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- 07 - Le passé d'Ayel

  • bleuts
  • 27 nov. 2024
  • 18 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 4 jours

Partie 1 - L'enfance d'Ayel


Depuis un moment, David se questionnait. Ayel était quelqu’un de très sociable. Il s’entendait plutôt bien avec tous les membres du village.


Mais son seul proche était Luc, son meilleur ami. Un jeune homme que David ne connaissait pas très bien. Chaque fois que Luc venait rendre visite à Ayel, David n’osait pas lui parler.


Cependant, Ayel devait bien avoir une famille… Des parents ? Peut-être un frère ou une sœur ? Où étaient-ils ?


Peut-être qu’Ayel n’était pas né dans le village. Peut-être que sa famille vivait loin ? Il voulait tout savoir de lui, de son histoire. Alors un soir, David prit son courage à deux mains et lui posa la question.



Ayel ne s’attendait pas à ce que David pose cette question. Ce n’était pas un sujet facile à aborder, car il remuait de vieux souvenirs. Mais il décida de lui répondre. Il ne pouvait pas lui demander de s’ouvrir, si lui-même ne faisait pas l’effort de parler. Ils s’installèrent au coin du feu et Ayel inspira :


« Laisse-moi te raconter mon histoire. »



C’est dans le village de Cerfblanc qu’Ayel naquit de parents meuniers. C’était un garçon très calme qui ne voulait jamais être séparé de son père. Toujours collé à lui, il aimait le regarder travailler.


Mais le destin en décida autrement. La séparation fut brutale. Un hiver rude apporta avec lui la maladie et le village fut accablé par une épidémie. De nombreuses familles furent brisées cette année-là et Ayel perdit ses parents.


Il n’avait que cinq ans lorsqu’il devint orphelin. Son principal souvenir d’eux était leurs corps allongés avec les autres cadavres, un instant avant qu’ils ne brulent.



Étant trop jeune pour se débrouiller seul, Ayel fut confié à une famille du village. Mais il ne fut pas heureux.


On parlait de lui comme de « l’orphelin ». Sa nouvelle famille ne le considérait pas comme leur enfant et même s’ils n’étaient pas mauvais avec lui, il ne se sentait pas à sa place parmi eux.


On comprenait dans leur manière de se comporter qu’ils n’avaient pas envie de s’occuper de cet enfant. La dirigeante du village avait fait le choix de leur imposer, car personne n’était volontaire.


Son seul réconfort était ce petit pain chaud que la boulangère lui offrait de temps en temps. Elle était douce et gentille et lui caressait la tête comme sa maman le faisait autrefois.



Durant les années suivantes, Ayel passa le plus clair de son temps à trainer dans le village avec le fils de la boulangère, Luc. Petit à petit, son caractère évolua. Il n’était plus ce petit garçon discret et apeuré d’autrefois. Pour exprimer sa détresse, il commença à agir mal.


Il n’apporta que des problèmes à ses gardiens. Il volait, martyrisait les autres enfants et se montrait insolent. Le seul qu’il n’embêtait pas était Luc, envers qui il était très protecteur.



Ayel n’était ni dupe ni bête. Il entendait ce que les adultes disaient de lui. Et ça le blessait. Alors, il se sentait encore plus incompris. Abandonné et seul.



Les années passèrent et Ayel fut en âge de devenir apprenti. Tous les enfants avaient déjà trouvé un maître pour les éduquer, sauf lui. Contrairement aux autres, il n’avait pas de parent pour lui transmettre le savoir familial.


Personne dans la famille qui l’accueillait n’avait envie de lui donner sa chance. Un apprentissage durait des années et des années, aucun n’avait le courage de supporter le garçon aussi longtemps.


Il n’avait pas de passion. Pas d’avenir. Et entre sa rage et sa détresse, il n’avait aucun espoir.


Tous pensaient que le garçon ne trouverait jamais sa voie et que sa destinée était de finir le paria du village. Ce qui arrivait à ceux qui ne trouvaient pas de maître ou qui échouaient dans leur apprentissage. C’était rare, mais réel.



Mais à leur grande surprise, quelques jours avant l’équinoxe, un homme se porta volontaire. L’homme se nommait Edhy et était ébéniste.


