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PARTIE XIX : MONTAGNE

 

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Mars 716
Souvent Amha s’absente la nuit quand elle pense que je dors.
J’entrouvre les yeux pour la regarder sortir sur la pointe des pieds.
Elle revient toujours avant l’Aube.
Je ne sais pas ce qu’elle fait, mais ça ne me rassure pas.
Je ne comprends pas pourquoi elle ne m’en parle pas.
Je n’ose pas lui demander.
Maintenant que nous avons cette harmonie si paisible entre nous,
je ne veux pas la briser avec mes questions incessantes.


Avril 716
Hier, un déluge s’est abattu sur nous.
Une pluie comme j’en avais rarement vu.
Je parle au passé, mais elle continue en ce moment même.
Nos plantations sont noyées. La cabane pleure à chaque recoin.
Et moi, j’ai peur que mon journal prenne l’eau.
Il est déjà bien abîmé. Du coup, je le garde sans cesse sur moi.
Amha dit que je le protège comme si c’était mon enfant.
Elle a raison. Ce journal est la trace de mon passé.
Alors que je perds mes souvenirs d’antan, je garde une trace de ce
que j’ai ressenti dedans. Ma mémoire me joue tant de tours que
j’ai l’impression d’être une autre personne.
Je crois que je ne suis pas le seul dans ce cas-là.
Des centaines d’années de souvenirs accumulées dans nos têtes,
ce n’est pas facile à garder au propre.


Juin 716
Je prévois de suivre Amha, une nuit prochaine. Je suis las de la voir
se faufiler hors de notre domaine pour s’aventurer, sans moi, dans
les ténèbres. Que fait-elle ? Rejoint-elle des amis ? Un amant ?
Si elle en aime un autre, je ne m’en remettrai pas.

Juillet 716
J’ai suivi Amha. Elle s’aventure dans la forêt.
J’aurais voulu aller plus loin, mais j’ai peur.
Je lui ai toujours promis de ne pas dépasser cette limite.
Que dira-t-elle si je trahis sa confiance ?
Je l’ai regardée se faire engloutir par la nuit, un pincement au cœur.
Sa présence me manque.
J’aimais tant la serrer dans mes bras et dormir en sachant que celle
que j’aime se trouvait à mes côtés.


Août 716
Il fait une chaleur terrible.
Cette année, les éléments ont décidé de nous en faire voir de toutes
les couleurs. J’espère que cet hiver ne sera pas trop froid.
Je suis tout moite. Amha râle souvent, car elle n’aime pas quand
nos peaux se collent avec la chaleur.
Je dois bien avouer que moi aussi, je ne suis pas adepte de cette
sensation. Mais les câlins sont primordiaux !


Septembre 716
Je continue de raconter l’histoire de notre peuple à Amha.
Tous les soirs, avant de se coucher.
Elle est passionnée par mes dires.
Maintenant qu’elle comprend comment fonctionne l’écriture,
elle veut écrire aussi. Pas un journal. Non.
Un livre sur notre histoire, la culture de mon peuple.
Elle dit qu’il sera utile à nos descendants.
Ou que si un jour, les Elfes s’éteignent, il restera une trace de ce
que nous avons été. Je trouve ça fantastique.
Mais l’idée de disparaître me fait peur.
Je n’ai pas envie de mourir.
Je n’y ai jamais réellement pensé, mais un jour il y aura une fin.
Quand ?
Comment ?
J'ai peur.


Décembre 716
J’ai décidé de traverser la forêt. J’ai tenté maintes fois de faire
comprendre subtilement à Amha que je savais pour ses escapades.
Mais elle faisait la sourde oreille.
Elle faisait mine de ne pas comprendre.
Je déteste ça.


