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PARTIE XVII : HIVER

 

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Juillet 702
Savais-tu que les femmes de Guadrevin n'ont pas le droit de sortir
de leur château ? Elles n'ont aucun contact avec d'autres hommes,
hormis Feths et moi.
Nous nous relayons de temps à autre pour vérifier qu'elles vont bien
et pour les punir si elles tentent de fuir.
En général, elles savent très bien s'entraider et gérer leur propre
domaine ensemble.
Elles sont comme une grande famille.
Je pense que c'est le cas, en y réfléchissant...
Elles sont toutes sœurs, mères et même ancêtres les unes des autres.
Ça me brise le cœur de devoir tuer celles qui désobéissent.
Je sais à quel point leur vie est horrible.
Elles restent cloîtrées ici, en attendant de pouvoir porter un enfant.
Quand elles sont enfin pleines, elles ont le droit de sortir de temps
en temps. Mais Guadrevin ne les touche quasiment plus.
Il est las.
Parfois, il se passe deux ou trois ans sans qu'il ne les visite.
Les pauvres deviennent folles.
Je crois qu'elles tombent amoureuses entre elles.
Elles se consolent.
J'en ai honte, mais quand tout va mal pour moi, je me sers d'elles
comme de souffre-douleur.
Leur faire du mal est si simple que je ne peux pas résister.
Elles ont peur de moi et j'aime ça.


Août 702
Je n'ai toujours aucune nouvelle de Scelia et Khüd.
J'aimerais retourner près de la source, voir s'ils ne sont pas partis
dans cette région.
Mais y retourner me fait peur.

Décembre 702
Tous ces tracas, cette haine, cette violence.
Je rêve d'une société où la paix serait le pilier.
Notre cité n'est qu'un amas de blessures sanglantes.
Nos règles sont générées par la loi du plus fort.
Nous nous détruisons.


Octobre 702
Nous avons décidé qu’octobre serait le mois des attributions.
J'ai de moins en moins de temps pour m'occuper des enfants.
Du coup, nous avons instauré un système de « maîtres ».
Chaque enfant est confié à un maître, qui l'éduque vingt ans durant
pour faire de lui un parfait membre de notre cité.
Il lui dévoile les secrets de son métier et lui apprend nos coutumes.
Nous avions déjà commencé à suivre ce principe, mais c'était assez
brouillon.
Maintenant, tout est parfaitement organisé.
J'ai choisi mon apprenti.
Je ne sais pas quel métier je lui apprendrai, car je suis le seul dieu
qui continue de faire ce qui lui chante.
Mais ce petit est plein de ressources.
Il se nomme Jace. C'est l'enfant de Feths et Elena.


Décembre 702
La fête annuelle était décevante.
Sans Scelia, le théâtre est moins vivant.
Nous tentons de reprendre ses idées, mais nous tournons en rond.
Voilà des années que le public s’amoindrit.
D'ici dix ans, plus personne ne viendra voir les représentations.
J'essaye de créer les histoires, mais je ne connais que la violence et
la douleur.
Mes contes sont brutaux. Ils ne nous transportent pas.
Ils ne font que nous éclater la dure vérité au visage.
Pourquoi ne suis-je pas capable d'imaginer le bonheur ?


Février 703
Guadrevin me demande sans cesse. Et j'accours.
Je l'aime tant que chaque minute passée à ses côtés fait battre mon
cœur.
Je l'aime, je l'aime, je l'aime.


Mars 703
Mon amour pour Guadrevin ne disparaît pas.
Voilà presque six-cents ans que je l'aime.
Plus encore qu'au premier jour.
Il est froid, égoïste, profiteur et manipulateur.
Mais il restera mon unique amour. Pour toujours.