Originaire du village, il avait longtemps vécu loin de celui-ci, enchaînant les voyages. Il était revenu récemment, décidé à enfin se poser. Il n’était pas très apprécié, beaucoup le considéraient comme un vagabond qui avait préféré abandonner les siens pour parcourir la campagne.


Mais comme il était le demi-frère de la dirigeante, tout lui était toujours pardonné.


Au début, Ayel n’était pas enchanté d’être confié à cet homme. Le jeune garçon avait le sentiment qu’être associé à une personne aussi atypique ne pouvait qu’accentuer son exclusion. Mais il changea d’avis. Il était étrange, déstabilisant.


Prévenant.



Les mois, puis les années passèrent encore. L’influence de son maître aida Ayel à apaiser la colère qui grondait dans son ventre.


Il devint plus calme. Certaines de ces bêtises cessèrent, mais il adorait toujours autant encore embêter les plus jeunes. Bien que ce ne soit plus aussi violent. Il s’entendait même plutôt bien avec eux.


Ayel commença également à voir Edhy comme un modèle. Presque comme un père… même s’il n’osait pas l’avouer.


Edhy était une personne très joyeuse et positive. Il l’encourageait, il le poussait à se donner à fond. Ayel, qui n’avait jamais vécu ça auparavant, était déstabilisé par sa confiance. Et comme l’avait deviné l’homme, le jeune garçon découvrit qu’il adorait tout ce qui était manuel. Ça lui permettait de se couper du monde et de se donner à fond.


Et surtout de dépenser toute cette énergie qu’il gaspillait autrefois dans son mauvais comportement.



Edhy était une personne très sociable, qui passait beaucoup de temps dans les tavernes à festoyer avec ses amis. Il lui arrivait souvent de confier son atelier à son apprenti, réapparaissant bien des jours plus tard. Beaucoup voyaient ça d’un mauvais œil, mais Ayel lui adorait profiter de ces moments de paix.


C’est ainsi qu’il rencontra Léo. Ce dernier était un ami de son maître, qui partait souvent en vadrouille avec lui. Quand ça arrivait, on lui confiait la garde de son fils. Un petit garçon du nom d’Elen.



Mais Ayel avait surpris plusieurs fois Léo et Edhy ensemble, dans des positions impliquant des relations plus qu’amicales.


S’il n’avait jamais osé leur parler de ça, il avait longtemps imaginé qu’ils étaient des amoureux se cachant pour protéger un lourd secret. Toute une histoire de complot, de passion, de passé mystérieux…


Quelle ne fut pas sa déception, bien plus tard, quand il comprit qu’ils prenaient juste du plaisir… pour le plaisir ?



Partie 2 - L'enfance d'Elen.


David buvait les paroles d’Ayel. Il était soulagé de pouvoir partager avec lui une partie de son passé. Mais dans ce passé, il y avait Elen.


Si David n’avait jamais osé poser trop de questions sur son frère, de peur de déranger ou de remuer certains souvenirs, il comprit que le moment était propice pour aborder le sujet.


« Bien sûr. » sourit doucement Ayel. « Mais je vais être sincère à son sujet. Pardonne-le, il était encore jeune. Ce n'était qu'un enfant. - Ayel ? »



Quand ils se rencontrèrent, Elen était déjà un garçon turbulent et boudeur. Léo lui pardonnait toutes ses bêtises. Il était bien trop heureux d’avoir retrouvé son fils pour oser ne serait-ce que de le remettre en place.


Elen n’avait de ce fait pas l’habitude d’être grondé ou puni. Quand un adulte le gardait et tentait de lui donner des ordres, il se braquait et piquait une crise.


Mais Ayel n’était pas encore un adulte. Les bêtises, c’était son domaine ! Sortir la nuit, barbouiller la maison des gens méchants, casser des trucs sans se faire prendre… il s’y connaissait.


Il avait beau s’être un peu calmé, il n’était pas pour autant un ange. Surtout quand son maitre était absent. Il y avait plein de moyens de s’amuser. Les deux garçons, malgré la différence d’âge, s’entendirent donc très bien dès le début.



En grandissant, Ayel devint le confident d’Elen. Le garçon passait beaucoup de temps chez lui, répétant qu’il était la seule personne à le comprendre. Il fuguait parfois pour rejoindre l’atelier et voir Ayel.


Il était en constante opposition avec son père, avec qui il se disputait souvent. Léo était bien trop gentil, il n’arrivait pas à hausser la voix sur Elen et laissait couler à chaque fois. Il endurait les colères de son fils sans riposter.


