David la première fois qu’il a dû entrer dans le Creux ?
– Il était terrifié. On l’entendait se disputer avec Ayel, ça résonnait jusqu’au village. J’aurais jamais pensé sa voix capable d’autant monter dans les aigus.
– J’aurais aimé voir ça. » sourit tristement Öta. « J’aurais aimé être avec lui. Tu sais, pour moi c’est un rêve d’enfance de venir ici.
– Pas sûr que t’aurais apprécié. On lui a fait prendre le chemin des invités.
– Le chemin des invités ?
– Ouais. Une entrée qu’on ouvre que pour les visiteurs. En général, on les pousse à s’y rendre avec un parchemin envoûté. C’est mon frère qui les réalise, il est doué pour ça. » grimaça Tyra. « Ils se croient seuls, mais sont surveillés tout du long. Mais c’est surtout là qu’on a viré la plupart des décombres qui traînaient sur notre territoire avant notre arrivée. Du coup c’est pas super accueillant comme entrée.
– Je comprends mieux. Pour — »
Öta ne termina pas sa phrase. Tyra s’était figée devant lui et il manqua de peu de la heurter.
« Qu’est-ce qu’il y a ?
– On arrive au bout. Je le sens.
– Tu le sens ?
– La magie des souterrains. C’est encore faible, mais elle est déjà là. »

Öta se redressa aussitôt, aux aguets. Ce n’était pas la première fois que Tyra évoquait cette magie sans détailler le fond de sa pensée. La curiosité le tiraillait. Mais il eut beau se concentrer, il ne sentit rien. C’était frustrant de savoir Tyra capable de voir des choses qui étaient invisibles pour lui.
Il revint à lui lorsque Tyra attrapa la manche de sa tunique pour le forcer à se baisser. Elle s’était assise dans les escaliers et avait sorti sa dague.
« Installe-toi, j’vais te protéger.
– Me protéger ?
– Ouais. La magie des souterrains est dangereuse et peut te faire perdre la tête. Elle t’attire vers la mort. Au niveau du village elle est faible, alors on craint rien, mais rien ne dit qu’on ne va pas débouler en terre hostile. On est entré par le château, c’est loin d’notre territoire. »
Öta cligna des yeux, surpris. Il comprenait mieux pourquoi Tyra n’avait pas souhaité aborder le sujet avant. C’était effrayant.
« Ferme les yeux. »
Perdu, il se laissa faire. Il sentit alors Tyra lui tracer un symbole sur le visage en sifflant. Ses doigts étaient doux et la sensation étrangement agréable. orsqu’elle eut fini, il rouvrit les yeux. Durant quelques secondes, son regard se troubla et il se sentit plus éveillé que jamais.
« Voilà. J’vais devoir le renouveler plusieurs fois, mais ce sceau va te protéger.
– Tu fais ça souvent ?
– Non. C’est une bonne protection, mais elle use beaucoup d’énergie alors on ne s’en sert qu’en cas d’urgence. » expliqua Tyra, tout en reproduisant les marques sur elle-même. « Ça ne vaudra jamais un masque.
– Un masque ? Je me souviens t’avoir entendu en parler avec Dan, de quoi s’agit-il ?
– Un artisanat d’mon village. On fabrique des masques à partir de ceux qu’on récupère sur les ogres et dans les décombres. » répondit fièrement Tyra. « Ça nous protège d’la magie des souterrains et ça fait peur aux Sylènes.
– Quoi ? »
Öta eut un brusque mouvement de recul, faisant sursauter Tyra. Les yeux écarquillés, il la fixait avec horreur. La jeune femme frissonna. Que se passait-il ? Avait-elle dit quelque chose de mal ?
« Öta ?
– Vous… vous dépouillez les ogres ? »
Soudain, Tyra comprit. Elle avait complètement oublié la fascination et l’admiration d’Öta envers les ogres. Elle avait oublié qu’à l’instar de David, il les considérait comme d’anciennes divinités, des ancêtres autant à craindre qu’à respecter. Tyra porta les mains à la bouche en réalisant tout cela. Elle bredouilla :
« Je… on fait ça pour se protéger.