Avril 703
Nous adorons accrocher des plumes dans nos cheveux.
Elles symbolisent la liberté, le courage et le retour à la nature.
Je doute que nous soyons libres.
Mais les plumes sont si belles…


Juin 703
Savais-tu que nous pouvons prendre la forme de notre animal totem ?
Nous le faisons rarement, car nous considérons que cette part de
nous même doit rester à l'intérieur de notre âme.
Nos parents nous ont enfantés dans un corps d'Elfe.
Alors, pourquoi tenter d'en changer ?
Je n'ai pris la forme d'un pélican que deux fois.
La première fois, pour m'habituer à ce nouveau totem.
La seconde pour voler.
Je ne me suis jamais senti aussi libre.
J'avais envie de battre des ailes jusqu'au bout du monde.
C'est aussi la raison qui nous pousse à ne jamais abuser de notre
don. Nous pouvons nous perdre.
Oublier qui nous sommes et devenir un animal.
Retourner à la vie sauvage.
Notre ami Iroh en a fait les frais.
Il passait tant de temps sous la forme d'un serpent qu'il s'y est perdu.
Il est bloqué ainsi depuis des années.
Seul Guadrevin peut communiquer avec lui maintenant, car ils
partagent le même totem.
Je crois que si je restais bloqué, seul mon amoureux me manquerait.
La vie d'un oiseau est magnifique.


Août 703
J'aime sentir son souffle sur mes lèvres.
Ses mains sur mon corps.
J'aime me sentir en lui. J'aime le sentir en moi.
Nos destins sont liés.


Octobre 703
Je n'ai jamais reproché à Guadrevin de voler nos dons.
Mon imagination est faite pour être partagée.
Même si sans elle, je me sens vide.
Il ne me reste que quelques bribes de ce qu'autrefois j'appelais ma
fierté. Il ne m'a pas tout volé.
Seulement la partie qui concerne mon cœur et mes sentiments.
Je suis encore capable d'offrir ce bonheur aux autres.
Je ne suis pas le seul à avoir été victime des vols de Guadrevin.
Il a tenté de s'en prendre à son frère.
Ce dernier est entré dans une rage folle et un combat incroyable
s'est déroulé entre eux.
Depuis, Guadrevin vole les mourants et les sacrifiés.
Retourner à la lune sans son don doit être horrible.
Quand nous nous réincarnerons, nos âmes seront incomplètes.


Décembre 703
Jace, mon apprenti, me dévore du regard.
Je fais mine de ne rien remarquer, mais il n'est pas discret.
Il passe chaque minute à contempler mon corps.

C'est gênant.


Janvier 704
Je continue de chercher Khüd et Scelia. En vain.
Je m'aventure de plus en plus loin de la cité, dans les forêts et
vallées sauvages.
Je trouve parfois des traces, mais rien ne m'assure qu'il s'agit d'eux.
Nos enfants sont de plus en plus nombreux à partir fonder leurs
propres cités. Nous tentons de les en empêcher, mais nous n'en
avons pas la force. Leurs fuites sont discrètes.
Un jour ils sont là, le lendemain leur couche est vide.


Mars 704
Hier Guadrevin m'a encore répété qu'il ne m'aimait pas.
Je ferme les yeux et je tente d'oublier ses mots.
Je préfère me laisser porter par le désir.


Juin 704
Feths et moi avons longuement discuté.
Il pense qu'il ne se remariera jamais.
Il est encore touché par la disparition d'Elena.
J'ai tenté de le consoler, mais je ne sais pas trop comment agir.
Il reste froid et dur. Il ne peut s'empêcher de me rabaisser.
Mais je n'oublie pas que, malgré notre séparation, nous restons
mariés. C'est étrange à dire. Feths est mon mari.


Août 704
Jace a tenté de m'embrasser. Je l'ai repoussé.
Il m'idéalise depuis que je l'ai sauvé de Guadrevin.
Jace avait tenté de s’introduire dans la demeure des femmes.
C'est un défi très courant chez nos enfants ces dernières années.
Sauf que le petit a réussi.
Guadrevin et moi, nous nous y trouvions.
Si je n'avais pas été là, le petit aurait été pendu.
Depuis, il s'agrippe à moi. Il me regarde sans cesse.
Et ces dernières années, il devient insistant.
Que devrais-je faire ?