Léo répétait sans cesse qu’il avait « confiance en lui ». Il pardonnait toutes les bêtises et les insultes. Même quand il fuguait, Léo ne le grondait pas. Jamais. Et chaque fois, Elen n’en était que plus blessé. Tout ce qu’il voulait de lui, c’était une réaction.


« Ma seule famille, c’est mon grand frère ! Un jour, je le retrouverai et je n’aurai plus besoin de Léo. »



Lorsqu'Ayel présenta Elen à son groupe d’amis, ce dernier s’intégra très rapidement. Il était bien plus jeune que les autres, mais son côté provocant et rebelle plaisait. Il n’arrivait jamais les mains vides, trouvant toujours un moyen de voler quelque chose à Léo. De l’alcool, de la nourriture, des bijoux…


Et il n’était jamais en manque d’idées pour s’amuser. Le groupe d’amis se retrouvait régulièrement la nuit, à la barbe de tous. Il y avait une clairière dans la forêt entre les deux villages qui leur servait de repère. Ils y cachaient leurs trésors.


Lors de leurs soirées, ils buvaient, se racontaient des histoires… Des couples se formaient et se séparaient. Rien que les maitres du village auraient accepté s’ils avaient appris l’existence de ces nuits.


Et Elen, bien qu’il soit le plus jeune, était l’un de ceux qui buvaient et profitait le plus. Après tout, il n’avait rien à craindre, même s’il l’apprenait, son père n’aurait jamais le cran de le punir.



Cacher cette information à David n’était pas une bonne idée… alors Ayel continua son récit. Il ne dépeignait pas le plus beau portrait d’Elen, mais il voulait qu’il sache la vérité.


Sous l’influence du groupe et de certains amis, le garçon avait rapidement perdu son innocence.


Ayel regrettait de ne pas avoir été plus attentif, trop occupé à gérer ses propres relations et son apprentissage pour voir à quel point il avait changé. Elen enchainait les conquêtes, encore et encore. Et il voulait absolument qu’Ayel rejoigne son tableau de chasse.



Le comportement d’Elen devenait de plus en plus problématique. Comme certains de ses amis, Ayel avait définitivement cessé ses bêtises en grandissant.


Il comprenait qu’il était adulte et qu’il avait des choses plus importantes à faire. Mais d’autres n’avaient pas mûri et continuaient de poser de graves problèmes au village.


Ayel s’inquiétait de voir Elen sombrer sous leur influence, s’enfoncer plus profondément dans ses vices et ses mauvaises fréquentations. Il buvait beaucoup, avait de relations avec des personnes malsaines et ne prenait même plus la peine de rentrer chez lui.


Il l’avait surpris plusieurs fois, dans des positions ne laissant aucun doute sur ses activités. Mais Elen s’était toujours braqué quand Ayel tentait de le mettre en garde. Aucun des membres du groupe restant n’avait fini son apprentissage et s’ils ne se reprenaient pas rapidement, le village risquait de les bannir.


Les maitres en discutaient déjà entre eux, agacés de leur désinvolture. Il ne voulait pas ça pour son ami. Ayel n’acceptait pas que personne ne fasse attention au garçon. Il était si jeune et influençable ! Ce n’était qu’un enfant.



Ayel parlait régulièrement de ses craintes à Léo. Il ne supportait plus de voir ce dernier rester inactif, acceptant chaque erreur de son fils. Il devait faire preuve de plus de fermeté.


Ayel lui avait répété maintes fois, et ce depuis des années. Il connaissait bien le sentiment de colère et d’incompréhension qui animait le jeune homme, pour avoir vécu la même chose dans son enfance. Mais Léo ne savait plus quoi faire. Il avait tenté de le punir, de le gronder, de se mettre en colère… en vain.


Toutes ces années à ne rien faire, à détourner le regard, lui avait sapé le peu d’autorité qu’il possédait encore sur lui. Quoi qu’il fasse, il était déjà trop tard. Ils ne parvenaient plus à dialoguer.



Les mois passèrent. Malgré les tentatives d’Ayel pour tendre la main à Elen, rien ne changea. Rien ne s’arrangea.


Et un jour, le jeune homme disparut. Il avait emporté avec lui son sac, ses vêtements et ses maigres économies. Derrière lui, il n’avait laissé qu’une lettre à son père.