Janvier 717
Je sais tout. Chaque nuit, Amha prend un chemin sinueux dans la
forêt. Un chemin qui descend jusqu’aux tréfonds de la terre et est
englouti par la montagne.
Je l’ai suivie dans le noir, mon cœur battait si fort qu’il aurait pu me
trahir. Elle a marché une heure comme ça, dans le noir complet.
Les bois offraient des sons effrayants sur notre passage.
Plus d’une fois, je fus tenté de faire demi-tour.
Mais dans la montagne... Elle n’était pas seule.
Il y avait une immense salle, avec au centre un puits sans fond.
Et tout autour, sept personnes, dont Amha.
Elle s’était revêtue d’une immense cape et d’un crâne de cerf.
Ils priaient.
Je sentais la magie émaner d’eux.
Puis un homme est sorti du puits.
Il était immense.
Décharné.
Les bras si fins qu’ils auraient pu se briser.
Mais de lui émanait une telle force que je me sentais misérable.
C'était effrayant.
Après avoir vu une telle chose, je ne pouvais rester.


Février 717
Amha m’a tout expliqué.
Les gardiens de la nature, dont elle fait partie, sont au service d'un
homme. Un homme qui doit sauver la nature.
Ils le nomment Esclat.
Chaque nuit, ils envoient une créature monstrueuse dans un de nos
villages pour venger les animaux morts.
Elle tue les enfants des chasseurs et offre leur sang à la terre.
Ce n’est pas de la magie blanche ni de la magie noire.
C’est pire encore.


Mars 717
J’en veux à Amha de faire une telle chose.
Elle dit que c’est pour le bien de la forêt.
Que c’est le souhait des divinités !
Que ce rôle lui a été confié par ceux qui ont fondé le monde.
Je ne la crois pas.
Nos parents n’agiraient jamais ainsi.


Juin 717
Il y a sept gardiens de la nature et Amha est la cinquième.
La gardienne de la forêt. La plus jeune et la plus farouche.
Chacun essaye pendant les cérémonies d'incarner un des huit
premiers. Nous, ma famille. Amha a choisi de me représenter.
C'est pour cela le crâne de cerf.
Je ne sais toujours pas comment réagir.
Amha est blessée par mes hésitations.
Elle aurait voulu que j’approuve ses actions.


Septembre 717
Amha est enceinte.
Je ne peux plus me permettre d’hésiter pour le bien du bébé.
S’il naît dans une famille divisée, sa vie ne sera jamais aussi belle
qu’il le mérite.


Janvier 718
Son ventre gonfle. Elle est magnifique.
Je sens l’enfant.
Je l’aime déjà.


Mars 718
Amha a fait une fausse couche.
Il y a du sang partout dans la cabane.
Je n’ose pas lui dire, mais je pense que c’est à cause de ces rituels.
La Magie se venge toujours.
Plus on l’utilise à des fins malfaisantes et plus on souffre.
Je le sais bien.
Ma vie n’est que souffrance.


Juillet 718
Amha ne se remet pas de cette fausse couche.
Elle pleure tous les jours et ne veut plus sortir.
Elle ne se rend plus aux réunions. Elle ne se rend plus nulle part.
Elle reste dans son lit à sangloter.
Que devrais-je faire ?
Je la console.
Je lui promets d’autres enfants.
Et je repense à Orion.
Mon premier-né, mort-né.
L’enfant de Feths.
Celui qui aurait dû m’offrir une vie magnifique.
Si cet enfant n’était pas mort, Feths et moi...
Nous aurions pu nous entendre.
Oublier les tensions du passé pour lui offrir un monde merveilleux.
Nous sanglotons en chœur.


Octobre 718
Doucement, elle se remet.
Elle m’a promis de ne plus obéir à Esclat.
Maintenant, elle pense comme moi.
Notre enfant est mort à cause de la magie.
N’est-ce pas un comble, pour celui que l’on nomme le Dieu de
l’Âme et le Dieu de la Magie ?
De haïr ces deux principes ?
Mon âme me brûle de honte.


Mars 719
Esclat est venu nous voir.
Un homme immense, aux cheveux comme les blés.
Il comprend notre peine, mais refuse de voir Amha laisser ses
devoirs derrière elle.
Il lui a demandé de laisser sa place à une autre. Elle a accepté.
Amha n’est plus la gardienne de la forêt.
Nous avons changé de hutte.
Nous sommes plus loin, près d’une rivière.
Ce n’est plus pareil.
L’ancienne me manque déjà.

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