Octobre 704
Un hiver froid, long et rude s'annonce.
La neige recouvre la cité depuis un mois.
Nous sommes dans un pays chaud, alors nous n'avons pas l'habitude
de telles températures. Les hivers sont rarement blancs et la neige ne
dure que quelques heures.
Jamais nous n'avions eu un froid aussi violent.
Nos couvertures ne sont pas assez nombreuses, alors elles passent
en priorité aux dieux.
Feths et moi nous sommes descendus en ville.
Nous sommes entrés dans les chaumières et avons volé chaque pièce
de tissu assez chaude pour protéger Guadrevin et ses femmes.
Nous avons dû tuer les hommes qui se rebellaient.
Les mères criaient pour que leurs bébés puissent rester au chaud.
Elles pleuraient à nos pieds.
Elles toussaient.
Je crois que nous sommes tous fous.


Novembre 704
Une épidémie sévit.
Les cadavres et le sang se mélangent à la neige dans les rues de la
cité. Personne n'ose les toucher. La maladie provoque la folie.
Nos enfants sont fiévreux. Ils délirent. Ils toussent.
Ils meurent d'agonie. Nos remèdes sont inutiles.
Nous avions déjà eu des épidémies.
Ça me rappelle de mauvais souvenirs.
Nous ne pouvons rien faire, hormis rester au chaud avec Guadrevin.
Son château est le lieu le plus sûr.
Aucun malade ne peut en franchir les portes.
Nous les laissons mourir là.
Si un homme commence à se sentir fiévreux, nous le jetons du haut
des remparts.
Les personnes qui s'accumulent à la porte sont les cibles de nos
archers.
Ce sera un très long hiver.


Décembre 704
Nous ne ferons pas de fête annuelle.
Guadrevin est de mauvaise humeur.


Janvier 705
Tout est glacé. Je ne sais pas s’il reste des vivants en ville.
Tout semble si calme. Je ne bouge plus de la chambre de Guadrevin.
Je passe mes journées nu collé à lui pour profiter de son corps
chaud. Régulièrement les servantes nous apportent des bouillottes
que nous coinçons dans le lit. Nous sommes fatigués.
Nous ne faisons rien. Juste dormir et attendre, l'un contre l'autre.
Parfois, nous prenons des remèdes à base de plantes pour nous
donner des forces.
Nous avons peur de tomber malades.


Février 705
Je m'ennuie. Feths ne tient pas en place et s'occupe de gérer le
château pendant que nous sommeillons. Son don lui est utile.
Je l'envie. Je sais qu'il ne tombera jamais malade.


Juin 705
Finalement, la neige commence à fondre.
Nous sommes sortis et avons séparé la ville en deux.
Les malades d'un côté, les sains de l'autre.
Nous avons fait exécuter chaque personne infectée.
Leurs corps sont empilés, nous allons les brûler.
Guadrevin grince des dents.
Chaque personne commençant à se sentir mal les rejoint dans
l'heure.


Juillet 705
Ces derniers temps je suis fatigué.
Rythm a remarqué mon changement de comportement.
Il me trouve plus silencieux, moins joyeux.
Mes yeux sont cernés et mes épaules basses. Je suis déprimé.
Entre l’épidémie qui nous a touchés cet hiver et la disparition de ma
fille bien-aimée, je ne sais pas comment trouver le temps de sourire.
Scelia me manque tant.
J'ai eu un nouvel enfant de Gaya, il y a quelques années.
Un petit garçon nommé Samh.
Mais je ne m'occupe pas de lui. Je l'ai confié à Dejh.
J'ai sans cesse peur de m'attacher à lui.
Qui sait ce que le destin lui réserve ?
Il finira sans doute agressé, mutilé, violé, puis mort.
Je ne veux pas souffrir plus.