Elen y expliquait qu’il ne voulait pas finir ses jours dans un village qu’il n’avait jamais aimé, qu’il n’avait aucune intention de poursuivre et finir son apprentissage et surtout qu’il n’avait aucune envie d’être retrouvé.


Il ne se sentait pas chez lui ici. Il y avait également une note griffonnée plus bas, s’excusant de son comportement. Depuis quelque temps, il commençait à réaliser le mal qu’il faisait autour de lui. La douleur qu’il apportait à ses proches.


Après la lecture de cette lettre, Léo fut ravagé par la tristesse. Quelques mois auparavant, son ami Edhy était décédé. Et aujourd’hui, son fils l’abandonnait. La nouvelle le terrassa.


Ayel quant à lui ne perdit pas de temps et avec l’aide de Luc, il arpenta la région à la recherche d’Elen. En vain. Il n’avait laissé aucune trace, comme volatilisé.



Léo, Ayel et Luc décidèrent alors tous les trois de cacher la vérité. S’ils ne faisaient rien, le départ d’Elen serait vu comme une trahison impardonnable par le village. S’il revenait un jour, il serait châtié durement. Ou pire.


Officiellement, Léo expliqua donc qu’Elen était parti pour continuer les recherches de son père et de son grand-père avant lui. Même si cette version impliquait un voyage non autorisé, la noblesse de sa quête rendait son acte pardonnable aux yeux du culte.


Son départ peina plus de monde qu’il ne l’aurait imaginé.


Avec le temps, Léo sembla s’habituer au départ d’Elen. Mais, était-ce vraiment le cas ? Non.

Il était en plein déni. Léo s’était persuadé qu’Elen reviendrait, que dans quelque temps il serait de nouveau là à le rabrouer, un petit sourire grognon au bout des lèvres.


Les semaines puis les mois avaient beau passer, Léo n’en démordait pas. Ce n’est qu’une question de temps, répétait-il encore et encore. Il reniait l’existence du vrai contenu de la lettre, il en arrivait même à croire le mensonge qu’ils avaient inventé de toutes pièces. Pour lui, c’était la seule vérité.


Ayel avait beau tenter de le raisonner, rien ne fonctionnait. Léo ne voulait pas croire que son fils était définitivement parti. Alors Ayel avait fini par se convaincre que c’était mieux ainsi. Au moins, Léo gardait le sourire.



Voilà un moment que toute cette histoire pesait sur le cœur d’Ayel. David était en droit de savoir la vérité, celle que Léo reniait.


Au cours des précédents mois, Ayel avait tenté plusieurs fois d’aborder le sujet. Mais il s’était toujours découragé, de peur de la réaction de David.


Et en voyant son visage se décomposer au fil de ses mots, Ayel avait douté. Était-ce vraiment le bon moment pour lui en parler ? Cela ne risquait-il pas de blesser David ?


Mais il était trop tard pour reculer. David ne disait rien. Mais ses yeux criaient. Tant d’émotions se bousculaient dans sa tête !


Il avait d’abord été triste, l’enfance d’Ayel était touchante et révoltante à la fois. Il ne serait jamais douté que l’homme était orphelin. Puis la tristesse avait été remplacée par de l’amusement. Imaginer le roux en petit voyou était très drôle. Étonnamment, il le visualisait parfaitement dans ce rôle.


Ayel n’était pas aussi sage qu’il le montrait, il l’avait remarqué depuis longtemps.


La gêne avait ensuite pointé, la relation entre Edhy et Léo n’était pas quelque chose qu’il aurait voulu savoir. Il préférait éviter d’imaginer Léo ainsi, surtout maintenant qu’il commençait à vraiment le considérer comme un père.


Cependant imaginer un petit Ayel les surprendre était très amusant !

Et enfin, vint l’enfance d’Elen.


Tout ce qu’il avait imaginé, la construction mentale qu’il s’était faite de son frère, était tombé en poussière.


Il n’avait aucun souvenir net du garçon. La seule chose qui l’avait aidé à ne pas l’oublier, c’était la certitude de son existence. Il s’y était accroché, pour ne pas sombrer quand son moral était au plus bas. Pour pouvoir tout supporter.


Alors, il avait remplacé ces souvenirs manquant par son imagination.