– Vous protéger ? En profanant les ogres ? »

Öta se releva soudain. Sous le choc, il dévisagea Tyra.
« Oh bon sang. Bon sang, bon sang, bon sang. » marmonna-t-il en paniquant. « Dames, pardonnez-nous, pardonnez-nous, pardonnez-nous.
– Je suis désolée… »
Öta serra les poings en inspirant profondément pour se forcer à garder son calme. Il sentit la nausée l’envahir et l’angoisse le prendre. Sa poitrine était comme comprimée, écrasée par un poids immense.
Lorsque Tyra tendit une main vers lui, il recula aussitôt. Ce n’était qu’un réflexe sur le coup de l’émotion, mais le regard blessé de Tyra lui pinça le cœur. Elle n’était pas responsable de sa culture et des actes de son village. Il ne pouvait pas la blâmer pour ça. Mais le choc lui faisait mal. Atrocement mal.
« Merde… merde, merde. » souffla-t-il. « Je suppose que ce ne sont pas les seules choses que vous avez profanées ? Les Dames doivent être en colère, pas étonnant que… que…
– Que quoi ? » tiqua Tyra, sur la défensive. « Qu’est-ce que tu insinues ?
– Je… rien. Ce n’est pas ta faute. Le mal est fait, n’en parlons plus. »
Il s’appuya sur le mur en fermant ses yeux perlés de larmes.
« J’ai juste besoin de quelques minutes, je n’arrive plus à respirer. Je… je…
– Hé. Ça va ? »
Cette fois, Öta se laissa faire lorsque Tyra s’approcha de lui. Elle lui caressa le dos, ne sachant pas comment agir pour l’aider à se calmer. Il tremblait, son cœur battant si vite et si fort qu’elle pouvait le sentir à travers ses vêtements.
« Shhht. Assieds-toi, on fait une pause d’accord ? Respire doucement, ça va aller. »
Öta hocha doucement la tête.
« Dès que je le récupère, j’vais rendre mon masque, d’accord ? J’y toucherais plus, c’est promis. »
Ils n’abordèrent plus jamais le sujet des masques après ça.

Öta avait mis du temps à reprendre son calme et le voir dans cet état avait profondément troublé Tyra. Elle se souvenait des réticences de David lorsqu’il avait dû chercher un masque lors du rite de passage. L’hésitation et la peur dans ses yeux, suivi de la fierté d’avoir eu le courage de le toucher.
Qu’avait-il dit à l’époque ? Que ceux qui osaient déranger les ogres dans leur sommeil étaient maudits pour l’éternité, ou quelque chose comme ça ?
Était-ce pour ça qu’Öta avait paniqué ? Pensait-il que le village de Tyra était maudit ? Était-ce ça qu’il avait insinué ?
Elle plissa le nez, agacée, en continuant de descendre. Mille et une pensées se bousculaient dans son esprit et elle avait tant de peine à y voir clair qu’elle faillit ne pas remarquer qu’ils étaient parvenus au bout du chemin.
Elle s’arrêta. Öta, qui était resté silencieux et distant jusqu’alors, s’avança et demanda :
« On est arrivé ?
– Je crois. »
Tyra leva sa lampe pour mieux voir le mur. Ce n’était pas scellé comme à l’entrée du couloir, il y avait un fin passage. En y regardant de plus près, c’était comme si un gros rocher avait été posé là pour cacher l’entrée sans vouloir pour autant la bloquer.