Août 705
Rythm insiste pour que je m'en aille quelque temps.
Mais où ? Je n'ai toujours pas confiance en moi pour survivre loin
de la cité. Du moins, pas plus de quelques jours.
Mais cette idée me plaît.
J'hésite.


Septembre 705
Guadrevin m'a encore fouetté.
C'est la goutte qui a fait déborder le vase.
J'ai pris mes affaires et je suis parti sans dire au revoir à personne.
Qu'ils aillent se faire voir !


Octobre 705
Prendre mon journal est la meilleure idée que j'ai eue.
Si je ne croise pas âme qui vive, je me sentirai rapidement seul.
Au moins, je pourrai me relire. Même si je doute en avoir le temps.
Le monde est si beau en dehors de nos frontières.


Novembre 705
Je me suis installé au bord du lac où nous avons passé les plus beaux
jours de notre vie, Guadrevin et moi.
Je me sens seul, mais je profite de l'eau. Elle est glacée.
Je me sens vivant. Je parle avec les oiseaux. Je chante la nuit.

 

Décembre 705
J'ai repris la route.
J'ai dépassé la source où mes bois ont disparu.
Je n'ai pas pu m'empêcher d'aller y jeter un coup d’œil.
Nostalgique.
Le gardien m'interdisait de me baigner, alors je me suis posé au bord
de l'eau et j'ai admiré les couleurs pures des caves.
Mes bois me manquent.


Janvier 706
J'ai construit une hutte dans une vallée.
Non loin d'une rivière dans la forêt.
J'ai de la chance de ne pas avoir besoin de me nourrir à l'excès.
Je ne suis pas des plus doués.
Je vais y passer le reste de l'hiver.
Le temps est clément, mais j'ai toujours cette peur de me faire
surprendre par la neige.
La peur de tomber malade.
Je crois que je commence à avoir peur de la neige.
Le moindre flocon me donne des frissons.
Scelia avait peur de la neige, elle aussi.


Février 706
Je retrouve les souvenirs de mon enfance.
Vivre ainsi, loin de la cité, en ne dépendant que de la nature.
Je me remémore nos soirées au coin du feu.
Les leçons de Guadrevin.
À cette époque, il était comme un père pour nous.
Si protecteur et doux.
Je me demande ce qui l'a fait changer ainsi ?


Mars 706
Dans un mois, je pense, je repartirai.
Toujours tout droit.
La nuit je rêve de mes enfants.


Mai 706
Je suis tombé sur un village. Là où certains de nos enfants se sont
établis. Ils étaient surpris de mon arrivée. Et en colère aussi.
J'ai cru qu'ils allaient me tuer.
Puis, après leur avoir expliqué le but de mon voyage, ils se sont
détendus Maintenant, je les aide. Ils vivent bien ici.
Ils ont établi des règles admirables pour protéger tout le monde.


Juillet 706
Ils ne sont pas plus de deux cents dans le village.
Ils forment des familles soudées et saines.
J'aime bien leurs règles, même si je les trouve étranges.
Je vais t'en citer quelques-unes.


« Il est interdit de blesser, tuer ou torturer un membre de la cité.
Toute personne manquant à cette règle doit être jugée par le village
lors d'un vote. »


« Il est interdit de prendre un enfant, un membre de sa famille ou
une personne non consentante pour époux. »


« Le viol ou toute forme d'agression sexuelle est passible de mort ».


Et d'autres dans cette idée.
Guadrevin et Feths seraient morts depuis des siècles ici.


Septembre 706
Voilà un an que je suis parti.
Je me demande si je manque à mes compagnons.
J'ai décidé de descendre plus au sud.
Les villageois m'ont indiqué plusieurs lieux où trouver d'autres
fuyards. Je me demande si je croiserai des personnes que je connais.
Je ne pense pas que je t'écrirai.
Pas avant longtemps.

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