Il l’avait idéalisé, espérant qu’il soit une version « meilleure » de lui, moins cassée par la vie et plus innocente. Un petit frère adorable, qui le réveillerait la nuit pour lui parler des monstres sous le lit.


Sa première idée d’Elen avait été balayée lors de sa rencontre avec Léo. Après avoir entendu parler de lui de la bouche de son père, son jugement avait changé. L’image du petit frère timoré avait été remplacée par celle d’un garçon, un blagueur, casse-pieds et adorable à la fois. Une sorte de second Öta.


Mais Elen n’était rien de tout ça. Les mots d’Ayel lui avaient fait l’effet d’une douche froide.


On lui brossait maintenant le portrait d’un petit frère plein de qualités, mais irrespectueux, égoïste, ayant sombré dans de nombreux vices. Un garçon dont l’innocence n’avait peut-être jamais existé.


Il ne savait pas quoi penser. Il ne savait pas comment réagir. Il faudrait du temps à David pour accepter cette réalité. Et pour réaliser que, contrairement aux dires de Léo, il ne reviendrait pas. Léo.


David avait d’abord ressenti de la colère, en comprenant qu’il lui avait menti durant tout ce temps. Qu’il lui avait fait miroiter l’idée de revoir son frère, alors que ça n’arriverait pas ! Puis la colère avait été remplacée par de la peine.


En écoutant Ayel lui parler de la douleur de Léo, de son déni, de son état mental… il ne pouvait juste plus lui en vouloir.


Comment aurait-il pu ? Tant de pensées, de mots qui se mélangeaient dans son esprit ! Et ses lèvres qui ne voulaient pas les libérer…


« Je vais bien. Ça va aller… » furent les seuls mots qu’il parvint à lâcher, sous le regard inquiet et fatigué d’Ayel.


Ils finirent par s’endormir là, l’un contre l’autre.



Partie 3 - Quand le passé nous rattrape.


Après cela, la vie reprit son cours. L’apprentissage de David avançait bien. Il s’améliorait de jour en jour, même si ses progrès en lecture restaient légers.


Plus le temps passait et plus il tenait fermement sa plume. Il pouvait passer des heures à recopier les symboles que lui apprenait Ayel ; réussir à produire quelque chose le rendait très fier.


Depuis quelque temps, ils avaient également commencé à en apprendre plus sur le métier d’Ayel. Ce dernier lui enseignait comment manier les outils et leurs usages. C’était passionnant. David avait soif d’apprendre.



David passait beaucoup de temps à s’occuper des chats d’Ayel. Il s’était particulièrement lié d’affection à Borgne, le plus jeune des deux. Il faut dire qu’il était très collant, toujours à vouloir des câlins. Il venait ronronner et réclamer de l’attention dès que David travaillait.


Et ce dernier n’avait aucun moyen de résister à l’adorable bestiole.



Malgré tout ça, David continuait de se torturer. Ses doutes n’avaient pas disparu, il apprenait simplement à faire avec.


Il intériorisait. Il aimait Ayel, plus que tout. Mais il continuait de penser qu’il n’était pas assez bien pour lui, qu’il ne méritait pas ce bonheur et qu’un jour tout ça lui serait retiré.


Alors il souriait et profitait un maximum de ces moments de bonheur. Après tout, rien ne disait qu’ils n’étaient pas éphémères.



David et Ayel dormaient souvent ensemble, lovés l’un contre l’autre. Les nuits étaient froides dans le Nord. Mais rien de sexuel ne s’était passé entre eux… et David appréhendait le moment où Ayel voudrait aller plus loin.


Il essayait de se convaincre qu’ils devaient le faire. Que c’était un passage obligatoire. Qu’au moment venu il devrait prendre sur lui et laisser Ayel faire ce qu’il voulait. Même s’il avait peur.


Sa seule expérience du sexe, c’était ce qu’il avait vécu. Ce que la mère d’Öta lui avait infligé. Son viol.


Avant qu’elle n’abuse de lui, il ne s’était jamais intéressé à l’acte. Il savait depuis très jeune comment ça fonctionnait, mais n’avait jamais ressenti l’envie de le faire. Et après toutes ces violences…


Il assimilait l’acte à de la douleur, de la honte, à quelque chose de sale… Il était terrifié à l’idée de revivre ça.



Mais avec étonnement, Ayel ne semblait pas décidé à franchir la limite. Certains soirs, alors qu’ils l’embrassaient tendrement, David avait l’impression qu’Ayel voulait plus. Mais à chaque fois, il coupait court à l’échange.