« C’est étroit, mais on devrait pouvoir réussir à passer. » murmura Tyra en dégainant sa dague. Elle tendit la lampe à Öta et ajouta : « J’y vais en première et tu attends pour me suivre. Je vais vérifier qu’il n’y ait aucune mauvaise surprise de l’autre côté. »
Il hocha la tête et la regarda disparaître avec inquiétude. Au bout de quelques minutes, elle souffla de l’autre côté :
« C’est bon, on est seuls je pense. Tu peux venir. »
Öta eut du mal à se faufiler avec ses cornes et ses affaires, mais parvint finalement à s’extraire de l’autre côté. Il sortit en titubant et marmonna :
« Bon sang, j’ai cru que j’allais y laisser une corn — »
Öta ne termina pas sa phrase. En levant les yeux, il découvrit le paysage autour d’eux. Ils étaient dans une forêt ? Le souffle coupé, il laissa tomber doucement ses affaires avant de s’avancer, le regard brillant.
« Wouah. »

Tyra sourit, attendrie par sa réaction.
« C’est magnifique. » souffla-t-il en s’approchant d’un arbre pour admirer les petits champignons brillants qui poussaient dessus. « Je n’imaginais pas qu’on y verrait aussi clair. Je n’avais jamais vu ça.
– Tu parles des plantes lumineuses ? Il y en a partout dans les souterrains, ça remplace le soleil. C’est doux et chaleureux comme l’étreinte d’une mère.
– Fascinant. » murmura-t-il. « Il faudra absolument que j’en ramène pour les étudier.
– Désolé, les plantes meurent quand on tente de les sortir des souterrains. On a déjà essayé, la nature ici est différente d’en haut et ne survit pas ailleurs. »
Öta ronchonna, déçu. Il se promit d’essayer tout de même, par curiosité. Découvrir toute une flore différente de ce qu’il connaissait réveillait ses instincts d’herboriste.
« C’est dommage qu’Alda ne soit pas là. Elle serait folle de joie dans un endroit pareil.
– Alda ? Et pas Élan ?
– Alda est passionnée par les plantes. Elle vit pour elles. » expliqua Öta avec un petit sourire. « Alors qu’Élan il les aime surtout pour l’argent que ça peut lui rapporter. Si tu me dis qu’on ne peut rien, sortir d’ici, alors ça le frustrerait plus qu’autre chose. »
Tyra répondit par un petit rire. Elle replaça la lanière de sac et fit un signe de tête à Öta.
« On ne devrait pas traîner, je te propose qu’on avance un peu et qu’on se trouve un coin où s’installer pour la nuit. On partira demain.
– Il est tard ? Comment tu arrives à distinguer l’heure qu’il est ?
– La lumière. Elle varie selon l’heure. Tu verras, demain on y verra plus clair.
– Mais ça ne vous perturbe pas d’avoir toujours de la lumière ?
– Au village on à installé des lampes et on régule nous-même. Pour la faune, j’en sais rien. Je suppose qu’ils ont l’habitude. »
Öta hocha la tête. Il regarda autour de lui avec curiosité et crainte.
« Tu sais où on est ? Par rapport à ton village, on ne risque rien ?
– On est hors du territoire des veilleurs. Ça, c’est sûr. » répondit Tyra en fronçant les sourcils. « Je n’ai pas eu beaucoup d’occasions de m’aventurer hors de nos frontières, alors je ne sais pas trop. Mais je crois que nous ne sommes pas loin du camp de Gahan.
– Le camp de Gahan ?
– Oui. L’endroit où elle s’était cachée et où on se retrouvait pour se voir. » répondit Tyra, les yeux brillants. « On devrait peut-être commencer par là. David y a peut-être laissé un indice à mon intention.
– Tu crois ? Ce n’est pas dangereux ? Tu ne penses pas que les personnes à ses trousses chercheraient par là en premier ?
– En dehors de David et moi, il n’y avait que deux personnes au courant de l’emplacement du camp. Söl et Mylen. Et selon Dan, Mylen a disparu avec les autres. Je pense qu’on ne craint rien.
– Dans ce cas, je te suis. » répondit Öta.
Il n’avait pas tout compris, mais qu’importe. Il fallait bien commencer les recherches quelque part après tout.
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