Pourquoi ?


David ne savait plus quoi penser ni ressentir. Il était rassuré lorsqu’il voyait qu’ils n’iraient pas plus loin. Rassuré de savoir qu’il ne souffrirait pas ce soir-là. Mais il était aussi troublé.


Pourquoi ? Pourquoi Ayel n’insistait pas ?


Mille questions se mélangeaient au soulagement. Des questions qui ne faisaient qu’accroître le mal-être de David, qui ne réalisait pas qu'en réalité, Ayel ne savait simplement pas comment agir.


David était une personne difficile à cerner. Il était très discret sur son passé et sur ses sentiments. Il n’aimait pas parler de lui. Mais quand ils s’embrassaient, il était passionné, câlin et amoureux.


Il n’hésitait plus à prendre les devants, à quémander un baiser ou à enlacer Ayel. Une boule d’amour. Mais quand Ayel allait un peu trop loin, toute sa passion s’envolait. David devenait comme une poupée de chiffon. Son regard perdait son éclat, devenant résigné… teinté de peur.


Il se laissait alors juste faire. Comme s’il s’agissait de monter à l’échafaud et d’attendre que tout soit fini. Ayel l’avait remarqué, il n’était pas aveugle. Mais lui aussi avait peur. Peur qu’en posant trop de questions, qu’en obligeant David à se confier… il finisse par le blesser plutôt que de l’aider.



Ayel décida de demander conseil. Il hésitait à parler à David, car il avait peur qu’en le confrontant et qu’en posant trop de questions ce dernier se braque et soit blessé. Ayel avait besoin qu’on lui dise, qu’on le rassure et qu’on le pousse à faire le premier pas.


Il savait au fond de lui qu’il devrait parler à David d’une manière ou d’une autre. Mais il avait besoin de l’entendre. Alors il donna rendez-vous à Hem, le Shaman du village.


Hem était toujours là pour soutenir ceux qui avaient besoin de se confier, sa sagesse et ses connaissances n’étaient plus à prouver. Et surtout, il savait garder le silence. Après tout, la relation entre David et Ayel était encore secrète. Seul Luc, le meilleur ami d’Ayel, était au courant.


Hem ne répétait jamais les secrets des villageois. Et Ayel avait totalement confiance en lui.



Ce n’était pas la première fois qu’Ayel venait se confier à l’homme. À la mort de son maitre, il l’avait aidé à faire son deuil et à avancer. Il lui avait enseigné de toujours aller de l’avant.


De même, lorsqu’il avait eu des problèmes avec son précédent compagnon et qu’il avait vécu une violente rupture, Hem avait été là pour le guider. Alors ce jour-là, Ayel discuta longuement avec lui.


Hem n’avait pas le droit de divulguer les secrets des personnes qui se livraient à lui. De ce fait, il ne pouvait pas aborder le passé de David, il ne pouvait rien lui révéler de ce que le jeune homme lui avait dit bien des mois plus tôt.


Car seul David pouvait le faire.


« Mais comment veux-tu qu’il se confie à toi, si toi-même tu ne te confies pas à lui ? »



Ces mots tournèrent en boucle dans la tête d’Ayel. Ce n’était pas du tout la réponse qu’il aurait voulu entendre, mais elle le fit beaucoup réfléchir.


Il pensait que David était sensible, qu’il lui faudrait beaucoup de temps pour aller de l’avant. Il reportait tout sur lui, se disant que si leur couple avançait peu, c’était à cause de son passé.


Mais Ayel n’avait jamais réalisé qu’il avait également un travail à faire sur lui. En y repensant, il se rendait compte qu’il se confiait peu à David. Il n’était pas étonnant qu’il ne lui parle pas ce qui le tourmentait, Ayel ne lui avait jamais montré l’exemple.


Certes, ils avaient évoqué une partie de son passé ensemble, mais ce n’était pas l’initiative d’Ayel. C’était David qui avait fait le premier pas. Qui avait posé les questions. Ayel avait été soulagé de parler, mais sans David il ne l’aurait peut-être pas fait. Et maintenant qu’il s’en rendait vraiment compte, il se trouvait stupide.


Évidemment que David ne lui parlait pas de ce qui le troublait ! Évidemment qu’il prenait sur lui. Ils étaient beaucoup trop semblables. David et lui agissaient de la même manière. Ils fuyaient ce qui les faisait souffrir, tentant de faire croire qu’ils allaient bien.


Tenter de cacher un passé douloureux, faire comme si ça n’existait pas, c’était exactement ce que faisait Ayel en refusant de parler de parler de sa précédente relation.



Un soir, Ayel prit son courage à deux mains. Il se lança. Même s’il ne se sentait pas prêt à partager son passé, il devait parler à David.


« Il y a quelque chose que je dois te dire. C’est important. »


Le cœur de David manqua un battement. Ayel était sérieux, plus qu’il ne l’avait jamais été.


« Je ne te forcerais jamais à avoir de relation sexuelle avec moi. Je sais que tu penses que c’est nécessaire dans un couple, mais tu as le droit de dire non si tu n’en as pas envie. Tu as le droit de m’en parler, tout comme tu as le droit de garder tes raisons pour toi. » murmura-t-il, sa voix se cassant tandis qu'il ajoutait : « Tu as le droit de refuser, tout comme j’en avais le droit… »


Et soudain, Ayel craqua.



David l’enlaça au moment même où il fondit en larme. Il resta longtemps dans ses bras. Il s’excusait, répétant qu’il était désolé de pleurer, qu’il était égoïste. Ses larmes ne tarissaient pas. Il avait l’impression qu’aucun de ses mots n’avait de sens.


« Je ne te forcerais jamais. Je ne veux pas voir la peur dans ton regard, seulement la confiance… j’aurais voulu faire ça bien, te montrer que j’étais quelqu’un qui pouvait te soutenir et t’aider… mais finalement c’est toi qui m’aides… »


David ne dit rien, lui caressant la tête tendrement. Les mots d’Ayel le touchaient. Mais il ne voulait pas y penser. Pas maintenant. Pourtant…


Leurs larmes se rejoignirent.



Finalement, ce soir-là ils ne parlèrent pas plus. Ils restèrent l’un contre l’autre, sans mot dire. La tunique de David mouillée de leurs larmes mélangées.


Voilà longtemps que les deux hommes n’avaient pleuré devant quelqu’un, qu’ils n’avaient pas simplement lâché prise.


Pour David, voir Ayel dans une telle situation de faiblesse… c’était comme un choc. Il ne l’avait jamais vu comme ça. Le roux était toujours souriant, heureux et doux… De son sourire se dégageait une aura de sécurité. Il en devenait presque inaccessible.


Alors, le voir ainsi aussi vulnérable et tourmenté… David se rendait compte d’une chose : ils étaient beaucoup plus semblables qu’il ne le pensait.



Le lendemain, David ne cessa de ressasser les mots d’Ayel. La phrase qu’il avait lâchée avant de craquer, il ne l’avait pas oublié… au contraire. Quand il l’avait entendue, son cœur avait raté un battement.


Même s’il avait pensé tout ce temps que ce n’était qu’un espoir idiot, il avait tant rêvé de l’entendre.... et il avait toujours du mal à y croire. C’était forcément irréel, non ?


Ayel n’allait pas le forcer, il n’allait pas l’obliger à aller plus loin s’il ne le souhaitait pas… C’est du moins ce qu'il lui avait dit. Mais encore fallait-il que David lui confirme qu’il avait vu juste.


Alors il inspira profondément et se lança. David ne se confia pas sur son passé. Il n’en était pas capable, pas encore. Mais il expliqua à Ayel qu’il ne se sentait pas prêt à aller plus loin. Qu’il n’avait jamais ressenti d’attirance pour l’acte et que ça lui faisait peur.


Il n’arrêtait pas de s’excuser entre chaque phrase, espérant qu’Ayel lui pardonne d’être différent. Il l’aimait tant, il ne voulait pas tout gâcher entre eux ! Il se sentait si bien avec lui. Heureux.


David s’en voulait de ne pas pouvoir apporter à Ayel ce qu’il attendait. Mais Ayel le rassura. L’amour ne se résumait pas qu’à ça, il y avait bien d’autres moyens de l’exprimer et de s’aimer. Car aimer, c’était aussi accepter son compagnon et le soutenir.


Ils avaient encore un long chemin à faire avant de pouvoir construire quelque chose de solide entre eux.


Mais aujourd’hui, ils avaient fait un grand pas en avant.







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